Séance du lundi 13 janvier 2003
par M. Georges-Henri Soutou
Né en 1931 dans la région de Stavropol, Mikhaïl Gorbatchev est au départ un pur produit du système soviétique. Issu d’une famille paysanne, origine moins noble aux yeux du pouvoir communiste qu’une ascendance ouvrière mais néanmoins acceptable car prolétarienne, il connaît une enfance et une jeunesse rudes, mais somme toute heureuses. Si on ajoute un grand-père maternel ukrainien et responsable dans sa région de la collectivisation de l’agriculture, et un grand-père paternel au contraire fort peu stalinien et très individualiste, et si on sait que les deux hommes furent tous deux impartialement arrêtés lors des purges de 1937, on a l’ébauche d’un destin soviétique, d’une vie comme il y en eut des millions, dans une société qui n’était malgré tout pas entièrement réductible au système communiste et dont nous connaissons à mieux comprendre les mécanismes profonds et l’évolution, évolution qui n’est pas étrangère à notre sujet. Soulignons cependant qu’à la différence des ses prédécesseurs Gorbatchev appartient à la génération qui n’a pas participé directement aux deux expériences traumatisantes des grandes purges et de la deuxième guerre mondiale.
Très tôt Gorbatchev est entré dans les cadres du régime et a bénéficié des promotions que celui-ci permettait, selon le cursus habituel (d’abord le Komsomol comme tout le monde, puis le Parti, beaucoup plus sélectif). Ce qui n’était pas habituel c’est que dès l’âge de 17 ans notre héros fut décoré de l’Ordre du Drapeau rouge, pour avoir efficacement aidé son père à bord de la moissonneuse-batteuse que celui-ci conduisait. Inhabituelle également son entrée au Parti après les deux ans de stage obligatoire dès 1952, à vingt et un ans, c’est-à-dire trois ans plus tôt que l’âge normal. Sa décoration et son statut précoce de candidat stagiaire au Parti facilitèrent son entrée en 1950 à la prestigieuse et très recherchée Université de Moscou, à la Faculté de Droit. On remarquera que Gorbatchev bénéficia ainsi d’une formation juridique certes très particulière mais inconnue de la plupart des dirigeants de la génération précédente, et dont il conserva, à mon avis, un souci d’adéquation entre les textes juridiques et constitutionnels et la politique effectivement suivie, souci largement absent chez ses prédécesseurs.
Ici se pose la question du bagage intellectuel que pouvait se constituer un jeune soviétique, en dehors des cours obligatoires de matérialisme dialectique. Notons d’abord que les classiques de la littérature mondiale étaient largement accessibles, y compris dans la bibliothèque du village natal de Gorbatchev. D’autre part, malgré le conformisme ambiant le programme de la Faculté de Droit (qui ne comprenait pas seulement les auteurs marxistes mais aussi le latin, le droit romain, les constitutions étrangères) permettait un minimum d’ouverture sur le monde, encore renforcée par les abondantes discussions entre étudiants. D’une façon générale d’ailleurs, la censure et le conformisme inhérents au système n’excluaient pas la possibilité, pour les chercheurs et pour les membres qualifiés de la Nomenklatura, d’accéder, dans des bibliothèques spéciales ou par des éditions limitées, aux ouvrages interdits, y compris d’auteurs occidentaux hétérodoxes, ce dont bénéficièrent pleinement Gorbatchev lui-même et ses futurs conseillers à partir de 1985, en particulier des hommes comme Iakovlev, Tcherniayev, Gratchev, auxquels nous devons des livres extrêmement précieux pour comprendre leur chef et son époque. Sans parler des ouvrages illégaux diffusés dans le cadre du Samisdat, dont on sait que certains ont été lus par Gorbatchev. Sans en faire bien sûr un intellectuel, il était mieux préparé que ses prédécesseurs à accueillir des idées nouvelles. Il existait en effet, au moins depuis le dégel khrouchtchévien, des idées et des débats en marge (je ne dis pas en dehors) de l’idéologie officielle, par exemple dans le secteur des instituts de l’Académie des Sciences ou dans certaines sections de l’administration du Comité central, ou encore dans les milieux équivalents des Démocraties populaires, en résonance avec ce qui se passait à Moscou, débats sans lesquels le programme de la Perestroïka et de la Nouvelle pensée à partir de 1985 ne sont pas compréhensibles. La crise de l’URSS dans les années 80, qui va constituer la toile de fond de notre propos, n’était pas à proprement parler une question de sous-développement ou d’ignorance des réalités, mais la conséquence de l’échec d’un système politique, économique et social, de l’idéologie qui le sous-tendait, du conformisme qu’il engendrait, de l’enchevêtrement des situations acquises et des intérêts qu’il confortait.
