De Gaulle en direct

Séance du lundi 20 octobre 2003

par M. Pierre Messmer

 

 

Notre Président a décidé qu’une des communications de l’année qui passe en revue les grands hommes évoquerait le Général de Gaulle. On le comprend facilement mais la tâche qu’il m’a confiée est difficile.

Plusieurs de nos confrères ont bien connu le Général ; tous l’ont entendu à la radio, vu à la télévision. Pendant trente ans, les médias se sont intéressés à lui plus qu’à tout autre Français. Quant à la bibliographie, seule celle de Napoléon est plus abondante.

Dans l’espoir d’échapper à la banalité, je ne parlerai que de mes rapports personnels avec le Général, ce qui limite mon exposé aux deux domaines dans lesquels j’ai été en contact avec lui, la défense et la décolonisation et ce qui m’oblige à parler de moi, ce que je n’aime pas.

Par avance, je vous présente mes excuses.

 

La Guerre

 

Première rencontre

 

C’est à Londres, le 22 Juillet 1940, à l’issue d’une évasion de France un peu acrobatique que j’ai été reçu en même temps que mon camarade, le lieutenant Jean Simon par le Général De Gaulle. Je ne connaissais que son nom. Avec quelques officiers, il était alors installé provisoirement à Saint-Stephen’s House, sur les bords de la Tamise – les Anglais disent l’embankment – dans de tristes bureaux réquisitionnés d’une société commerciale.

Nous entrons, saluons militairement et, restant au garde-à-vous, nous nous présentons, donnant notre nom et notre grade à un général de brigade assis à contre jour qui se lève et vient nous serrer la main. Il se rassied derrière une table de bois blanc, nous met au repos et nous demande quels sont nos souhaits concernant notre affectation. Nous y avions déjà pensé et répondons sans hésiter :

— La Légion Etrangère, mon Général.

— Vous rejoindrez demain à Morval Camp la 13ème Demi-Brigade de Légion Etrangère qui rentre de Norvège.

Nous saluons, faisons demi-tour et sortons. J’ai une impression de déjà vu, comme une seconde édition de ma présentation au colonel du régiment auquel j’avais été affecté, il y a deux ans. Je serai bientôt amené à corriger cette erreur.

 

Deuxième rencontre

 

Deux mois plus tard, fin septembre 1940, après l’échec de Dakar. A bord du paquebot hollandais Westernland, en rade de Freetown. Simon et moi avons demandé le rapport de Général pour lui parler de notre camarade Scamaroni fait prisonnier à Dakar : il sera jugé par un tribunal militaire de Vichy pour désertion et mourra tragiquement en 1943.

Je suggère que nous l’échangions contre des prisonniers vichystes pris en AEF et au Cameroun, lors du ralliement de ces territoires.

Réponse du Général :

— Ceux qui ont déserté le combat n’ont pas le droit de juger les combattants. Rompez.

De Gaulle n’acceptait ni n’accepterait aucune négociation avec ce qu’il appelait « l’autorité de fait de Vichy », à ses yeux illégitime à cause de sa capitulation. Il n’a jamais joué le double jeu qu’on lui a quelquefois prêté.

En 1943, De Gaulle recevra à Alger, André Gide qui lui demande :

— Que ressent-on quand on déserte ?

A cette question qui montre que Gide n’avait rien compris depuis 1940, le Général ne répond pas mais il a dû sentir qu’il était bien seul.

 

Troisième rencontre

 

En Erythrée, à l’oued des Singes, après la rude bataille de Keren, Avril 1941.

Pas un mot de nos combats éprouvants mais victorieux.

Le Général coiffé de l’étonnant casque colonial anglais a réuni tous les officiers de la brigade d’Orient et nous annonce que l’Afrique Orientale italienne s’effondrera bientôt (nous n’en doutons pas), que la Méditerranée sera le principal théâtre des opérations et que nous y serons transférés rapidement : ce sera fait un mois plus tard.

Evidemment, l’avenir intéresse le Général plus que le présent. Il ne cessera jamais de se projeter vers l’avenir. C’est un stratège plus qu’un tacticien.

 

Quatrième rencontre

 

Deux mois plus tard en Juin 1941, en Palestine. C’est plus intéressant car il y a problème et débat.

