Séance du lundi 7 juillet 2003
par Mme Fanny Cosandey
Pendant longtemps, la reine de France fut un personnage négligé de l’historiographie, en raison de la loi salique. Cette règle dynastique particulière à la France exclut les femmes de la succession à la couronne, et les historiens en ont conclu alors que, écartées du trône, elles étaient ainsi mises à l’écart du pouvoir, n’intervenant en rien dans le fonctionnement monarchique. Cantonnées dans un rôle domestique, les reines se contentaient d’être épouses et mères de roi, sans fonctions politiques effectives. Dans cette perspective, seules quelques biographies retraçaient l’existence des plus célèbres d’entre elles. Et pourtant, première dame du royaume, la reine exerce, à l’occasion, les plus hautes responsabilités lorsque survient une régence, au point même de supplanter parfois, dans la mémoire nationale, le roi qui régnait sur elle.
Il convient donc, pour expliquer cette contradiction, de revenir sur les conditions d’affirmation de la loi salique, sur le statut du personnage royal féminin, sur son rôle, aussi, dans le fonctionnement de la monarchie française.
La loi salique, entendue comme règle de dévolution statutaire du trône, est en France une invention assez récente. Ses origines remontent aux crises successorales du début du XIVe siècle. En 1316, Louis X le Hutin, fils aîné de Philippe le Bel, meurt en ne laissant qu’une fille, Jeanne, âgée de 4 ans. C’est la première fois, depuis l’avènement d’Hugues Capet en 987, qu’un roi meurt sans héritier mâle. La question de la succession se pose alors en ces termes : faut-il reconnaître les droits de Jeanne à la couronne, selon le principe de transmission directe qui a jusque-là prévalu, ou bien accorder le trône à un mâle de la famille royale, ce qui a également été la règle puisque chaque fois un fils succéda à son père ? La jeunesse de la princesse, incapable de défendre ses droits, et l’ambition de Philippe le Long, deuxième fils de Philippe le bel, firent opter pour la seconde solution. Jeanne renonça officiellement à ses droits à la couronne, et le premier principe de dévolution statutaire fut alors adopté : les filles, en France, ne succèdent pas. Philippe V le long décédant à son tour en ne laissant que des filles, son frère Charles IV lui succéda en 1322. Celui-ci n’eut, lui aussi, que des filles et à sa mort en 1328 s’ouvrit une seconde crise pour la succession. Deux prétendants s’affrontèrent alors : d’un côté Edouard III, roi d’Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel mais par sa mère Isabelle, de l’autre Philippe de Valois, neveu de Philippe le Bel, mais par les hommes. La couronne revint finalement à Philippe, sixième du nom, au prétexte que le trône de France ne pouvait s’accommoder d’un roi anglais. C’est ainsi que le second principe de dévolution statutaire fut adopté : les filles ne transmettent pas, et Edouard d’Angleterre n’a donc aucun droit au nom de sa mère. Cette solution fut lourde de conséquences, puisqu’elle entraîna la guerre de Cent Ans.
