Séance solennelle du lundi 12 novembre 2007
par M. Michel Albert,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Voici exactement dix ans, en novembre 1997, au cours de la séance solennelle annuelle de notre Académie, ici même, sous cette coupole où nous sommes réunis, et à cette place que j’ai le grand honneur d’occuper à sa suite, Pierre Messmer achevait son discours par ces mots :
« Lorsque ma voix cessera de retentir sous cette voûte, et que mes paroles iront rejoindre le passé, avec celles des autres secrétaires perpétuels, il demeurera quelque chose, comme un murmure dans le silence, le souffle d’un esprit qui depuis cent soixante-cinq ans veille et anime notre Académie. »
Pierre Messmer nous a quittés le 29 août dernier. Celui qui fut notre secrétaire perpétuel, avant de devenir chancelier de l’Institut, tenait parmi nous trop de place pour que notre peine puisse rester muette. Sa disparition, au moment même et sur le lieu même où étaient célébrées les obsèques de notre confrère Raymond Barre, a rendu plus cruelle encore l’épreuve de notre Académie qui, entre les mois de février et d’août 2007, a perdu cinq de ses membres. Chacun à sa manière, nos confrères disparus avaient intensément voué leur vie à la formation des hommes, à la vérité de l’histoire et à la grandeur de la France.
Au début de cette année, Raymond Barre et Pierre Messmer, tous deux anciens Premiers ministres, avaient signé, pour la première fois ensemble, un texte que l’on peut qualifier de testamentaire et qui figure en tête du livre publié par notre Académie sous le titre La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse. Ils y déclaraient :
« Les aînés que nous sommes en appellent à l’intelligence et à la conscience de chacun pour que nos jeunes voient s’ouvrir devant eux un avenir meilleur. »
Notre Compagnie retiendra que, si peu de temps avant leur disparition, les deux anciens Premiers ministres qui siégeaient parmi nous ont tenu à s’associer à l’élaboration et à la rédaction d’un ouvrage qui illustre de manière particulièrement frappante la mission de l’Académie des sciences morales et politiques. C’est l’actualité de cette mission que je me propose d’évoquer devant vous, en reprenant le titre que Pierre Messmer avait choisi il y a dix ans – « Actualité de la vie académique » –, et en présentant tour à tour les travaux que nous avons conduits cette année, les messages que nous souhaitons faire entendre et les perspectives qui s’ouvrent devant nous.
Travaux
Les sciences morales et politiques associent tout ce qui a trait au comportement de l’homme, individuellement et en société, dans ses mœurs comme dans l’organisation de la cité. Suivant son mode de travail actuel, l’Académie fait porter ses séances ordinaires et publiques du lundi, année après année, sur un thème précis. Cette année, sous la présidence de Lucien Israël, nous aurons entendu une trentaine de communications sur le thème « santé, médecine, société », ce qui nous a permis d’ausculter notre système de santé pour en diagnostiquer les faiblesses afin de suggérer des remèdes.
Le président Israël était le mieux placé pour organiser une pareille consultation. Faut-il rappeler, dût sa modestie en pâtir, qu’il a eu l’immense mérite d’avoir été le premier au monde, envers et contre tous, à introduire dans le traitement des tumeurs malignes la polychimiothérapie, aujourd’hui universellement adoptée.
Toutes les communications prononcées devant notre Académie font l’objet d’une retransmission par France Culture durant l’été. En outre, notre thème d’étude a inspiré de nouvelles initiatives à la direction de Canal Académie, cette radio sur Internet que dirige notre confrère Jean Cluzel avec autant de talent que de dévouement et par laquelle il est devenu le grand communicateur des travaux et des propos de ses confrères de tout l’Institut.
Dans une démarche convergente avec celle du président Israël, mais axée sur le droit, notre confrère Roland Drago a constitué un groupe d’experts qui travaille sur le rôle des agences administratives indépendantes, particulièrement dans le domaine de la santé. La réflexion menée, nourrie des grands principes du droit, débouchera sur des propositions de réforme adressées aux pouvoirs publics.
C’est dans la même intention que François Terré a réuni d’éminents juristes pour travailler sur le droit européen des contrats, droit complexe dont le caractère hétérogène est source de difficultés multiples pour les entreprises. Le souci de notre actuel vice-président – et futur président en 2008 – ne se limite d’ailleurs pas à l’Europe. Il a en effet constitué un deuxième groupe de travail qui se penche sur le droit chinois, édifice monumental que l’irruption de la Chine sur la scène internationale ne permet plus d’ignorer.
