Louis XIV

Séance du lundi 6 janvier 2003

par M. Jean-Christian Petitfils

 

 

Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, Mesdames, Messieurs,

C’est pour moi un grand honneur et en même temps un exercice périlleux que d’inaugurer ce cycle de communications sur les  » Personnages, personnalités, caractères « , en évoquant devant votre éminente Compagnie la figure de Louis XIV. Comment, en effet, en si peu de temps, parler d’un si long règne, même en se limitant à l’essentiel ? Soixante-douze ans, dont 54 de règne personnel, un règne qui occupe une place majeure dans la mémoire nationale et qui, toujours, vous le savez, divise. L’homme a ses admirateurs inconditionnels et ses détracteurs acharnés, de sorte que les monographies qui lui sont régulièrement consacrées se présentent tantôt comme de flamboyants plaidoyers exaltant le  » roi de gloire « , tantôt comme d’implacables réquisitoires stigmatisant  » l’envers du Soleil « . On nous offre ainsi, en alternance, la légende rose – celle de l’immortel créateur de Versailles, du protecteur éclairé de Molière, Racine, Boileau, Le Nôtre, Lully, Hardouin-Mansart et tant d’autres, qui a su donner un si éclatant relief à l’efflorescence des Arts et des Lettres – et la légende noire – celle de l’orgueilleux pharaon, dur, égoïste, paradant sans vergogne au milieu de ses maîtresses, se faisant rendre par ses courtisans un culte idolâtre, celle du  » roi de guerre  » mégalomane, aux ambitions expansionnistes, coupable de la dévastation du Palatinat et d’un chapelet de guerres plus ravageuses les unes que les autres, celle enfin du bigot étriqué dont le fanatisme religieux porte la responsabilité des dragonnades, du désastreux édit de Fontainebleau d’octobre 1685 et de l’affreux carnage des Camisards.

Vaine et fausse querelle, en vérité, relevant d’un schéma historique dépassé, dans la mesure où thuriféraires et détracteurs du  » Grand Roi  » nous renvoient tous deux à un modèle conventionnel, stéréotypé, largement mythique, qui n’est plus recevable aujourd’hui, même s’il trouve encore quelques résonances dans les manuels scolaires, celui d’une société classique, policée, ordonnée et disciplinée, ayant aisément triomphé des désordres baroques du premier XVIIe siècle, majestueusement figée dans le marbre froid. A l’admirable ordonnancement des jardins à la française répondrait l’irrésistible ascension de l' » absolutisme « , ce grand mot vide et sonore qui, soit dit en passant, ne fit son apparition qu’en 1797, pour qualifier un état post mortem bien difficile à cerner.

La vérité, plus modeste, n’a que peu de rapports avec ces images d’Epinal. Les recherches historiques les plus récentes ont montré en effet qu’après la tragédie de la Fronde, marquée par l’agitation des gens de robe longue et la révolte des Grands, plus ou moins nostalgiques de l’ère féodale, la réduction du royaume à l’obéissance et la formation de la monarchie administrative ont été beaucoup plus lentes qu’on ne l’a cru. La France, agrégat de peuples désunis, selon la formule célèbre de Mirabeau, foisonnante de diversités, hérissée de privilèges et de franchises comme autant de pont-levis relevés sur la société, de corps jaloux de leurs prérogatives, de coutumes ancestrales indéracinables, a opposé au pouvoir royal, représentant bon an mal an la force modernisatrice de l’Etat, de violentes résistances. Dans ce combat rien n’était joué d’avance.

Il s’agit donc, dans cette perspective, de comprendre le règne, avec ses ombres et ses lumières, de réévaluer les efforts accomplis, de mesurer les obstacles rencontrés, sans omettre bien entendu les faux pas et les erreurs tragiques. Mais avant de dresser un bilan de ce long et riche règne, il convient de s’interroger sur la personnalité même du roi et sur l’état de son royaume.

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Le roi ? Passons sur son aspect physique, bien connu, qu’ont rendu, à des âges divers, Mignard, Le Brun, Nanteuil, Rigaud, sans omettre l’extraordinaire cire d’Antoine Benoist de 1710, criante de réalisme. Un détail cependant : n’en déplaise au romancier britannique William Thackeray ou au cinéaste Roberto Rosselini, Louis était grand, même sans perruque ni talon. Il dépassait, nous dit Mme de Motteville en 1660, d’une tête le cardinal Mazarin et don Luis de Haro qui étaient gens de bonne taille. Il avait, selon un contemporain, cinq pieds huit pouces : 1m 84.