Le Général est venu au camp de Quastina pour nous convaincre de participer à la campagne de Syrie, aux côtés des Anglais et contre les Français de Vichy. Nous n’y sommes pas obligés car l’acte d’engagement dans les Forces Françaises Libres admet expressément l’objection de conscience, en cas de combats contre d’autres Français mais nous avons de bonnes raisons d’entrer en campagne puisque la Syrie a servi à la Wehrmacht pour ravitailler la révolte de Rachid Ali en Irak, parce que la Turquie avait refusé le passage. Il arrive que l’Histoire bégaye.

De Gaulle a toujours respecté l’objection de conscience : après la fin de la guerre d’Algérie c’est lui qui l’imposera à une majorité réticente, par la loi du 21 Décembre 1963. De même, le décret du 1er Octobre 1966 portant règlement de discipline générale qu’il a corrigé de sa main reconnaît à tout militaire le droit de refuser l’obéissance à un ordre qu’il juge illégal. Ce sera la rupture avec une tradition française pluriséculaire.

Mais les objecteurs doivent en supporter les conséquences. Avant l’entrée en Syrie, De Gaulle remet la Croix de la Libération à quelques officiers dont je suis qui ont accepté d’entrer dans cette cruelle campagne ; après l’armistice de Saint-Jean d’Acre, il bloquera la carrière de mon Colonel et de mon Capitaine qui ont refusé d’y participer.

De même encore, la loi sur l’objection de conscience imposera un service civil d’une durée double du service militaire.

 

Cinquième rencontre

 

En Août 1942, dans le désert égyptien, après Bir Hakeim. La brigade est au repos, en réserve de la 8ème Armée pendant deux mois.

Revue des troupes, remise de décorations, pas un mot de compliments, bien qu’il ait été profondément ému comme le prouvent ses mémoires. Pour lui, nous n’avions fait que notre devoir, mais parce que nous l’avions bien fait, il reçoit sous une tente les capitaines par groupe de cinq ou six, nous consulte sur l’armement et la tactique et conclut que la victoire est certaine, depuis que la Russie et les Etats-Unis sont entrés en guerre.

Faveur exceptionnelle, il nous demande si nous avons des questions à lui poser.

Le Capitaine de Sairigné qui sera tué en Indochine :

— Mon Général, pouvez-vous nous dire ce que serait un traité de paix avec l’Allemagne ?

Le Général :

— Le traité de paix, il n’y en aura pas.

Il avait raison.

 

Sixième rencontre

 

En Août 1944, j’accompagne De Gaulle, de Cherbourg à Rennes, au Mans et à Paris, pendant trois jours.

J’accueille le Général qui arrive directement d’Alger à Cherbourg par avion et presque seul.

Nous passons par Rennes, Le Mans avant d’entrer à Paris. Il est, à la fois, heureux, tendu et solitaire.

L’incroyable descente des Champs Elysées où 2 millions de Parisiens enthousiastes sont rassemblés et l’acclament alors que les allemands se battent encore à Saint-Denis a été le plus beau jour de sa vie.

Mon dernier contact de « guerre » avec lui sera le 11 Novembre 1944 quand il me remet la Légion d’Honneur, à l’Etoile.

 

La décolonisation

 

Colonisation et décolonisation ont tenu une place capitale dans l’histoire du Général De Gaulle.

C’est le ralliement du Cameroun et du Tchad, les 26 et 27 Août 1940, suivi en Septembre par celui de la Polynésie (on disait alors « Etablissements français d’Océanie ») et de la Nouvelle Calédonie qui a donné une base territoriale à la France Libre, faisant d’elle autre chose qu’une « petite armée » de soldats, marins et aviateurs français intégrés dans les forces britanniques. Il n’est pas « roi sans royaume ».

Dix huit ans plus tard, en 1958, ce sont les échecs de la IVème République dans la décolonisation de l’Indochine et de l’Algérie qui seront à l’origine de son retour au pouvoir.

Dans sa jeunesse, avant la grande guerre, De Gaulle n’avait aucune vocation coloniale : il appartenait, comme le Colonel Pétain, son chef, au courant de pensée de ces militaires français dont on disait qu’ils avaient le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges.

