Y a-t-il un ordre économique durable ?

Séance du lundi 23 septembre 2002

par M. Pierre-Noël Giraud

 

 

Y a-t-il un ordre économique durable ? En tant qu’économiste, je scinderai d’abord cette question en deux. L’économie peut-elle contribuer à définir ce que devraient être les objectifs d’un développement durable ? Une fois ces objectifs définis, à quelles conditions le fonctionnement d’une économie de marchés permet-il de les atteindre ? J’aborderai les deux questions dans cet ordre.

Des multiples dimensions du développement durable, je retiendrai celles qui me semblent couramment admises pour les principales : est durable un développement économique qui respecte la nature et qui est équitable. Il s’agit donc, pour répondre à la première question, d’interroger la capacité de l’économie à être normative et à définir des objectifs en matière de protection de la nature et de répartition de la richesse produite.

Contrairement à ce que prétendent parfois des critiques superficielles de la théorie du bien-être, cette dernière est parfaitement capable d’admettre que les préférences des agents portent non seulement sur des ensembles de biens matériels, mais sur des “états de la nature” (comme d’ailleurs sur des états sociaux). Le calcul individuel des “intérêts” peut donc être gouverné par des valeurs éthiques ou esthétiques conduisant à accorder une haute valeur à protection de l’environnement. Là n’est pas la difficulté.

Au plan théorique, la difficulté se manifeste par l’impossibilité de définir un prix des éléments naturels qui soit indépendant des modalités de l’allocation initiale des droits de propriété sur ces éléments naturels.

Ainsi, par exemple, l’évaluation dite “contingente” (c’est-à-dire visant à quantifier directement les préférences des acteurs économiques) du prix d’une espèce vivante menacée donne des résultats très différents selon que l’on interroge les gens sur leur consentement à payer (combien seraient-ils prêt à payer pour préserver l’espèce ?), ce qui suppose qu’ils n’en sont pas propriétaires, ou sur leur consentement à recevoir (combien faudrait-il leur donner pour qu’ils se résignent à sa disparition ?), ce qui suppose qu’ils le sont. Les consentements à recevoir sont systématiquement très supérieurs aux consentements à payer. On peut montrer que cette différence n’est pas liée à des biais de mesure mais à une donnée plus fondamentale : l’utilité marginale décroissante du revenu. À supposer que tout le monde révèle ses consentements à payer et à recevoir pour la protection de la nature on voit donc que, tant une planification centralisée la considérant comme un bien public pur, que des mécanismes de marchés donneraient des résultats, en matière de degré de protection “optimal”, différents selon l’affectation initiale implicite ou explicite des droits de propriété.

De plus, dans la pratique des évaluations contingentes de biens environnementaux, à des questions sur le consentement à recevoir pour tolérer une dégradation de la nature, le taux de refus de réponse, exprimé par des assertions telles que : “la préservation de la nature n’a pas de prix”, atteint fréquemment 50 %. Cela manifeste que pour beaucoup, la comparaison des coûts et des avantages, autrement dit la rationalité économique, ne peut s’étendre à tout et que donc des procédures de choix collectif de nature politique doivent être utilisés. Il s’agit là en réalité d’une simple manifestation de ce que la théorie du bien-être a fort honnêtement reconnu : en général, il n’existe pas de procédure d’agrégation des préférences individuelles en un choix collectif qui s’impose selon la rationalité économique.

Les difficultés de la monétarisation de la nature ont par conséquent une origine profonde. Aussi bien, après un enthousiasme initial où l’on a tenté d’appliquer des analyses coût – avantage à des choix impliquant une modification de l’état de la nature, a-t-il fallu admettre que le calcul économique n’était pas à lui seul capable de définir des objectifs environnementaux. Tout au plus, et ce n’est certes pas négligeable, l’économie peut-elle rappeler que la nature est à la fois un facteur de production et un objet de consommation (au sens large incluant la contemplation). L’économie permet donc au moins de poser quelques dilemmes tels que développement – environnement, dont c’est un luxe de riches dans les pays riches de prétendre qu’ils ne se posent pas. Et d’inciter à les analyser soigneusement, y compris à les quantifier partiellement, sachant qu’elle ne pourra prétendre définir la solution optimale.

Dans quelle mesure un développement durable doit-il protéger la nature ? À cette question, l’économiste rigoureux ne répondra donc pas.