Il est important de souligner que les règles successorales de la couronne ne se sont pas construites contre les femmes, mais en faveur des mâles ; la nuance est importante car il ne s’agit pas d’exclure les femmes du pouvoir, mais d’assurer la transmission en ligne masculine. A aucun moment, au XIVe siècle, l’argument d’une incapacité naturelle des femmes à gouverner n’est invoqué. Le contexte, d’ailleurs, s’y prêtait mal, car nombre de royaumes chrétiens admettaient les filles à la succession. De surcroît, Mahaut d’Artois, pairesse, avait participé au couronnement de Philippe V aux côtés des pairs. Et même la petite Jeanne, évincée du trône, dû signer une renonciation qui témoignait de ses droits potentiels à la couronne. En fait, l’exhérédation totale des femmes de la succession permit, paradoxalement, une meilleure intégration et finalement leur accession au pouvoir lorsqu’une incapacité royale donnait lieu à une régence. En effet, ne représentant aucun danger d’usurpation (contrairement aux princes du sang, susceptibles de monter sur le trône), les reines étaient les mieux placées pour gouverner en nom et place du roi. Leur primauté, dans ce domaine, s’institua en deux temps. En 1374, l’ordonnance dite “de majorité” promulguée par Charles V organise la régence en limitant son étendue dans le temps :elle doit prendre fin aux quatorze ans du roi. L’acte répartit aussi les rôles, en séparant l’exercice du pouvoir (accordé aux princes du sang et grands dignitaires du royaume) de l’éducation du roi mineur, confiée à la reine mère. Avec l’ordonnance de Charles VI de 1407, cette répartition est remise en cause : le principe d’instantanéité affirmé alors supprime toute possibilité d’interrègne. Au roi mort succède immédiatement celui qui a droit au trône en vertu de la loi salique, et le nouveau monarque détient la pleine et entière souveraineté quel que soit son âge. Dès lors, l’éducation ne peut être dissociée de l’exercice du pouvoir, et Charles VI n’envisage plus la régence autrement que sous une forme collégiale. Aux princes et dignitaires du royaume, s’adjoint désormais la reine mère. Celle qui, par sa nature féminine, est exclue du trône, se retrouve de la sorte étroitement associée au pouvoir. Elle l’est d’autant plus qu’elle acquière, par son mariage, la dignité royale.
C’est en effet le mariage qui fait la reine, et seule l’épouse royale peut se prévaloir de ce titre. Louise de Savoie par exemple, la mère de François Ier, régente du royaume à plusieurs reprises, n’a jamais été reine de France. Le choix d’une princesse est une opération délicate. Longtemps, les rois ont recherché des héritières à l’intérieur du royaume, afin d’agrandir le patrimoine capétien, c’est-à-dire le domaine royal. Mais, à l’époque moderne, la source s’est tarie ; après Anne de Bretagne (qui épousa successivement Charles VIII et Louis XII), il n’y a plus guère de princesse susceptible d’apporter un territoire en dot. Les rois de France se tournent alors systématiquement vers des maisons souveraines étrangères et, autant que possible, vers la première des princesses par ordre de primogéniture. La préférence portée aux aînées plutôt qu’aux cadettes des familles régnantes est une règle générale. La première des filles est toujours plus prestigieuse que celles qui suivent ; elle est d’ailleurs la mieux dotée la plupart du temps. Ainsi Charles IX commence par demander à l’empereur la main de sa fille aînée. Mais celle-ci étant accordée à Philippe II d’Espagne, veuf d’Elisabeth de France, il doit se contenter de la seconde, Elisabeth d’Autriche. Au XVIIe siècle par contre, la France n’a aucun mal à obtenir les aînées des maisons souveraines les plus puissantes, et ces succès témoignent de sa position dominante sur la scène européenne. Louis XIII, comme Louis XIV, épousent chaque fois la fille aînée du roi d’Espagne, qu’il s’agisse d’Anne d’Autriche ou de Marie-Thérèse. Cette situation assure un avantage certain à la France, qui se place en première ligne de la succession d’Espagne en cas de défaillance de la branche masculine. La stratégie s’inscrit dans le long terme ; les redoublements d’alliances, si fréquents à l’époque moderne, permettent de raffermir les droits à l’héritage sur plusieurs générations.