Certes, De Gaulle tenait la colonisation comme inséparable de l’Histoire de France qu’il assumait toute entière et il avait grand respect pour les administrateurs comme Gallieni et Lyautey, les médecins, les explorateurs, les missionnaires. Mais il pensait aussi que les campagnes coloniales préparaient mal les officiers et la troupe à la guerre en Europe, contre la puissante armée allemande.

En 1940, au contraire, la défaite et l’occupation de la métropole l’obligent à se tourner vers ce qu’on appelait alors l’Empire qu’il rassemblera jusqu’en Juin 1943 progressivement et non sans peine sous son autorité, Indochine exceptée. Il le fait sans complexe ni complicité vis à vis des coloniaux. Il pense que la colonisation aboutira tôt ou tard à la décolonisation, en vertu de l’inaliénable droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il savait que mon opinion était exactement la même, mes actes l’avaient démontré. Plus tard, ce fut certainement une des raisons de ma nomination comme Ministre des Armées, pendant la guerre d’Algérie.

Et pourtant, mon premier contact avec lui, en la matière, a été mauvais.

 

Première rencontre

 

Paris, Décembre 1945, à mon retour d’Indochine où, après un parachutage risqué, j’avais été immergé pendant deux mois dans le peuple nord-vietnamien, j’expose que – Saïgon mis à part – nous ne contrôlons rien au Vietnam, que l’absurde déclaration gouvernementale du 24 Mars 1945, bible de l’Amiral d’Argenlieu, nommé Haut Commissaire, est inapplicable et que la seule solution possible est de négocier avec Ho Chi Minh. De Gaulle met rapidement fin à l’audience en me disant sèchement que ce n’est pas sa politique. Je n’y comprends rien, puisque l’esprit de son discours de Brazzaville était très différent, moins de deux ans avant. J’impute sa réaction aux rapports trop optimistes qu’il reçoit de l’Amiral et à son hostilité pour Ho Chi Minh, communiste endurci et, qui plus est, alors soutenu par les Américains.

J’ignorais qu’il avait mis au point un projet avec l’ex empereur Duy-Tan qui sera tué un mois plus tard dans un accident d’avion et à qui il avait accordé tout ce qu’il refusait à Ho Chi Minh, l’indépendance et la réunification du Vietnam.

 

Les rencontres africaines

 

De Gaulle visite l’Afrique de l’Ouest, en Mars 1953. Gouverneur de la Mauritanie, je le reçois les 5 et 6 Mars à Saint-Louis et à Boutilimit où il rend visite à son ami Abdallah Ould Cheikh Sidia, chef religieux très influent. L’homme est fatigué, pessimiste en raison de l’échec du RPF mais il s’abstient de toute critique du gouvernement et a retrouvé son discours décolonisateur.

Nouvelle visite en Afrique, en Août 1958, pour la campagne référendaire sur la nouvelle constitution. Je suis Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale et je l’accompagne à Abidjan, à Conakry et à Dakar : accueil enthousiaste à Abidjan, détestable à Conakry, houleux à Dakar. Sa politique est claire : les territoires qui voteront oui entreront dans la Communauté qui leur reconnaît l’autonomie interne ; ceux qui voteront non seront immédiatement indépendants. C’est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Seule, la Guinée de Sékou Touré en fera le choix.

Dernière visite, en Décembre 1959, à l’occasion de l’ultime Conseil de la Communauté, à Saint-Louis du Sénégal. A la demande du Mali et de Madagascar, il accorde l’indépendance, même à ceux qui n’étaient pas pressés (l’ivoirien Houphouët-Boigny) et à ceux qui n’en voulaient pas (le gabonais Léon M’Ba).

De retour au Palais, je demande au Général l’autorisation de quitter l’administration qu’il m’accorde un peu à contrecœur, me semble-t-il. Regardant avec mélancolie l’Ile de Gorée ; je lui dis :

— Quand je pense que nous y sommes depuis trois cents ans !

Peut-être pour me consoler, De Gaulle répond :

— Le colonialisme n’a d’avenir nulle part, même pas en U.R.S.S.

Jamais, il n’est revenu en Afrique noire, en dépit des invitations répétées des nouveaux chefs d’état.