De sa mère, Anne d’Autriche, il reçut une stricte éducation morale, contre laquelle d’ailleurs il se rebellera. Sa jeunesse ne nous a pas laissé l’image d’un élève particulièrement studieux. Aux études livresques il préférait la danse, la musique, les exercices au grand air, la chasse. La Fronde lui a fait connaître la guerre civile, l’ambition frénétique, la versatilité des princes et des Grands, l’errance, la misère, les draps humides et troués, les aubes glaciales de Saint-Germain. Elle a été pour lui une dramatique mais extraordinaire leçon de choses, une école de l’adversité, dont le Premier ministre, Mazarin, surintendant de son éducation, sut lui faire prendre toute la mesure. C’est  » sur le terrain « , comme on dirait aujourd’hui, dans les carrosses brimbalant à travers les campagnes dévastées, qu’il a fait son éducation politique et forgé son caractère.

Mais sa personnalité est malaisée à cerner. Dans le fond, comme tous les Bourbons, c’est un timide qui a souffert dans sa jeunesse de ce que nous appellerions un complexe d’infériorité. Il a été moqué par ses camarades de jeu, les Brienne, les Coislin, les Vivonne, qui lui reprochaient sa lenteur lourdaude. C’est aussi un sensible, un émotif à la larme facile. Il pleure quand il doit se séparer de Marie Mancini pour épouser l’infante d’Espagne. Quand il se voit contraint de refuser le mariage de Lauzun et de sa cousine germaine la Grande Mademoiselle, il reste à côté d’elle pendant trois quarts d’heure, à genoux, le visage baigné de larmes. Il est désolé du mal qu’il lui fait, mais ne cède pas…

L’intelligence ? On connaît le qualificatif de Saint-Simon :  » au-dessous du médiocre  » ! Jugement cruel et injuste ! Ce n’était certes pas un surdoué au génie tumultueux et bondissant, mais un homme capable de raisonnements pertinents, empli de bon sens, doté de surcroît d’une mémoire prodigieuse. On ne saurait moins encore mettre en doute le courage physique dont il fit preuve toute sa vie, à la guerre comme dans les maladies. En 1686, lors de son opération de la fistule, effectuée naturellement sans anesthésie, il ne donne aucun signe de faiblesse.  » Mon Dieu ! Mon Dieu !  » soupire-t-il seulement au plus fort de la douleur.

Cette fermeté de caractère tient à son implacable volonté de construire son image de roi, de donner le spectacle d’un monarque hiératique, secret, mais juste, toujours maître de ses sentiments, d’imprimer sa marque dans la durée. Une anecdote : Un jour, Lauzun, à qui le roi permettait par amitié bien des incartades, dépassa les bornes : furieux de ne pas avoir reçu une charge qu’il convoitait, il cassa son épée en sa présence, déclarant qu’il ne la porterait plus à son service ! Cachant sa colère, Louis XIV marcha calmement vers la fenêtre, l’ouvrit et jeta dehors sa canne en s’écriant :  » Il ne sera pas dit que j’aurai frappé un gentilhomme !  » Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, sous la carapace de l’automate, sa vie privée subsiste, son moi demeure. Il a ses jardins secrets qu’aucun Le Nôtre ne saurait défricher, ses retraites, où il recherche l’intimité, intimité de roi, toute relative puisqu’il s’agit de Trianon et de Marly. On a tout dit de sa sensualité, de ses multiples aventures amoureuses, de son manque de délicatesse en ce domaine. Quand il se promenait en carrosse, les paysans s’esclaffaient en voyant à la portière celles qu’ils appelaient  » les trois reines  » : celle en titre, Marie-Thérèse d’Autriche, et les deux favorites, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan ! Cependant, pas plus les grandes que les petites maîtresses n’eurent d’influence politique, ni la douce La Vallière, qui se retire au Carmel, ni la triomphante Montespan,  » beauté à faire admirer aux ambassadeurs « , comme dit Mme de Sévigné, ni l’éphémère Fontanges, qui laisse le pâle souvenir d’une coiffure enrubannée. Seule Mme de Maintenon, qu’il épouse secrètement en 1683, peu après la mort de la reine, sera davantage écoutée, surtout après 1701, mais cette influence se limitera aux grâces, abordant rarement le terrain de la haute politique. Il reste qu’au long du règne le rôle de Mme de Maintenon n’est pas à négliger. Sa faveur dure plus de trente-cinq ans.  » Qu’en pense Votre Solidité ?  » demandait le vieux roi, se tournant vers le fauteuil à oreillettes de damas où elle brodait son éternelle tapisserie, alors qu’il travaillait en tête à tête avec un de ses ministres. A la vérité, plus que de conseils, il avait besoin d’encouragements de sa part.

