Séance du lundi 2 décembre 2002
par M. Jean-Marie Zemb
Tout au long de cette année, notre Académie s’est interrogée sur le “développement durable”. La première question qui fut posée concernait les significations du terme de “développement”. Furent évoqués ensuite, au cours de nombreuses communications, différents domaines d’application, dont le discours de rentrée du Président Marcel Boiteux a montré que la durabilité était l’enjeu et l’entéléchie. Un consensus s’est fait sur la valeur morale de ce développement durable. Il restait à se demander si en dépit de la permissivité radicale et confortable de l’air du temps, la morale ne se réduit pas à quelques habitus mal acquis et peut encore prétendre – et dans quelle mesure? – à un statut normatif si possible universel.
Cette question, les sociologues et les psychologues la posent volontiers à leur manière. Certains relevés statistiques pourraient nous rassurer: une très large majorité des sondés, notamment parmi les jeunes, se déclarent convaincus, sinon de telle ou telle hiérarchie des Droits de l’homme, du moins de l’existence de valeurs légitimement invoquées sinon pour guider nos comportements, du moins pour condamner ou louer ceux de leurs semblables. Les anomalies sont sensées relever de l’intervention thérapeutique, voire, bientôt, de précautions eugénétiques.
En disant que c’est aussi une question philosophique, je n’ai pas l’intention de quitter ce qu’on appelle le concret, le positif, pour m’adonner à des spéculations dites abstraites. Pour éviter de telles facilités qui n’engagent à rien, le “réalisme critique” m’impose d’associer une quête phénoménologique et une analyse déontologique et qu’en dépit de leur imbrication je dissocierai à fins d’exposition.
L’observation phénoménologique pourrait s’étendre légitimement à bien des domaines que le temps qui m’est imparti et surtout mon incompétence ne me permettent pas de parcourir, notamment celui de Mammon et celui du saccage de l’environnement de nos descendants. Je ne prétends cependant pas être plus compétent dans les six domaines que je veux évoquer très rapidement parce qu’ils conditionnent la réponse au demeurant à la fois nuancée et ferme que l’on peut suggérer à la question posée. Ces six domaines sont les structures familiales, le marché de l’art, l’impasse des représailles réciproques, les nouvelles croisades, les contenus et le rythme de l’éducation et enfin la réponse commune de plusieurs grandes religions universalistes au défi déjà engagé d’un “choc des cultures” sous ses formes brutales et sanglantes.
L’ethnologie et l’anthropologie étudient les structures de la parenté ou, si l’on préfère, le type de reproduction de la cellule familiale. L’un de ces types a été canonisé par notre Droit au point de représenter un idéal moral au nom duquel nous rejetons d’autres organisations du groupe élémentaire de la société, primitives ou non. Il y a un siècle et demi, après avoir traversé les Rocheuses en des marches éprouvantes jusqu’au rivage du Lac Salé, le pouvoir politico-religieux des Mormons décréta que pour rétablir une pyramide démographique compromise et assurer la sécurité sociale de ses fidèles, notamment des veuves et des orphelins, la polygamie était une voie morale de haute valeur religieuse. Au bout de quarante ans, la cure démographique et sociale avait atteint son but. Les autorités décidèrent de mettre fin à sa pratique. Grâce notamment à cette concession institutionnelles et à quelques cessations de terres minières riches, leur Deseret se réduisit aux limites de l’Utah et continue depuis son intégration dans les Etats-Unis d’assurer et son renouvellement et son expansion démographiques. Pour les Mormons, la polygamie avait été aussi morale que la monogamie. Leurs critiques ne se privent pas de se moquer de ces nouveaux primitifs qui se considéraient comme de nouveaux premiers chrétiens. Mais le critique de ces critiques peut trouver bien sectaire leur impitoyable chasse aux sectes. Il ne peut s’empêcher de constater qu’ils travaillent à désagréger même juridiquement la famille, et ne se montrent plus capables d’assurer le renouvellement et donc la subsistance de la société. Les familles mono- ou bientôt zéroparentales ne sont manifestement plus capables de renouveler la population et en laissent le soin à d’autres, prélevés sur d’autres continents par une nouvelle et terrible saignée que des autorités lucides de leur patrie considèrent comme pire que la vente et l’exportation des esclaves. Que penser dans ces conditions de la durabilité d’une morale dite commune? Dire ce qu’on ne fait pas? Faire ce que l’on ne dit pas?