Trois règles président alors au choix des reines de France : épouser des étrangères, les prendre dans des maisons souveraines, préférer les aînées aux cadettes. Cependant, d’autres critères s’avèrent déterminants, en fonction des impératifs politiques du moment. Marie Lesczinska, par exemple, est finalement sélectionnée sur une liste de 17 princesses parce qu’elle a l’âge de donner rapidement un héritier à Louis XV et qu’elle est issue d’une famille nombreuse, ce qui est bon signe dans ce cas. L’alliance est moins prestigieuse que celle, programmée, avec la toute jeune infante d’Espagne, mais la continuité dynastique est à ce prix. D’une façon générale, les choix d’alliance sont assez limités, parce que d’une part les maisons souveraines ne sont pas si nombreuses à l’époque moderne et se réduisent naturellement par la concentration des héritages, et d’autre part la division religieuse qui coupe l’Europe en deux prive les souverains de prestigieux partis. L’exogamie géographique accompagne ainsi une endogamie sociale, et même familiale : les couples royaux comprennent tous un ancêtre commun, bien souvent un grand parent. Le cas, extrême, de Louis XIV en est une magnifique illustration : il épouse une princesse qui est sa cousine par la mère et par le père (Marie-Thérèse est en effet la fille de Philippe IV, frère d’Anne d’Autriche, et d’Elisabeth de France, sœur de Louis XIII). L’origine étrangère de la reine doit donc être relativisée.
L’essentiel est qu’un roi de France n’épouse pas une bergère… Henri IV n’a pas pu tenir ses engagements envers ses maîtresses, Gabrielle d’Estrées et Henriette d’Entragues, qu’il avait promis d’épouser si elles lui donnaient un fils : ni la reine Marguerite, ni le pape, n’acceptèrent la dissolution de sa première union pour une telle mésalliance. Celles qui sont destinées à être épouses et mères de rois ne peuvent être issues de médiocre condition : le sang des souverains ne se mêle pas à celui des sujets.
Sitôt mariée, la princesse contracte le rang et la dignité de son royal époux. Car l’union matrimoniale est avant tout un sacrement chrétien qui fait de deux êtres une seule chair, favorisant l’immédiate communication des honneurs. De la même façon que la femme prend le titre de son mari, la reine bénéficie de la qualité souveraine. Etrangère d’origine, elle devient française et définitivement liée au destin de son nouvel Etat. Elle a, désormais, le devoir d’en représenter la grandeur. La maison qui lui est accordée en témoigne : outre des appartements fastueux, la reine dispose de plusieurs centaines de serviteurs, et c’est à elle que sont confiés les joyaux de la couronne. A ses propres bijoux, reçus en dot ou en héritage, se mêlent les plus belles pierres du royaume pour parer celle dont la richesse incarne la puissance souveraine. Pour autant, si la reine est la première dame du royaume, elle est aussi la première des sujettes. Souveraine et sujette, c’est toute l’ambiguïté du personnage royal féminin qui est résumé dans cette formule, la loi salique plaçant la reine aux cotés et en dessous du roi. Parce que les règles successorales interdisent aux femmes de régner par elles-mêmes, la reine peut disposer de tous les attributs de la souveraineté sans qu’il y ait de confusion entre celui qui détient l’autorité et celle qui n’en est que le reflet. Elle trône ainsi sous un dais aux cotés du roi, arbore les couleurs de France, porte les regalia (couronne, sceptre, main de justice). Mais parce que la loi salique réserve au roi seul la toute puissance royale, la reine est soumise à l’autorité de son époux et seigneur, elle reste sa sujette.
Les cérémonies monarchiques se font l’écho de cette situation, et le sacre en est une des plus claires illustrations. Seule, avec le roi, à être sacrée, la reine se distingue par cette cérémonie des sujets du royaume. Personne royale, elle bénéficie, à l’instar de son époux, d’une consécration divine. Pour autant, le rituel n’est pas absolument semblable dans les deux cas, afin de marquer l’infériorité de la reine par rapport au roi. En cela, on peut dire qu’elle est sacrée “à moindre que lui” comme le soulignent les textes de l’époque. Le sacre et couronnement doit être compris comme une investiture politique autant que religieuse. Il s’agit de confirmer, par l’onction, la mission divine du souverain, mission qui consiste à faire régner la justice dans le royaume. La cérémonie consiste aussi à introniser, au sens propre comme au figuré, ceux qui ont pour tâche de gouverner la France, et c’est pourquoi il est nécessaire de signifier à la reine les limites politiques et institutionnelles du rôle qui lui est imparti.