Après des années heureuses à Moscou, y compris son mariage avec Raïssa, Gorbatchev rejoignit Stavropol en 1956 et y commença une brillante carrière dans le Komsomol et au Parti, qui devait le conduire en 1970 au poste de premier secrétaire du Parti pour la région de Stavropol, l’une des 95 de l’URSS, étendue à peu près comme le Benelux et qui va constituer sa première base de puissance. Là commencent les paradoxes du personnage: il fait partie de la génération entrée dans la carrière avec le XXe Congrès et au moment de la déstalinisation lancée par Khrouchtchev, génération que l’on retrouvera aux postes de commande à partir de 1985 pour lancer les réformes, et pourtant il est l’un des poulains de Brejnev; il est proche de Souslov, l’austère et rigide idéologue du régime; très proche d’Andropov, successeur en 1982 de Brejnev, homme intelligent, comprenant qu’il fallait sortir de la “stagnation” brejnévienne, mais en même temps très dur, comme le montre son traitement des dissidents à l’époque où il dirigeait le KGB, et parfait léniniste strictement confiné dans le système. C’est pourtant grâce à ces hommes que le futur réformateur et même liquidateur du régime commence sa carrière au niveau national, et devient en 1978 secrétaire du Comité central, chargé de l’agriculture, puis entre au Politburo.
Pour commencer à expliquer ce paradoxe notons néanmoins deux éléments. Tout d’abord son âge: il a vingt ans de moins que la moyenne d’âge des gérontes du Politburo, il personnifie une relève dont les dirigeants les plus avisés comprennent la nécessité. D’autre part il est le seul d’entre eux à avoir réellement voyagé en Occident, dès les années 70, dans des conditions lui permettant d’acquérir une certaine connaissance objective de celui-ci: en Belgique, en France où il conduisit lui-même sa voiture de Paris à Marseille, en dehors du circuit officiel classique des apparatchiks soviétiques rendant visite aux “partis frères”. Un voyage particulièrement marquant fut celui qu’il accomplit au Canada en 1983, où il fut reçu par l’ambassadeur, Alexandre Iakovlev, l’un de ses conseillers les plus influents par la suite. De ces voyages Gorbatchev retint une chose: on vivait mieux en Occident. Il n’en tirait absolument pas la conclusion qu’il fallait supprimer le communisme soviétique, mais qu’il fallait le réformer: pourquoi pas selon les thèses “eurocommunistes” du Parti italien, qui fit grande impression sur lui quand il se rendit à Rome en 1984 à l’occasion des funérailles de Berlinguer?
Car tout le monde en URSS au début des années 80 savait, y compris au Politburo, que l’URSS était en crise et avait besoin de réformes, même si elle restait une superpuissance nucléaire et mondiale, à la tête d’un Empire intérieur et extérieur et à la tête du mouvement communiste international. Mais bien peu, même en Occident, estimaient à l’époque que le système était réellement menacé, et l’opinion la plus répandue aujourd’hui chez les spécialistes est que sans le mouvement lancé par Gorbatchev, dont il n’avait certes pas prévu les conséquences ultimes, les choses auraient pu durer encore longtemps. Cependant il faut bien comprendre selon quel mécanisme intellectuel faussé on envisageait le problème de la réforme en 1985, car cela contribue sans doute à expliquer le deuxième paradoxe de Gorbatchev: nommé secrétaire général par le Politburo afin de sauver le système, et bien décidé à le faire, en digne successeur spirituel d’Andropov, il finit par présider à sa chute. On est conscient en effet en 1985 des échecs: échec économique, avec une stagnation et un recul de la productivité; échec technologique et donc militaire, avec un retard de quinze à vingt ans sur l’Occident en matière électronique et informatique; échec politique, avec les troubles qui se généralisent dans les Démocraties populaires, et avec les problèmes internes que connaît le PCUS, en particulier dans les Républiques périphériques souvent gagnées par une gangrène politico-mafieuse; échec international, avec l’enlisement en Afghanistan et la décision du chancelier Kohl en 1983 d’autoriser la mise en place des Pershing-II américains en RFA. Mais ces échecs sont compris comme des échecs dans le système, pas du système. D’autre part on est divisé sur la ligne générale des réformes à effectuer: pour les uns, il s’agit avant tout de rétablir la puissance soviétique dans la compétition avec l’Occident; pour les autres, il s’agit de restaurer le socialisme, compromis par la bureaucratie et la dérive nomenklaturiste. Gorbatchev est donc chargé de deux missions en fait différentes, sans savoir ou pouvoir choisir entre les deux. Mais dans les deux cas il s’agit toujours de “construire le communisme”, nullement d’en sortir. Même pour les plus audacieux de ses conseillers, qui pressent Gorbatchev de réconcilier le socialisme de type soviétique avec la démocratie, sans se rendre compte que c’est là une contradiction fondamentale, qui est sans doute à la racine de l’échec de l’entreprise. Sans compter que jusqu’en 1990 Gorbatchev comprend la démocratie comme démocratie dans le Parti, avec la possibilité pour différents courants de coexister, mais dans un système de parti unique, pas dans une démocratie pluraliste dans le sens occidental.
