Séance du lundi 22 mai 2006
par M. Renaud Denoix de Saint Marc
J’ai le regret de n’avoir pas connu Jacques Leprette. Si j’avais pu l’approcher, le propos que je vais tenir devant vous aurait assurément gagné en chaleur et en vérité. Mais avant d’être appelé à lui succéder dans les rangs de votre compagnie, seul Alain Peyrefitte qui fut son condisciple à l’Ecole nationale d’administration et son ami fidèle, et qui fut aussi mon ministre à la Chancellerie, m’avait parlé de lui, et en termes laudatifs. Sans doute, depuis lors, j’ai lu les ouvrages qu’il nous a laissés depuis sa belle thèse de droit consacrée au statut de Trieste après la seconde guerre mondiale jusqu’à son ouvrage destiné à fournir « une clef pour l’Europe » ; j’ai consulté son dossier individuel — hélas purement administratif— conservé à la direction des archives du Quai d’Orsay ; j’ai interrogé certains de ceux qui l’ont approché dans le cours de sa carrière diplomatique. J’espère donc pouvoir retracer sa vie et son œuvre d’une manière qui ne soit pas trop sèche et qui pourra donner à ceux qui l’ont connu et estimé – nombreux dans cette salle – une image fidèle de sa riche personnalité.
Jacques Leprette est né à Alexandrie, en Egypte, le 22 janvier 1920. Il était le fils d’un professeur au lycée du Caire, chargé de l’enseignement du français dans ce pays. Peut-être faut-il voir dans cette naissance à l’étranger et dans la mission confiée à son père le symbole de deux traits dominants de son existence : d’abord, le service de la France à l’étranger, en second lieu la défense de la francophonie, sous la forme des liens institutionnels unissant les pays ayant le français en partage.
Dans l’existence de Jacques Leprette, la première période à laquelle il convient de s’arrêter est sa participation aux combats de la libération de notre pays à la fin de la guerre de 1939-1945.
Au moment de la guerre, Jacques Leprette est licencié en lettres et en droit et diplômé de l’Ecole libre des sciences politiques. Il a entrepris ces études dans la perspective – déjà – d’entrer dans la Carrière. Il est mobilisé le 8 juin 1940 et ne peut donc participer aux combats avant l’armistice. L’unité à laquelle il appartient est envoyée en Algérie où il est démobilisé en janvier 1941. Jacques Leprette demeure en Algérie. Il reprend ses études de droit et est reçu à deux diplômes d’études supérieures à la faculté de droit d’Alger. En novembre 1942, il est rappelé au service et entre à l’école d’officiers de réserve de Cherchell. A l’issue de sa période d’instruction, il est volontaire pour servir à la Légion étrangère. Il y est admis, bien que la Légion ne soit pas particulièrement ouverte aux officiers de réserve ; il est affecté au régiment de marche de la Légion étrangère. Dans les rangs de cette unité, il débarque en Provence en 1944. Il participe à la campagne d’Alsace. Grièvement blessé aux jambes devant Belfort, il refuse la réforme pour invalidité à laquelle il est promis et rejoint son unité devant Colmar. L’hiver 1944-1945 est long et dur devant Strasbourg. Mais quelle récompense à ces épreuves, ces fatigues et ces dangers, de franchir le Rhin et d’entrer à Stuttgart dans le peloton de tête de son unité le 21 avril 1945 ! La fin des combats le trouve dans le Tyrol autrichien. Il a raconté que le 8 mai 1945, de la tourelle de son char, il entendit la nouvelle suivante : « l’armistice a été conclu cette nuit. Les unités en mouvement s’arrêteront immédiatement ». Il participe au défilé sur les Champs Elysée le 18 juin 1945. Il lui reste à rentrer à Sidi Bel Abbés, berceau de la Légion, avec le régiment de marche. Il y revient avec une palme et une étoile sur sa croix de guerre et la « bronze star medal » américaine.
C’est là qu’il apprend par une coupure de presse, à lui adressée par un de ses oncles, que des concours de recrutement dans les « grands corps » de l’Etat vont être bientôt organisés, pour la dernière fois, avant que la sélection et la formation des grands commis de l’Etat ne soit confiée à une école à créer, l’Ecole Nationale d’Administration.
