La Cour des comptes à la veille de son bicentenaire

Séance du lundi 18 décembre 2006

par M. Philippe Seguin,
Président de la Cour des comptes

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Chanceliers honoraires,
Mesdames, Messieurs les académiciens,
Mesdames, Messieurs,

Je voudrais vous remercier très chaleureusement de m’accueillir ainsi pour votre dernière séance de l’année, cette année que vous avez consacrée à la justice.

Siéger parmi vous en robe de magistrat est une grande fierté. C’est aussi, n’en doutez pas, une marque de considération à votre égard : c’est la première fois, en effet, que je revêts cette robe hors du Palais Cambon.

Je ne suis certes pas le premier membre de la Cour à m’exprimer devant votre compagnie ; je ne saurais oublier en effet que six de nos magistrats [1] dont deux premiers présidents ont été membres de cette académie.

Le premier de mes prédécesseurs, François de Barbé Marbois, que tout eût semblé désigner, n’eut pourtant pas cet honneur. Il était trop tôt pour lui avant 1803, année de la suppression de la section des sciences morales et politiques de l’Académie, et trop tard en 1832 lorsqu’elle fut rétablie. Voilà qui nous rappelle, au passage, que Napoléon Bonaparte, qui allait refonder la Cour en 1807, ne fut pas toujours également inspiré dans son œuvre institutionnelle.

Il reste que deux autres Premiers Présidents furent appelés à siéger : le comte Siméon, élu d’ailleurs l’année même de la restauration de l’académie et Félix Barthe.

Celui-ci impressionna toujours tant ses collègues que ses confrères par le soin qu’il mettait constamment à une bonne gestion de sa carrière. Dans ce domaine, il est vrai, il ne laissait rien au hasard. Premier président de la Cour à 39 ans – ce qui était déjà remarquable – Félix Barthe ne résista pas, peu après sa nomination, à la tentation d’un portefeuille ministériel. Mais pratiquant avant l’heure le principe de précaution, il prit soin de ménager ses arrières en poussant pour le remplacer à la tête de la Cour le Comte Siméon – précisément – alors âgé de 88 ans. Deux ans plus tard, revenu de son escapade, profitant du départ à la retraite du Comte – départ qu’il n’avait pas manqué de susciter – Félix Barthe put se réinstaller dans son fauteuil de Premier président.

Le troisième membre de la Cour à rejoindre le Palais Mazarin fut un de nos plus illustres magistrats, un des pères de la comptabilité publique : le marquis d’Audiffret.

Vinrent plus tard Alfred de Foville élu en 1896 et désigné secrétaire perpétuel de l’Académie en 1909 ; puis Auguste Arnauné, spécialiste des problèmes de monnaie, de crédit et des changes ; élu en 1912, il présida l’académie en 1924.

Enfin, certains d’entre vous se souviennent de l’éminente et si respectable personnalité de René Alexis Brouillet, magistrat, ambassadeur, et collaborateur du général de Gaulle qui entra à l’Académie en 1987 et mourut en 1992.

Ces magistrats furent parmi les plus remarquables de notre propre compagnie ; inutile de vous dire combien nous sommes fiers qu’ils aient été reconnus par la vôtre.

* * *

Mesdames, Messieurs,

Je suis d’autant plus heureux de m’exprimer devant vous aujourd’hui, que nous sommes au seuil d’une année très particulière pour la Cour des comptes.

En effet, par une coïncidence aussi singulière que significative, la Cour célèbrera en 2007 son bicentenaire en même temps qu’elle étrennera les nouvelles compétences que lui a confiées le législateur et dont l’exercice va constituer pour elle un tournant majeur :

  • la certification des comptes de l’Etat et de ceux de la Sécurité sociale

  • le contrôle de l’exécution du budget de l’Etat dans une logique de performance.

Je sais bien que toute institution de la République souhaite convaincre qu’elle a su réussir une synthèse opportune entre ses traditions fondatrices et la nécessité de s’adapter à son temps. Il me semble que la conjonction des deux circonstances que j’ai évoquées me dispense de cet exercice quelque peu convenu. Les faits parlent d’eux-mêmes.

En fait, l’histoire de la Cour est aussi la chronique d’une extension progressive de ses missions et ce dès ses premiers jours : Napoléon lui-même, avait d’emblée, invité la Cour à porter son regard au-delà des comptes et à lui faire part des constats qu’elle pourrait faire dans les domaines les plus variés à l’occasion de l’exercice de ses fonctions juridictionnelles. On devine la pressante invite : en dehors même de ce qui relève de vos strictes et originelles compétences, dites moi donc ce que vous avez vu de notable, d’intéressant ou de critiquable à la faveur de vos investigations.