Naturellement, comme pour tout homme, son caractère a évolué. Un demi-siècle sépare le jeune roi, qui escaladait nuitamment les toits du château neuf de Saint-Germain afin d’accéder à la chambre des filles d’honneur, du vieux souverain, confit en dévotion, écoutant à la chapelle royale de Versailles les motets sublimes de Henry Du Mont ou de Michel-Richard Delalande. En fait, on trouve en lui tout à la fois l’aisance, la politesse, la bienveillance naturelle de l' » honnête homme  » de son temps et la brutalité toute militaire d’un vieux colonel de cavalerie. Il a ses élans de générosité et ses mesquineries. C’est sans doute cette ambivalence qui a tant fait hésiter les historiens. Il est vrai que les grands hommes ont toujours en eux quelque chose de déroutant !

Le lieu naturel d’un roi, son cadre de vie, c’est la Cour. Cette Cour a longtemps été itinérante, transportant ses meubles d’un château à l’autre : Saint-Germain, le Louvre, les Tuileries, Fontainebleau, Chambord. Ce n’est qu’en mai 1682 qu’elle s’installe définitivement à Versailles. Elle représente alors 7 à 8 000 personnes, dont 3 000 s’entassent dans les 220 appartements et les 400 chambres du château. C’est la grande époque des fêtes, des ballets, des spectacles. Une étiquette rigoureuse organise la vie du roi. Avec un almanach et une montre, dit Saint-Simon, on peut savoir à trois cents lieues ce qu’il fait. Tout est chronométré, ritualisé : petit lever, grande entrée, seconde entrée, messe, dîner, chasse ou promenade l’après-midi, le soir Appartement, souper au  » grand couvert  » ou en famille, puis cérémonie du coucher… Louis aime ce métier de roi, qu’il trouve  » grand, noble et délicieux « .

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Parlons du royaume. Depuis la synthèse très novatrice de Pierre Goubert en 1966 , un approfondissement de la recherche s’est opéré dans tous les domaines, économique, démographique, socio-politique. A côté de brillants historiens français, d’éminents chercheurs anglo-saxons se sont fait connaître, et curieusement ce ne sont pas en général les plus sévères envers le Roi-Soleil. Soulignons quelques points sur la société avant d’aborder la construction de l’Etat.

La France, ramenée à ses frontières actuelles, est alors un pays de vingt et un à vingt-deux millions d’habitants. C’est le plus peuplé d’Europe. Mais quelle diversité ! Langues, coutumes, droits applicables diffèrent d’une région à l’autre. Le français est parlé par moins de la moitié de la population. Le pays est relativement riche, comparé à ses voisins, Provinces-Unies et Angleterre exceptées, avec une assise terrienne impressionnante : quelque 90 % de la population appartiennent à la paysannerie.

Si l’expression de  » tragique XVIIe siècle  » n’est plus de mise, car il y eut de très belles années de production céréalière, il n’en demeure pas moins que l’économie, rurale pour l’essentiel, est fragile, dramatiquement soumise aux aléas climatiques de ce qu’on a appelé le  » petit âge glaciaire « . Les travaux de Marcel Lachiver ont montré que la disette catastrophique de 1692-1694 avait fait 1,3 million de morts, autant que la guerre 14-18 dans un pays deux fois moins peuplé, et que le  » grand hyver  » de 1709 avait coûté la vie à 630 000 personnes au moins .