 

Ministre

 

Ma nomination. A mon retour en France, début Janvier 1960, j’avais pris un congé avant de quitter l’administration et j’en profitais, début Février, pour accomplir une période de réserve en Algérie, comme Lieutenant-Colonel dans un régiment de parachutistes. Convoqué à Paris, alors que j’étais en petite Kabylie, j’arrive par avion militaire à Villacoublay, le 6 Février 1960, à 8 heures du matin.

Un officier m’attend. Il me dit que le Général de Gaulle me recevra à l’Elysée, à 10 heures. Je passe chez moi pour me mettre en civil et j’entre à l’heure dite dans le bureau du Général, sans savoir pourquoi j’avais été convoqué.

— J’ai décidé, me dit-il aussitôt, de vous nommer Ministre des Armées. Rentrez chez vous et n’en parlez à personne jusqu’à midi car je veux en informer le Premier Ministre et l’annoncer officiellement. Je vous reverrai plus longuement demain.

Il ne m’avait même pas demandé si j’étais d’accord : pour lui le service de l’Etat est indivisible. J’étais Gouverneur Général de l’A.O.F., six semaines plus tôt : il me donnait une nouvelle affectation. J’ai compris que les relations entre le Président de la République et le Ministre des Armées avaient un caractère particulier.

Le Général ne m’a jamais dit pourquoi il m’avait nommé mais ses motifs sont faciles à deviner : il voulait un gaulliste qui acceptait la décolonisation et qui ne serait pas contesté par des militaires en raison de ses titres de guerre. L’occasion du changement de ministre était l’affaire des barricades d’Alger.

A partir de cette nomination, mes relations avec le Général seront très différentes, puisque je le rencontre fréquemment pendant plus de neuf ans : cinq cents Conseils des Ministres, à raison d’un par semaine, une audience en tête à tête par mois pour recevoir ses instructions, lui rendre compte et quelquefois « giberner », les voyages, les cérémonies militaires, etc…

Il est impossible d’en faire le récit au jour le jour et je me limiterai à trois domaines qui me semblent intéressants, en raison des fonctions que j’ai exercées : les hommes, les armes et la stratégie.

 

Les hommes

 

Pour la plupart, ce sont des militaires et principalement des officiers qui, depuis l’Indochine n’ont plus confiance dans le Gouvernement ni dans le Commandement. Un mois après ma nomination, j’accompagne le Général en Algérie, du 3 au 5 Mars 1960, dans ce qu’on a appelé « la tournée des popotes ».

Il affirme sa certitude qu’il n’y aura pas de Dien Bien Phu en Algérie : le FLN peut porter des coups, jamais il ne sera militairement vainqueur. Mais il exige que la politique du Gouvernement approuvé par le peuple français soit respectée dans une discipline absolue. La crise culminera lors du putsch des généraux, le 21 Avril 1961, qui se terminera comme on sait.

De Gaulle se réserve les décisions concernant le « quarteron » de putschistes et leurs principaux complices.

S’agissant des autres, la responsabilité m’en revient, qu’il s’agisse de dégagement des cadres, de sanctions disciplinaires ou de traduction devant les tribunaux militaires qui, dans les crimes de l’OAS, prononceront plusieurs condamnations à mort exécutées. Le Général invite le Premier Ministre à n’exercer sur moi aucune pression.

Ma tâche était difficile puisque, en trois ans, les effectifs des trois armées et de la gendarmerie ont été ramenés de 1.030.000 hommes à 550.000. C’est la croissance économique qui l’a rendue possible sans conséquences sociales trop douloureuses.

Entre temps, je m’étais heurté au Général, au sujet de la Légion Etrangère et des harkis.

Quelques jours après ce qu’il appelait le « pronunciamento », le Général me reçoit à mon retour d’Algérie. Après avoir écouté mon rapport, il me dit brutalement :

— Il faut dissoudre la Légion Etrangère.

Je m’y attendais car le bruit courait, même dans la presse. J’avais préparé un plaidoyer sur le thème : j’ai déjà dissous le 1er REP fer de lance de la révolte mais depuis cinq siècles, il y a toujours eu des étrangers au service de la France, sous les armes. Mon petit discours laisse le Général indifférent car il connaît mieux que moi notre histoire militaire. Je tire alors ma dernière cartouche et je conclus, en désespoir de cause :

— Je ne signerai pas le décret.