Du coup, l’histoire de la Cour n’aura jamais été celle d’un long fleuve tranquille.

La Cour, ainsi instituée, et à la fois juridiction et corps de contrôle externe de l’administration a suscité, souvent, craintes et réserves. On a pu, même, parfois, chercher à limiter ou contenir ses pouvoirs, tentation qui resurgit, de temps à autre, sous les prétextes les plus divers.

Cela n’aura pas empêché la Cour d’accomplir un chemin considérable.

C’est cette aventure, qui n’est au fond qu’un reflet de l’histoire institutionnelle de la France, de ses vicissitudes et de ses avancées, que votre invitation me permet d’évoquer.

On peut affirmer avec une égale légitimité que la Cour est née avec la Monarchie et qu’elle est fille de la démocratie.

Monsieur le Président, cette caractéristique paradoxale ne vous impressionnera probablement pas. La ville qui vous est si chère n’est-elle pas à la fois la ville royale, le berceau de nos institutions parlementaires et un haut lieu de la République ?

Pour dire vrai, la naissance de la juridiction financière est difficile à dater. La seule certitude en la matière, c’est que sa genèse fut inspirée, d’abord, par le souci de protéger les intérêts personnels du souverain.

Comme le souligne Pierre Moinot, procureur général honoraire près la Cour des comptes, que vous croisez, sans doute, de temps en temps dans les couloirs de ce palais, « l’origine de la Cour est aussi confuse que sa nécessité est claire : tout pouvoir exige un trésor, tout trésor exige un compte, tout compte exige un juge désintéressé ».

Le Roi devait trouver des conseillers financiers efficaces aptes à contrôler les innombrables comptes que rendaient prévôts, baillis, sénéchaux et autres receveurs qui, de leur province, étaient censés rassembler les produits du domaine royal pour lui envoyer prestement.

Ces conseillers faisaient partie de la Curia regis, cette cour composée de proches et de spécialistes qui suivaient le Roi partout pour l’assister dans ses fonctions les plus importantes.

Et c’est de ce terreau commun et au terme d’une spécialisation et d’une formalisation progressive des procédures que naquirent le conseil d’Etat, le Parlement, et la Chambre des comptes de Paris laquelle bénéficia dans son domaine d’une prééminence qui ne fut jamais un monopole car, pour répondre à des besoins similaires, d’autres chambres des comptes ne manquèrent pas de se constituer dans les provinces.

Ce retour sur nos toutes premières origines n’est pas innocent : il montre bien que la juridiction des comptes a le même patrimoine génétique, la même filiation que le conseil d’Etat ou que l’ordre judiciaire. Et qu’elle n’est donc pas une juridiction par hasard…

Pourtant, malgré l’esprit de modération qui les inspira dans l’exercice de leurs compétences, les chambres des comptes de l’Ancien Régime suscitèrent, tout comme le Parlement, la méfiance des révolutionnaires qui les supprimèrent dès 1791.

Et l’on testa d’autres formules : c’est ainsi qu’on créa un « bureau de comptabilité » placé auprès du corps législatif. L’inefficacité du système ne tarda pas à faire sentir ses effets et le défaut de contrôle réel sur les comptabilités ouvrit la voie à toutes sortes d’abus. Pragmatiquement, on se rabattit alors sur la solution opposée en créant une « commission de la comptabilité nationale » travaillant pour le pouvoir exécutif. Elle ne réussit pas davantage à faire ses preuves.

Pendant ce temps, les prévaricateurs s’en donnaient à cœur joie et il devenait urgent de rétablir un système sérieux et efficace de contrôle des comptes.

On ne peut soupçonner Napoléon de n’avoir pas veillé à sauvegarder les prérogatives du pouvoir exécutif. Et pourtant il dut bien admettre, sur les conseils de son ministre du Trésor public, le comte Mollien, qu’une juridiction indépendante serait plus utile qu’un office parlementaire ou une simple commission, fût-elle à sa dévotion. Le mérite de Mollien a été immense ; son message reste d’actualité. Son buste, depuis quelques semaines, a d’ailleurs quitté Versailles pour la Cour, afin que nous puissions lui rendre l’hommage que nous lui devons.