Il n’est donc pas étonnant que dans une première période (1985-1986), Glasnost et Perestroïka à l’intérieur, Nouvelle pensée à l’extérieur soient surtout des mots d’ordre destinés à encadrer une reprise en main du Parti, de l’Etat et de la société, au nom d’un projet encore marqué par l’idéologie et par le volontarisme léniniste. Ce n’est pas le résultat d’une quelconque prudence due à une opposition à Gorbatchev, qui n’apparaîtra sérieusement qu’en 1987, cela correspond à ses orientations fondamentales initiales. L’économie et la société seront redressées rapidement, pense-t-il, par le rétablissement de la discipline, par l’implication accrue et “créatrice” des cadres du Parti (il n’a pas encore compris que c’était justement cette intrusion constante du Parti dans tous les aspects de la vie nationale qui était au coeur du problème) et par des mesures-choc comme la campagne anti-alcoolique. Le simplisme de ce programme fut aggravé par les défauts de Gorbatchev, maintenant qu’il était à la tête du système et que rien, même la chose la plus simple, ne pouvait se faire sans son aval, dans un processus de décision que nous connaissons désormais et qui était effarant de lourdeur. En effet il ne fut jamais capable d’organiser efficacement son réseau d’autorité, ni de suivre dans le détail la réalisation des grandes idées qu’il lançait. En particulier son ignorance totale en matière économique le rendit incapable de comprendre les conditions indispensables pour pouvoir sortir sans catastrophe de soixante dix ans d’économie dirigée. Restant sur les cimes “des grands processus de notre temps”, cédant au travers fréquent des chefs d’Etat en difficulté consistant à préférer la compagnie des collègues étrangers au règlement des problèmes internes, il ne consacra pas à ceux-ci la même attention vigilante que ses prédécesseurs, ce qu’il explique qu’il ait été tant de fois surpris, par exemple par les mouvements centrifuges dans les Républiques, pourtant évidents pour les experts occidentaux depuis le milieu des années 70, ou encore par le putsch d’août 1991. D’autre part Gorbatchev fut constamment freiné par ses hésitations devant des modifications radicales: il considérait toujours le PCUS comme une organisation populaire et légitime et avait psychologiquement du mal à dépouiller le vieil homme. Selon le mot de l’écrivain Yuri Bondarev, la Perestroïka était un avion auquel on donnait l’ordre de décoller, mais sans lui dire où atterrir.
Mais revenons à 1985. Sur le plan international, il fallait absolument obtenir un répit dans une course aux armements que l’URSS ne pouvait plus suivre, afin de lui permettre de rétablir sa position et ses moyens de puissance. D’autre part la période antérieure de tension, depuis le milieu des années 70, avait plutôt amené l’Occident à se durcir; une nouvelle Détente, et c’était là une recette soviétique traditionnelle depuis Lénine, amènerait au contraire l’Ouest à relâcher la pression et peut-être même à se diviser. Ce fut en gros ce qu’expliqua Gorbatchev à plusieurs reprises, lors des séances du Politburo ou aux fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères à l’occasion d’un discours prononcé en mai 1986. Ce fut au nom de cette politique que furent menées les négociations stratégiques avec Washington: sommet de Genève en 1985, de Reykjavik en 1986, traité sur les missiles à portée intermédiaire en décembre 1987. Autant de grands succès d’ailleurs pour Gorbatchev: son prestige en Occident devint d’emblée considérable, la course aux armements, ruineuse pour l’URSS, fut ralentie, la suppression des Pershing-II par le traité de 1987 représentait pour Moscou un avantage considérable, pour des raisons techniques dans lesquelles nous n’entrerons pas ici. Et en outre, comme prévu, Européens et Américains commencèrent à se diviser, les premiers redoutant un éventuel désengagement nucléaire des seconds.