A la crise agraire qui s’accroît à la fin du règne s’ajoute le poids des conflits. La France est une monarchie militaire, où les dépenses de guerre représentent, même en année de paix, entre le quart et le tiers des dépenses budgétaires. Ce taux bondit jusqu’à 80 % durant les hostilités, de sorte qu’au bout de deux ou trois ans de guerre le poids des dépenses est tel qu’il faut songer à composer. Les canons de bronze et la  » ceinture de fer « , cette première ligne Maginot en dentelle de pierre, coûtent cher. Les impôts ne rentrent pas assez vite.

Le talon d’Achille de cette monarchie réside, en effet, dans l’extravagant système fiscal, inégalitaire, inefficace, avec ses tailles et taillons, ses impôts indirects affermés, ses six ou sept régimes de gabelle, ses ventes d’offices en bloc, ses compagnies de traitants et partisans et, dans l’ombre, ses bailleurs de fonds, essentiellement les élites aristocratiques, qui profitent des besoins pressants de l’Etat et s’enrichissent de ce capitalisme fiscal. Malgré les améliorations apportées par Jean-Baptiste Colbert et ses successeurs, la persistance des conflits empêchera les réformes en profondeur. L’Etat vivra toujours d’expédients. Cela dit, en dépit des guerres, des crises frumentaires, de la baisse des prix et des rentes, la France parviendra chaque année à tirer de ses bas de laine l’équivalent de 700 à 1 000 tonnes d’argent, voire davantage, ce qui montre la solidité de la charpente et ce jusqu’à la fin du règne.

On soulignera aussi la puissance des résistances aristocratiques : les révoltes populaires s’appuient – sauf dans de rares cas, comme les Bonnets rouges de Bretagne – sur la noblesse locale pour lutter contre l’envahissement du pouvoir central, qui se manifeste principalement par le biais de la fiscalité. On trouve trace aussi de plusieurs complots contre la vie du roi, tel celui du chevalier de Rohan. A la fin du règne, l’opposition nobiliaire et réactionnaire s’installe à Versailles, sous une forme édulcorée, il est vrai, derrière l’angélique et chimérique coterie des dévots, proche du duc de Bourgogne, et dont l’inspirateur est M. de Cambrai, autrement dit Fénelon.

La société d’ancien régime, composée de corps hiérarchisés, est une  » société holiste « , pour reprendre l’expression de Louis Dumont, fondée sur les fameuses  » cascades de mépris « . L’Etat royal, incarnation du  » bien commun « , occupe seul, au-dessus du champ social, l’espace du politique. En l’absence d’une bureaucratie moderne, les mécanismes de fidélités, de clientèles, les liens d’homme à homme prennent une place prépondérante. Très tôt, la monarchie a dû s’appuyer sur les Grands, immensément riches, qui se partagent au sommet de l’Etat les places et les honneurs, tout en sachant que l’instabilité peut venir de leur défection. On le voit pendant la Fronde, où la dissidence des Condé ou des Orléans entraîne avec elle des milliers de gentilshommes liés à eux par des obligations clientélistes. Pour contrer le pouvoir des Grands, la monarchie a dû, dès le XVIe siècle, développer le monde des offices, d’où est sortie à son sommet la noblesse de robe. En 1665, on comptait 45 000 titulaires d’office (à comparer avec nos 2,5 millions de fonctionnaires directs de l’Etat). Mais les officiers ont fini eux-mêmes par échapper à l’emprise du pouvoir par la vénalité et la transmission héréditaire des charges. On sait combien, en particulier, les parlementaires ont été gens indépendants et indociles.

Comment après la terrible crise des années 1635 à 1652 due à l’effort de guerre et à la fiscalisation à marche forcée du royaume – cette  » naissance dramatique de l’absolutisme  » comme l’appelle Yves-Marie Bercé – s’est opéré le retour à l’ordre ? Pour échapper aux forces centrifuges de l’épée et de la robe, les cardinaux-ministres, Richelieu puis Mazarin, font émerger une nouvelle catégorie de fonctionnaires royaux, les  » commissaires « , nommés par  » commission  » et révocables à volonté, par exemple les intendants. Cet expédient étant insuffisant, ils sont conduits à créer leurs propres réseaux de clients, poussant dans les hautes fonctions de la Cour et au sein de l’élite régionale leurs parents, leurs amis, leurs protégés. En devenant eux-mêmes courtiers du patronage royal, en distribuant les pensions, les bénéfices ecclésiastiques, les lettres d’anoblissement et grâces de toutes sortes, ils entrent en concurrence avec les réseaux des grands féodaux qui dès lors déclinent. Tout cela se fait au prix d’un enrichissement aussi fabuleux que scandaleux. La fortune de Mazarin avoisine les 35 millions de livres, le quart du budget annuel de l’Etat. Du moins, comme son prédécesseur, a-t-il bien servi le roi.