Et c’est ainsi que fut créée en 1807 une Cour des Comptes, juridiction composée de magistrats inamovibles.

Le principe de l’indépendance des magistrats, de la collégialité de la décision, de la procédure contradictoire et du secret de l’instruction qui en étaient les caractéristiques essentielles, allaient ainsi apporter, comme ils le font encore aujourd’hui, la première garantie de qualité des contrôles.

Si je porte cette lourde robe de velours d’un autre âge, ce n’est pas par plaisir-je vous l’assure- ou par goût de la pompe. C’est que cette robe symbolise l’intégrité de notre héritage et la haute valeur que nous lui accordons.

Le statut de magistrat ne nous apporte aucun avantage matériel particulier. Il est bien loin, en effet, le temps où le justiciable devait verser au juge des comptes une contribution proportionnelle à l’importance financière des comptabilités qu’il remettait. On appelait cela les « épices »…

Non. Notre attachement à notre statut de magistrat manifeste simplement notre volonté d’accomplir nos missions selon les principes d’impartialité les plus exigeants.

Pourtant, il ne serait pas illégitime de s’interroger. Certains n’y manquent pas. Pourquoi une juridiction alors qu’outre-Manche et outre-atlantique on fait la même chose avec un simple office administratif ?

La question mérite d’autant plus d’être posée que la fonction contentieuse tient une place moindre que jadis dans nos travaux, même si, je ne puis m’empêcher de le noter au passage, le nouveau contexte créé par la réforme budgétaire et comptable, celui d’un allègement des contrôles a priori, me semblerait rendre fort opportun le renforcement des régimes de responsabilité juridictionnelle des comptables et des ordonnateurs.

Mais laissons cela et apportons à la question sa réponse, qui est simple : il est apparu dès l’origine que les enjeux économiques et politiques du contrôle des comptes et des finances publiques étaient tels qu’ils impliquaient une indépendance insoupçonnable assortie de garanties déontologiques particulièrement fortes.

Ce n’est donc pas seulement la fonction contentieuse de la Cour qui justifie son statut de juridiction. C’est ce besoin d’indépendance et d’impartialité dont la matrice la plus achevée et la plus convaincante réside historiquement dans la magistrature.

* * *

Il n’en demeure pas moins qu’en 1807, si la Cour a bien acquis son statut de juridiction, elle demeure fondamentalement le reflet des institutions d’alors : elle est d’abord et avant tout au service de l’Empereur, elle ne rend compte qu’à lui, et ne saurait le gêner dans son administration. Il n’est pas question, en particulier, qu’elle s’attribue juridiction sur les ordonnateurs. Le pouvoir peut bien tolérer une juridiction de contrôle mais elle ne doit pas outrepasser la limite du raisonnable… C’est pourquoi des parties importantes des comptes échappent à la juridiction, notamment les cassettes personnelles de l’Empereur, le trésor de l’armée ainsi que de nombreuses dépenses secrètes, réservées aux ministres et notamment aux ministres des relations extérieures. Talleyrand sut bien en profiter en ne rendant jamais un seul compte à la Cour. Et de tout cela, il reste aujourd’hui encore quelques traces, ces évocations nous renvoyant à quelques débats récurrents…

Et pourtant, bien que création, voire créature de l’Empereur, la Cour va lui survivre ; comme elle survivra aux différents bouleversements institutionnels qui ont marqué ses deux siècles d’existence.

Même si elle en essuiera parfois quelques dommages… qu’on dirait aujourd’hui collatéraux ».

Installée à l’origine sur l’île de la Cité avec le Palais de justice, la Cour emménage en 1842 au Palais d’Orsay qu’elle partage avec le Conseil d’Etat. En 1871, elle est la proie des violences de la Commune. En une nuit mémorable, elle brûle entièrement tout comme le ministère des finances, rue de Rivoli et le palais des Tuileries. Nous y voyons, pour nous consoler, le signe d’une sorte de reconnaissance de la place institutionnelle qu’elle avait alors acquise.