Que l’on relise les débats du XXVIIe Congrès en 1986 ou le livre Perestroïka publié par Gorbatchev en 1987: c’est encore une vision très dure, très idéologique, qui souligne l’antagonisme fondamental avec le monde capitaliste, “en crise générale approfondie” (dernier stade avant la “crise finale” de la parousie révolutionnaire), qui appelle à utiliser les contradictions internes du monde occidental en s’appuyant sur le tiers monde.
Certes, on voyait apparaître aussi la notion de “valeurs humaines universelles” transcendant les oppositions de classes, comme le refus de la guerre nucléaire, l’écologie, la “dégradation de la culture”. Une “nouvelle pensée” devrait permettre de résoudre “ces contradictions globales touchant les fondements mêmes de la civilisation”. Tout cela tranchait très fortement avec le discours de la période brejnévienne. Mais, outre que ce n’était pas absolument nouveau, car Malenkov en 1953 et Khrouchtchev en 1956, prenant conscience de la catastrophe universelle que serait une guerre nucléaire, avaient eux aussi évoqué des valeurs communes à l’ensemble de l’humanité, tout cela restait très dialectique: en effet si la défense des valeurs de civilisation était bien un intérêt pour toute l’humanité, c’était le capitalisme qui les menaçait et le socialisme seul qui pouvait les sauver. La défense de ces valeurs était donc la forme nouvelle de la lutte des classes. En fait le sens profond de la politique de Gorbatchev dans cette première période nous est donné par deux de ses formules: “l’accélération des réformes est une nouvelle forme de combat contre le capitalisme, en fait la seule possible désormais” (au ministère des Affaires étrangères en mai 1986); et il déclara à l’ambassadeur à Washington Dobrynin, qu’une évacuation simultanée des troupes américaines et soviétiques d’Europe était souhaitable: les troupes américaines repasseraient l’Océan tandis que les troupes soviétiques reculeraient de quelques centaines de kilomètres seulement: leur présence serait ressentie “de façon quasiment palpable par tous les Etats européens”. Cela donnait un sens particulier au slogan de la “Maison commune européenne” apparu à l’occasion de sa visite en France en octobre 1985. Ce n’est qu’en Asie que Gorbatchev fut d’emblée prêt à changer de politique, à envisager l’évacuation de l’Afghanistan dès que possible ainsi que des concessions à Pékin. La Nouvelle pensée devenait là réalité, mais sous le poids de la nécessité. Le maximum que l’on pouvait admettre était des modifications de la ligne stratégique, mais toujours dans le cadre de l’opposition irréductible avec le monde capitaliste. La Nouvelle pensée s’inscrivait encore dans la matrice de la politique extérieure soviétique, formée par les expériences-mères de Brest-Litovsk et de la NEP. Gorbatchev restait toujours fidèle à l’inspiration de Lénine, dont il se réclamait d’ailleurs constamment.
Mais à partir de 1987-1988 on assista à un approfondissement de la Perestroïka et de la Nouvelle pensée. Elles devinrent réelles, et plus seulement rhétoriques. Pour quelles raisons? D’abord parce que la crise du système soviétique n’était nullement ralentie par les premières mesures prises en 1985-86: il fallait aller beaucoup plus loin. Ensuite un événement dramatique souligna toutes les faiblesses du système et força Gorbatchev et l’ensemble de la direction à une révision déchirante: la catastrophe de Tchernobyl en avril 1986, aux conséquences considérables.
Plus profondément encore on est placé là devant le mystère de Gorbatchev: à quel moment ce hiérarque soviétique a-t-il compris que des réformes très profondes, allant bien au-delà d’un simple rappel aux normes léninistes, étaient indispensables? Ses conseillers l’y poussaient depuis le début; d’après les témoignages de ceux-ci, c’est à partir du milieu de l’année 1986 (et le traumatisme de Tchernobyl n’y fut certainement pas pour rien) que Gorbatchev comprit que la réforme ne pourrait pas venir de l’intérieur du Parti, et devrait lui être imposée. Un élément déterminant fut la préparation du 70e anniversaire de la Révolution d’Octobre en 1987: la préparation du discours-programme idéologique que l’on attendait de lui à cette occasion amena Gorbatchev, poussé par ses conseillers mais aussi par ses propres lectures, à toute une série de réévaluations historiques fondamentales. Dans son discours du 7 novembre 1987 le secrétaire général réhabilita ainsi Boukharine, véritable tremblement de terre remettant en cause toute l’histoire officielle du Parti, qui était encore celle qu’avait voulu imposer Staline. D’une façon générale d’ailleurs Gorbatchev renoua avec la déstalinisation interrompue par Brejnev, fit publier les listes d’ordres d’exécution à l’époque des grandes purges, entama un processus de clarification des massacres de Katyn, qu’il ne poursuivit cependant pas à son terme. Mais Gorbatchev suivit de près le mouvement de contestation des dogmes officiels qui se développait toujours plus en Russie: sans tout accepter, et en particulier avec une grande réticence à remettre Lénine lui-même en cause, il évoluait cependant.