Le rituel se déroule selon le même ordre que pour le roi : l’onction précède la remise des regalia, puis vient le couronnement, la mise sur le trône, et enfin la messe, qui clôt la cérémonie. Les différences de statut se manifestent ainsi dans les détails. L’épouse royale est toujours sacrée à Saint-Denis depuis Anne de Bretagne, le roi toujours à Reims (à l’exception d’Henri IV, couronné à Chartres car Reims était aux mains des ligueurs en 1594). Des neufs onctions que reçoit le roi, la reine n’en retient que trois, à la tête, à la poitrine et aux épaules. Elle ne bénéficie pas non plus du Chrême de la Sainte Ampoule, devant se contenter d’une huile sanctifiée, ce qui minimise la portée de son sacre. De la même façon, les regalia reçues révèlent son statut. Si la main de justice, symbole de la fonction royale, est identique à celle du roi, le sceptre en revanche est plus petit, et d’une autre forme : ce bâton de commandement, qui exprime l’effectivité du pouvoir, ne peut revenir à la reine. Quant à l’anneau, manifestation de l’union au royaume selon l’interprétation qu’en donnent les jurisconsultes, il est remis à la reine comme au roi : mariée, elle appartient désormais à la monarchie. La souveraine est ensuite couronnée, avec la couronne dite de Jeanne d’Evreux et non avec celle de Charlemagne, réservée aux rois, puis intronisée. Ce sont alors des barons qui l’accompagnent : les douze pairs, six laïcs et six ecclésiastiques, n’officiant que pour le roi. Là encore, l’infériorité est marquée par la qualité de ceux qui participent au rituel. En revanche, la messe qui célèbre l’événement ne fait pas de distinction : la communion sous les deux espèces, les offrandes, le baiser de paix donné par le prélat consacrent ceux qui sont désormais marqués d’une distinction particulière, d’une sacralité toute royale.
La reine, à l’instar du roi, incarne pleinement la souveraineté, comme en témoigne son rôle de représentation, parfois aussi de substitution, lorsque le roi n’a pas les moyens d’exercer par lui-même. L’entrée royale parisienne, qui suit de près le sacre, permet à la reine de mobiliser les acquis de cette onction divine. Parée de tous les attributs de la souveraineté, elle se montre dans la capitale et reçoit à son tour les témoignages de fidélités des sujets. Le rituel est savamment orchestré. La souveraine est accueillie aux portes de la ville, qu’elle traverse après en avoir reçu symboliquement les clés, accompagnée d’un cortège composé de tous les corps éminents de la cité. Tout au long du parcours, les rues sont décorées aux armes de la reine, et agrémentées d’arcs de triomphe, de tableaux vivants, voire de saynètes qui célèbrent la nouvelle venue. La thématique développée est intéressante dans ce qu’elle révèle de la figure royale féminine telle que la perçoivent les sujets du royaume. Traditionnellement, la reine incarne la paix. Paix extérieure, d’abord, car son arrivée dans le royaume résulte d’une alliance entre deux Etats lorsqu’elle n’a pas mis fin à un conflit armé ; paix intérieure, ensuite, par la promesse d’un dauphin, seul garant de la stabilité politique. La reine est ainsi un personnage d’intérieur (domestique, familial) quand le roi est tout entier consacré aux affaires extérieures (guerre, gouvernement). L’autre image récurrente est liée à sa maternité, sa mission première étant de donner un dauphin à la France. Figure de paix et de maternité, celle qui est parfois qualifiée de mère de la patrie apparaît plus accessible aux sujets que le monarque, et joue de ce fait un rôle d’intermédiaire. Si les habitants prêtent serment au roi de lui être fidèle en échange de la confirmation des privilèges urbains, ils vouent à la reine un affection particulière que son double statut de souveraine et de sujette favorise encore. Il y a donc complémentarité dans le couple royal entre l’élément féminin, plus familier, et l’élément masculin, plus autoritaire.