Pour qu’elle brûle plus vite, les communards l’avaient remplie de tonneaux de graisse ou d’explosifs et l’avaient ficelée de matelas aspergés d’essence. Le feu prit avec une telle vigueur que des colonnes d’air chaud propulsèrent à plusieurs dizaines de mètres de hauteur des centaines de liasses comptables qui finirent ainsi éparpillées sur tout Paris. Il en tomba, dit-on, jusqu’à la forêt de St Germain où certains magistrats riverains venaient en ramasser pendant leurs promenades dominicales… Preuve, s’il vous en fallait, du sérieux ancestral des membres de notre compagnie…

Cet incendie vaudra d’ailleurs le plaisir aux riverains et sans doute aux académiciens de bénéficier à leur porte et pendant quelques années, jusqu’à la construction de la gare d’Orsay, d’un paysage à la « Hubert Robert ». Les jours de beau temps, les peintres se bousculaient aux grilles pour immortaliser le pittoresque des ruines… Avec malice, Théophile Gautier ne manqua pas de remarquer que les ravages de l’incendie avaient au moins contribué à adoucir les lignes un peu trop sévères du Palais… Chacun y trouva son compte en tout cas …Camille Flammarion s’enthousiasma pour ce site devenu forêt vierge, rempli de reines des près, de framboisiers, de renoncules, de clématites, d’érables et de platanes… au total, près de 150 espèces différentes. Moins bucolique, et plus pragmatique, Aristide Briand y serait venu quant à lui chasser une espèce à peine plus comestible : le gypaète barbu…

Pas d’intermède en revanche pour la Cour qui s’était réfugiée avec le Conseil d’Etat au Palais Royal, et s’était très vite remise au travail.

Ce n’est qu’en 1912, après quelques décennies passées, fort à l’étroit, dans l’aile de Montpensier, qu’elle rejoint la rue Cambon, pour une demeure spécialement conçue pour elle.

Ces péripéties immobilières, entre rive gauche et rive droite, ne relèveraient que de l’anecdote si elles n’étaient l’illustration d’une évolution plus profonde de l’institution et de son positionnement.

Car derrière les déménagements successifs s’est également dessiné un déplacement institutionnel.

L’histoire de la Cour est, en effet, aussi, l’histoire de la construction progressive d’un équilibre.

Créée pour le service de l’Empereur, la Cour s’est progressivement émancipée pour trouver un positionnement tout à fait original, qui la distingue de la plupart des institutions supérieures de contrôle étrangères.

Dès 1822, elle entame une collaboration fructueuse avec les assemblées et les aide pour le contrôle de l’exécution des lois de finances. En 1832, une loi lui permet même d’adresser au Parlement le rapport annuel jusque-là exclusivement réservé au souverain. Depuis lors, elle n’a cessé d’accroître sa mission d’assistance aux parlementaires et multiplie les travaux qu’elle réalise pour eux et à leur demande.

Il faudra attendre encore plus d’un siècle, et la veille de la deuxième guerre mondiale, pour que le rapport annuel devienne enfin public.

L’évènement est tout à fait considérable : la Cour a ainsi conquis le droit de s’adresser directement au citoyen. Elle apporte de la sorte une traduction concrète à l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme qui dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent de son administration ». La Cour devient l’indispensable intermédiaire entre les pouvoirs publics et les citoyens ; c’est à elle qu’il revient de faire la lumière sur l’action de l’administration et d’en démontrer les forces et les faiblesses.

Les années qui suivent confortent cette position et ces missions.

Le rapport public suspendu par le régime de Vichy est rétabli en 1945.

En 1958, le constituant consacre le rôle de la Cour en disposant qu’elle « assiste le Parlement et le Gouvernement ». En 2001, le Conseil constitutionnel affirmera qu’elle a le devoir, de surcroît, de veiller à ce que cet équilibre ne soit en aucun cas faussé au profit de l’un ou de l’autre des deux pouvoirs.

On aura bien compris que la Cour n’est pas un corps d’inspection ministériel. Elle ne dépend pas d’un ministre. J’ai d’ailleurs obtenu l’an dernier que le budget de la Cour et sa gestion ne dépendent plus du ministère des finances, qui est par définition le premier interlocuteur de la Cour.

La Cour n’est pas non plus un service du Parlement et si nous effectuons pour lui toutes les enquêtes qu’il nous demande, si nous lui devons de par la constitution une mission d’assistance, nous l’exerçons dans le cadre et dans le respect du principe d’indépendance.

Alors qu’on m’entende bien. Je ne conteste pas la réalité de l’indépendance des organismes de contrôle étrangers qui n’auraient pas le statut de juridiction ou de ceux qui sont rattachés au Parlement pour les uns ou au gouvernement pour les autres, mais il faut alors une grande sagesse, généralement héritée de la tradition, pour que le contrôle ne soit pas affaire partisane…

D’ailleurs, force est de constater que la préoccupation constante de ces organismes de contrôle est d’obtenir des garanties similaires à celles d’une juridiction, et en particulier celles qu’apportent l’inamovibilité des dirigeants et la liberté de programmation.