Le second domaine qui se présente au phénoménologue dépourvu d’idées préconçues, mais curieux de tout, est l’univers de l’art, moins – sauf par voie de conséquence – celui des créateurs que celui des marchands. En évoquant le fameux “marché de l’art”, je ne veux attaquer ici ni le système pervers des cotations éphémères – notre Chancelier le fit naguère ici à propos de la chute des cours à la revente intervenue au bout d’une décennie pour un grand nombre d’œuvres acquises par une fondation célèbre – ni la célébration des découvertes par les galeristes en vogue et les critiques affidés. Je n’ai en vue que l’aspect duratif. Certes, les styles changent. Les goûts aussi, bien que plus lentement. Mais ce qui au fond n’est pas sensé changer (ou ne devrait pas l’être), c’est la qualité. Parmi les critères de l’art, la nouveauté ne figurait jadis guère que comme accident ou comme assurance anti-plagiat. Que dans leurs noubas d’ateliers, les artistes s’amusaient à faire peur aux bourgeois et se moquaient d’eux, y compris des acheteurs, n’a rien d’étonnant. L’ivresse du défoulement n’est pas celle de la création. En revanche, la réduction de la beauté à la nouveauté, c’est l’œuf de coucou. Jusque dans les théories qui disent que tout se vaut et que bientôt rien ne vaudra plus, voire, plus rapidement profitable, que “seul le laid est beau”, le culte de la nouveauté semble en voie d’atteindre ses propres limites. Quand Persil lave plus blanc que Persil qui lave plus blanc que Persil, le système se bloque. Il se bloque d’autant plus facilement que le souci de la conservation matérielle disparaît au bénéfice – c’est le mot – d’une sorte de manif ou de fiesta éphémères. Je n’entre pas ici dans la controverse au demeurant plus ardue que naïve sur l’identité des Transcendantaux – le Vrai, le Bien, le Beau et l’Un – mais m’en tiens à dessein à la phénoménologie, laquelle ne renonce pas à admettre qu’il peut y avoir des liens – explicites ou implicites – entre Ethique et Esthétique. Dans le cas de l’art cinématographique, cela est même évident. Cui prodest? ne se demandent pas seulement le lampiste et le paysan du Danube au vernissage de cadres vides, de barbouillages de toiles par des queues de vaches énervées par des taons, voire de conserves scellées de selles d’artistes. Le problème n’est pas ici de s’indigner ou de se moquer – les deux comportements pouvant relever de la morale -, mais de savoir comment entendre ici la “durabilité”. Certes, l’exigence de la nouveauté radicale – le jeunisme de – ou ‘à’ ? – la mode veut sans doute mettre fin à la durée antérieure, mais son programme exclut sa propre durée postérieure. Certes, les matières ont changé: les sons, les images et les couleurs se traitent électroniquement; le béton, l’acier et le verre affranchissent l’architecte de certaines contraintes de la pesanteur. Mais la relativité des Moyens n’entraîne pas celle des Fins. Ce rapprochement paraît à tort désuet. A preuve, le livre publié en 1997 par Stamatios Tzitzis sur “L’esthétique de la violence” (P.U.F.) et les diatribes impressionnantes de notre Doyen d’âge sur son combat contre l’ubiquité de la pub et du fric.
Contre la durabilité de la morale plaide également, mais tragiquement et de moins en moins dans le désert, un type d’affrontement qui semble en train de perdre son efficacité et donc sa valeur morale. Les représailles, légalisation d’une vengeance considérée comme légitime, ne sont manifestement plus un moyen proportionné à la fin. Dans d’autres civilisations que la nôtre et à d’autres époques qu’à la nôtre, les deux devoirs, au demeurant solidaires, de la rétorsion et de l’hospitalité étaient des principes de survie et non de mort. Le devoir d’hospitalité n’a plus guère cours en dehors du droit d’asile, tant il menacerait la coexistence pacifique par les facilités qu’il accorderait à l’espionnage, à l’entrisme, au sabotage et à la constitution de réseaux dormants. Continue d’avoir cours chez les tacticiens et même les stratèges, surtout dans les sphères politiques, le devoir ou du moins le droit de représailles. Ceux que Thierry de Montbrial appelle les “stratégistes” sont plus sceptiques, plus attentifs qu’ils sont au long terme, si l’on veut bien étendre cette notion non seulement à l’avenir, mais au passé. Les agressions permanentes et réciproquement punitives déclenchées au nom de valeurs non identiques paraissent inadaptées à la finalité de la menace, laquelle ne peut être que la dissuasion. Des mythes fondateurs tels que le Dieu de la Vengeance, la Chute génétique et le Rachat révèlent au phénoménologue la valeur absolue, inconditionnelle, sacrée, voire finalement religieuse accordée à la rétorsion in potentia. A première vue, cette mise en question de la répartition de la continuité et de la rupture entre les Deux Testaments peut sembler renouveler les idées marcionistes sur la doctrine judéo-chrétienne. Mais à y regarder de plus près, la condamnation, récemment renouvelée, des thèses de Marcion – hérétique du IIème siècle qui voulait amputer les Saintes Ecritures de l’Ancien Testament – repose d’une part sur la méfiance envers l’exégèse des images et d’autre part sur la prémisse équivoque de la durabilité absolue de la rétorsion. Si le jeu des rétorsions réciproques avait le dernier mot, son échec patent, quotidien, finirait par engendrer une croissance factorielle de la violence, les conséquences s’ajoutant aux causes plus anciennes, comme dans la formation des tornades. “Cela ne peut plus durer!”, disent les victimes potentielles. “Il faut changer les règles du jeu!”, ne dit-on pas encore, mais pense-t-on déjà dans les chancelleries et dans les états-majors.
