Séance du lundi 9 décembre 2002
par M. Jean-Baptiste de Foucauld
Si j’ai demandé à votre Président d’orienter mon intervention sur ce sujet, c’est qu’il me paraît nécessaire pour lever une contradiction majeure dans laquelle se trouvent enfermés les promoteurs d’un véritable développement durable. Les clignotants d’alerte s’allument de tous côtés, et ” nous allons dans le mur ” pour parler comme Robert Lion et le Manifeste du club Convictions. Notre mode de vie de pays riche n’est pas généralisable. Mais, en même temps, tout est fait pour le généraliser, ou pour faire semblant. Et cela peut se justifier pour des raisons d’équité parfaitement légitimes. Nous sommes en quelque sorte enserrés dans une double impossibilité, que nous ne voulons pas voir : impossible de généraliser notre modèle de consommation. Mais impossible également de ne pas l’ouvrir à tous : comment sortir de ce dilemme.
D’abord en mesurant bien ce qu’un véritable développement durable exige réellement. Cela permet de mettre en évidence plus clairement les difficultés de mise en œuvre auxquelles il se heurte. De là, on est conduit à faire apparaître la nécessité d’un conception plus large et finalement plus optimiste de l’Homme.
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Une solution au problème que je viens de poser consisterait à supprimer l’une des branches de cette alternative en maintenant durablement les écarts de développement entre pays riches et pays pauvres. Bien entendu, cette solution n’en est pas une, car elle provoque, à juste titre, notre indignation morale. Mais qui nous dit que ce n’est pas ce que nous avons en tête sans le dire, hypocritement, ou si ce n’est pas le sort qui attend, pour de longues années encore, l’Afrique. Mais, heureusement, cette voie est pour le reste du monde fermée, puisque la Chine, l’Inde, l’Amérique Latine ont décollé ou vont décoller.
La vraie solution consiste donc à s’organiser sérieusement pour faire face, tous ensemble, au défi du développement durable, à la fois au niveau national, mais aussi au niveau mondial, pour que chacun puisse accéder aux droits fondamentaux et indivisibles retracés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Prenons un peu de champ et essayons de mesurer ce que cela impliquerait. Comment gérer intelligemment, efficacement et solidairement au niveau mondial le considérable potentiel de progrès scientifique, technologique et économique dont nous disposons ?
En simplifiant abusivement, il y aurait, me semble-t-il, trois orientations fondamentales à prendre.
D’abord définir ce que nous voulons pour notre planète, à l’horizon d’une cinquantaine d’années : quelle réduction des écarts de niveau de vie, ou de développement humain, quel maintien de bio-diversité, quelle liberté de circulation pour les personnes ? Il me semble que nous avons besoin aujourd’hui d’une planification indicative à très long terme, valable pour l’ensemble du vaisseau spatial terre. Je pense d’ailleurs que le développement durable est désormais l’horizon naturel de la planification. Cela pourrait être la mission de nature transversale attribuée en France au Commissariat Général du Plan, et à un organisme équivalent à créer au niveau de l’Union européenne. Mais la question se pose surtout, au niveau mondial : que voulons-nous vraiment ? Quels sont nos objectifs ?
Ensuite nous aurions à établir une sorte de budget écologique. De quoi disposons-nous sans mettre en péril la planète ? Et en particulier, quelle quantité d’émissions de gaz à effet de serre ne faut-il pas dépasser ? Il y a urgence à être plus précis dans ce domaine : comme le rappelait votre Président lors de la séance du 18 Novembre, c’est pour une simple augmentation de moitié de la demande d’énergie mondiale actuelle que les spécialistes de l’effet de serre, angoissées, tirent déjà la sonnette d’alarme, alors que le blocage de la consommation actuelle des pays industrialisés et une consommation par habitant réduite au quart de celle-ci pour les pays en développement aboutit déjà à un doublement.