Nous avons, quant à nous, la chance d’avoir hérité de ces garanties ; nous sommes donc d’autant plus réticents à toute perspective de remise en cause de ce qui dans notre héritage fait la force de nos travaux.

D’autant que nous n’avons pas seulement des devoirs envers le Gouvernement et le Parlement. Nous en avons désormais aussi envers le peuple français.

Et avec lui nous ne nous en tenons plus à un rendez-vous annuel. Nous avons multiplié les rapports thématiques livrés tout au long de l’année, sans compter les rapports sur les finances publiques que nous remettons au Parlement mais qui sont en même temps publiés et destinés à tous : l’un, le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques constitue un véritable diagnostic des équilibres – et des déséquilibres – qui caractérisent le financement des besoins collectifs de la Nation. L’autre, le rapport sur les résultats de l’exécution budgétaire, examine désormais les résultats budgétaires et, surtout, la performance des administrations. Le troisième est consacré aux comptes de l’Etat. Il faudrait aussi mentionner le rapport annuel sur la Sécurité sociale, les rapports non moins publics sur les associations caritatives, sur les entreprises publiques…

Tous ces rapports sont édités, diffusés et mis en ligne et, surtout, depuis quelques années, nous cherchons à communiquer autour de nos travaux, pour en faire ressortir les principales conclusions dans un langage simple et accessible au citoyen non initié. C’est dans le rôle d’un Premier Président de porter ces messages, de se faire en quelque sorte le porte voix de l’institution et de ses observations.

Nous tenons d’autant plus à ce devoir d’informer que les rapports publics sont une manière de prendre à témoin le citoyen et d’obtenir son appui pour que nos préconisations soient prises en compte.

* * *

Il est dans l’instinct de toute institution que de chercher à étendre son action et son audience. A cet égard, il faut bien reconnaître que les vents de l’histoire nous ont été tout particulièrement favorables !

L’action publique, d’abord, n’a cessé de s’étendre et de se diversifier. Parallèlement, montait des citoyens une demande accrue d’information et de transparence. La Cour a suivi ce mouvement et a répondu à cette demande, pour intervenir dans un nombre croissant de domaines, partout où un risque pour le bon emploi des deniers publics se faisait jour.

Aujourd’hui, la Cour contrôle l’ensemble des institutions qui, à un titre ou à un autre, participent au service public, répondent aux besoins de solidarité nationale ou assument, par le biais de la perception de taxes ou de prélèvements obligatoires, des missions d’intérêt général : comptes et gestion de la sécurité sociale (après un long combat : il fallut attendre 1950 [2]), contrôle des organismes faisant appel à la générosité publique ou bénéficiant de concours financiers publics par exemple. C’est ainsi que nous publierons dans deux semaines un rapport sur l’utilisation faite par les associations caritatives et les administrations des fonds collectés au lendemain du tsunami de l’Océan Indien.

Globalement, la Cour réalise chaque année près d’un millier de rapports et transmet aux ministres et au Parlement autant de communications (les communications constituant une sorte de sélection de ce que nos contrôles ont révélé de plus important).

La Cour s’est également adaptée aux évolutions institutionnelles. En 1982, elle a donné naissance à 26 chambres régionales des comptes dans toute la France. C’est la décentralisation et l’affirmation de la liberté d’administration locale que les chambres régionales vont ainsi accompagner par leur contrôle et en toute indépendance, dans le respect des prérogatives des élus locaux.

Enfin, comme je vous l’indiquais au début de mon propos, 2007, l’année de notre bicentenaire, sera également celle de la pleine application de nos nouvelles missions, celles que nous a confiées le législateur en 2001 et en 2005 dans sa volonté de réformer radicalement la gestion des finances publiques de la France : la certification des comptes de l’Etat et de la Sécurité sociale et le contrôle de l’exécution du budget de l’Etat dans une logique de performance.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de ces nouvelles missions ; je voudrais simplement les mettre en perspective et surtout remettre en cause une idée reçue.