En matière d’équité, la situation est en apparence plus claire sur le plan théorique. L’économie néoclassique a en effet dès l’origine affirmé que les questions d’efficacité et d’équité devaient et pouvaient être séparées, l’économie ne s’intéressant qu’aux premières. Mais il est rapidement apparu que la séparation n’était en vérité pas possible et que l’on rencontrait ici aussi des dilemmes, par exemple : croissance Ð répartition. Sur la manière de les analyser, l’économiste n’est cependant pas sans ressources. Ainsi peut-il argumenter que, pour une société donnée, la courbe des taux de croissance en fonction d’un indicateur d’inégalité de revenu doit avoir une forme de cloche. Dans une société capitaliste, une complète égalité, en réduisant les incitations à entreprendre, conduirait à des taux de croissance faibles. Une très forte inégalité également : elle enfermerait des pans entiers de la société dans des “trappes de pauvreté” qui leur interdirait de mettre en Ïuvre leur capacité productive, et engendrerait des coûts de maintien de l’ordre élevé. L’optimum d’inégalité, selon le critère de croissance économique maximale, doit donc se situer entre les deux, mais à un niveau variable selon les sociétés.

L’économie peut-elle pour autant prescrire cet optimum ? On retrouve ici le problème des critères de choix collectif. Si l’on adopte un critère Rawlsien du type : “on doit choisir la solution qui améliore le sort des plus défavorisés”, alors la prescription du niveau d’inégalité qui engendre la croissance maximale semble justifiée, puisque c’est elle qui améliorera le plus rapidement le sort des plus pauvres. C’est ce critère qui est explicitement ou implicitement adopté quand on justifie une croissance initiale des inégalités dans les pays émergents, au nom de ce que la vive croissance qu’elle engendrerait serait le moyen le plus rapide de faire dispara”tre la pauvreté absolue.

Mais supposons maintenant que la perception de la richesse soit essentiellement relative, alors la conclusion n’est plus valide. On voit bien que la question n’est pas tant ici la validité formelle du critère de Rawls que la définition même de ce qu’est le “sort” des plus défavorisés : en ont-ils une vision absolue ou relative ? Si une société accorde une grande importance au degré d’égalité en son sein, alors le choix collectif peut fort bien être un niveau d’inégalité moindre que celui qui conduirait à la croissance économique moyenne maximale.

En matière d’équité, pas plus qu’en matière environnementale, l’économiste ne peut donc pas être normatif et donner un contenu précis au concept de développement durable. Admettons qu’un processus de décision collective quelconque l’ait fait pour lui, et que des objectifs de protection de la nature et d’équité aient ainsi été définis. Cantonnés au rôle de conseiller du Prince sur les meilleurs moyens d’atteindre une fin donnée, donc au rôle qu’ils revendiquent d’experts en efficacité, qu’ont alors à nous dire les économistes ?

En matière environnementale, une fois les objectifs fixés, concevoir les politiques économiques permettant de les atteindre ne soulève pas de difficultés insurmontables, ni théoriques ni pratiques. On est aujourd’hui bien loin des premiers résultats de Pigou et de Coase, dans la mesure où on prend en compte les coûts de transaction ainsi que l’asymétrie et l’imperfection de l’information. Comparer l’efficacité de divers instruments de politique environnementale : normes, taxes, permis et dessiner la meilleure combinaison d’instruments dans une situation particulière donne lieu à une recherche active, et certes à débats voire à polémiques. Mais dans l’ensemble, on progresse et les économistes ont désormais une vision assez claire de ce qu’il convient de faire devant tel ou tel type de problème environnemental.

En matière environnementale, les Etats (ou la communauté des Etats, s’agissant des problèmes globaux), conseillés par l’économie, sont donc en mesure de concevoir et de faire appliquer des politiques telles que l’ordre économique engendré par le comportement spontané des acteurs conduise aux objectifs préalablement fixés. Chacun sait d’ailleurs qu’aujourd’hui les véritables difficultés ne se situent pas tant au niveau des politiques, quelle que soit l’intensité des débats, qu’à celui des objectifs. C’est en réalité sur les objectifs que, s’agissant de l’effet de serre, par exemple, les Etats ne sont pas encore parvenus à un accord.

En matière d’équité, il convient d’abord de s’interroger sur ce que nous savons de l’ordre que produit le fonctionnement spontané d’économies de marché : quelle dynamique des inégalités engendre-t-il ? Cette question fut centrale dans l’économie classique, Marx inclus. L’économie néoclassique initiale l’avait évacué. Pour elle, à chaque instant les facteurs de production, capital humain, physique et matériel, sont rémunérés à leur productivité marginale. Mais rien n’est dit, par exemple, des dynamiques qualitatives du capital humain, déterminant sa productivité.