La confrontation des objectifs et des possibilités entraîne nécessairement un effort important de redistribution comportant de multiples aspects. C’est ce que la question emblématique de l’allocation des permis d’émission des gaz à effet de serre illustre parfaitement : une fois leur montant défini, plus ou moins rigoureusement, pour garder sous contrôle les effets climatiques, comment le répartir ? En fonction des émissions constatées dans chaque pays ? Mais on favorise alors les pays riches et on freine les possibilités de développement des pays pauvres, contraints à une plus grande vertu en raison de leur arrivée tardive sur le marché. Ou bien en fonction de la population de chacun des Etats ? Mais dans ce cas, les pays riches se voient dans la nécessité de réduire drastiquement leur pollution ou de racheter une quantité suffisante de permis aux pays pauvres excédentaires, ce qui peut affecter fortement leur niveau de vie, tout en fournissant simultanément des ressources importantes au développement des pays pauvres. Les deux solutions sont impraticables, la première à long terme, la seconde à court terme. La sagesse serait précisément de planifier l’évolution du mode d’allocation de ces droits d’émission, en les distribuant dans un premier temps en fonction des émissions réalisées, puis en orientant progressivement cette distribution, dans un délai à déterminer, vers une allocation égale par habitant-citoyen de la planète. Alors on aurait une bonne chance d’aboutir à un développement durable ouvert à tous et équitablement réparti.
Ce n’est pas le lieu d’approfondir ces aspects très complexes ; il s’agit de mettre en valeur le fait qu’un développement durable et solidaire au niveau mondial, le seul qui vaille, implique des changements profonds : de représentation d’abord, d’organisation ensuite, de redistribution enfin. Il faut convertir le sens et les modalités du progrès. Mais cela implique-t-il, parallèlement, une conversion des personnes et de leur système de valeurs, et dans quelle mesure ? Voilà ce qu’il faut examiner.
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Il y a trois difficultés principales à prendre en considération.
La première est que l’ampleur et la nature des changements nécessaires ne peuvent être définies avec certitude et que cette indétermination créé un certain trouble, qui peut faire le lit de la paresse intellectuelle ou décisionnelle. L’ampleur des variations de température potentielles dues à l’effet de serre (1,4 à 5,8 degrés), l’impact positif de futures découvertes ou de nouvelles technologies (la fusion thermonucléaire, les biotechnologies), le catastrophisme exagéré, et qui s’est avéré non fondé, du Club de Rome, ont entraîné le doute vis à vis des risques que nous courrons. Nous sommes tentés de penser que nous pouvons nous en sortir par le jeu du marché qui va faire monter le prix des biens rares, et par les progrès de la science. Et pourtant les experts interrogés indiquent tous qu’en matière d’économies d’énergie par exemple, beaucoup de dispositions pourraient être prises, beaucoup de comportements changés, pour un coût monétaire ou personnel modique, qui amélioreraient déjà singulièrement la situation. Sans même parler des débats autour du protocole de Kyoto. Mais, même cette application, très minimale, très inférieure aux besoins, du fameux principe de précaution, nous peinons grandement à la mettre en œuvre.
C’est qu’il y a une seconde raison, qui est encore moins agréable. Dans la belle épure théorique du développement durable, le social et l’environnement convergent spontanément et naturellement. En termes d’objectifs, c’est parfait. Cela nous arrange intellectuellement. Cela est fondé socialement : les personnes les moins bien loties sont les moins aptes à se préserver des conséquences des dégradations de toutes les formes de l’environnement, qu’il soit naturel, humain ou symbolique. Dans l’idéal, tout concorde, la santé des hommes et la santé de la nature ont partie liée.