Le quatrième domaine, celui du terrorisme, est si imbriqué dans le troisième qu’il faut justifier leur distinction formelle, car il s’agit bien du comportement violent de ce que Thierry de Montbrial appelle des “unités actives organisées” (à leur façon s’entend, en l’occurrence globalement, comme certains secteurs de l’économie et du commerce). Par rapport à la question posée, “La morale est-elle durable?”, la réponse des représailles – le cas échéant ‘préventives’ – est en train de perdre son efficacité et donc son sens premier et sa moralité ultime. Il est en revanche grand temps que le nouveau conflit meurtrier, cette fois vraiment ‘mondial’, global, s’ouvre à une réflexion et à une pratique morales. Moraliser le terrorisme? Cela peut ressembler à un sacrilège ou à une capitulation. Mais ce n’est pas ainsi que je l’entends, car je ne vois pas pourquoi les intuitions de Clausewitz ne vaudraient que pour les modes classiques ou plus exactement anciens de la guerre. Ne faudrait-il pas appliquer à ce que les deux camps en présence appellent la Terreur des contraintes analogues à celles qui devaient en quelque sorte humaniser ou socialiser la Guerre en soi, à savoir le jus ad bellum et le jus in bello? Les philosophes commencent à s’en préoccuper, à en croire une discussion récente au Forum Leibniz sur la Terreur et la Contre-Terreur. Le simple fait que soient comparés des fins, des causes, des moyens, des conséquences en termes de dommages collatéraux, de prises d’otages et de fourniture de gages, des procédures d’armistice, des organes de gestion et des instances de prévision permet d’espérer une application inédite de la dissuasion évoquée précisément. Jusqu’à présent, la dissuasion fonctionnait entre des entités pourvues de forces de puissance égale et de nature homogène. L’hétérogénéité radicale des moyens rend difficile l’appréciation comparative de leur puissance, laquelle est terrible dans les deux cas. La guerre postmoderne pour ne pas dire future est chose si sérieuse qu’il ne faudra sans doute plus la laisser entre les mains de politiques prompts à partir en croisade après s’être spontanément érigés, de part et d’autre, en défenseurs du Bien et en pourfendeurs du Mal. Y a-t-il plus impie que “Gott mit uns!” et, dans son sillage, que “Qui n’est pas avec nous, est contre nous!” ? Ce qui pour l’instant est censé être hors-la-loi pourrait être récupéré et partant humanisé si son théâtre n’était plus hors-la-morale. Il serait en tout cas absurde, écrit Jean Baechler, ” qu’une espèce issue de l’histoire de la vie inclinât naturellement à son anéantissement”, j’ajouterais “partagé”. En d’autres termes, une morale qui laisserait ce nouveau type de conflit en dehors de ses préoccupations aurait les plus fortes chances de n’être pas durable.
La morale est-elle durable? Les changements adaptatifs des structures familiales interdisent de l’affirmer sans nuance. L’état du marché de l’art révèle un changement de finalité j’allais dire démoralisant. La rétorsion n’étant plus une simple menace salutaire, sa valeur morale s’en trouve affectée, sinon compromise. En revanche, le terrorisme dit sauvage semble appeler une sorte de conquête morale. Le cinquième domaine qui s’offre à l’investigation phénoménologique, à savoir celui de l’éducation, subit une crise telle que sa “remoralisation” paraît aussi difficile qu’indispensable. S’agissant de la durabilité, un double irrespect de la nature retient l’attention.
Le premier concerne le rythme de la maturation. La durée de l’apprentissage varie avec les espèces: du moustique au renardeau et du crocodile à l’éléphant, ce temps va de zéro à plusieurs années. Dans le cas de l’homme, cela va bien au-delà de l’âge de raison et de l’âge électoral. Aussi bien, les changements précipités presque incessants des méthodes pour ne pas dire des modes et des doctrines pédagogiques ont des effets désastreux, même si leur motivation paraît raisonnable, voire scientifique.
Le second irrespect de la durée naturelle est intrinsèquement paradoxal.
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D’une part, on continue d’ignorer, voire de mépriser – ou de craindre? – les leçons dispensées en 1900 au Collège de France par Gabriel de Tarde, magistrat et statisticien, sur l’importance capitale de l’imitation et partant de l’exemple. Ses travaux, qui heurtaient déjà l’idéologie de son temps, sont en voie de réédition dans la collection des “Empêcheurs de penser en rond”. L’accueil sarcastique réservé par les casseurs de tabous impénitents aux béatifications et canonisations proclamées par Jean-Paul II montre que cette incompréhension de l’imitation – surtout du bon exemple – persiste. Nous sommes loin de la confiance de la Voie de Bouddha qui dit que la loi morale ne passera pas, car “répétée par des gens de bien aux gens de bien”. Cette tradition n’est plus guère cultivée dans les manuels d’histoire et les livres de lecture. Les gourous de l’éducation non directive s’y opposent par principe, “par conscience”, confessent-ils volontiers, non sans ingénuité.
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D’autre part, l’institution éducative la plus importante en termes de durée ne semble pas se rendre compte qu’elle propose continuellement des modèles de comportement aux jeunes. Lundi prochain, soit le 9 décembre 2002, l’Institut National de l’Audiovisuel organise, dans le cadre du cycle “Violence de l’image”, un débat intitulé “Et si les écrans nous soignaient?” avec les points de vue de l’écrivain, du psychanalyste et du pédagogue. Sans préjuger de leurs conclusions, je me hasarde à évoquer cette Querelle inédite de la violence et de la pornographie à la télévision dans laquelle les Anciens pourraient bien être les Modernes, et dans laquelle seule la durabilité de la morale paraît fidèle à la “nature” du développement.