Sitôt Mazarin mort, en mars 1661, Louis XIV annonce qu’il ne prendra pas de premier ministre. Et pour qu’on se le tienne pour dit, en septembre de la même année il fait arrêter son surintendant des finances, Nicolas Fouquet, qui ambitionnait le poste. Puis il réorganise le Conseil d’en haut, l’organe suprême de la monarchie, d’où il exclut la reine-mère, les princes du sang et le Chancelier. Le contrôleur général des Finances devient sous son autorité directe le personnage-clé. A l’Etat de Justice se substitue l’Etat de Finance, comme l’a dit Michel Antoine. Mais Louis n’a pas de prise directe sur le pays ou si peu. Un secrétariat d’Etat, c’est cinq ou six bureaux, quelques commis, au total 7 à 800 personnes, avec les intendants et les maîtres des requêtes… Faute d’administration centrale, il choisit de partager ses faveurs entre deux clans, les Colbert et les Le Tellier-Louvois, suscitant volontairement la concurrence au sein de l’appareil gouvernemental. Par ce jeu de bascule savamment dosé, il élargit son espace politique. A l’âge du ministériat, dans lequel le monarque se trouvait isolé face à un Premier ministre disposant d’une clientèle propre, succède l’âge des clans. Le roi gouverne par arbitrage, mais les clans, avec leurs réseaux de créatures, subsistent au cœur de l’Etat. Le souverain est obligé de compter avec eux. A la mort de Louvois, en 1691, Louis XIV, âgé de près de cinquante-trois ans, s’implique directement dans le travail ministériel, ce qu’on appelle la liasse. Il devient son propre Premier ministre. C’est la dernière étape de la construction de la monarchie administrative. Les ministres, les commis, les conseillers lui rendent compte directement. Ses collaborateurs ne sont pas tous de médiocres Chamillart – songeons par exemple à Pomponne, à Torcy ou aux deux Pontchartrain – mais aucun n’a les moyens d’animer un clan colonisant l’Etat.

Cette modification du processus décisionnel – le roi cessant d’être l’arbitre entre les clans pour devenir le seul et unique gestionnaire du royaume – renforce l’isolement du pouvoir royal, qui a déjà coupé tous les ponts avec la société, fermé ou encadré tous les canaux de communication traditionnels (états généraux, droit de remontrance des parlements, états provinciaux…). L’enfermement du gouvernement à Versailles, à partir de 1682, n’arrange rien. En même temps, Louis XIV est parvenu à domestiquer la haute noblesse. Je n’insisterai pas sur le  » système de la cour « , qui servait au roi d’efficace instrument de manipulation sociale, destiné à réguler les tensions et organiser la circulation des élites, système qu’a étudié M. Le Roy Ladurie . Avec de petits riens, distribués en toute liberté, avec des vanités, des  » chimères « , comme dit Saint-Simon, des préséances qui avivent les jalousies, il réussit à discipliner la haute aristocratie turbulente et frondeuse. Un battement de cils suffit à ramener l’ordre là où naguère il fallait engager des régiments entiers. Je n’insisterai pas davantage sur la liturgie royale mise en place à Versailles, celle du dieu qui donne et qui pardonne, maître des grâces comme des disgrâces : On se bat pour avoir droit à un tabouret devant la reine, droit à un coussin à l’église, droit à une porte s’ouvrant à deux battants au lieu d’un. Pendant ce temps, on oublie les guerres intestines…Dans la construction de l’état louis-quatorzien, une place toute particulière doit être réservée à la propagande royale, qui s’installe avec la Petite Académie, fondée par Colbert (ancêtre direct de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres), avec la mobilisation des écrivains et des artistes au service de la louange du roi, avec la mise en scène des pompes royales, les Te Deum, les ballets de cour, carrousels et autres divertissements royaux. Dès 1654 le sacre de Reims a d’ailleurs donné au pouvoir royal la dimension transcendantale qui lui permet d’échapper à la concurrence des autres corps du royaume. Cette sacralisation de l’autorité légitime est entre ses mains l’un des plus puissants moyens de cohésion sociale. Le Prince, être quasi divin, investi par Dieu pour régner en maître absolu sur ses peuples, attend de ses sujets soumission et adulation. Par le sacre, il devient le maître des âmes de son royaume. Bossuet le dira : désobéir au roi, c’est commettre un sacrilège.