Ceci posé, est-il si sûr qu’il n’y ait pas conflit entre le social et l’environnemental si nous raisonnons à court terme et nous nous intéressons aux moyens mis en oeuvre ? .Concrètement, aujourd’hui, alors que nos prélèvements obligatoires atteignent des niveaux élevés, il y a bien compétition pour l’accès aux ressources monétaires de la redistribution. Peut-on à la fois améliorer notre système de santé, malade et gravement déficitaire aujourd’hui, maintenir un niveau satisfaisant pour nos retraites, développer la formation tout au long de la vie, créer des emplois d’utilité sociale, à prix élevé, pour résorber le chômage d’exclusion et simultanément élever le prix de l’eau et de l’énergie, taxer les pollutions, investir dans la lutte contre les nuisances, rénover nos villes ? Nous pourrions, certes, songer à mettre en réserve le produit de taxes anti-pollution pour asseoir la solidité de nos régimes sociaux, mais, à vrai dire, cette proposition, que j’avais esquissée dans un rapport pour la CNAV, n’a guère recueilli d’échos jusqu’ici. Le souci d’une inflation faible, le niveau élevé des prélèvements créé donc, jusqu’à preuve du contraire, une situation de tension larvée entre les objectifs sociaux et les objectifs environnementaux. Ainsi, par exemple, la mise aux normes des bâtiments d’élevage, souvent liée, par nécessité, à une opération de modernisation, aboutit souvent à faire racheter son exploitation par l’exploitant tant elle s’avère coûteuse : elle va mettre en difficulté les plus modestes ou malhabiles d’entre eux et entraîner un productivisme accru et un enlaidissement considérable des paysages. Il eut été plus logique de diminuer le nombre d’animaux à l’hectare et de subventionner les agriculteurs. Mais cela eut impliqué des changements de comportements importants. On pourrait d’ailleurs trouver d’autres exemples montrant que les différents volets du développement durable ne s’harmonisent pas si facilement que cela.
Il en résulte une constatation plus générale : la prévention des risques sociaux et environnementaux doit se traiter à la fois par des changements comportementaux et par des mesures de redistribution monétaires, qui sont évidemment complémentaires. Cependant, plus les premiers sont importants, moins les seconds sont nécessaires. C’est vrai aussi bien du social, dont on a monétarisé et institutionnalisé à l’excès le traitement qui, du coup, devient de plus en plus coûteux, que de l’environnemental, qui est soumis à une tentation analogue. Plus l’on cède à la tentation de la monétarisation et de l’institutionnalisation à outrance, plus la compétition pour les ressources devient forte et plus la tension entre les objectifs sociaux et environnementaux devient intense. Une vision trop économiste et utilitariste du développement durable peut en saper les bases mêmes.. L’excès d’externalisation des coûts, l’excès de monétarisation des risques finit par paralyser l’externalisation elle-même, de la rendre moins opérante, conséquence imprévue de la fameuse courbe de Laffer selon laquelle trop d’impôt tue l’impôt. Inversement, plus on arrive à internaliser les comportements, plus les externalités sont faciles à mettre en œuvre car elles s’en trouvent allégées. La trop forte externalisation du social aujourd’hui rend beaucoup difficile la solution des problèmes d’environnement.
Mettre en évidence ce risque de contradiction, c’est déjà se mettre davantage en mesure d’y répondre efficacement. Du côté de l’environnement, on a intérêt à utiliser les mécanismes qui changent les comportements ; les hausses de prix anticipant les raretés futures de biens privés ou publics sont efficaces : mais comment faire pour qu’elles soient tolérées par des consommateurs de plus en plus exigeants et pour qu’elles ne pèsent pas sur les plus pauvres en aggravant leurs problèmes déjà lourds. Une solution serait que l’accès aux réseaux d’eau, de gaz, d’électricité, de téléphone, soit financé par une cotisation proportionnelle au revenu, puisqu’il s’agit désormais d’un droit, tandis que le coût de la consommation unitaire serait relevé. L’opération serait neutre pour les plus démunis, mais coûteuse pour les plus riches, au moins dans un premier temps. Cela serait-il accepté ? Oui, si parallèlement, on baissait les impôts et les charges. Mais le peut-on sans aggraver la question sociale ? Après tout, la baisse de l’impôt sur le revenu en France a été financée, toutes choses égales par ailleurs, par la suppression des emplois-jeunes. En fait, une grande partie de nos dépenses sociales est destinée à compenser la déliaison sociale généralisée à laquelle nous avons consenti trop facilement, ainsi que la sélection sociale qui se répand à tous les niveaux de l’organisation productive. Il faut ensuite réparer les dégâts, cela coûte cher et cela marche mal. Ne serait-il pas plus simple, moins coûteux, plus efficace, d’agir en amont, sur les comportements, en les rendant plus soucieux du lien social et de la dette que nous avons les uns envers les autres, en retrouvant le sens de l’entraide face aux phénomènes d’exclusion, en acceptant une véritable mixité professionnelle dans l’emploi et sociale dans l’habitat pour réduire le chômage d’exclusion et la ségrégation dans le logement ? Alors nous retrouverions des marges de manœuvre financière pour mieux préserver l’environnement.