L’économie contemporaine a repris la question. Mais, en prenant au sérieux les imperfections de marché et en particulier l’omniprésence des externalités (positives et négatives), c’est-à-dire des interactions hors marché, elle est en vérité capable de modéliser n’importe quel type d’évolution des inégalités. La question de l’évolution spontanée des inégalités n’a donc pas de réponse univoque. Des externalités positives de proximité (géographique ou relationnelle) permettent de rendre compte de l’accumulation très rapide de richesse dans des espaces ou dans des réseaux donnés, tandis que des imperfections de marchés expliquent des phénomènes de type trappe de pauvreté et exclusion. On modélise ainsi des processus de polarisation cumulative de la richesse. Mais réciproquement, les externalités positives engendrées par la diffusion des connaissances (hors marché ou par les interactions marchandes) provoquent des processus d’entraînement et de rattrapage.

Au point où nous en sommes, l’analyse théorique du fonctionnement des marchés est donc capable d’expliquer, en les séparant analytiquement, la présence simultanée de mécanismes d’homogénéisation et de différenciation de la richesse matérielle. Quels sont ceux qui l’emportent, dans un espace géographique et à une époque donnés, est à mon avis une question empirique. L’intensité relative de ces dynamiques contradictoires dépend d’un ensemble de facteurs parmi lesquels on reconnaît désormais le rôle essentiel des institutions, publiques et privées.

De cette reconnaissance témoigne, par exemple, la doctrine actuelle de la Banque Mondiale. S’étant fixé comme objectif la réduction de la pauvreté absolue, n’ayant en rien abandonné son credo libéral selon lequel c’est le libre fonctionnement des marchés qui permettra d’atteindre cet objectif, elle intitule néanmoins son dernier Rapport sur le Développement : “Building Institutions for Markets” (Construire des Institutions pour les Marchés). Après la prise en considération des défauts de marchés, qui caractérisa l’économie contemporaine, voici donc venu le temps de l’analyse des “défauts d’institutions” et le retour, il est vrai dans un sens différent de celui des classiques, de “l’économie politique”.

Ce qui précède est à mon sens bien illustré par l’évolution des inégalités dans la phase actuelle de globalisation, globalisation que l’on peut définir d’un mot comme une intensification des interactions marchandes entre territoires. On y constate des phénomènes d’accumulation locale (au sens géographique et de réseaux) de richesse, tant dans les pays riches que dans les pays pauvres. (Silicon Valley, Shen Zhen, les cadres dirigeants des entreprises globales, les mafias). On observe des phénomènes de trappes de pauvreté, qui touchent des groupes sociaux au Nord comme au Sud, mais aussi des pays entiers qui “décrochent” sous l’effet de cercles vicieux. Enfin il existe de puissants mouvements d’homogénéisation, de plusieurs types. La globalisation favorise incontestablement le rattrapage, très vigoureux, d’un grand nombre de pays émergents, particulièrement en Asie. Mais elle tend également à rendre plus homogènes les structures nationales de répartition des revenus : l’inégalité internationale, qui reste considérable, diffuse dans les structures nationales. En conséquence l’inégalité interne augmente dans un grand nombre de pays, au Nord comme au Sud.

Il est à mes yeux certain que les institutions jouent un rôle central dans la diversité de ces processus et de leurs résultats. En ce qui concerne le rattrapage de pays entiers, que certains y soient engagés, tels la Chine et l’Inde, et d’autres pas, tels l’Indonésie et le Brésil (pour s’en tenir à de grands pays), dépend très largement de leurs institutions. Il en est de même des inégalités internes. Elles ont beaucoup augmenté aux Etats-unis, pas au Canada, deux pays on ne peut plus proches par bien des aspects : c’est encore une affaire d’institution. Nationales avant tout dans les cas que je viens de citer, mais aussi internationales. Je pense par exemple que l’ordre international commercial institué par l’OMC est aujourd’hui plus défavorable au rattrapage de petits pays qu’il ne l’était dans les années 60 et 70 quand les premiers tigres et dragons asiatiques ont pris leurs essor.

A la question, existe-t-il un ordre économique durable ? l’économiste que je suis répond donc : “en supposant que l’on ait défini des objectif d’environnement et d’équité, ce que l’économie ne peut faire d’elle-même, alors oui, un ordre économique respectant ces objectifs est possible, mais c’est avant tout une question d’institutions, nationales et internationales, capables de favoriser, déployer, encadrer, orienter les forces de marché”.