Ainsi Louis XIV a-t-il suppléé à la faiblesse chronique de l’Etat, à la vénalité des offices, à l’absence d’un droit unique couvrant tout le royaume et créé l’Etat moderne, non par l’autocratie ou l’envoi en province d’armées de fonctionnaires – il en eût été bien incapable -, mais par la fédération progressive autour de lui des fidélités des Grands, des clientèles ministérielles, par l’intégration des réseaux périphériques et de la haute aristocratie au corps politique. Assurément, il n’a pas réalisé un Etat unifié et rationnel, remodelé le droit, supprimé l’effarant chevauchement des coutumes et la divergence des jurisprudences. C’eût été la table rase révolutionnaire, méthode guère applicable dans le cadre du vieil Etat royal, qui coiffait tant bien que mal la tumultueuse et anarchique société d’ordres de l’ancien régime. Même si les révoltes provinciales sont allées en déclinant, Louis, plus qu’il ne l’a voulu, a dû s’accommoder des structures existantes. Pour asseoir son pouvoir, il lui a fallu s’appuyer sur les oligarchies locales, conclure avec elles une série de compromis, confirmant ou étendant leurs privilèges. Les parlements, les états provinciaux, à condition de se cantonner dans leurs domaines de compétence, ont finalement joui d’une grande autonomie, et l’aristocratie locale, qui acceptait de soutenir le pouvoir, a bénéficié d’une bonne part de la manne financière. En témoignent encore aujourd’hui les beaux hôtels particuliers de nos grandes villes de province.

On ne peut pas dire pour autant que le pouvoir royal soit foncièrement conservateur, prisonnier de la société aristocratique. En choisissant ses commis au sein de la noblesse de robe ou de la grande bourgeoisie, le monarque pèse sur les stratifications sociales, modifie les modèles de représentations. Malgré ses propres faiblesses, le pouvoir profite de la moindre faille. Tout lui est bon pour étendre son emprise, disloquer un peu plus la vieille société  » d’ordres et d’estats « . En contrôlant les dettes des communautés, il étend sa mainmise sur l’administration des villes et des gros bourgs. Il ne convoque plus certaines assemblées d’états provinciaux. A la fin du règne, les intendants, longtemps en rivalité avec les gouverneurs, ont enfin assis leur pouvoir, bénéficiant d’une meilleure marge de manœuvre vis-à-vis des réseaux de notables ou des autorités traditionnelles. Comme tout bon Capétien, Louis XIV a joué sur des registres contradictoires, rassemblant en père de famille affectionné les groupes sociaux, tout en veillant à maintenir un minimum de tensions et à couper les ailes des puissants. Il a utilisé, mieux que ses prédécesseurs, ce pouvoir que j’ai appelé  » trifonctionnel  » , à la fois fédérateur, diviseur et niveleur. Il protège les communautés, les familles et ses loyaux sujets, mais une vigilance élémentaire l’incite à contrôler sa sphère d’influence, afin d’empêcher l’empiètement des corps. Voilà pourquoi, tout en étant fédérateur, le pouvoir royal doit être aussi diviseur. C’était la condition de sa survie. A lui d’organiser les rivalités entre coteries, de jouer des susceptibilités de rangs et de prestige ; à lui de favoriser, par la distribution des grâces, l’émulation des familles et des individus. Le pouvoir royal est également niveleur, poussé comme tout pouvoir, par une tendance hégémonique : il cherche non à ruiner – ce n’est pas son intérêt – mais à amoindrir les môles de résistance, à écarter les rivaux potentiels, bref, à affaiblir les Grands. La monarchie absolue, a dit François Furet, n’a cessé  » de tisser une dialectique de subversion à l’intérieur du corps social « . Louis XIV a poussé la vieille machine de l’ancien régime à son apogée, sans en renouveler les bases. Ce pouvoir trifonctionnel, ses successeurs, aux prises avec la réaction nobiliaire et la révolte égoïste des corps, seront dans la totale incapacité de le maintenir intact. Face à une opinion publique qui aspire à l’égalité et critique de plus en plus la société traditionnelle, l’autorité monarchique, embarrassée par ses contradictions internes, entrera alors en crise. Ce n’est pas l’absolutisme louis-quatorzien qui sera l’une des principales causes de la Révolution, ce sera plutôt son évaporation au sein d’une société en décomposition…