Compagne du roi, dotée de tous les attributs de la souveraineté, partageant la dignité royale qui en fait un être à part, la reine peut, à l’occasion, se substituer au roi, en recevant les ambassadeurs par exemple, ou en remplaçant son époux victime d’une incapacité temporaire. Dépassant le registre de la représentation, elle joue alors un rôle actif sur la scène politique. La victoire sur la Rochelle rebelle en offre une belle illustration. Louis XIII, malade, ne peut célébrer la victoire de ses troupes, et envoie Anne d’Autriche pour entrer à sa place dans la ville ruinée. La reine s’y rend afin de réaffirmer, en ces lieux, la toute puissance royale. Nombre d’évènements témoignent de la participation politique de la reine, bien qu’il convienne d’en relativiser l’importance : l’épouse royale n’agit que sur ordre du roi. C’est sur son ordre encore qu’elle peut, éventuellement, assister au conseil : Henri IV tient à ce que Marie de Médicis soit présente lors des délibérations, afin qu’elle se familiarise avec les affaires de l’Etat, dans l’éventualité d’une régence. Elle observe, sans participer aux décisions.
Epouse, son rôle est dans l’ensemble assez effacé : la mission essentielle qui lui est assignée consiste à assurer la continuité dynastique. La naissance d’un fils renforce toujours sa position à la cour, tandis qu’une stérilité prolongée la fragilise. La transmission du trône en ligne directe est une des clés de la stabilité politique, et représente donc un enjeu fondamental. Dans la mesure où, en France, les rois ne peuvent faire de princes du sang qu’avec la reine, selon la formule célèbre de Saint Simon, la présence d’une épouse au coté du souverain est indispensable à la pérennité monarchique. Bien plus que l’assurance de paix –hypothétique et fragile-, la réussite d’un mariage est consacrée par la naissance d’un dauphin. Faute d’héritier, le mariage, en théorie indissoluble comme tout sacrement, peut être en pratique annulé. Ce fut le cas avec Louis XII, qui se sépara de Jeanne de France, difforme aux dires de ses contemporains, et incapable de concevoir, pour épouser Anne de Bretagne, la jeune veuve de Charles VIII, qui est surtout héritière d’un prestigieux duché. En 1599 encore, Henri IV obtint d’invalider son mariage avec Marguerite de Valois. L’argument retenu est, une fois encore, la non-consommation. La vraie raison est ailleurs : Marguerite, jusque-là sans enfant, n’est plus en âge d’en avoir. La décision pontificale est d’ailleurs favorisée par le fait qu’Henri IV s’engage à épouser sa nièce, Marie de Médicis.
Sans être monnaie courante, les annulations de mariage sont donc possibles, et la menace pèse constamment sur celles qui tardent à être mère. Catherine de Médicis, petite princesse toscane, en a fait l’amère expérience. Il lui a fallu dix ans pour donner le jour à un fils. Ce furent dix années de purgatoire, pendant lesquelles le futur Henri II envisagea sérieusement de la renvoyer en Italie. Seul le soutien de François Ier lui évita ce déshonneur. Neuf enfants suivirent cette première naissance et assurèrent à Catherine de Médicis une solide position de pouvoir par la suite. De la même façon, Anne d’Autriche connut des jours difficiles. L’absence d’héritiers fit même peser sur elle des soupçons de trahison : la reine serait restée espagnole, aucun fils n’étant là pour infirmer cette accusation. La naissance inespérée de Louis XIV en 1638 renversa la tendance, celle de Philippe, deux ans plus tard, confirma sa position à la cour. Le pouvoir de la reine croissait à mesure que celui de Gaston d’Orléans déclinait. Le frère de Louis XIII, jusque-là héritier présomptif, exigeait à ce titre une participation accrue aux affaires du royaume, et n’hésitait pas à comploter (surtout contre Richelieu) pour obtenir satisfaction. L’arrivée d’un dauphin, puis d’un second fils, ruina son crédit, tandis qu’Anne d’Autriche, longtemps délaissée par Louis XIII et par les courtisans qui n’avaient rien à espérer d’une reine sans influence, devint le centre de toutes les attentions. Le retournement fut d’autant plus brutal qu’il était inattendu : après 23 ans de mariage, à l’âge de 38 ans, la reine remplissait enfin les devoirs de sa charge en assurant la descendance de Louis XIII. S’il est vrai que toutes les reines stériles ne furent pas menacées, le fait de n’avoir pas d’enfant les conduisait pour le moins à jouer un rôle effacé, tandis que les reines mères bénéficiaient d’un incontestable crédit. Epouses accomplies, elles étaient de surcroît susceptibles de devenir régentes, et d’exercer alors un réel pouvoir politique.