Une meilleure prise en charge par les citoyens, dans leurs comportements, de la question sociale est une condition du développement durable. Tout se tient bien, en effet, mais autrement que ce que l’on pouvait penser. Le civisme, la responsabilité sociale et environnementale sont l’un des socles incontournables du développement durable.
Ces changements de comportements, sociaux et environnementaux à la fois, sont-ils plausibles ? Force est de constater -c’est la 3ème difficulté- que le système de valeurs, les préférences collectives implicites ou explicites distillent en permanence des normes et des modèles de comportement qui vont à l’encontre des exigences du développement durable. Nous voudrions bien pouvoir rendre la croissance durable sans trop toucher à nos habitudes, à nos modes de pensée ou à la logique du système. Mais a-t-on mesuré combien celui-ci accroît les désirs plus vite que les moyens de les satisfaire? Voit-on combien le souci de rentabilité dans les relations l’emporte sur la solidarité, et l’individuel sur le collectif, et le court terme sur le long terme, et la technique sur la nature, et le revenu sur l’emploi, l’argent sur l’utilité, le matériel sur l’esthétique. Perçoit-on bien l’alliance objective de l’actionnaire et du consommateur, soucieux de rendement monétaire à court terme, aux dépens de l’équilibre du travailleur et de la préservation de la nature ? Peut-on, en un mot, opter pour un développement durable et équitable sans un rééquilibrage général, sans une forme de sobriété individuelle et collective qui n’est ni l’égalitarisme, ni l’austérité, mais un mode de vie à inventer progressivement dans le cadre de tout un ensemble de nouvelles régulations ? C’est au fond un sujet sur lequel on a peu réfléchi jusqu’à présent, sinon en termes vagues. D’ailleurs, le développement durable exige-t-il une évolution, une révolution, un ensemble de réformes importantes, mais progressives, ou des transformations à la fois radicales et décisives ? Ou même tout cela à la fois. Quels en sont, finalement, les leviers, face à un système qui présente les caractéristiques paradoxales d’une ” inertie dynamique ” considérable, dont il est bien difficile de réorienter le cours.
Les moyens et méthodes habituellement mis en avant ont un rôle important à jouer, mais il n’est peut être pas premier et sûrement pas exclusif. Le développement durable suppose qu’une vraie option ait été prise en sa faveur ; une option, c’est-à-dire une motivation, une conviction, un projet partagé pour des valeurs nouvelles qui ne sont pas celles que le marché distille, sans pour autant être incompatibles avec lui. En sommes-nous là ? Sûrement pas. On se fait, du développement durable une vague raison qui peut attendre. L’économie, le court terme domine, les problèmes sociaux s’aggravent. On sent de toute part le besoin de reformuler, de relancer des projets politiques. Mais sur quoi les fonder, puisque précisément la politique est en crise, et les idéologies autres que le libéralisme en déclin ?
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Ne serait-ce pas, précisément sur une autre vision économique de l’homme que celle que nous propose l’effet de serre du climat ambiant, déjà bien pesant celui-là. Il faut le dire : Le développement durable n’est pas compatible avec une vision de l’être humain réduit à une fonction de satisfaction matérielle à court terme. Cet être humain là ne se respecte pas lui-même et ne va pas non plus respecter sa planète. Il a besoin de d’élargir son horizon, de prendre conscience que ses besoins sont plus vastes, plus grands, plus généreux et stimulants que ceux que le système économique lui propose.