De son côté, notre confrère Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, réunit actuellement un groupe de réflexion sur le thème de l’intérêt général. L’approche sera politique, juridique, économique, sociologique et philosophique, conformément à notre vocation pluridisciplinaire.
C’est dans la fidélité au même principe fondateur de notre Académie que nous avons publié cette année les actes du colloque sur L’erreur, où sont exprimés les points de vue de juristes, de philosophes, d’économistes et d’historiens. Organisé à l’initiative de Jean Foyer, ce colloque a réuni Raymond Barre, Roland Drago, Pierre Mazeaud, Bertrand Saint-Sernin, François Terré et Jean Tulard. Jean Foyer, a introduit ce colloque sur l’Erreur, en ces termes :
« Les trois composantes essentielles de la civilisation occidentale procèdent d’une condamnation erronée, d’une erreur judiciaire. La philosophie grecque procède de la condamnation de Socrate ; le christianisme de la condamnation de Jésus ; la science positive, de celle de Galilée. »
Et Jean Tulard, quant à lui, termine sa communication par ce profond trait d’esprit :
« La marge d’erreur de l’historien est plus grande que celle du savant. Du moins a-t-il une consolation : c’est d’avoir à rectifier les erreurs de ses prédécesseurs. Et c’est pourquoi il y aura toujours des historiens. »
En étroite collaboration avec nos confrères de l’Académie des sciences, notre Compagnie a organisé en septembre dernier, sous la présidence de Bertrand Saint-Sernin, un colloque très substantiel à l’occasion du centenaire de L’évolution créatrice, texte décisif dans l’œuvre de Henri Bergson, qui fut membre de notre Académie pendant quarante années. Les actes, qui réunissent notamment les contributions de nos confrères Gérald Antoine et Bernard Bourgeois, seront prochainement publiés.
C’est encore en lien avec l’Académie des sciences que nos confrères Pierre Bauchet et Jean-Claude Berthélemy, franchissant la Méditerranée, ont entamé un fructueux dialogue avec la Tunisie et l’Afrique sub-saharienne. Ce travail débouchera bientôt sur des actions de formation de cadres en économie et en droit de la santé.
Autre initiative conjointe de notre Académie, cette fois avec le Cercle d’outre-Manche, le colloque qui se tiendra jeudi prochain, 15 novembre, à la Fondation Simone et Cino del Duca de l’Institut de France. Ce colloque, placé sous la présidence d’Yvon Gattaz, est intitulé emplois, entreprises : le match France-Angleterre. En effet, notre partenaire, le Cercle d’Outre-Manche, a été créé par un groupe de Français qui exercent des fonctions de dirigeants d’entreprise en Grande-Bretagne. Cette journée permettra d’échanger des réflexions sur la vie économique dans les deux pays, de présenter des expériences d’entrepreneurs, mais aussi des études sur le dialogue social, le rôle de l’Etat et les services publics – avec une mention spéciale pour l’emploi des jeunes – de part et d’autre de la Manche.
Chacun peut le constater : le regard de notre Académie ne se limite pas à l’Hexagone, loin s’en faut, ni même aux pays voisins. Le dialogue culturel avec Taiwan, entrepris depuis 1996, à l’initiative de Pierre Messmer, alors secrétaire perpétuel, se poursuit harmonieusement grâce au concours de Marianne Bastid-Bruguière, notre confrère sinologue, ainsi que ceux de Jean Baechler et d’André Damien.
Dans le même esprit de dialogue et d’échange, l’Académie des sciences morales et politiques a organisé, début octobre, l’un des 46 ateliers du Forum Chine-Europe conçu et animé par la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Durant deux jours, 15 représentants des sociétés civiles européenne et chinoise ont pu débattre, dans nos murs, sur leurs valeurs éthiques respectives et découvrir que nombre d’entre elles leur étaient communes.
Se frotter à l’esprit d’autrui pour mieux se comprendre : voilà un devoir auquel notre Académie ne pourrait se soustraire sans se trahir. C’est ce qui motive son implication dans l’Union Académique Internationale, regroupant les institutions de 39 pays, où notre confrère Alain Plantey a lancé une réflexion sur la dignité de la personne humaine.