Epouse et mère, la reine est une composante essentielle du fonctionnement monarchique. Elle assure la continuité dynastique, comme elle assure, aussi, la stabilité politique en se substituant au roi lorsqu’il est incapable d’exercer par lui-même. A cette occasion, la reine met en œuvre tous les acquis de sa souveraineté pour gouverner en nom et place du roi. Il existe deux sortes de régences : pour minorité, ou pour absence (guerre, maladie, déficience mentale…). Mais c’est dans les cas de minorité royale que la reine détient le plus de pouvoir. Car alors elle est veuve, dégagée de la tutelle maritale, et mère du roi régnant, exerçant sur son fils une influence naturelle. A l’époque moderne, les femmes ont systématiquement exercé la régence, et il faut une pénurie de princesse dans la famille royale pour que le gouvernement soit confié à un prince, comme ce fut le cas en 1715 avec Philippe d’Orléans. Cet état de fait doit beaucoup à la loi salique ; il s’est cependant institué progressivement, et résulte aussi de manœuvres politiques qui ont permis aux femmes de s’imposer. La régence féminine est donc inscrite dans le temps long ; le processus qui conduit à confier quasi-automatiquement le pouvoir à la reine mère met près d’un siècle à aboutir.
Après l’ordonnance de 1407 organisant un gouvernement collégial en cas d’incapacité royale, la France a connu une longue période sans régence. Il faut attendre l’avènement de Charles VIII, en 1483, pour que se pose à nouveau le problème. Le jeune roi n’a que 13 ans, et Louis XI avait désigné sa fille aînée, Anne de Beaujeu, pour s’occuper de son éducation. Or, en vertu de l’ordonnance de 1407, prendre en charge le monarque revient à tenir également les rênes du gouvernement. Ce que dénonce Louis d’Orléans (le futur Louis XII), tenu à l’écart du pouvoir. Il accuse Anne de Beaujeu de soustraire Charles VIII à toute influence extérieure en faisant en sorte que “nul prince ou seigneur du sang n’ose s’approcher de la personne du Roy, et tient le Roy en sa subjection, et n’est point en sa liberté”. Sommé de se prononcer sur cette affaire, le Parlement se dérobe en déclarant que le problème sort de sa compétence. Quant aux Etats généraux, réunis à Blois, ils se contentent de déclarer le roi majeur pour régler la question. Les pouvoirs d’Anne de Beaujeu et de son époux ne sont donc pas explicitement contestés, et la première des régences organisées depuis l’ordonnance de Charles VI est tenue par une femme, hors de toute collégialité.