Il se présente à ce dernier concours du Quai d’Orsay. Comme il n’y est pas reçu, il se présente au concours d’entrée au premier concours de l’ENA, revêtu de l’uniforme de lieutenant de la Légion étrangère. Il y est reçu et appartient donc à cette première promotion, composée de quatre-vingt cinq membres, qui prend le beau nom de « France Combattante ». Cette promotion est constituée en très grande partie de jeunes gens venus d’horizons divers qui ont participé aux combats de la Libération et aux dangers de la Résistance. Dans les notes que Jacques Leprette a laissées pour le comité d’histoire de l’ENA, il relève que, dans cette promotion, on compte « quelques aristocrates, bon nombre d’instituteurs, des employés, des fils d’agriculteurs ». Le retour sur les bancs de l’école constitue, pour ces gens là, une singulière aventure. Je relève encore dans ses notes pour le comité d’histoire de l’ENA : « La camaraderie allait de soi … On répugnait à se mettre en avant sur la ligne de départ … Nous affichions quant à l’avenir un certain détachement. Il s’agissait néanmoins de ne pas manquer l’entrée dans la vraie vie, même si un certain souci d’élégance nous inclinait à ne pas laisser paraître la crainte d’être mal classé ». En ce qui le concerne, cette crainte est mal fondée. Il sort second de l’Ecole et atteint le but qu’il s’était fixé dès avant la guerre : entrer dans le corps diplomatique.
Et c’est ici qu’il faut évoquer sa première œuvre qui est sa thèse, soutenue pour l’obtention du grade de docteur en droit. Celle-ci est consacrée au « statut international de Trieste ». Sa thèse est, en effet, le fruit de l’expérience qu’il connaît au cours de l’année de stage à laquelle la scolarité le convie ; il fait partie de la délégation française à la conférence de la paix avec les Etats ennemis. Il y est chargé des fonctions de secrétaire du « sous-comité Trieste », dont le rôle est de définir le futur statut de cette ville que les Alliés veulent retirer à l’Italie et placer sous l’autorité des Nations-Unies. Comme on le sait, le traité de paix, signé notamment des deux Etats principalement intéressés, l’Italie et la Yougoslavie, contient le statut international de Trieste, dont ensuite chacun essaiera de se dégager. Et, comme on le sait aussi, Trieste retournera finalement à l’Italie en 1950.
La thèse du jeune Jacques Leprette, soutenue en 1947 à la faculté de Droit de Paris devant un jury constitué de Madame Bastid et des professeurs Scelle et Rousseau, publiée ultérieurement aux éditions Pédone, est un exercice universitaire. Elle obéit donc, dans sa composition et son style, aux règles traditionnelles. Mais sa lecture est intéressante. D’abord parce qu’elle montre l’imagination des négociateurs qui inventent, pour une ville, un statut international dont l’existence n’est justifiée que par la discorde qui prévaut chez les vainqueurs car l’Union soviétique soutient la Yougoslavie et les Occidentaux, l’Italie. Ensuite, et surtout, cette thèse illustre les qualités de son auteur. Certes, il a bénéficié de témoignages de première main et a eu à sa disposition tous les documents utiles. Mais il n’est pas encombré par cette connaissance du sujet et, au contraire, il sait s’élever à un niveau de réflexion où l’on sent poindre l’inclination de l’auteur pour la négociation multilatérale et les organisations internationales. Dans sa conclusion, il énonce que le statut de Trieste « résout la contradiction que révélait auparavant toute tentative de concilier le concept d’indépendance avec la nécessité d’aménager l’intervention d’une autorité internationale ». Il affirme qu’à « l’interdépendance de fait dans laquelle se trouvent les communautés étatiques, doit correspondre un réajustement des rapports de droit qui les relient les unes aux autres ». Il conclut cependant, à propos du statut de Trieste, par une jolie formule, selon laquelle « les résolutions du conseil des ministres des affaires étrangères (n’avaient) pas eu la faveur de franchir la barrière redoutable qui, dans le domaine politique, sépare le monde des idées du monde de l’action ».
Le monde de l’action, Jacques Leprette y retourne mais, cette fois-ci, au service de la paix. A son entrée dans le corps diplomatique, il est affecté à l’administration centrale, à la direction d’Europe, qui est une grande direction, dirigée par un grand diplomate Jacques-Camille Paris. Il y reste peu de temps, car son patron, conscient de la valeur de son collaborateur, l’emmène avec lui à Strasbourg pour mettre en place le Conseil de l’Europe.