Que les modes pédagogiques changent plus vite que ne le permet le rythme de réception, d’intégration et de maturation de l’enfant me paraît certain, mais pourrait être contesté par les programmateurs des réformes en chaîne. En revanche, dans une autre acception, plus redoutable, du mot /chaîne/, que les conseils de direction des chaînes de télévision veuillent se dégager de toute responsabilité sur le dos des parents, me semble ne pouvoir se comprendre que par les causes que fustigeait Raymond Triboulet, la pub et le fric. Pour ma part, je trouve proprement irresponsable de vouloir se dédouaner en confiant toute l’éducation à la Famille et à l’Ecole. La signalisation des émissions m’a toujours paru être une aide à la consommation. Lorsque nous étions jeunes, nous allions évidemment consulter l’Enfer des bibliothèques, mais n’ignorions pas que ce n’était pas le Ciel. Je veux bien que certaines scènes de violence puissent aussi servir de défouloir ou inculquer à quelques imprudents un “cave canem” prophylactique, mais je conteste que la pornographie puisse servir d’éducation sexuelle, fût-ce technique, tant elle avilit la noblesse et la beauté de l’amour humain et de la procréation de nos semblables. Bref, sans craindre le ridicule, disons avec le Maréchal de La Palice, pour que la moralité dure, l’immoralité doit cesser.
Dans le dernier domaine annoncé, je serai encore plus laconique. Il s’agit de la place accordée à la morale par la religion. Un oracle sanscrit dit que “les lieux sacrés, la nature des dieux et les obligations religieuses sont pour les doctes sujets intarissables de disputes, mais [que] la Mère est sacrée et que la compassion est une Vertu, ce que tous les systèmes s’accordent à enseigner”. S’agissant du bouddhisme, le Colloque des Amis du Père De Lubac tenu récemment sous la présidence de Jacques de Larosière n’interdit pas de penser que cette religion était elle-même une morale. Un phénoménologue qui voudrait en juger ressemblerait à l’épistémologue qui voulait examiner de plus près les ombres de la caverne en tenant une lanterne à la main. Il n’empêche que le protocole de Chicago sur une éthique globale a fait naître une sorte d’œcuménisme interreligieux en déclarant que la paix entre les nations supposait la paix entre les religions et enfin que la paix entre les religions supposait un dialogue interreligieux et une entente sur les valeurs de la tolérance, du respect de la vie, de la solidarité, de la justice, de la tolérance, de l’égalité, de la parité et de la recherche commune de la vérité. Si dans ce document, le nom de Dieu n’apparaît pas, ce n’est pas sous l’effet de quelque nouvelle sécularisation, mais, comme l’explique l’un de ses principaux rédacteurs, Hans Küng, les théologiens des diverses religions ne l’entendent pas dans le même sens. Le Père Dominique Dubarle disait que chaque fois que l’on parle de Dieu, on l’affuble d’un faux nez. Tout en réservant une place distincte à la morale, les religions soi-disant révélées sont elles aussi exposées au conflit entre la Lettre et l’Esprit. L’Esprit sans la Lettre n’est pas tout et la Lettre sans l’Esprit n’est rien. Le conflit entre les rites et la conscience ou entre les actions et les intentions est si universel que, plutôt que de chercher ce qui, de la morale et de la religion, serait plus durable que l’autre, Bergson dégagera partout la même “source”: l’inertie de l’équilibre solidement acquis et la dynamique du développement, difficiles à concilier et cependant interdépendantes.
Bien que l’Évangile ne prêche pas de morale, comme l’a rappelé récemment Alain Besançon, l’Église ne peut s’abstenir de juger et le cas échéant de condamner une morale issue de simples conventions ou consentements non durables dès lors que celles-ci ne se soucient plus de cet autre Transcendantal durable classique qu’est le Vrai. Mais les ‘bavures’ horribles de l’Inquisition démontrent – en un sens ‘heureusement’ – que ce rôle de juge n’est pas essentiel à la mission de l’Eglise. De toute manière, en situant le surnaturel au-dessus du naturel, la doctrine chrétienne commune prescrit d’introduire une dose de relativité dans la morale. La Réforme ayant conduit à repenser la Prédestination et la Justification, je préfère me situer en amont de ses schismes pour dégager l’acception de la durabilité adaptative de la doctrine chrétienne commune, tout en sachant qu’en hypostasiant le Mal sous les traits d’un “Prince de ce Monde”, le religieux est tenté de renoncer moins à la phénoménologie qu’à l’analyse.
Dans le commentaire du Protocole de Chicago qui vient de paraître, Hans Küng précise que le consensus des grandes religions ne porte pas sur l’Ethik, mais sur l’Ethos. Le rapport entre ces deux termes allemands peut être comparé à celui qui sépare, quand on y tient, les termes français de morale et d’éthique. Küng précise que par Ethos, il entend les inspirations et les principes, alors que par Ethik, il entendrait les doctrines élaborées, telles que les systèmes d’Aristote et de Kant. C’est précisément, quittant la réserve de la phénoménologie positive, vers Aristote et Kant que je voudrais me tourner à présent. Je ne consacrerai à leurs systèmes normatifs que quelques phrases. Alors que dans les six chapitres de ma première partie, je regrette de ne pas avoir pu être plus explicite, j’avoue que pour situer Aristote – avant Thomas d’Aquin – et Kant – après Luther – j’aurais scrupule à en dire davantage. Il ne s’agit plus de phénoménologie, mais de déontologie. Celle-ci suppose évidemment une ontologie et partant la conviction que l’esprit humain n’est enfermé ni dans l’univers des apparences ni dans son langage. Le réalisme critique apuré auquel je me rattache me paraît extrêmement proche de celui que professe Bernard d’Espagnat en parlant de la Réalité voilée, j’allais dire des Sept voiles qui rendent durable le charme envoûtant de la danseuse.