Une seconde étape est franchie lorsque Louis XII, très malade, programme une régence où il associe Anne de Bretagne, reine régnante, et Louise de Savoie, mère de l’héritier, le futur François Ier. Cette organisation devint caduque par le rétablissement de Louis XII (ce qui évita une situation explosive, les deux femmes étant loin de s’entendre). Mais il reste le projet, dont l’intérêt réside dans l’association de la reine et de la mère, l’une détenant les attributs de la souveraineté, l’autre les qualités maternelles permettant d’assurer la défense des intérêts du jeune prince. Cette double légitimité est idéalement réunie dans le personnage de la reine mère, naturellement portée à protéger son fils, et investie de la grâce royale. Plus tard, François Ier prisonnier à Madrid confie la régence à sa mère, Louise de Savoie, qui avait d’ailleurs déjà assuré le pouvoir lors des guerres d’Italie. Il n’y a pas, alors, de reine pour exercer ces fonctions. Son successeur, Henri II, laisse à deux reprises, en 1551 et 1553, le soin du gouvernement à son épouse Catherine de Médicis pendant qu’il se bat en Allemagne. La régence n’est chaque fois que de courte durée, et étroitement encadrée par les conseillers du roi qui poursuivent la politique d’Henri II. C’est cependant pour Catherine une initiation au maniement des affaires de l’Etat, expérience qu’elle mobilise ensuite pour guider François II, jeune monarque d’à peine 18 ans peu préparé aux affaires. A la mort de celui-ci, après une brève année de règne, Catherine obtient les rênes du pouvoir pendant la minorité de Charles IX. A partir de cette date, les reines mères s’installent définitivement dans la régence, jusqu’à incarner ce mode de gouvernement. Au point que Philippe d’Orléans, régent en 1715, se voit reprocher un maniement des affaires trop semblable aux pratiques menées par celles qui, exclues de la succession, mère du roi mineur, pouvaient exercer un pouvoir sans contrôle. En tant qu’héritier potentiel de la couronne, Philippe était à l’inverse susceptible d’agir dans son propre intérêt, et devait se garder d’une trop grande liberté dans sa façon de gouverner. Coincé entre la tradition et son statut de prince héritier, Philippe d’Orléans s’est défendu en répliquant qu’il ne faisait jamais que suivre les pratiques jusque-là admises. Ce difficile exercice politique n’est pas exempt de contradictions.
Pour autant, si les reines mères se sont solidement installées dans la régence, ce ne fut jamais sans l’économie de coups de force politiques. Chaque fois, il leur a fallu éliminer les rivaux, et combattre l’idée d’une régence collective, inscrite dans l’ordonnance de 1407 et rappelée à l’occasion. Chaque fois que se profile une minorité royale, les princes du sang réclament leur participation au pouvoir, au titre de leurs droits à la succession au trône, et l’autorité confiée aux mères ne manque pas d’être contestée. Les reines doivent donc mobiliser toutes les armes, politiques et institutionnelles, à leur disposition. Il s’agit de circonscrire les princes, asseoir la légitimité de la régente sur la volonté royale et, au besoin, modifier le rôle traditionnellement dévolu aux institutions.
La reine doit s’assurer l’accord du roi, indispensable dans la mesure où seule l’expression de la volonté de celui-ci légitime l’autorité déléguée. En fait, c’est tout le problème de la nomination à la régence qui est alors posée, car ce mode de gouvernement s’impose précisément dans un contexte où le roi n’est pas en mesure de prendre des décisions. Il est arrivé que le monarque, présageant sa fin prochaine, ait rédigé un testament dans ce sens pour le régler : Louis XIII en 1643, Louis XIV en 1715, se sont acquittés de cette tâche. Mais, d’une part, seul le roi régnant à la puissance effective de décider et, d’autre part, ces testaments, organisant un gouvernement collégial où les princes du sang sont associés à la reine mère, sont peu compatibles avec les ambitions de la régente. La reine se sert alors de ces documents pour rappeler que la volonté du défunt la désigne au poste de commandement, et s’arrange en même temps pour que les actes soient invalidés par le Parlement. D’autres régences sont survenues à la suite d’une mort brutale (Henri II, Henri IV) qui n’a pas laissé au roi le loisir d’organiser sa succession. Des précédents peuvent cependant témoigner en faveur des reines mères : Henri II a déjà confié la régence à Catherine de Médicis, preuve qu’il a confiance en ses capacités politiques, et Henri IV envisageait de laisser le gouvernement aux soins de Marie de Médicis avant de partir à la guerre. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il fait sacrer et couronner son épouse en 1610, quelques jours avant son assassinat.