Pour prendre connaissance de cette période de l’existence de Jacques Leprette, il faut se reporter à son dernier ouvrage « Une clef pour l’Europe » publié en 1994. C’est l’œuvre la plus importante de notre auteur. Elle ne se laisse pas facilement résumer ni même classer dans un genre défini. Il s’agit, à la vérité, de variations sur un thème donné, en même temps qu’un témoignage sur la genèse de l’Europe et une réflexion, tout empreinte de pragmatisme, sur l’avenir des institutions européennes telles que l’auteur pouvait les pressentir au lendemain du traité sur l’Union européenne.
Dans cet ouvrage, il livre le témoignage des premiers pas du Conseil de l’Europe ; la première réunion du comité des ministres le lundi 8 août 1949 à l’hôtel de ville de Strasbourg ; la première session de l’Assemblée parlementaire dans les locaux de l’Université, le 10 août suivant, à laquelle prennent part les vedettes de la politique : Winston Churchill, Mac Millan, Paul Reynaud, Spaak, etc ; l’admission de l’Allemagne au sein de l’institution au mois de mai 1951, marquée par la première participation du Chancelier Konrad Adenauer au comité des ministres. Il montre que le Conseil de l’Europe a d’abord constitué un lieu de rencontres et d’échanges entre ministres, parlementaires et même fonctionnaires des différents Etats membres, premiers fils d’un réseau de coopération en Europe. Il souligne enfin que c’est à partir du Conseil de l’Europe « qu’il fut possible de sortir du monde des idées pour entrer dans celui des vraies réformes » et il cite les deux initiatives majeures qui prirent naissance, toutes deux, à l’Assemblée consultative, l’une pour prospérer, l’autre pour échouer : la communauté européenne du charbon et de l’acier, la communauté européenne de défense.
De Strasbourg, Jacques Leprette gagne Berlin, comme chef de la division politique du gouverneur militaire français de cette ville. C’est la guerre froide. Il est le témoin de l’emprise soviétique sur l’Allemagne de l’Est et de la révolte des ouvriers allemands le 17 juin 1953, le premier des mouvements de rébellion au sein de l’Europe communiste. Il quitte Berlin au début de l’année 1955, sans pouvoir répondre – et pour cause – aux trois questions fondamentales qu’il se pose à propos de l’Allemagne : « les Allemands se mettront-ils d’accord avec leur passé pour contribuer à la construction de la future Europe ? Quand et comment s’accomplira la réunification ? Qui l’emportera sur les deux modèles de société dont Berlin offre la vitrine ? »
Après Berlin, d’autres affectations permettent à Jacques Leprette d’acquérir une vision d’ensemble des questions internationales. Il sera alors prêt, à partir des années soixante-dix, à assumer des responsabilités de premier plan.
C’est d’abord l’Ambassade de France à Washington où il fait deux séjours, en premier lieu comme premier secrétaire de 1955 à 1959, puis, de 1966 à 1971, comme ministre-conseiller. Il y est le collaborateur de trois ambassadeurs, Maurice Couve de Murville, Hervé Alphand, Charles Lucet. Il y acquiert une connaissance intime des Etats-Unis et de leur politique étrangère.
C’est ensuite l’approche des questions de coopération et de développement. Il les aborde
comme chef du service des affaires de la Communauté au Quai d’Orsay et comme premier ambassadeur auprès de la Mauritanie, après l’accession de ce territoire à l’indépendance et ce sera là, d’ailleurs, sa seule fonction de chef de poste dans la diplomatie bilatérale.
Ce que nous connaissons le mieux de ces années-là, ce sont ses séjours aux Etats-Unis, pays qui exerce sur lui un véritable attrait ; les amitiés qu’il y lie ; son secret désir d’y revenir. Il y reviendra d’ailleurs, non comme ambassadeur auprès des Etats-Unis, ce qu’il souhaitait, mais en qualité de représentant permanent au Conseil de sécurité et chef de la mission de la France auprès des Nations Unies, à New York. Il arrive donc à Washington en 1955, « très curieux d’observer de près ce peuple, ses institutions et les pratiques » d’un pays auquel son « imagination d’enfant avait donné une existence irréelle ». Dans ce qu’il appellera ses « notes de séjour » publiées dans « Une clef pour l’Europe », ouvrage auquel je me suis déjà référé, il insiste sur les valeurs immuables de la société américaine, la Constitution, le Président, le Congrès et le drapeau. Il vante le civisme de la société américaine, l’apprentissage de la vie en société et des responsabilités dès l’école, la liberté de l’information, le goût de l’initiative et de la libre entreprise, l’absence de grands débats idéologiques. « Pour le bien des hommes, conclut-il, et sans pour autant renoncer aux idées, sœurs de l’imagination, la sagesse ne serait-elle pas d’étendre notre curiosité à ce qui se fait hors de nos frontières, au-delà de l’Atlantique ? ».