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Après ces trop brefs aperçus sur le roi et le royaume, il me reste à esquisser un bilan du règne. Au passif, évidemment, il faut inscrire les guerres : 33 années. Les deux premières, celles de Dévolution et de Hollande, ont été indiscutablement voulues par Louis XIV. Cette dernière a été l’une des grandes erreurs du règne. On sera plus nuancé sur la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, ou sur la plus meurtrière de toutes, la guerre de Succession d’Espagne, mais il n’est pas contestable que les maladresses provocatrices du roi ont contribué à leur déclenchement. Il est certain aussi que la structure de l’Europe, avec ses systèmes dynastiques, ses jeux d’alliances, ses princes affamés d’ambition et ses Etats-nations en gestation, poussait aux conflits. Prenant pour eux le discours triomphaliste et la propagande laudatrice de l’Apollon, du Jupiter ou du Mars triomphant, à usage interne, qui visait à rassembler autour du trône la noblesse turbulente, les ennemis du roi de France l’ont vite accusé d’aspirer à la  » monarchie universelle « . En réalité, si l’on excepte l’aventure hollandaise et l’acceptation du testament de Charles II d’Espagne, la politique de la France était essentiellement axée sur la défense du  » pré carré « , chère à Vauban. A l’aune des souverains de son temps, Louis XIV n’était certainement pas le plus malhonnête intellectuellement, ni le moins respectueux des alliances. L’empereur Léopold, Guillaume d’Orange, Victor-Amédée de Savoie ou le Grand Electeur Frédéric-Guillaume n’ont pas eu ses scrupules. Et quand Marlborough s’en allait en guerre en Bavière, ses ravages ne le cédaient en rien en cruauté aux deux sacs du Palatinat par Turenne et le comte de Tessé.

Au plan interne, une des grandes fautes est évidemment la révocation de l’édit de Nantes qui choque, à bon droit, notre conscience moderne. On pensait tout autrement à l’époque. Le clergé, les parlements, l’immense majorité des corps constitués et de la population ont poussé le roi à cette décision, préparée de longue date par un minutieux travail de sape des communautés huguenotes. L’édit de Nantes paraissait une anomalie en Europe, face à des pays soucieux de réaliser leur unité religieuse. Ce n’est pas une excuse, mais la France n’a pas eu le monopole de la persécution religieuse. Songeons par exemple à l’Irlande de Cromwell ou au coup monté de Titus Oates dans l’Angleterre de 1678. Le roi a été trompé par les ministres, les gouverneurs, les intendants sur le nombre et la qualité des abjurations, sur les dragonnades, dont il avait réprouvé les excès. L’information qui lui parvenait était tamisée à plusieurs niveaux. Seules remontaient les bonnes nouvelles. A bien des égards, la Révocation est un drame de la communication. Il n’en reste pas moins que Louis XIV en porte la responsabilité. Son aveuglement ne fait aucun doute : le roi se croyait un apôtre, dit Saint-Simon. D’où la répression contre les  » opiniâtres « , envoyés aux galères, et plus tard, l’impitoyable guérilla cévenole… A force d’avoir coupé les ponts avec la société et ses institutions représentatives, la monarchie versaillaise était devenue autiste. Quant aux conséquences économiques, pour désastreuses qu’elles furent – près de deux cent mille départs clandestins – elles ne sont rien comparé aux désastreuses saignées causées par le couple infernal de la famine et de la guerre. De longs développements seraient nécessaires pour parler du reste de la politique religieuse, qui, sur fond d’anti-jansénisme, a varié du gallicanisme à l’ultramontanisme, de l’affaire de la garde corse ou de celle de la régale à l’ahurissante bulle Unigenitus, arrachée en 1713 par Louis XIV à Clément XI, bombe à retardement et à fragmentation qui devait coûter si cher à la monarchie du XVIIIe siècle. Ce que la Révocation avait réussi à créer – l’union du trône et de l’autel, essentielle pour le renforcement du pouvoir -, l’Unigenitus allait le gangrener en y introduisant des germes mortels de dissolution.