Je baisse les yeux, en attendant qu’il me demande ma démission. Suit un long silence – peut-être vingt ou trente secondes – et le Général, comme s’il n’avait rien entendu, change de conversation. On a dit que j’avais sauvé la Légion ce jour-là. Je ne le crois pas : si le Général l’avait décidé, il serait passé outre. Je pense qu’il a voulu me tester pour savoir si j’étais plus attaché à mes fonctions qu’à mon honneur.

Nous n’en avons jamais reparlé.

En Algérie, le massacre de 50 000 harkis par le FLN reste un des drames les plus cruels de cette guerre. Leur statut mal défini était civil mais les opérations dans lesquelles ils étaient engagés avaient un caractère militaire reconnu par un décret d’Octobre 1960. Je ne pouvais pas m’en désintéresser.

Instruit par mon expérience indochinoise, je n’ai jamais cru que le FLN respecterait les accords d’Evian mais je ne pensais pas qu’il commencerait à massacrer, avant que l’armée française eût quitté l’Algérie. C’est pourquoi, j’ai demandé au Général et malgré le cessez le feu, de lancer quelques opérations « coup de poing » en direction des villages où des massacres étaient en cours.

— Vous voulez recommencer la guerre, répliqua De Gaulle

Il avait raison mais, comme l’a écrit Alain Peyrefitte, il a montré dans cette décolonisation nécessaire et tragique plus de fermeté implacable que de compassion.

Après l’Algérie mais pour un temps plus court, il m’a fallu faire face à une autre crise, celle de Mai 68. Je n’étais pas en première ligne puisqu’il s’agissait de maintien de l’ordre dont le ministre de l’intérieur est responsable mais je disposais de moyens militaires dont le gouvernement avait grand besoin. Très vite, tous les escadrons de gendarmerie mobile ont été mis à la disposition du ministre et des préfets. S’agissant de l’armée proprement dite, j’ai toujours refusé qu’elle soit employée, malgré le vœu qui ne s’est jamais transformé en ordre, du Général de Gaulle.

J’avais fait venir du Sud-Ouest où ils tenaient garnison deux régiments de parachutistes dont j’étais tout à fait sûr et je les avais placés en réserve au Camp de Frileuse, près de Versailles. Les « paras » étaient indignés par les manifestations d’étudiants, en qui ils voyaient des privilégiés et les colonels étaient mes camarades de guerre. On me demandait chaque jour leur engagement que je refusais, approuvé par Georges Pompidou : leur intervention boulevard Saint-Michel ou boulevard Saint-Germain aurait été efficace mais à quel prix !

Un matin, le Général De Gaulle m’avait dit :

— Qu’ils tirent en l’air.

J’avais répondu :

— Le règlement l’interdit et il a raison parce que les manifestants croient qu’ils ne courent aucun danger. Le second tir est meurtrier.

De Gaulle n’a pas insisté car il ne sentait pas la situation et l’a dit plus tard.

Il n’est pas toujours plus facile de parler des morts que des vivants. Je le sentais chaque fois que De Gaulle m’imposait l’exercice difficile de prononcer devant lui l’éloge funèbre d’hommes qu’il connaissait bien : le Général Monclar, l’Amiral d’Argenlieu, le Maréchal Juin, les Maréchaux de la Première Guerre Mondiale.

Comme c’est la règle, je lui soumettais à l’avance mon discours qu’il me retournait avec ses corrections manuscrites : jamais sur le fond car il ne censurait rien mais, dans la forme, il avait remplacé un mot par un autre plus précis ou rayé et réécrit une ligne entière.

Après la cérémonie, quand je l’accompagnais dans sa voiture, j’avais droit à un bref commentaire :

— Vous lisez Vauvenargues, après l’éloge de Monclar, dans la cour d’honneur des Invalides.

— Après tout, Leclerc et Sainteny avaient peut-être raison en Indochine, après l’éloge de d’Argenlieu.

— Vous avez dit ce qu’il fallait, après les obsèques du Maréchal Juin.