Pour se développer en tant que personne unique, pour donner le meilleur de lui-même, pour contribuer à l’œuvre de la création, chacun doit être en mesure de satisfaire ses différents besoins matériels, relationnels et spirituels. Ils sont complémentaires bien sûr, mais de nature différente, et la satisfaction des premiers ne doit pas s’opérer, comme actuellement, et de plus en plus, aux dépens des deux autres. Ils sont tous trois également importants et doivent être considérés comme tels. Le marché, et le fonctionnement des institutions doivent être subordonnés à ce but. C’est la condition nécessaire pour que l’économie soit bien au service de l’Homme, là où il y a risque croisant qu’il soit devenu, comme la Nature elle-même, une sorte de matière première de l’Economie.. C’est là définir en quelque sorte ce que devrait être un véritable développement humain. Mais c’est également la condition du développement durable, qui font l’un et l’autre cause commune. Voilà ce qu’il est intéressant à ce stade de préciser.
Les besoins matériels se satisfont par un effort d’efficacité qui passe par la spécialisation et la division du travail et par l’accumulation du capital et de la technologie. Ceci suppose des échanges monétaires et l’exécution de contrats qui respectent des normes. Ce souci d’efficacité fait courir en permanence aux hommes et à la nature des risques d’exclusion et de dégradation, qui nécessitent des mesures de compensation, de régulation et de prévention, dont l’élaboration et la mise en oeuvre ont une certaine tendance à être en retard par rapport à ce qui serait souhaitable, faute de prise de conscience et de capacité d’acceptation suffisante.
Les besoins relationnels relèvent, pour leur part, d’un autre mécanisme. La relation consiste à donner (une éducation, un dîner, un sourire, un service, des sentiments), à recevoir (ce qui n’est pas neutre : cela engage), et à rendre (ce qui relance le circuit du don). Les personnes sont liées par un jeu de créances et de dettes qui ne s’éteint pas et se renouvelle, et fonctionne de façon souple, proportionnellement égalitaire en fonction des capacités de chacun, avec une préoccupation d’activité et d’efficacité qui existe, mais qui est seconde par rapport à la relation et au lien qui constituent des buts en soi et valent par eux-mêmes. Nous sommes loin, ici, du contrat qui, une fois exécuté, laisse les co-contractants quitte les uns des autres. Nous sommes aussi loin des phénomènes d’exclusion, car, dans les mécanismes du don, chacun a sa place, chacun a quelque chose à donner, ne serait-ce que sa présence. Nous sommes loin aussi des idées trop simples et trop tranchées, efficaces, mais brutales : les mécanismes du don sont à la fois libres et obligés, désintéressés et intéressés. Ils relèvent plus des logiques à l’œuvre dans la physique quantique que dans la physique newtonienne. C’est tout cela précisément, cette indétermination fructueuse, qui fait toute la richesse de cette sociabilité primaire que les travaux de Marcel Mauss ont mise en valeur et que les travaux du Mauss et d’Alain Caillé poursuivent. Le problème est que le riche terreau de la sociabilité primaire et du lien social naturel est soumis à une érosion considérable sous l’effet, d’une part, des nouvelles normes d’efficacité productive et du cortège d’effets collatéraux qu’elles entraînent (exclusion, exploitation, stress, précarité) et d’autre part, du développement de l’autonomie individuelle liée à la libération démocratique, légitime en elle-même, mais dont on voit bien qu’elle n’arrive plus à fournir à chacun le lien social choisi dont il a besoin une fois qu’il est libéré du lien social trop pesant et aliénant des sociétés traditionnelles.