Un autre facteur déterminant fut probablement aussi, d’après Tcherniayev, que Gorbatchev se rendit compte que pour faire prendre au sérieux sa politique extérieure par l’Ouest il fallait que l’URSS devînt crédible grâce à de profondes réformes intérieures. Le retour d’exil de Sakharov à la fin de 1986 fut sans doute une conséquence éclatante de cette nouvelle orientation, mais aussi du fait que Gorbatchev comprit qu’il ne pourrait pas réaliser son programme de réformes en s’appuyant seulement sur le Parti: il fallait utiliser, non pas pour remplacer le Parti mais pour l’aiguillonner, ce qu’il appelait le “facteur humain” et ce que nous appellerions la société civile, en lui rendant le droit à la parole et en supprimant la coercition. Cette décision, absolument fondamentale et que l’on a tendance à perdre de vue, dans la mesure où tant d’Occidentaux ont encore du mal aujourd’hui à admettre à quel point l’URSS (et pas seulement pendant la période stalinienne) reposait sur la coercition, se traduisit par une modification des articles concernés du code criminel en 1987 et par la libération de centaines de prisonniers politiques.
Sur le plan intérieur, la Perestroïka évolua en 1987-1989 dans les directions suivantes, imposées aux “conservateurs” lors du plénum du Comité central de septembre 1988. Tout d’abord une réorganisation du Parti, afin qu’il se décharge de la gestion courante dans tous les domaines et se consacre à sa vocation première d’animateur idéologique et politique. Parallèlement Gorbatchev comptait donner plus de pouvoirs aux organismes étatiques, à la fois pour des raisons d’efficacité dans la gestion du pays mais aussi (il restait suffisamment bolchevique dans ses réflexes) pour garantir son pouvoir: ainsi son élection par le Congrès des députés du Peuple en mars 1990 comme président de l’URSS le mettait à l’abri d’un éventuel vote du Comité central le démettant de ses fonctions de secrétaire général. D’autre part il fut décidé que les élections au Congrès des députés du Peuple, en 1989, seraient partiellement libéralisées: dans un système très complexe et globalement toujours contrôlé par le Parti un certain nombre de candidatures multiples furent admises. Même très surveillée, c’était une révolution.
Cependant durant cette période deux limites infranchissables subsistaient: le refus du multipartisme et le refus de la propriété privée, même si on parlait, mais de façon confuse, de passage à l’économie de marché. Il ne s’agissait pas de sacrifier le monopole du Parti, mais tout au plus, comme on l’a vu, de l’aiguillonner de l’extérieur pour obtenir une “interaction” entre lui et la société, ou encore d’autoriser en son sein la coexistence de différentes tendances. Il ne s’agissait pas non plus d’abandonner le socialisme, même démocratisé. Cependant ces limites aux réformes et les maladresses de l’équipe Gorbatchev dans la gestion quotidienne des affaires firent que l’on détruisit la cohérence d’un système qui avait sa logique, mais sans le remplacer réellement: la suppression de l’organisme de planification centralisée, le Gosplan, sans introduction de la propriété privée et d’un véritable marché provoqua une crise catastrophique et le début du processus de délitement mafieux de l’économie qui devait fleurir par la suite. L’amoindrissement du rôle du Parti, qui faisait auparavant tout tenir ensemble, sans lui substituer une constitution cohérente, une administration efficace et un véritable système judiciaire provoqua une gigantesque anarchie dans le sens propre du terme, et en particulier rendit ingérable et irréversible le processus d’émancipation des Républiques. Notons que sur ce dernier point l’équipe Gorbatchev fut très lente à comprendre l’évidence et ne sut pas proposer à temps de nouvelles règles pour gouverner les relations entre le centre et la périphérie. Ce qui fit que les élections qui eurent lieu partout en 1990 au niveau local (municipal, régional, républicain) selon le nouveau système semi-libéralisé adopté l’année précédente firent naître de nouvelles légitimités, indépendantes du Parti, et dont les rapports avec Moscou n’étaient pas vraiment réglés: ce fut l’une des causes de la chute de l’URSS en 1991, comme l’illustre bien ce que Boris Eltsine fit en Russie à partir de ces élections. D’autant plus que Gorbatchev, il faut le répéter, avait renoncé à la coercition: les incidents sanglants de Tiflis en avril 1989 ne sont certainement pas de sa responsabilité, ni très probablement ceux de Vilnius en janvier 1991.