A partir des années 70, l’époque de l’apprentissage et des rôles seconds est terminée. S’ouvre la période des responsabilités de premier rang. Jacques Leprette est nommé successivement directeur des Nations Unies et des organisations internationales au ministère des affaires étrangères de 1971 à 1975 ; représentant permanent de la France au Conseil de sécurité de 1976 à 1982 ; représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes de 1982 à 1985. C’est au cours de ce dernier mandat qu’il sera élevé à la dignité d’Ambassadeur de France.
Ainsi les circonstances ont fait que Jacques Leprette est devenu un grand spécialiste de la diplomatie multilatérale. Il est vrai que nos diplomates y sont experts, car la France joue, sur ce théâtre, un rôle important. D’une part, elle ne peut plus agir seule et elle a une claire conscience de cet état de fait ; elle fait alors entendre sa voix dans les instances internationales grâce à son goût pour le maniement des idées générales et sa propension aux élans de générosité universelle. D’autre part, la plus grande partie des Etats qui ont accédé à l’indépendance au cours des dernières décennies, n’ont pas les moyens humains, administratifs et financiers d’entretenir des relations diplomatiques classiques avec un grand nombre d’autres Etats. Leur participation au concert des Nations s’exerce donc de façon principale par leur présence dans les organisations internationale et, au premier chef, à l’ONU.
De son séjour à New York, Jacques Leprette nous a laissé un souvenir et un enseignement. L’un et l’autre sont consignés dans le chapitre intitulé « La France au Conseil de sécurité » qu’il a écrit à titre de contribution à un ouvrage collectif : « La France et l’ONU depuis 1945 ». Il s’agit d’un ouvrage destiné à marquer le cinquantième anniversaire de cette organisation internationale et dont la rédaction a été coordonnée par l’Ambassadeur André Lewin. Il s’agissait alors de montrer comment notre pays, Etat co-fondateur d’une organisation dont il est l’un des membres les plus importants et les plus assidus, s’est comporté au sein des Nations Unies pendant un demi-siècle.
En moins de vingt pages, Jacques Leprette fait part de son expérience de cinq années et des réflexions que celle-ci lui inspire.
Que représente le Conseil de sécurité pour l’opinion publique ? Notre auteur apporte à cette question la réponse suivante : « En dépit d’évidentes infirmités, cet « organe principal » des Nations Unies demeure, pour le public, le grand carrefour où se jouent la paix et la guerre entre les nations. A quoi tient cette croyance ? Probablement au fait qu’il n’existe pas d’autre tribune où les Etats puissent demander publiquement justice des affronts politiques dont ils s’affirment les victimes. Peut-être aussi à la capacité que le Conseil a démontrée, à la différence de son prédécesseur de la Société des Nations, de résister à l’épreuve du temps. Sans doute, enfin, aux médias : la table du Conseil, à laquelle siègent un petit nombre de personnalités, est exposée en permanence aux caméras de la télévision et des photographes ; elle est observée, non seulement par toutes les délégations auprès des Nations Unies, mais par le public largement invité aux débats ; en période de grande crise, ces débats offrent, du moins aux Etats-Unis, un spectacle dramatique plus passionnant que bien d’autres émissions de télévision… »
Mais, ajoute-t-il, « à certains égards, la vie internationale est un monde d’illusions. Le Conseil de Sécurité n’est pas un gouvernement mondial ; il ne peut le devenir… Les positions que prend le Conseil reflètent le degré de coopération qu’à un moment donné, les quinze membres qui le composent, et tout particulièrement les cinq permanents, sont en mesure d’accepter. Dès lors, on voit combien sont inadéquats les procès d’intention que l’on fait trop souvent au Conseil devant son impuissance à prévenir ou à régler les différends qui divisent les membres de la Communauté internationale ».
Jacques Leprette traite ensuite du statut de membre permanent du Conseil de sécurité. « Pour beaucoup, écrit-il, ce statut évoque principalement un privilège partagé par quatre autres Etats : celui de pouvoir faire obstacle à toute résolution du Conseil portant sur le fond d’une affaire qui lui a été soumise. Ce n’est pas faux. On a tendance à faire passer au second plan l’essentiel : la permanence. Cinq membres de l’organisation ont participé, sans discontinuité, et participent à toutes les sessions du Conseil. C’est un avantage considérable. Ils sont en mesure de connaître les dossiers et de les suivre dès qu’ils sont présentés à la table. Ils ont acquis, au fil des ans, une maîtrise de la jurisprudence et de la procédure dont le Conseil tout entier peut faire profit ».