Peut-on engendrer un développement durable sans mettre davantage en valeur cet esprit du don anthropologique, qui fonctionne encore dans la réalité, mais qui, dans nos représentations, est recouvert par le voile de l’idéologie individualiste et utilitariste ? Je ne le crois pas. Le développement durable implique que nous nous reconnaissions une dette à l’égard des générations qui nous ont précédées et nous ont façonnés et que nous nous acquittions de cette dette en transmettant aux générations qui nous suivent un monde viable et même plus harmonieux que celui que nous avons reçu. Il y a bien fondamentalement l’idée de rendre ce que l’on a reçu, et même plus, et d’assurer la transmission. Cela devrait figurer dans nos chartes de droits et devoirs fondamentaux. L’individu n’est pas une abstraction, une culture hors-sol, qui organiserait sa liberté en fonction de sa conception à lui de l’utilité. Il est aussi produit par son milieu, par sa langue, par son éducation, par ses proches, par son histoire et il doit construire l’exercice et le contenu de sa liberté à la fois pour lui, avec les autres, et aussi pour les autres, ceux d’aujourd’hui et de demain. En d’autres termes, le développement durable implique une représentation du monde moins individualiste et plus holiste, distinguant et unifiant la Partie et le Tout. Retrouver le sens de la globalité, d’une Totalité non totalitaire, de tout ce qui relie, est dans cette perspective une condition de compréhension et de réalisation de l’esprit du développement durable.
Quant aux besoins spirituels, ils sont encore d’un autre ordre : ils relèvent de cette nécessité dans laquelle chacun se trouve de se confronter au mal radical et d’affronter l’angoisse de l’existence et de la mort. Ils impliquent la mobilisation ou la création de ressources de sens et de valeurs intériorisées au nom desquelles chacun peut engager sa vie. C’est là une condition de l’identité et de l’équilibre personnel qui influence fortement les comportements collectifs. Force est de constater l’altération des patrimoines symboliques, esthétiques et naturels susceptibles de fonder et soutenir les valeurs et d’aider à les mettre en œuvre. Les ressources de sens ont été privatisées, la transmission a des ratées, chacun est de plus en plus livré à lui-même et doit faire un travail personnel aux résultats incertains pour prévenir ou gérer les chocs de son existence, ce qui nécessite un temps de nature particulière, qui ne doit être évincé ni par le temps productif, ni par le temps relationnel. Il faut donc lui faire place tant au niveau individuel- à chacun de s’organiser-, qu’au niveau collectif (c’est l’un des buts du droit à un travail à temps partiel choisi qui devrait être institué), tandis que la collectivité doit préserver la biodiversité du patrimoine symbolique. Cette dimension culturelle du développement durable est essentielle : sa capacité à définir et dégager sa base éthique et spirituelle propre déterminera largement l’intériorisation par chacun de ses normes de comportement : Le principe responsabilité, mis en avant par Hans Jonas a besoin, pour s’appliquer, de valeurs de surplomb. Les spiritualités, les diverses formes d’humanisme, ont à forger cette éthique du développement durable traçant les nouvelles frontières du permis et du défendu et faisant de la création autre chose que l’effet d’un incompréhensible hasard ou la production paradoxale d’un démurge ambiguë, mais une œuvre qu’il revient à l’Homme d’accomplir. Une vision offensive du développement durable, plus entraînante et donc efficace, suppose un certain amour de la vie, de la création, du monde, une foi en l’avenir. Une vision défensive, voire malthusienne, fondée sur une sorte de rationalité froide, aura beaucoup plus de difficulté à émerger en tant que projet politique mobilisateur, tout comme une vision plus démagogique faisant des concessions à la facilité épicurienne ou utilitariste ambiante.