Il y a un lien étroit entre la Perestroïka et la Nouvelle pensée dans cette période 1987-1989: dans les deux cas il ne s’agit pas de brader le système, mais de le transformer de façon contrôlée, dans les Démocraties populaires comme en URSS, afin de réaliser des objectifs encore très ambitieux. D’autre part la Perestroïka doit donner, à l’égard des Occidentaux, plus de crédibilité à la Nouvelle pensée, et en retour celle-ci doit permettre, en allégeant la pression extérieure sur l’URSS, de dégager des moyens pour réaliser les réformes, sans sacrifier l’essentiel de l’influence soviétique en Europe.
Les premiers signes de la nouvelle orientation se manifestèrent en Europe orientale: en mars 1988, à Belgrade, Gorbatchev se prononça pour l’indépendance des partis communistes, enterrant ainsi la “doctrine Brejnev”. Au mois de juillet suivant, il déclara à Varsovie que le parti polonais ne pourrait pas gouverner sans l’appui de Solidarité (alors interdite!); cela conduisit en avril 1989 à l’accord entre le gouvernement et Solidarité, qui légalisait le syndicat et préparait les élections semi-libres de juin 1989. Certes, ces élections réservaient un minimum de sièges au Parti (on remarque le parallélisme avec l’évolution soviétique) mais elles permirent néanmoins par la suite une sortie en douceur de la Pologne du communisme. En octobre 1989 Gorbatchev se rendit à Berlin-Est et laissa choir publiquement de façon très éclairante Honecker, qui refusait les réformes, au profit d’une nouvelle direction préparée en liaison avec l’URSS. Moscou impulsait donc désormais dans toute l’Europe orientale un changement de dirigeants et des réformes: soulignons-le, c’est l’URSS qui donna le signal de ces réformes, qui devaient déboucher sur une avalanche. Mais bien entendu la fin du communisme et de la présence soviétique en Europe orientale n’étaient nullement le but poursuivi: il s’agissait, de manière très classique, en changeant les dirigeants en Europe orientale de conforter le pouvoir de Gorbatchev à Moscou; il s’agissait de moderniser les régimes des démocraties populaires et leurs liens avec Moscou, en mettant l’accent davantage sur l’influence et moins sur le contrôle absolu, pour les rendre plus acceptables et sortir d’une crise endémique depuis le début des années 80 ; les objectifs de la Nouvelle pensée en Europe orientale étaient exactement les mêmes que ceux de la Perestroïka en URSS, et une étude attentive des deux processus montre leur étroit parallélisme.
En même temps les nouvelles orientations de politique extérieure sont désormais beaucoup plus profondes: lors d’une conférence de haut niveau au ministère des Affaires étrangères en juillet 1988 (on voit dans tous les domaines la même étape chronologique du printemps et de l’été 1988 et on subodore la politique d’ensemble qu’elle suppose) on déclara que la lutte des classes n’était plus le facteur dominant des relations internationales. On ajouta que l’URSS avait besoin d’une détente, pour régler ses problèmes et obtenir des crédits occidentaux et que la politique de pénétration du tiers monde, purement idéologique et trop coûteuse, devait être abandonnée. Il fallait d’autre part resserrer très fortement les objectifs soviétiques sur l’Europe. Les dirigeants russes étaient parvenus à la conclusion que l’URSS avait intérêt à réduire le poids de l’idéologie dans sa politique extérieure et à se concentrer sur ses intérêts de grande puissance, et même de grande puissance européenne. C’est ainsi qu’à l’occasion de son discours devant le Conseil de l’Europe le 6 juillet 1989 Gorbatchev revendiqua la pleine appartenance européenne de l’URSS, proposa l’établissement d’une “Maison commune européenne” basée sur des échanges économiques et culturels et sur un système de sécurité devant déboucher à terme sur la dénucléarisation de l’Europe et le départ des troupes américaines. Le tout basé également, on en parlait à l’époque dans des conversations entre Soviétiques et responsables de l’Internationale socialiste, sur un rapprochement entre le communisme réformé et la sociale-démocratie, qui aurait constitué le fondement idéologique et politique de la Maison commune. Il est clair que dans une demeure ainsi agencée, l’influence soviétique sur toute l’Europe aurait pu être considérable.