Les membres permanents du Conseil de sécurité doivent être à la hauteur des responsabilités et du privilège que la Charte des Nations Unies leur a conférés. La charge de travail y est considérable. La représentation permanente de chacun de ces Etats doit être adaptée, dans son organisation et sa composition, à l’ampleur de la tâche. Pendant que Jacques Leprette était à New York, la France a exercé à quatre reprises la présidence du Conseil de sécurité ; le Conseil s’est réuni 72 fois en 1977, 76 fois en 1980, 56 fois en 1981. Ainsi, si l’on compte de nombreuses consultations officieuses, le Conseil se réunit plus d’une fois par semaine. Et les membres permanents ne doivent pas se dérober aux devoirs de leur charge. « La communauté des Nations considère que le statut de membre permanent fait aux titulaires obligation de prendre des risques – et des coups » écrit Jacques Leprette qui poursuit « il serait malvenu, pour les “grands” de s’abriter derrière les moins grands, de se dérober, de paraître esquiver les difficultés ».
Pour autant, il serait malvenu aussi que les cinq membres permanents constituent un club à l’intérieur du club du Conseil de sécurité. Tout d’abord, la guerre froide a ruiné très vite cette éventualité. Et si des tentations de concertation à quatre, notamment au cours des années soixante-dix à propos du Moyen Orient, se sont manifestées, elles n’engendrèrent aucun effet significatif. Certes, depuis les années quatre-vingt dix, la situation internationale a profondément évolué et les Cinq ont pu trouver commode de se réunir avant les sessions. Utile, cette pratique a montré ses limites, car les autres membres du Conseil peuvent se formaliser de ces conciliabules, bien sûr étrangers à la Charte, et auxquels ils n’ont pas part.
Bon connaisseur et observateur lucide de l’ONU, Jacques Leprette n’a jamais versé dans le pessimisme à l’égard de cette organisation internationale. Dans une conférence prononcée au mois d’avril 1996 à l’Académie de la paix et de la sécurité internationale, il prend, à bon droit, l’exemple de l’Afrique australe pour montrer que l’action de l’ONU peut conduire au succès. « La commémoration du cinquantième anniversaire de la signature de la Charte fut empreinte, dit-il, d’une morosité qui reflétait bien les déceptions de l’opinion et pourtant, en cette année 1995, l’organisation aurait pu célébrer ce qui fut sans doute son plus grand succès depuis l’origine : les changements inouïs opérés, sans effusion de sang, en Namibie et en Afrique du Sud, régions dont personne, au cours des décennies précédentes, n’osait prédire qu’un jour elles verraient le pouvoir d’une minorité blanche transféré à une majorité noire, que l’apartheid y serait aboli, que l’Union sud-africaine se donnerait, par le seul usage d’un bulletin de vote, un président noir… ».
S’il était encore parmi nous, sans doute relèverait-il que jamais les Nations Unies n’ont été autant sollicitées qu’aujourd’hui, alors qu’elle a dépassé soixante ans d’existence, pour des opérations de maintien de la paix ou pour accompagner des « sorties de crise » et, par exemple, en Afghanistan, au Soudan, au Burundi, en République démocratique du Congo, au Libéria, à Haïti, au Kosovo… En effet, l’universalité de l’ONU est un élément fondamental de sa légitimité dans des situations où peuvent naître très vite les soupçons d’intérêt national des Etats. Il noterait aussi que le Conseil de sécurité occupe une place centrale dans le réseau mondial de la sécurité collective et sait imposer des obligations à certains Etats. Mais il remarquerait que la réforme de la composition du Conseil de sécurité dans le sens de son élargissement, et que la France soutient, demeure encore à l’état de projet.
La dernière période de la vie professionnelle de Jacques Leprette se passe à Bruxelles, de 1982 à 1985, où il occupe la fonction de représentant de la France auprès des Communautés européennes. Trente-quatre ans après son apprentissage des affaires de l’Europe, cette mission lui permet de mesurer la distance parcourue. Et pourtant, je crois avoir deviné qu’il ne prétendait pas à ce poste et qu’il appréhendait même de devoir se plonger dans des dossiers économiques. A l’ONU, écrit-il dans « Une clef pour l’Europe », « tous les grands problèmes du monde étaient étalés sur la place publique, dans une tension constante entre l’est et l’ouest, le nord et le sud, les occidentaux et les pays socialistes… A Bruxelles, je tombais de haut. Mon champ de vision s’était d’un seul coup rétréci aux dimensions d’une scène importante sans doute, mais en apparence provinciale. Les sujets habituels étaient la fixation des prix agricoles, la contribution financière du Royaume-Uni au budget des communautés, les difficultés qui encombraient le dossier des assurances, celui des transports, de la sidérurgie, de la pêche, des rivalités commerciales avec le Japon ou les Etats-Unis ».