Notre travail de compréhension du monde, qu’illustrent toutes les initiatives si variées que je viens d’énumérer, serait très incomplet si nous avions omis de réfléchir sur la mondialisation et sur la place que la France peut y tenir. C’est pourquoi l’Académie a tenu à organiser, au début de cette année, un colloque qui avait pour thème « la France et la mondialisation », et dont les actes ont paru aux Presses Universitaires de France en septembre dernier. Cette réflexion a pour moi valeur d’exemple, car elle illustre notre devoir d’adresser à l’opinion et aux pouvoirs publics, des messages forts, clairs et constructifs, dans l’intérêt de la France.
Messages
Raymond Barre a résumé en ces termes les enjeux de ce colloque sur La France et la mondialisation :
« Mondialisation signifie adaptation : adaptation des entreprises, c’est ce à quoi l’on pense au départ adaptation des Etats, de leur système de gouvernement ; adaptation des individus ; et en fin de compte, adaptation des mentalités, ce qui est le plus difficile. »
L’ancien Premier ministre soulignait ainsi combien, dans ce domaine, notre pays se singularise dangereusement. Il se singularise d’abord par sa perception de la mondialisation : de nombreux Français appréhendent l’avenir avec une sourde inquiétude, et voient dans la compétition internationale plutôt un danger qu’une opportunité. La Fondation pour l’Innovation Politique, créée par Jérôme Monod, a publié récemment une étude portant sur l’appréciation de la mondialisation par les Européens. Cette étude confirme ce qu’avaient révélé plusieurs enquêtes antérieures :
« La France développe une vision plus pessimiste de l’avenir de la société et une appréciation plus critique des effets de la mondialisation que l’ensemble des autres pays. »
On peut voir dans cette exception française la peur, et donc le rejet, de la compétition ouverte, ce qu’une partie des lycéens et étudiants exprimaient dans le domaine de l’enseignement, il n’y a pas si longtemps, par le refus de la sélection.
Cette peur de se mesurer à autrui, qui engendre la tentation du repli, — on l’a vu avec le référendum sur le projet de constitution européenne en 2005 — s’auto-alimente par la diabolisation de son objet. Ainsi est posée la trompeuse équation qui assimile la mondialisation au capitalisme, communément qualifié chez nous — et chez nous seulement — d’ultralibéral, le capitalisme aux Etats-Unis et ces derniers au mal absolu. La mondialisation ne serait rien d’autre que l’impérialisme économique de l’Amérique.
Les effets les plus néfastes de ce simplisme anti-mondialisation seraient toutefois limités si celui-ci ne touchait pas les Français à l’âge où ils sont le plus influençables, dans les collèges et les lycées. Un article publié par Commentaire, la revue dirigée par notre confrère Jean-Claude Casanova, donne plusieurs exemples frappants de la façon dont la mondialisation est présentée dans certains manuels scolaires. L’un d’entre eux, un manuel d’histoire de 2003 destiné aux élèves de Troisième, ouvre un dossier intitulé « Questions pour le nouveau siècle » ; et que trouve-t-on comme argumentaire sous le titre interrogatif « Quelle mondialisation ? » ? Une photo prise en novembre 2001 de deux manifestants altermondialistes brandissant des pancartes sur lesquelles on lit côte à côte ces deux slogans : « Pour une république mondiale – liberté, égalité, fraternité » et « Contre The World Company et sa loi du fric ».
La réalité, heureusement, est plutôt différente. Ainsi, en sept années, de 1999 à 2006, le Brésil a connu une augmentation de son produit intérieur brut par habitant de près de 40 %, le Mozambique de 50 % et le Laos de 61 %. Sans parler de la Chine, à 100 %, ni de l’Inde, à plus de 105 %. [Source : The World Fastbook 2007 de la C.I.A.]
En vérité, la France, quant à elle, n’est point victime de la mondialisation, mais plutôt des mythologies de la mondialisation, auxquelles on accorde encore trop souvent crédit avec une obstination funeste. Non, la mondialisation n’a pas aboli le rôle de l’Etat, et notamment pas aux Etats-Unis, où le budget militaire est systématiquement utilisé pour soutenir l’effort d’innovation des entreprises. Non, la mondialisation ne se réduit pas à une hégémonie mondiale des Etats-Unis. Elle a au contraire favorisé, on l’a vu, l’émergence de grands acteurs, au premier rang desquels la Chine et l’Inde, suivies par le Brésil et la Russie. Oui, la mondialisation a enrichi de nouveaux pays qui sont devenus nos concurrents, certes, mais aussi nos nouveaux débouchés.