Non, la certification ne doit pas être un travail formel n’intéressant qu’une poignée de technocrates initiés. Je crois, au contraire, et le Parlement l’a bien senti en nous confiant cette mission, que la certification nous ouvre un champ sans précédent d’action et d’information du citoyen. Car il faut bien comprendre que la comptabilité publique traditionnelle ne nous donnait qu’une image tronquée de la réalité financière de l’Etat : on n’y retraçait en effet que les encaissements et les décaissements d’une année.

Désormais, l’Etat devra également tenir une comptabilité en droits constatés avec un bilan et un compte de résultat. C’est cette comptabilité nouvelle qui sera l’objet de la certification.

En matière d’information du citoyen, c’est un saut quantitatif et qualitatif immense. L’approche patrimoniale qui complètera le suivi de la caisse montrera dans quelle mesure l’actif de l’Etat a pu diminuer et la dette augmenter ; il pourra permettre, le cas échéant, de se réjouir de la situation inverse ; bref il indiquera dans quelle condition l’exploitation courante crée ou détruit de la richesse. Toutes informations qui n’étaient jusqu’ici que très partiellement accessibles.

Cette nouvelle mission confiée à la Cour nous demande bien sûr une mobilisation toute particulière, l’adaptation de nos méthodes, l’accélération de nos travaux. Nous nous y sommes attelés résolument. Mais elle s’inscrit en même temps dans une tradition et un savoir faire : car nous n’avons toujours eu qu’un métier : les comptes.

C’est à partir des comptes que nous déclinons nos différentes compétences : le jugement de leur régularité, la certification de leur sincérité et de leur fidélité à la réalité financière de l’Etat, et ensuite, à partir de ce que les comptes nous disent sur la gestion, nous contrôlons l’efficacité, l’efficience des administrations, et plus largement, celle des politiques publiques. C’est assez dire que ces compétences s’imbriquent, elles s’enrichissent mutuellement.

La qualité des travaux de la Cour – malgré ou plutôt à cause de sa spécificité – a d’ailleurs été reconnue au plan international. La Cour a ainsi été choisie entre plusieurs institutions supérieures de contrôle pour assurer le commissariat aux comptes des Nations Unies, d’INTERPOL, de l’UNESCO, de l’Organisation internationale de la francophonie, de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (l’OCDE). Le fait que nous concevions le contrôle des comptes et celui de la gestion comme complémentaires, là où beaucoup d’institutions supérieures les séparent de façon étanche, constitue un de nos principaux atouts, notre marque de fabrique en quelque sorte.

* * *

La Cour est donc en pleine mutation. Elle s’adapte, elle étend ses missions en France et à l’international.

En même temps, elle change de visage (s) et de rythme.

Le temps où l’on achetait la charge de magistrat avec des barriques de vin – les pots de vin – et où on la transmettait à ses enfants en s’acquittant de la « paulette », cette taxe spéciale qui faisait de la charge un droit héréditaire, est bien loin !

Depuis, le concours de l’Ena est venu remplacer la paulette…

La Cour accueille par ailleurs en son sein – et c’est sans doute son originalité – des personnes d’origines professionnelles diverses : des directeurs d’administration centrale, des avocats, des préfets, des ambassadeurs, des auditeurs de grands cabinets spécialisés.

Autre particularité du corps : l’essaimage, terme que je préfère à celui de pantouflage car plus fidèle à la réalité du comportement de magistrats qui construisent souvent leur carrière autour d’allers et retours qui leur permettent d’enrichir les compétences déjà acquises à la Cour tout en faisant bénéficier les postes d’accueil de leurs propres méthodes. A leur retour, ils font bénéficier l’institution de leur expérience, de nouvelles références et de bonnes pratiques venues d’ailleurs. La Cour est en quelque sorte un vivier pour la République et la société et dans une période récente plusieurs magistrats ont accédé aux plus hautes fonctions de l’Etat ou à des postes de direction d’entreprise.

Aujourd’hui, le corps est constitué de 400 magistrats dont 225 en fonction à la Cour [3] (soit à peine plus qu’avant la Révolution à la Chambre de Paris [4]), de 61 rapporteurs venus de l’extérieur, de 70 assistants et de près de 300 personnels administratifs.

Et si l’on tient un recensement à partir de 1807, ce sont un peu moins de 1700 magistrats qui ont servi la Cour.

Corps sélectif donc, mais aussi singulièrement utile.

* * *

Il me reste en effet à répondre à une question ultime, aussi récurrente que les contresens qui la sous-tend.