Aristote s’est peu à peu éloigné de l’idéal de la sagesse contemplative de son maître Platon qui, ne serait le Banquet, ferait penser à un Ermitage. Pierre Aubenque a retracé le cheminement d’Aristote vers la Prudence de l’action. Son tempérament, son expérience et sa curiosité encyclopédique rendent Aristote très sensible à la seconde définition de l’homme, “zôon politikón” [Vivant en interdépendance avec ses semblables dans la Cité], complémentaire de la première, soit “zôon logikón” [Vivant doté de la Raison parlante]. Ses découvertes et ses réflexions, avant tout sa conception novatrice de l’Acte et de la Puissance, de la Diversité des natures et de la Hiérarchie des fins et les moyens l’encouragent à s’engager en tant que philosophe dans la gestion pratique et dans la conduite de l’action. L’idée d’un libre arbitre et donc d’une responsabilité réelle, personnelle, n’est plus contredite par celle d’une détermination causale au demeurant complexe et étagée. Son “autonomie des causes secondes” rassurera les théologiens un millénaire et demi plus tard. De sa Vertu principale, la Prudence, il fournit un exemple plus souvent raillé que compris par les libres penseurs moqueurs en expliquant que la Nature, laquelle a certes doté les corps célestes d’intelligence et de liberté, n’a pas pourvu ces sphères de bras et de jambes afin de dissuader leurs moteurs (infailliblement intelligents et souverainement libres!) de tout caprice futile ou de toute rébellion littéralement mal-faisante.
Pour comprendre la portée de la conception aristotélicienne, il faut lire Nature et histoire de Jean Baechler et son prolongement dans l’Esquisse d’une histoire universelle, dans lequel on apprend notamment ce qui n’est qu’en apparence un paradoxe, à savoir que la Nature se constitue et se révèle chemin faisant et que l’Histoire actualise et donc présuppose un être finalisé.
Une sorte de kantisme de pacotille voudrait que les progrès de nos sciences quantifiables augmentent nos certitudes et que le progrès plus qualitatifs de la psychologie donnent l’avantage à un scepticisme débonnaire, quitte à prendre la morale de l’impératif catégorique pour un dressage compensatoire piétiste destiné à résister au penchant naturel des Lumières devenue Aufklärung. L’heuristique contemporaine invite à réviser cette lecture, comme l’heuristique moderne a réhabilité Aristote il y a un siècle.
Suivant les scolastiques qui enseignaient que l’eau prend la forme du vase, Kant se soucie des catégories intersubjectives qui permettent l’unification du divers de l’expérience, mais il se montre beaucoup plus attentif que ses successeurs les cognitivistes postmodernes aux Jugements enchaînés par notre Raison. Kant l’épistémologue distingue le jugement analytique, nécessaire parce qu’il ne fait que déployer une cohérence sémantique, et le jugement synthétique, dans lequel le phème asserte le mode de convenance du rhème à telle ou telle portion de réalité désignée. Le jugement synthétique peut-il échapper à la contingence? Kant ne se demande pas si la morale est transcendante, absolue, car cela lui paraît certain (vital), mais il voudrait comprendre ce fait et le fonder en dehors de la subjectivité scientifique. Comment? En écoutant les secrets du Cœur et en contemplant le Firmament constellé. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant dessine les lignes fondatrices d’une Morale aussi “pure” que le sont ses Critiques de la Raison théorétique pure et de la Raison pratique pure. On se souviendra que ses Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785) et sa Métaphysique des mœurs (1797) encadraient notre terrible “Terreur” française. Une relativité maîtrisée de la Morale se fait jour dans les perspectives de Religion dans les limites de la Raison. Kant n’est cependant pas insensible à l’aspect social, comme le prouve son invitation conditionnelle à la Paix Universelle. Il aurait sans doute signé deux siècles plus tard le protocole de Chicago qui prend pour axiome unifiant le précepte exotérique infiniment pratique qui dit “Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse”. Et pas plus que les autres moralistes, il aurait condamné le bon sens de ce serrurier qui expliquait la qualité d’une clef par rapport à la serrure: “ni pas assez de jeu ni trop de jeu!”
J’espère n’avoir caricaturé ni Kant ni Aristote et pense avoir compris pourquoi ces deux philosophes de la morale ne sont pas comptés parmi leurs maîtres par les contemporains médiatiquement, voire politiquement, corrects qui préfèrent ce que Rainer Specht appelle de la Schönwetterphilosophie, des catamarans pour petit temps, ou, comme on classe les médicaments, des postulats “de confort”.
La morale est durable, mais elle l’est à sa façon, évolutive. Cela ne signifie précisément pas que tout se vaut. Ses variations s’inscrivent dans des limites d’une normativité prudente et relativement tolérante qui respecte et la Raison et la Société. Comment illustrer cette double relativité durable autrement que par une image?