Dans ce monde concurrentiel, quelle « valeur ajoutée » permettra de se démarquer sur la scène internationale ? De toute évidence, c’est le « savoir » qui fera la différence. L’économie de la connaissance est devenu le terrain où se jouera la « partie ». Hier, on pouvait exporter surtout des matières premières. Demain, il faudra exporter de la « matière grise ». Le « libre-échange » du XXIe siècle, c’est la compétition intellectuelle et scientifique. Les progrès technologiques étant de plus en plus rapides et les emplois requérant de plus en plus de connaissances, la « mondialisation de l’intelligence » apparaît nettement comme l’enjeu majeur.
Cette « mondialisation de l’intelligence » à laquelle nous assistons, ne la trouve-t-on pas déjà, sous une forme prophétique, dans ces lignes de l’admirable conclusion des Mémoires d’outre-tombe, où Chateaubriand écrit :
« Quand la vapeur unie au télégraphe aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. »
Et c’est vrai : à l’âge d’Internet, la mondialisation ne fait pas seulement voyager plus librement les marchandises, elle donne des ailes aux idées, ou plutôt, pour reprendre le mot de Chateaubriand, elle les rend « à l’usage de leurs ailes ». Ainsi, face à la mondialisation, la France aujourd’hui a devant elle un devoir plus impératif mais aussi plus noble qu’aucun autre : il lui faut investir dans l’intelligence.
L’avenir de la jeunesse et l’insertion dans la mondialisation sont étroitement liés, comme l’a montré aussi l’essai que l’Académie a publié en janvier dernier et dont j’ai déjà dit un mot. Il n’est guère possible de bien préparer l’avenir de la jeunesse sans préparer celle-ci efficacement à la compétition internationale. Il y a là un enjeu que la France se doit impérativement de prendre en considération sous peine d’être rapidement reléguée au rang des gloires passées.
Des messages aussi forts que celui-là, notre Académie n’a pas manqué d’en formuler depuis dix ans. Il suffit d’examiner quelques-uns des thèmes qui nous ont occupés ces dernières années, pour s’apercevoir que notre Compagnie a su, bien souvent, préparer la réflexion sur des sujets qui, aujourd’hui, font la « une » de l’actualité. Deux exemples suffiront à l’illustrer. En 2001, Thierry de Montbrial avait choisi pour thème de son année de présidence « la France du nouveau siècle ». Bien des thèmes traités – l’idée de Nation, la fonction publique, la révolution judiciaire, le système fiscal ou l’Université – ont été au cœur des débats des dernières campagnes électorales et font aujourd’hui l’objet de réformes gouvernementales. De même, en 2002, notre confrère Marcel Boiteux avait consacré toute une année au développement durable, thème peu porteur à l’époque, mais dont la prégnance est aujourd’hui telle qu’un ministère lui est consacré. Son titulaire, avec le titre de ministre d’Etat, occupe le deuxième rang dans l’ordre protocolaire du gouvernement, et s’est particulièrement illustré lors du « Grenelle de l’environnement ».
Et comment ne pas voir à quel point la Lettre aux éducateurs, qui a été rendue publique par le président de la République à l’occasion de la dernière rentrée scolaire, a intégré des opinions depuis longtemps défendues par notre Académie ? Les citations pourraient être nombreuses. En voici deux :
La première :
« Il faut ouvrir le monde de l’éducation sur […] le monde de l’entreprise, qui sera celui dans lequel la plupart de nos enfants vivront leur vie d’adulte. »
Et la seconde, où la filiation avec la célèbre Lettre aux instituteurs de Jules Ferry est pleinement assumée :
« Nous avons le devoir d’apprendre [aux enfants] que tout ne se vaut pas, que toute civilisation repose sur une hiérarchie de valeurs, que l’élève n’est pas l’égal du maître ».
Alors que, pour la première fois depuis un siècle, un membre de notre Académie – et le plus jeune de nos confrères, Xavier Darcos – a été nommé ministre de l’Education nationale, permettez-moi de déceler dans cette Lettre présidentielle un signe doublement positif pour nous. Non seulement nos messages peuvent être entendus, mais des perspectives nouvelles peuvent s’ouvrir pour notre Compagnie.