Lorsqu’il prend ses fonctions, l’Europe est en panne. Certes, les Communautés se sont élargies, et comptent dix Etats membres avec l’entrée de la Grèce, le 1er janvier 1981. Mais les revendications britanniques tendant à la réduction de la contribution du Royaume-Uni au budget communautaire – illustrées par la célèbre formule de Madame Tatcher « I want my money back » – bloquent le développement de la politique agricole commune. Sur le plan extérieur, les Européens font face en ordre dispersé à la crise de la détente marquée par l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques et les tensions politiques en Pologne. C’est dans ce contexte difficile que Jacques Leprette, qui ignore largement en prenant son poste le contenu technique des dossiers européens, va démontrer ses talents de négociateur et prouver sur le terrain, comme il le dira en mars 2000 dans un entretien avec un journaliste, que « si on a de bonnes cartes, il est possible de négocier sur tout ».
C’est ainsi qu’il prendra une part active à la préparation de la déclaration sur l’Union Européenne adoptée par le Conseil Européen de Stuttgart en juin 1983, déclaration qui sera le point de départ du renforcement de la coopération politique conduisant à l’Acte Unique en 1987.
Il sera également un des artisans du compromis, consacré au Conseil Européen de Fontainebleau en juin 1984, qui met fin de manière honorable au contentieux budgétaire franco-britannique, garantit en contrepartie la « paix agricole » à Bruxelles et permet ainsi la relance de l’Europe.
La survenance de l’âge auquel les fonctionnaires français voient se rompre de plein droit le lien qui les attache à l’Etat ne s’accompagne pas, chez Jacques Leprette, d’une sorte d’abandon à l’oisiveté.
Il retrouve l’Académie de la paix et de la sécurité, lieu de rencontre et de réflexion largement ouvert, qu’il avait contribué à fonder avec le Professeur René Jean Dupuy et les encouragements de René Cassin. Il en assure la présidence à partir de 1997.
Il représente la France au comité des droits de l’Homme à Genève au cours des années 1988 à 1990.
Surtout, il joue un rôle essentiel dans la préparation du premier sommet des chefs d’Etat francophones. Sollicité par le ministre des affaires étrangères au cours de l’été 1985, alors qu’il vient à peine de quitter le service actif, il noue les relations indispensables à la réalisation – dans le délai très court de quelques mois – d’une idée proposée depuis longtemps par des chefs d’Etat comme Habib Bourguiba et Léopold Sedar Senghor et qui, pour diverses raisons, n’avait pas pu prendre corps. Il réussit dans son entreprise et les 18 et 19 février 1986, à Versailles, quarante délégations se trouvent réunies autour du Président de la République française. Le succès de cette réunion conduit à lui confier la surveillance de la mise en œuvre des conclusions du sommet et la préparation du deuxième sommet tenu à Québec au mois de septembre 1987.
Enfin, il y a l’Académie des sciences morales et politiques. Encouragé en ce sens par son fidèle ami Alain Peyrefitte, il se présente en 1999 au fauteuil laissé vacant par la disparition du Pasteur Oscar Cullmann et y est brillamment élu au premier tour de scrutin le 30 novembre, trois jours après la mort d’Alain Peyrefitte. Membre assidu et actif de votre compagnie, il prend en charge, notamment, un groupe de travail sur les questions de la presse et il participe au comité de pilotage pour l’organisation de la célébration officielle du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Mais il ne pourra pas participer aux travaux de ce comité puisqu’ici même, quatre ans presque jour pour jour après son élection, il est victime d’un grave malaise dont il ne se relèvera pas. Il meurt le 3 avril 2004.
* * *
Voilà donc exposée, sans en avoir trahi la réalité, du moins je l’espère, ce qu’a été l’existence d’un grand diplomate, toute entière tournée vers le service des intérêts de notre pays et de sa place dans le monde. Ainsi que je pense vous l’avoir montré, son œuvre se confond avec l’exercice de ses fonctions successives. Son œuvre a été sa vie même.