Imaginez donc un chien de garde dont la laisse serait fixée à un anneau qui coulisse sur un filin d’acier inoxydable fixé à deux poteaux dont l’un s’appellerait RAISON, et l’autre, SOCIÉTÉ. L’animal peut courir à sa guise et se trouver tantôt plus près de l’un que de l’autre. Mais que le filin se détache de l’un ou de l’autre de ces poteaux – et le second ne retiendra plus le chien. Et la maison ne sera plus gardée.
Il est presque inconvenant d’ajouter, comme je viens de le faire, une fable à une morale. Aussi bien voudrais-je adjoindre à cette fable à son tour une morale, même si c’est une comparaison:
La morale fondamentale – la “durable” – résiste aux agressions idéologiques comme un cabestan. Ce nœud marin – le plus simple de tous – non seulement tient, mais même se serre quand le courant ou le vent font tirer la barque sur la corde !
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Choix d’ouvrages consultés
ARISTOTE – Œuvres, notamment Histoire des animaux – Problèmes de physique – Métaphysique – Ethique à Eudème – Ethique à Nicomaque – Politique.
KANT – Œuvres, notamment Recherches sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale – Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique – Fondements de la métaphysique des mœurs – Critique de la raison pratique pure – Critique de la faculté de juger – La religion dans les limites de la simple raison – Projet de paix perpétuelle – Métaphysique des mœurs – Anthropologie du point de vue pragmatique.
Jean BAECHLER – Nature et histoire (P.U.F. 2000
Esquisse d’une Histoire universelle (Fayard 2000)
Alain BESANÇON – Trois tentations dans l’Eglise (Calmann-Lévy Poche 2002)
Raymond BOUDON – Déclin de la morale? Déclin des valeurs? (P.U.F. 2002)
Bernard d’ESPAGNAT – Traité de physique et de philosophie (Fayard 2002)
Helmuth von GLASENAPP – Die fünf Weltreligionen (Hugendubel-Diederischs 2001)
Hans KÜNG – Wozu Weltethos? Religion und Ethik in Zeiten der Globalisierung (Herrder 2002)
Georg MEGGLE – Terror & Gegen-Terror (Deutsche Zeitschrift für Philosophie 50/1 2002)
Thierry de MONTBRIAL – L’action et le système du monde (P.U.F. 2002)
Klaus STEIGLEDER – Kants Moralphilosophie – Die Selbstbezüglichkeit reiner praktischen Vernunft (J.B.Metzler 2002)
DEBAT
OBSERVATIONS prononcées à la suite de la communication de M. Jean-Marie Zemb
Gérald ANTOINE : Est-ce que je me trompe si je formule, en termes moins philosophiques que les vôtres, l’idée suivante : ” la morale fondamentale est durable ” ? Notre confrère Jean Baechler a écrit que ” l’humain aspire spontanément au bien “. Mais dans ses sphères d’application, selon les lieux, selon les époques, selon les croyances, la morale est changeante et donc non durable. Votre premier exemple – celui de la famille – est à cet égard très éclairant. En revanche, le deuxième peut paraître plus discutable. En évoquant la valeur marchande des œuvres d’art, n’avez-vous pas traité plutôt d’esthétique que d’éthique ?
Ce faisant, vous avez présenté comme moderne, voire post-moderne cet aphorisme : ” Le laid, c’est le beau “. Or je me rappelle certaine caricature de 1830 : on y voit Victor Hugo à cheval, brandissant un étendard où chacun peut lire : ” Le beau, c’est le laid “. Bel exemple de conservatisme esthétique durable !
A propos d’éthique, non seulement la morale est muable dans ses domaines d’application, mais elle est également changeante dans son mode d’appellation. Depuis quelque temps, il est de moins en moins question de morale et de plus en plus d’éthique. Nous parlons ainsi du ” Comité national d’éthique ” et non ” de morale “. Qu’est-ce que cela signifie à vos yeux ?
N’y aurait-il pas moyen d’étudier la mutabilité de la morale en choisissant quelques mots-thèmes de la morale ? . Vous avez évoqué la vertu. Si l’on fait un bref historique de ce mot, on relève que Descartes plaçait la vertu au premier rang, avant la santé et la joie. Mais Molière, dans le Misanthrope, ne met-il pas en cause la vertu fondamentale : ” Il faut parmi le monde une vertu traitable “, autrement dit, une vertu accommodante. Venons-en au Neveu de Rameau de Diderot : ” La vertu se fait respecter, mais le respect est incommode. Elle se fait admirer, mais l’admiration n’est pas amusante. ” Je passe sur le marquis de Sade. Au XIXe siècle se manifeste une réaction ; pensons à Péguy louant avec la même ferveur les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales. Les causes de ces variations sont assez claires : le XVIIIe siècle, âge des Lumières et de la Rationalité, remet en cause à la fois religion et morale ; Péguy, converti au christianisme, restaure la morale et, par conséquent, toutes les vertus qui s’y attachent.
Vous avez cité pour finir Aristote et Kant. Ne pourrait-on pas mentionner également, plus proche de nous dans l’espace et dans le temps, Bergson avec Les deux sources de la morale et de la religion ?