En définitive, le nouveau pouvoir se sert moins des directives royales pour marquer sa volonté d’obéissance au défunt que pour légitimer le choix de la régente en l’inscrivant dans un processus de désignation royale qui en renforce la légitimité. Il procède de même avec le roi mineur, ce dernier détenant, par son avènement, la toute puissance. Marie de Médicis, à peine informée de la mort d’Henri IV, conduit Louis XIII au parlement afin que, tenant un lit de justice, il déclare sa mère régente conformément aux volontés de son père. Anne d’Autriche à son tour procède de la même façon en 1643, et obtient de la sorte une nomination en bonne et due forme. Les reines mères s’assurent ainsi une double caution –par le père (époux) et par le fils (régnant).
Elles doivent cependant, pour assurer leur position, lutter sur un autre front : celui des princes. C’est là que les manœuvres politiques s’avèrent les plus délicates. Le roi de Navarre Antoine de Bourbon pour Catherine de Médicis, le prince de Condé pour Marie de Médicis, Gaston d’Orléans pour Anne d’Autriche, tous trois placés en première ligne dans l’ordre de succession au trône, constituent des adversaires d’autant plus redoutables qu’ils n’ont nullement l’intention d’abandonner leur participation au pouvoir. Les reines jouent alors de vitesse, et profitent des évènements pour les neutraliser. Là, elles mobilisent moins les institutions que les circonstances. Catherine de Médicis est favorisée par les difficultés que connaît Antoine de Bourbon. Depuis 1560, le frère du roi de Navarre, Louis Ier de Condé, est emprisonné pour crime de lèze-majesté. Afin de sauver son frère et d’éviter d’être entraîné dans sa chute, Antoine accepte de laisser la régence à Catherine de Médicis et se contente du titre de lieutenant général du royaume, sans grande autorité puisque toutes ses décisions doivent être approuvées par la reine mère. En 1610, Marie de Médicis précipite les évènements en se faisant reconnaître régente au lendemain de la mort d’Henri IV. Le prince de Condé est alors en Italie, et mis à son retour devant le fait accompli. Anne d’Autriche se trouve, en 1643, dans une situation plus délicate encore : les précédents sont en sa faveur, mais le testament de Louis XIII stipule un partage du pouvoir entre la reine et Gaston. En fait, les tractations ont commencé avant la mort du roi, et l’accord se fait finalement sur un partage inégal : la reine obtient la régence et Gaston d’Orléans prend le titre de lieutenant général du royaume. Son éviction au profit de Mazarin a alimenté les troubles, particulièrement violents, qui secouèrent la minorité de Louis XIV. D’une façon générale, les régences ne sont pas des périodes de grande stabilité politique. Si la reine a le devoir de remettre au jeune roi un royaume dans l’état où son prédécesseur l’a laissé, elle doit cependant faire face à des difficultés qui contribuent largement à l’effondrement des finances royales. Ne disposant pas pour gouverner de l’absolue légitimité qui demeure entre les mains du roi, elle doit acheter des fidélités en puisant dans les caisses de l’Etat. D’où le reproche majeur, fait à la régente, de dilapider le trésor.
La faiblesse des reines tient précisément en ce qu’elles sont légitimes dans le gouvernement des affaires par leur dignité et leur maternité, mais contestables à la tête de l’Etat par leur qualité de femme, qui les rend incapables d’exercer en leur nom propre la puissance souveraine. La contradiction intrinsèque du personnage royal féminin, à la fois investi de la dignité royale et placée en sujétion, se retrouve encore dans la régence. L’effacement de l’épouse royale au XVIIe siècle n’échappe pas à ce paradoxe : elle disparaît de la littérature politique, et perd le bénéfice des grandes cérémonies monarchiques précisément au moment où elle exerce, avec le plus de constance, l’autorité dans les périodes de minorités. L’évolution monarchique vers un système absolutiste qui consiste à mettre en avant le seul monarque conduit à renvoyer la reine dans l’ombre de la représentation. Le XVIIIe siècle confirme cette tendance, déjà nettement marquée sous Louis XIV : cantonnées à un rôle domestique, les reines ne sont plus guère présentes sur la scène politique. Les velléités de Marie-Antoinette à y retrouver un rôle lui valurent l’opprobre général.