A l’actif, il faut inscrire l’agrandissement territorial de la France (Lille, Dunkerque, la Flandre wallonne, le Hainaut, le Cambrésis, la Franche-Comté, Strasbourg, la Basse-Alsace, le Roussillon…), rendant les frontières plus sûres, celles du nord-est notamment. Il est certain que, sur le plan militaire, la monarchie solaire a bénéficié du déclin espagnol et, pendant une bonne partie du règne, de la menace turque à l’est. On n’aura garde, bien entendu, d’oublier Versailles, qui servira de modèle à l’Europe royale et princière, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, Trianon et Marly, l’embellissement de Paris (la colonnade de Perrault, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, les places Vendôme et des Victoires…).

Au crédit du roi, ajoutons la remarquable administration de Colbert, qui, dépassant très largement le domaine financier, visait à la rationalisation de l’Etat et au développement économique (codification des ordonnances, création de manufactures royales, développement de l’industrie métallurgique ou textile, contrôle de la qualité, essor naval et colonial, etc.), ajoutons encore les grandes réformes de l’armée, sous l’égide de Michel Le Tellier et de son fils Louvois, le rayonnement exceptionnel des arts et des lettres, en bonne partie imputable aux goûts du roi. Ce mécénat royal commence avec l’enrôlement de la brillante équipe de Nicolas Fouquet, Le Vau, Le Brun, Le Nôtre, et finit par gagner tous les domaines. La gloire du souverain est alors indissociable de celle de la France. Cela étant, ne faisons pas de contre-sens, Louis XIV n’a jamais dit :  » L’Etat c’est moi !  » Tout au contraire, il déclarera sur son lit de mort :  » Je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours « .

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En conclusion, malgré les erreurs et les graves fautes du règne, on estimera que la balance penche davantage du côté de l’actif que du passif. Mais la grandeur de Louis réside moins, à mon sens, dans l’apothéose de la jeunesse ou la gloire de Nimègue que dans cette fermeté de caractère qu’il sait opposer à la fin de son règne aux terrifiantes tempêtes et aux arrogants défis du destin : le refus de courber la tête quand, en 1709, malgré les énormes concessions territoriales déjà consenties, la coalition des ennemis veut dépecer la France et atteindre le vieux roi dans son honneur personnel en l’obligeant à déclarer la guerre à son petit-fils Philippe V ; son courage quand, à près de soixante-quatorze ans, en juillet 1712, voyant le prince Eugène prêt à fondre sur Paris sans défense, il refuse de replier le gouvernement à Chambord et envisage de se porter sur la Somme avec les dernières troupes, afin  » de périr ou de sauver l’Etat « , comme il le dit à Villars ; sa résignation chrétienne enfin, quand, en 1711 et 1712, il voit brutalement disparaître ses proches, son fils le Grand Dauphin, son petit-fils le duc de Bourgogne, l’épouse de celui-ci, la charmante duchesse de Bourgogne, et son arrière-petit-fils, le petit duc de Bretagne. Dévoré de chagrin, atteint dans sa chair, il accuse le coup, mais garde ferme le gouvernail.  » Vous avez perdu deux filles qui avaient bien du mérite, dit-il douloureusement en avril 1711 à son musicien préféré, moi j’ai perdu Monseigneur ; Lalande… il faut se soumettre ! « . Oui, à ce moment-là, Louis XIV a bien mérité le surnom de Louis le Grand tant il est vrai que, pour les rois comme pour les humbles mortels, la vraie grandeur reste toujours celle de l’âme.

Texte des débats ayant suivi la communication