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François TERRÉ : Vous avez évoqué le passage mystérieux de la morale à l’éthique. Aujourd’hui, on parle de l’éthique à tort et à travers. On mentionne l’éthique du juge, l’éthique du financier, l’éthique du boulanger etc. Cette mode correspond-elle à un changement de sens ? Pendant des siècles, on a considéré que l’éthique – pour la distinguer de la morale – était la science de la morale ; serait-elle devenue de nos jours la morale de la science ?
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Jean BAECHLER : Une pensée parvenue à maturité et à son terme doit pouvoir se résumer sur un ticket de métro. Serez-vous d’accord avec le résumé suivant de votre propos ? Il y a deux polarités, l’une, contradictoire et condamnable, entre nature et convention – vouloir ramener la nature à la convention entraîne en effet toutes les catastrophes que vous avez évoquées -, l’autre, complémentaire et féconde, entre nature et culture, le lien entre ces deux pôles étant constitué par les catégories fondamentales d’Aristote du virtuel et de l’actuel ou de la puissance et de l’acte – on retrouve alors le bon sens, on peut dénoncer les idéologies et saisir le réel.
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Alice SAUNIER-SÉITÉ : Que faites-vous dans vos considérations de la ” grâce ” ? Napoléon aurait dit : ” de la main de Dieu “.
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Général Michel FORGET : Ma question porte sur les rapports entre morale et dissuasion nucléaire. On sait que c’est à deux raids terroristes sur Hiroshima et Nagasaki que nous devons l’émergence du concept de dissuasion nucléaire, seul type de dissuasion véritablement efficace sous certaines conditions. Il faut en effet que l’on soit face à un adversaire potentiel qui relève 1°) d’un Etat organisé et 2°) dont les dirigeants ont un comportement rationnel, c’est-à-dire qu’ils savent exactement jusqu’où ne pas aller trop loin. Cet équilibre a été efficace pendant la Guerre froide ; il l’est actuellement entre l’Inde et le Pakistan et il faut espérer que cela va durer. A contrario, on peut remarquer que la dissuasion nucléaire est totalement inopérante face au terrorisme islamiste car aucune des deux conditions n’est remplie.
La dissuasion et la morale semblent donc aller très bien ensemble puisque la paix est assurée. Mais évoquons ceux qui sont au bout de la chaîne d’engagement, les exécutants, ceux qui devront appuyer sur le bouton s’ils en reçoivent l’ordre. Pour qu’une politique dissuasive soit efficace, il faut en effet être certain que les exécutants sont déterminés à déclencher l’apocalypse si, malheureusement, l’ordre leur en était donné. Or, pour avoir connu nombre de ces exécutants, je puis assurer que leur détermination a toujours été sans faille et que ni chez nous, ni chez les autres puissances nucléaires la perspective d’avoir un jour à appuyer sur le bouton nucléaire n’a déclenché d’états d’âme. C’est le cas des équipages des sous-marins nucléaires, mais ce fut aussi le cas des officiers de tir du Plateau d’Albion et, tout particulièrement, le cas de mes camarades pilotes de Mirage 4 qui passaient leur temps à étudier leur itinéraire, qui possédaient la photo de la ville avec le point zéro, là où ils devaient larguer une bombe de 70 kilotonnes.
Pourtant, tous ces exécutants n’étaient ni des exaltés, ni des robots, ni des émules du docteur Folamour, mais des hommes responsables, éduqués pour la plupart selon les préceptes de la morales chrétienne. De là ma question : quels critères moraux pouvez-vous évoquer pour expliquer un tel comportement ? Y a-t-il là un exemple de durabilité de la morale ?
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Réponses : Si je m’en suis tenu à la phénoménologie, puis à la déontologie, ce n’est pas que me manquait l’envie d’une heuristique philologique des préjugés inavoués qui font préférer au terme latin de “morale”, censé être devenu irrémédiablement péjoratif, désuet, voire ridicule, le terme grec d'”éthique”, apparemment plus savant, en tout cas moins inquiétant, voire a-moral. Mais outre le temps qu’eût exigé le cumul des citations, je n’aurais pas pu le faire honnêtement, car la compétence sémantique du lexicologue comprend un savoir diachronique qui me manque.
Me fait également défaut la culture littéraire historique sans laquelle on ne saurait dater les épisodes de la mise en doute et la mise en accusation des valeurs morales affichées. L’Institut de France réserve rituellement l’Éloge de la vertu à l’Académie française. J’ai respecté d’autant plus volontiers ce privilège qu’entre “la Vertu”, au singulier, et, moins abstraites, “les vertus”, j’eus difficilement évité l’équivoque, la tradition comptant parmi les vertus morales ‘naturelles’ 4 vertus ‘cardinales’, la Prudence, la Force, la Justice et la Tempérance, qu’elle considère comme des habitus acquis sur la base de dispositions naturelles et par la répétition des actes, et qu’elle y ajoute 3 vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, surnaturelles, infuses par la Grâce. En laissant leur trace sur la physionomie, les habitus prouvent une certaine durabilité. Le font aussi les habitus mauvais tels que l’Avarice, la Colère, la Gourmandise, l’Envie, la Luxure, l’Orgueil et la Paresse que le sculpteur de la chaire d’une petite église de la Bohême méridionale a stigmatisés à Reichenthal comme autant de têtes du Serpent et qu’on reconnaît trois siècles plus tard. A noter en passant, à propos du commerce de la porno, que l’attribution hypostasiante des péchés capitaux aux forces du Mal a conduit récemment à une interprétation mystique de ce phénomène qui voudrait que ce soit par esprit de vengeance que le Diable, jaloux du privilège de l’être humain de participer par sa sexualité à la création de sa descendance, a choisi d’avilir de préférence cette sexualité et partant de ruiner l’amour humain.