A quoi servent nos rapports ? Ne constituent-ils pas autant de rappels à l’ordre légitimes mais vains ?

Certaines idées sont d’autant plus promises à durer qu’elles sont fausses.

Mais si les spécialistes d’un secteur connaissent bien les suites données aux contrôles, elles sont en revanche, il est vrai, peu connues du grand public.

Peut-être la Cour ne s’est-elle pas assez préoccupé par le passé de rendre publics les résultats qu’elle obtenait. C’est pourquoi nous entendons désormais, à travers notre rapport annuel, faire mieux ressortir les avancées, les redressements ou les réformes obtenus ; de même que nous dénoncerons, bien sûr, les résistances, rigidités et lourdeurs qui nous seront opposées.

* * *

Mesdames, Messieurs,

Vous le voyez, nous ne nous contenterons pas en cette année 2007 de scruter le miroir de nos origines et de nous auto-célébrer.

Cette année d’anniversaire sera surtout pour nous l’occasion de rappeler des messages simples sur notre rôle et de faire un premier bilan des réformes et évolutions de ces toutes dernières années : une publicité accrue de nos travaux en direction du citoyen, une assistance renforcée au Parlement, le développement des recommandations au pouvoir exécutif ainsi que la nouvelle priorité accordée aux suites réservées à nos observations. Les célébrations seront également un puissant stimulant pour la conduite des réformes et des adaptations qui restent nécessaires.

Car si la Cour cherche à mieux se faire connaître, l’évocation de son passé n’a d’autre sens que de mieux garantir les services qu’elle entend rendre encore, demain, à la France et aux Français :

  • Etre la gardienne du respect des lois et du Trésor public, le mur d’airain de la fortune publique, comme l’aurait qualifiée ses fondateurs ;

  • Etre l’interprète d’une langue complexe, celle des comptes, en éclairer, pour tous, les enjeux ;

  • Etre la vigie d’une modernisation publique sans cesse menacée d’échouer sur les écueils de la complexité administrative.

C’est dire si en cette année de commémoration notre regard et nos efforts seront avant tout tournés vers l’avenir.

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames, Messieurs,

Je sais être l’interprète de Monsieur le Procureur général, de mesdames et messieurs les Présidents de chambre, de Monsieur le Premier président honoraire François Logerot, de Mme la Procureur général honoraire Hélène Gisserot et de tous les collègues qui ont bien voulu m’accompagner, en vous disant que ce fut un très grand honneur pour la Cour de venir frapper les trois coups des célébrations de son bicentenaire devant l’académie des sciences morales et politiques.

Je vous remercie de votre attention.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Joseph Siméon (1749-1842), a été PP de 1837 à 1839. Beau-frère de Portalis, parlementaire depuis le conseil des Anciens du Directoire en 1795 jusqu’à sa mort à la Chambre des pairs. Ministre de Louis XVIII, il est élu à la création de l’Académie en 1832 au fauteuil 6 de la section III, Législation, droit public et jurisprudence.

Félix Barthe (1795-1863), PP de 1834 à 1837, puis de 1839 à 1863, avocat, magistrat, gastronome. Elu en 1855 à la section IV, Economie politique, statistiques et finances.

Gaston d’Audiffret (1787-1878), élu en 1866 au fauteuil 7 de la section IV, Président de chambre, spécialiste de la comptabilité publique qu’il a contribué à créer et consolider en France, depuis les bureaux du ministère du trésor où il commence sa carrière en 1805, jusqu’à son départ de la Cour en 1859.

Auguste Arnauné (1855-1926), président de chambre. Spécialistes de problèmes de monnaie, de crédit et des changes. Élu en 1912 au fauteuil 6 de la section IV, présida l’ASMP en 1924
Alfred de Foville (1842-1913), conseiller maître, élu en 1896 au fauteuil 2 de la section IV, secrétaire perpétuel de l’ASMP en 1909. Économiste et statisticien.

René Alexis Brouillet (1909-1992)  concours de l’auditorat en 1937, directeur adjoint du cabinet du président du gouvernement provisoire en 1944, SG du gouvernement tunisien en 1947, directeur de cabinet du président de la République en 1959, ambassadeur en Autriche, au Saint Siège, membre du conseil constitutionnel. Entre à l’académie en 1987.

[2] Loi du 31 décembre 1949

[3] 213 magistrats et 12 CMSE

[4] On comptait en 1778 à la chambre des comptes de Paris 214 magistrats