On le voit, quoique désormais profondes et plus de simple tactique ou de propagande, les nouvelles orientations correspondent encore à des objectifs ambitieux: il s’agit de sortir de la crise de la politique extérieure soviétique, mais par le haut, et en conservant certains objectifs antérieurs, comme le départ des Américains d’Europe. Cependant il ne s’agit pas simplement d’une super-NEP, comme le pensèrent à l’époque certains commentateurs ayant en tête le précédent de la politique de Lénine en 1921-1922: la suppression de la coercition et l’évolution de Gorbatchev lui-même font que l’on n’est pas en présence d’une simple étape tactique transitoire, mais d’une évolution irréversible.
Mais cette politique ambitieuse, la transformation de l’Europe orientale et de ses liens avec une URSS elle-même transformée, le passage du contrôle absolu sur l’Europe orientale à une simple influence, mais en échange l’extension de cette influence à l’ensemble du continent, tout cela devait échouer très vite, alors pourtant qu’à l’été 1989 Gorbatchev se trouvait au zénith, comme devait le montrer le succès de son voyage en RFA en juin. Pour quelles raisons? Outre les faiblesses internes de la Perestroïka déjà soulignées (crise économique, anarchie grandissante, en particulier dans les Républiques) il faut bien sûr rappeler que le mouvement de réforme lancé au départ par Moscou dans les Démocraties populaires échappa très vite à toute tentative de récupération ou de manipulation et devait aboutir dès 1989-1990 à une irrésistible et complète sortie du communisme, sauf un temps en Roumanie et en Bulgarie. L’exemple de la RDA, où les lignes de défense successives établies par les successeurs de Honecker mis au pouvoir avec la bénédiction de Moscou croulèrent les unes après les autres, est très éclairant. Cependant Gorbatchev lutta jusqu’au bout pour limiter les conséquences de ce bouleversement par rapport à la question allemande: il tenta d’abord de faire triompher la formule d’une simple confédération entre les deux Allemagne, appuyée sur une entente entre socialistes ouest-allemands et communistes est-allemands, englobée dans un système européen de sécurité qui aurait constitué la réalisation de la Maison commune. Il y aurait eu bien des partisans de cette formule, même en Europe occidentale et en RFA, à cause de la crainte que provoquait la perspective de la réunification, ou pour ne pas sacrifier la “spécificité” d’un Etat allemand socialiste. Ensuite Gorbatchev accepta la réunification, mais d’une Allemagne qui ne ferait pas partie de l’OTAN, ou, dernière tranchée, qui aurait dans l’OTAN un statut à part émasculant celle-ci. Mais le chancelier Kohl et le président Bush furent intraitables: Gorbatchev dut accepter, en juillet 1990, et la réunification, et l’appartenance pure et simple de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN. C’était la fin de la Guerre froide: à la conférence européenne de Paris de novembre 1990 l’URSS adhéra à une Charte pour l’Europe nouvelle qui fixait les normes démocratiques mais aussi libérales du continent. Elle abandonnait ainsi le marxisme-léninisme.
A la suite des événements et leçons de 1989-1990, Gorbatchev et ses conseillers parvinrent à la troisième étape de leur programme: désormais la réforme de la politique intérieure et extérieure serait complète et sans arrière-pensée, afin de faire de l’URSS une démocratie libérale et une économie de marché liées à l’Europe et à l’Amérique. C’est, d’après ses collaborateurs, en 1990 que Gorbatchev franchit le pas et ne se considéra plus comme socialiste au sens léniniste du terme. S’il tenait à rester secrétaire général du PCUS, c’était, selon son expression, “pour tenir ce chien enragé en laisse” et l’empêcher de tout faire échouer. Le dernier point qui distinguait Gorbatchev d’autres réformateurs démocrates était la volonté de sauver l’URSS, avec d’ailleurs l’appui des dirigeants occidentaux, eux aussi soucieux de maintenir une certaine stabilité dans cet immense espace multi-ethnique doté d’armes nucléaires. Gorbatchev était décidé à mener à son terme la démocratisation du pays et la transition vers l’économie de marché, ainsi qu’à refonder l’URSS sur la base d’une confédération volontaire entre membres égaux, afin d’éviter les immenses problèmes qu’entraînerait la dissolution de l’URSS. Le tout dans une transition ordonnée, fondée sur des principes que l’on pourrait qualifier de sociaux-démocrates, en essayant de