S’agissant de la dissuasion future, je dois préciser que non seulement je ne dénonce pas la dissuasion nucléaire, mais que je la considère comme le modèle de la dissuasion, son concept prototypique si une espèce peut l’être du genre. Jean Baechler note dans son Esquisse d’une Histoire Universelle, p. 265/266: “Pour peu que la paix dure, le personnel en charge de la prochaine guerre court des risques croissants d’incompétence militaire et fait courir à la ‘politie’ des risques mortels. La paix est propice au développement d’un ‘Droit des gens’ produit par des négociations incessantes entre ‘polities’ condamnées à se frotter perpétuellement les unes aux autres et à faire jaillir de ces frottements des conflits renouvelés. Comme la guerre est un recours coûteux qui se toute façon devra conduire à la table des négociations, le plus expédient est de commencer par elles et de n’entrer en guerre que si elles échouent ou pour en pousser la conclusion. […] La communication dans les deux sens de la paix et de la guerre impose une économie psychique particulière de l’amitié et de l’inimitié. Il faut se rendre capable, en temps de guerre, de tuer un ennemi avec qui on peut avoir à entretenir, la paix revenue, des relations amicales. C’est une gymnastique psychique difficile.”
Une dissuasion non nucléaire est-elle possible, et, d’abord, concevable?
Il est difficile de définir des niveaux de puissance quand les moyens d’action sont hétérogènes. De ce fait, il est difficile d’estimer atteint et maintenu un profil d’équilibre entre des belligérants virtuels qui disposent de part et d’autre de moyens terriblement démesurés. Les logiciens ne se hasardent que depuis peu à calculer dans le flou.
Chamisso de Boncourt, émigré enfant avec sa famille sous la Terreur, écrivain et haut-fonctionnaire prussien, avait déjà publié sa “Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl” (l’homme qui avait vendu son ombre au diable) quand il voulut, vers la fin de son voyage de trois années d’exploration sur le brick russe Rurik, rendre visite à Napoléon sur l’île de Ste-Hélène. C’était le 24 avril 1818. Le gouverneur anglais de Jamestown lui refusa à coups de canon l’autorisation d’accoster. De quoi les deux exilés se seraient-ils entretenus sinon du tragique non-sens de la guerre telle que l’Empereur déchu l’avait regretté dans une lettre: le simple calcul de probabilité eût évité ces horribles bain de sangs purs et impurs mêlés, peut-être même à Leipzig et, un 2 décembre, à Austerlitz, dixit l’artilleur Bonaparte, mathématicien fatigué et académicien déçu.
La dissuasion non nucléaire paraît, j’en conviens sans réticence, utopique, actuellement. Mais comment ne pas se souvenir du titre non moins actuel “L’Utopie ou la Mort” ?
Que devient enfin, dans nos arrangements terminologiques et sémantiques, la Grâce? A cette question ultime sur la morale, seul pourrait répondre un penseur convaincu d’avoir résolu le Problème du Mal. Mais nous pouvons relire attentivement ce qu’ont écrit sur l’ordre surnaturel les Pères et les Docteurs de l’Eglise. Avant d’interpréter ce que formulait S. Thomas, je voudrais rappeler qu’entre lui, qui enseigna longtemps à Paris, et nous, qui ouvrons aujourd’hui la Prima Secundae de sa Somme Théologique, il y a 725 ans, c’est-à-dire moins – l’accélération des temps n’étant pas prise en compte – qu’entre lui et Saint-Augustin, à savoir 850 ans.
Dans les Quaestiones 90 à 94, portant sur la Loi surnaturelle et sur la Loi naturelle (la Morale, puis pour une part, le Droit), Thomas d’Aquin tient à ne pas écarter la Morale au nom de la Grâce tout en accordant à celle-ci la priorité absolue. Il poursuit (94, ad sec.): “Dicendum quod gratia etsi sit efficacior quam natura, tamen natura essentialior est homini, et ideo magis permanens”. Comment comprendre cet essentialion ? Comment l’un, à tout prendre l’inférieur, peut-il être “plus essentiel que l’autre”? Comment sa durée peut-elle s’accommoder de l’inconstance humaine? Dans le corps du Respondeo, Thomas d’Aquin cite parmi les causes des déviations du Chemin du Bien ‘final’ et partant de la Béatitude, outre les propagandes perverses et les coutumes dépravées répandues telles que le brigandage, le même défaut d’esprit critique qui permet à des erreurs de se glisser dans nos raisonnements. Bref, dans les applications secondaires de plus en plus complexes et ténues, la coupe s’éloigne des lèvres ou les lèvres s’éloignent de la coupe. La leçon principale de ce Traité, en dehors du silence et de la crainte, est qu’aux yeux de S. Thomas les deux ordres de création sont divins, celui de la Nature, qui dépend un peu de la manière dont nous la développons, et celui de la Grâce, qui ne dépend nullement de nous.