Cette réponse paraîtra sans doute excessivement réductrice à certains, dans la mesure où elle dénie à l’économie la capacité normative qu’elle s’arroge pourtant si volontiers. Mais je la crois la seule rigoureuse. Ce faisant, je suis bien conscient de transmettre la question initiale à d’autres, et particulièrement à vous, Mesdames et Messieurs de l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Car, même si l’économie s’intéresse aujourd’hui aux institutions, c’est bien sûr sous un angle très particulier, celui de leurs effets sur les processus économiques. Il existe certes des tentatives, plus ambitieuses, d’investir la genèse des institutions en faisant l’hypothèse que, comme les entreprises, elles seraient sélectionnées par un processus de compétition. Pour ma part, je ne crois pas beaucoup à ce darwinisme social. Le témoin doit donc passer aux mains des sciences politiques, puisque les institutions ne sont que des instruments qui sont créés et auxquels des objectifs sont prescrits par des processus politiques.

Pour ne pas en rester là et en prenant le risque de m’aventurer sur un terrain qui vous est familier mais qui ne l’est pas pour moi, je formulerai cependant une hypothèse sur les processus politiques en cours, s’agissant des institutions régulatrices de l’économie.

Cette hypothèse est que le monde me paraît hésiter entre la poursuite du système inter étatique jusqu’ici en vigueur et le basculement dans un système impérial.

Première constatation : le cadre de la politique depuis des siècles est l’Etat-nation et la politique est donc la définition de l’intérêt collectif national. Deuxième constatation : le besoin se fait aujourd’hui sentir d’une politique mondiale, d’une définition de l’intérêt collectif à ce niveau. Dans le vocabulaire aujourd’hui dominant : il faut définir ce que sont les “biens publics mondiaux”, combien et comment les produire. Troisième constatation : les processus politiques nationaux semblent actuellement incapables de le faire et dans cette brèche s’engouffrent une grande diversité d’acteurs, allant des firmes globales aux ONG de toute nature : ce sont eux qui se saisissent aujourd’hui de manière militante des enjeux politiques mondiaux. Il est cependant très significatif à mes yeux que ces organisations, prenons par exemple les ONG “environnementalistes” et “anti-mondialisation libérale”, prennent directement pour cible et interlocuteurs les institutions internationales : OMC, FMI, et les firmes globales. Elles contribuent ainsi à l’effacement des institutions nationales.

Ce face à face, qui ignore l’Etat nation, s’inscrit bien dans une logique d’empire, dont le “centre” serait le gouvernement des Etats-Unis et les institutions internationales, tandis que les ONG conçoivent leur rôle comme la mobilisation de la “société civile mondiale” pour prescrire au centre ce que veut cette société.

Le sommet de Johannesburg me paraît une illustration de cette tendance. Les Etats-Unis ont refusé de s’engager dans une démarche de négociation inter étatique conduisant à des engagements précis. Ils ont au contraire privilégié les “initiatives de type II”, c’est-à-dire des engagements volontaires des acteurs précités : les firmes et les ONG. Ces dernières sont par ailleurs officiellement partie aux négociations, comme d’ailleurs depuis le sommet de la terre de Rio la société civile mondiale en tant que telle, sous la forme des représentants de (la liste est fascinante) : les femmes, les jeunes, les peuples et minorités “autochtones”, les paysans, les entreprises, les syndicats, les collectivités locales, les ONG, la communauté des savants.

Dans cet empire dont les barbares à contenir seraient, certes pas “l’axe du mal” qui ne relèverait que d’opérations de simple police, mais les Chinois , quelle serait notre place à nous, Européens ? Probablement pas même celle de la Grèce dans l’empire romain, si nous continuons à laisser partir aux Etats-Unis nos meilleurs étudiants et chercheurs.

Pour ma part, je ne pense pas qu’un système impérial soit favorable au nécessaire déploiement d’une politique mondiale. Un système inter-étatique renouvelé me paraît hautement préférable. La partie n’est probablement pas encore jouée, mais il faudrait s’en donner les moyens. Que l’Europe monte en puissance militaire et scientifique et surtout que les questions de politique mondiale, comme la définition du développement durable, deviennent des questions essentielles de notre débat politique interne, conditions pour que la négociation inter étatique sur ces questions soit ensuite le lieu où se définit l’intérêt général global. Le rôle des ONG militantes serait alors celui, indispensable, de stimulation et d’articulation des débats politiques nationaux.

On mesure le chemin à parcourir.

Texte des débats ayant suivi la communication