Ma pire épreuve, en 1968 à l’occasion du cinquantenaire de l’Armistice du 11 Novembre, fut un discours sur les Maréchaux de la Grande Guerre, dans la cour des Invalides.

— Vous ferez un discours et, après vous, je conclurai.

C’était presque de la torture mentale et naturellement, la comparaison entre les deux textes n’est pas à mon avantage. En rentrant :

— Au fond, dit le Général, ils se ressemblaient tous.

Toutes les promotions et affectations d’officiers généraux sont arrêtées en Conseil des Ministres. S’agissant des Généraux de Brigade et de Division, de Gaulle respectait les listes d’aptitude préparées chaque année par les Conseils Supérieurs des Armées sous la présidence du Ministre. En dix ans il n’a rayé que trois ou quatre noms mais ajouté aucun, même pas ceux de son fils le marin et de son gendre le cavalier. Le cas du Colonel de Bonneval, son fidèle aide de camp est caractéristique : au moment où il partait en retraite, le Premier Ministre et moi avons insisté pour qu’il soit promu général dans la 2ème section. De Gaulle refuse sèchement :

— Bonneval n’a pas les deux ans de commandement exigés d’un Colonel. Vous devriez le savoir.

S’agissant des grands commandements confiés aux Généraux de Corps d’Armée ou d’Armée, le Général tantôt approuvait mes propositions, tantôt m’imposait sa décision.

Peu après ma nomination, j’ai limogé avec son accord le chef d’état-major de l’armée de terre et obtenu, malgré ses objections, la nomination d’un officier général dont j’étais tout à fait sûr. Inversement, il m’a imposé un chef d’état-major de l’armée de l’air qui, par deux fois, devait le trahir.

Ai-je besoin d’ajouter que jamais le moindre débat n’avait lieu à ce sujet en Conseil des Ministres.

Je détenais le dossier militaire du Général, comme ceux de tous les officiers généraux jusqu’à leur mort. Un jour il me l’a demandé et, en me le rendant quelques jours plus tard, il m’a ordonné de transmettre aux Archives Nationales les pièces du procès que lui avait fait Vichy :

— Depuis le 18 Juin, j’ai rompu avec l’Armée.

J’en ai profité pour lui poser une question indiscrète :

— A votre sortie de Saint-Cyr, pourquoi avez-vous choisi l’Infanterie plutôt que la Cavalerie, alors plus prestigieuse ?

— Mon classement me donnait le choix. J’ai choisi l’Infanterie parce que c’est plus militaire.
Corps et âme, il restait un soldat.

 

Les armes

 

Je ne parlerai que des armes nucléaires dont on sait qu’elles constituent la base de la politique de défense du Général et qu’elles n’ont pas été sans influence sur sa politique étrangère. Aussitôt après ma nomination, notre premier tir d’essai connu sous le nom aimable de « Gerboise bleue » explose à Reggane. Il veut vérifier que je n’ai pas d’état d’âme :

— Vous savez que votre priorité est la réalisation des systèmes d’armes nucléaires.

— Mon Général, j’aime la bombe d’Hiroshima parce qu’elle m’a sauvé la vie en Extrême-Orient. Je devais être parachuté en Indochine dans un coin pourri et, sans la capitulation japonaise, je n’en serais pas revenu. A l’époque ma réaction a été très différente de la vôtre.

Je montrais que j’avais lu le troisième tome des ses Mémoires de guerre paru cinq mois plus tôt : « La révélation des effroyables engins », écrivait-il, « m’émeut jusqu’au fond de l’âme ». Il aura le dernier mot.

— Oui, dit-il, mais ce n’était pas une bombe française.

C’est pourquoi « Gerboise bleue » n’était pas un effroyable engin.

Le 21 Mars 1965, en compagnie de Gaston Palewski, Ministre de la Recherche Scientifique, j’assiste à In Ekker, dans le Sahara Algérien au premier tir souterrain : c’est l’essai de la bombe Mirage IV. Grave incident : le tir n’est pas contenu et le nuage atomique s’échappe de la montagne, nous irradiant gravement. Le Général me reçoit à mon retour à Paris. Ironique :

— Vous aimez toujours la bombe atomique ?

— Je l’excuse, puisque sa puissance était plus forte que prévue.