remédier, mais c’était trop tard, aux limites et contradictions des premières phases de la Perestroïka. Sur le plan international, depuis le sommet de Malte avec George Bush en décembre 1989 Gorbatchev avait compris que l’URSS devait renoncer à tenter d’éloigner les Etats-Unis de l’Europe: au contraire, il comprenait désormais que l’intérêt russe bien compris supposait la présence stabilisatrice de l’Amérique en Europe. Pour le reste, il escomptait que l’abandon sans violence de l’Europe de l’Est lui vaudrait de bonnes relations avec l’ensemble des pays européens, et surtout, surtout, que la sortie de la Guerre froide et l’adoption des normes politiques et économiques occidentales vaudraient à l’URSS une aide financière immédiate, indispensable pour sauver le processus de transformation en cours. Ses conversations avec les dirigeants occidentaux ne pouvaient que l’encourager dans ce sens, conversations qui sans doute d’ailleurs jouèrent un rôle pédagogique considérable pour le persuader que la réforme de l’économie ne pouvait pas s’arrêter à des demi-mesures ni réussir sans le passage à une véritable démocratie libérale. Mais les appels pathétiques de Gorbatchev à la raison sur le plan intérieur, pour que le processus de transformation se déroule de façon ordonnée, et à l’aide occidentale immédiate restèrent sans effet, à cause de l’état de décomposition provoqué par ses premières réformes, incomplètes et maladroites, et bien sûr par les résistances au sein de l’appareil du Parti, croissantes depuis 1990 et qui devaient déboucher sur la tentative de putsch d’août 1991. Dès lors Gorbatchev n’avait plus aucune autorité, face à Eltsine, le véritable triomphateur des putschistes, le président de la Fédération russe élu lui au suffrage universel (l’une des plus grandes erreurs de Gorbatchev a sans doute été de ne pas se faire élire président de l’URSS en 1990 de la même façon). Eltsine s’entendit avec les dirigeants des principales républiques à Minsk le 8 décembre 1991 et le 26 décembre c’était la fin de l’URSS et donc l’élimination de Gorbatchev, après plusieurs mois d’impuissance humiliante.
Malgré toutes les critiques qu’on peut lui faire, le grand mérite de Gorbatchev devant l’Histoire sera d’avoir compris le caractère inéluctable d’un bouleversement qu’il avait lui-même lancé, même s’il dépassa ses intentions initiales, et d’avoir accepté que ce bouleversement se produise sans effusion de sang en Allemagne ou en Europe orientale, et en URSS même de façon beaucoup moins dramatique que l’on ne pouvait le craindre. Quant à sa volonté, progressivement clarifiée, de sortir du communisme mais de façon ordonnée et sans rupture brutale, elle pose une question de fond passionnante sur le communisme soviétique lui-même: était-il ou non capable de se transformer de façon à aboutir à quelque chose de tout à fait différent? Sur le plan théorique on peut en douter; mais sur le plan historique pratique, si on constate que Gorbatchev n’a pas pu éviter une rupture, au lieu de la transition qu’il souhaitait, on constate également que la société soviétique, dans une complexité qui nous apparaît aujourd’hui plus clairement, était capable de sécréter des anticorps et que l’Homo sovieticus n’avait pas tout envahi. Sans oublier bien sûr la fermeté et en même temps l’ouverture de la politique occidentale depuis 1947, selon l’inspiration définie dès le départ par Georges Kennan, visant à résister prudemment à l’URSS pour l’amener à se transformer de l’intérieur: sans cette politique, pas de Gorbatchev. Quant au destin de la Russie et des peuples qui lui étaient liés au sein de l’URSS, peut-être pensera-t-on un jour, même si l’historien doit s’interdire ce genre de réflexions, que la méthode graduelle de Gorbatchev et de ses conseillers était malgré tout plus adaptée que la méthode tout aussi brouillonne mais en fait plus brutale de son successeur ?
Texte des débats ayant suivi la communication
Bibliographie
Mikhaïl Gorbatchev, Perestroïka : vues neuves sur notre pays et le monde, J’ai lu, 1991 ; Avant-Mémoires, O. Jacob, 1993 ; Mémoires : une vie et des réformes, Le Rocher, 1997.
Andreï Gratchev, Le mystère Gorbatchev, Rocher, 2001.
Françoise Thom, Le moment Gorbatchev, Hachette, 1991.
Alexandre Iakovlev, Ce que nous voulons faire de l’Union soviétique, Le Seuil, 1991.
Alexandre Yakovlev, Le vertige des illusions, Jean-Claude Lattès, 1993.
Anatoly Chernyaev, My Six Years with Gorbatchev, Pennsylvania State UP, 2000.