C’est une autre conception de la richesse qui est ici définie. La richesse n’est donc pas que matérielle, mais relationnelle et spirituelle tout autant. Elle ne se résume pas seulement en termes de flux et de patrimoine financier, mais tout autant en échanges et en valeurs relationnelles, symboliques esthétiques, vernaculaires et naturelles. L’abondance généralisée est une illusion ; la quête incessante du superflu pour les plus favorisés ne suffit pas à assurer le nécessaire et le vital à tous ; l’abondance matérielle n’entraîne pas, comme de surcroît, la richesse relationnelle et spirituelle ou un meilleur respect de la nature, bien au contraire. Il faut sûrement compléter les indicateurs de la comptabilité nationale par de nouveaux indicateurs sociaux, par des indicateurs de développement humain, de richesse et de patrimoine. Il y a surtout de nouvelles conciliations à organiser et de nouvelles conceptions à mettre en œuvre : le mode de vie est aussi important que le niveau de vie ; une pratique de la sobriété est à instituer, à partir de la recherche et de la diffusion de bonnes pratiques. Dans les ” 3 cultures du développement humain “, j’ai essayé de réfléchir sur le concept d’abondance frugale, frugale et solidaire, en vue de concilier l’aspiration légitime au mieux-être matériel et la nécessité de comportements plus solidaires et plus économes. Ce concept peut s’interpréter comme une éthique du discernement entre l’essentiel et le superflu : chacun doit pouvoir accéder à ce qui pour lui est essentiel -qui varie d’une personne à l’autre, ce que le marché doit permettre de réaliser, et ce qui justifie un certain droit au luxe- et s’efforcer en contrepartie de réduire ce qui s’avère superflu, dans un souci de civisme, de solidarité et de préservation de la nature. Autre manière de mette en équilibre les besoins matériels, relationnels et spirituels : ce qui est essentiel est spirituel et réciproquement, ce sont des termes pratiquement équivalents.
Est-ce là utopie ou nécessité ? Sans doute les deux, dans une proportion difficile à déterminer. Comme tout grand projet de société, le développement durable doit exprimer simultanément une résistance, une régulation et une utopie. Résistance à toutes les formes unidimensionnelles de mal-développement. Recherche tâtonnante de nouvelles régulations à inventer progressivement, à tous les niveaux et selon les modalités de l’Agenda 21. Utopie, car il s’agir d’un combat qui sera long et difficile pour passer de la situation à haut risque qui nous mène dans un lieu de nulle part- une utopie eu mauvais sens du terme- au bon lieu d’un développement humain réussi, ce lieu que Thomas More appelait eutopie.
C’est en tout état de cause le citoyen qui décidera, qui doit décider et qu’il faudra mettre en situation de décider dans de bonnes conditions. Le développement durable implique un surcroît de démocratie, cela est souvent dit, à propos notamment de l’application du principe de précaution. En ce domaine particulièrement, la démocratie représentative doit s’appuyer sur une démocratie participative renforcée qui permette de donner sens. L’éthique de la discussion apparaît ici comme une dimension incontournable de cette démocratie à approfondir : mais c’est une éthique exigeante, qui implique des acteurs communicationnels sachant s’abstraire de leurs préoccupations stratégiques et de leur désir de pouvoir, aptes à partager l’information, soucieux d’écouter leur vécu mutuel, acceptant de mettre en jeu leurs systèmes de valeurs et d’affronter la difficile altérité de l’autre, pour tenter de définir malgré tout des finalités communément partagées. C’est ce citoyen communiquant et solidaire, honnête homme du 21ème siècle, qui sera en définitive l’atout maître du développement durable.
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On peut fixer à ce citoyen, pour résumer, cinq objectifs :
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Il se comporte de manière responsable, engagée, solidaire et communicante.
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C’est un citoyen du Monde, pris comme un ensemble, mais aussi de sa région du Monde (l’Europe pour nous), de son pays, de sa commune.
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Il croit au progrès et à la maîtrise de la Nature, mais s’oblige à maîtriser en permanence sa maîtrise pour respecter ses proches et son environnement.
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A cet effet, il s’efforce de concilier partout, et à tous les niveaux, souci de l’unité et respect des diversités, tout homme et tout l’Homme, tout le Monde en quelque sorte.
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Cela le conduit à vivre selon l’éthique exigeante de la distinction entre l’essentiel et le superflu qui est au fondement du développement humain durable.