La satisfaction fera place à l’enthousiasme, le 11 Septembre 1966 quand de Gaulle assiste, de la passerelle du croiseur de Grasse où Alain Peyrefitte et moi sommes à ses côtés au large de Mururoa, à un tir de grande puissance. Quand l’énorme champignon blanc s’élève à des milliers de mètres dans le ciel, il murmure :

— C’est magnifique !

Il était, comme en 1945, ému jusqu’au fond de l’âme mais pas pour les mêmes raisons.

Au passage, je signalerai que la direction des applications militaires dont le personnel était principalement militaire a travaillé presque seule à la réalisation des armes atomiques et des moteurs nucléaires marins. Aujourd’hui, le Commissariat préfère l’oublier.

Les civils du Commissariat les uns par principe, d’autres par opposition politique refusaient d’y participer. De Gaulle ne le leur a pas reproché : il respectait leur refus.

 

La stratégie

 

Sa stratégie, c’est le maintien de la Paix, d’abord en Europe et il pense que la dissuasion nucléaire est un moyen efficace – mais pas le seul – pour y réussir. De ce point de vue, son analyse est proche de celle des Américains mais il soutient que la dissuasion n’est crédible qu’entre détenteurs de l’arme, c’est à dire qu’elle ne peut être que nationale. La stratégie de « riposte graduée » imposée à l’OTAN et à l’Europe par les Etats-Unis en était, à ses yeux la preuve. C’est une des raisons pour lesquelles il sortira de l’OTAN en 1966. A vrai dire, il y était décidé depuis longtemps et nos alliés le savaient mais ils n’y croyaient pas. « Nous savons que nous mourrons, a écrit Pascal, mais nous n’y croyons pas ».

Il avait une autre raison très forte. Au Général américain Norstad, Commandant suprême, il dit un jour devant moi :

— Un gouvernement qui n’assure pas, lui-même, la défense nationale n’est plus légitime. En France, depuis la Révolution, aucun régime n’a survécu à une défaite militaire.

Et il ajoute :

— Des généraux placés sous un commandement étranger, même allié, perdent le sens de leurs responsabilités.

Loyalement, Norstad convint qu’il n’avait pas de réponse sur ce point.

Une priorité de la stratégie gaullienne était que la France cessât d’être un Etat « suiveur » et redevint ce que De Gaulle appelait « un Etat pionnier ».

Il harcelait sans cesse le Commissariat à l’Energie Atomique qui peinait pour passer de la fission à la fusion nucléaire malgré des crédits pratiquement illimités. Concorde, c’est lui, l’entrée de la France dans l’espace où nous avons pris et gardé la troisième place au monde, c’est lui. L’aventure spatiale l’a fasciné jusqu’à sa mort. En 1969, rentré d’Irlande le 19 Juin, après l’élection de Georges Pompidou, il s’était retiré à Colombey où il recevait, un à un, les principaux ministres qui avaient quitté le Gouvernement.

C’est ainsi qu’un jour de Juillet 1969, par un soleil radieux, je suis arrivé à La Boisserie vers midi, pour un déjeuner intime : le Général et madame de Gaulle, ma femme et moi.

Avant le repas, le Général m’emmène dans son bureau. Il dit quelques mots du nouveau gouvernement sans le critiquer mais avec une sorte de distance. Il parle ensuite des Mémoires d’espoir qu’il écrit mais craint de ne pas terminer.

Après le déjeuner, nous faisons un tour de jardin, pendant que les femmes prennent le café au salon. Nous arpentons ce qu’il appelle « l’allée des philosophes » à l’ombre de grands arbres plantés avant la guerre. Tout à coup, tirant sa montre du gousset :

— Nous devons rentrer, dit-il, la télévision transmettra dans un quart d’heure le décollage de la Mission Apollo qui doit porter deux astronautes américains dans la lune.

Après l’émission, le Général n’a fait aucun commentaire. Il semblait rêveur. J’ai pensé qu’il était temps de prendre congé. Il nous a reconduits jusqu’à la porte. Au moment où la voiture démarrait, je me suis retourné. La main levée, de Gaulle faisait un signe d’adieu.

Je ne l’ai jamais revu.

Texte des débats ayant suivi la communication