Perspectives
Comment nier, en effet, que les sciences morales et politiques puissent avoir un rôle dans l’appréhension de cette « hiérarchie des valeurs » dont la Lettre aux éducateurs souligne la nécessité ? Composée de membres élus en raison de leur expérience et de leur aptitude à prendre du recul, l’Académie des sciences morales et politiques a précisément pour mission de distinguer les idées éprouvées des pensées chimériques et les repères solides des références aventureuses. Aussi pouvons-nous nous réjouir de l’intention des pouvoirs publics de rouvrir le chantier des programmes scolaires. Nous nous ferons un devoir d’être présents dans les débats qui ne manqueront pas d’avoir lieu à ce sujet. Il s’agit, je crois, d’un des domaines particulièrement sensibles où notre Compagnie doit se tenir prête à remplir sa mission, dans la fidélité à sa vocation première et à son indépendance à l’égard des pouvoirs.
Notre académie a été refonfée en 1832 par François Guizot. En retraçant dans ses Mémoires les étapes de la refondation de notre Académie, Guizot écrivait :
« Les Académies […] groupent sous un ‘drapeau pacifique’, sans leur imposer aucun joug, ni aucune unité factice, des hommes qui, sans ce lien, resteraient absolument étrangers les uns aux autres. »
Peut-on mieux définir l’esprit qui animait notre confrère Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut, lorsqu’il a pris l’initiative d’organiser ici même la première Rencontre des Académies européennes, les 22 et 23 octobre derniers, autour du thème : « Les Académies en Europe au XXIe siècle » ? Notre propre académie y était représentée par l’archiduc Otto de Habsbourg, membre associé étranger depuis 37 ans. Cette éminente personnalité européenne, née avant la guerre de 1914 sous le règne de son arrière-grand-oncle l’empereur François-Joseph, s’est montrée une nouvelle fois l’infatigable militant de la paix et de la démocratie en Europe. Le « drapeau pacifique » cher à Guizot ne pouvait être, ce jour-là, en de meilleures mains. Mieux encore, l’archiduc a conclu son propos en révélant un épisode particulièrement significatif de son expérience personnelle :
« En 1978 pour pouvoir être élu au Parlement européen, je souhaitais obtenir la nationalité allemande. Or ce genre de naturalisation était à l’époque très difficile à obtenir en Allemagne. Les Allemands n’accordaient la nationalité qu’à titre honorifique : à des professeurs éminents, à des membres de grandes Académies internationales, bref à des intellectuels de renom ou encore, troisième catégorie… à des footballeurs célèbres. Comme je ne suis pas joueur de football, c’est grâce à l’Académie des sciences morales et politiques que je suis parvenu à devenir allemand et Parlementaire européen ».
Un autre grand Européen, Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg et président de l’Eurogroupe, a rejoint nos rangs en qualité d’associé étranger. En dépit de ses multiples obligations nationales et internationales, il s’est engagé, lui, l’héritier et le défenseur des valeurs humanistes d’un Robert Schuman ou d’un Konrad Adenauer, à consacrer un peu plus de son temps à participer, selon ses propres termes, « aux grands débats sociétaux qui agitent la France et l’Europe ».
Et comment ne pas citer ici le pape Benoît XVI, puisqu’il est notre confrère depuis quinze ans ? Après son élection au Souverain pontificat, ce grand théologien a rappelé à plusieurs reprises combien il était attaché à l’Académie des sciences morales et politiques, notamment lorsqu’il a reçu au Vatican, le 11 février dernier, une délégation de l’Institut. Dans son allocution, le pape a évoqué ainsi la figure du grand savant et résistant Andrei Sakharov, son prédécesseur à l’Académie :
« Cette haute personnalité nous rappelle qu’il est nécessaire, dans la vie personnelle comme dans la vie publique, d’avoir le courage de dire la vérité et de la suivre, d’être libre par rapport au monde ambiant qui a souvent tendance à imposer ses façons de voir et les comportements à adopter. »
N’est-ce pas, exprimé ici en quelques mots, le principe même qui fonde nos travaux, nos messages et nos projets ?
Et pour terminer, je voudrais me saisir à mon tour du « drapeau pacifique » de l’idéal académique, qui passe de main en main et de génération en génération, pour le confier, ici-même, aux jeunes filles que nous sommes heureux d’accueillir pour cette séance solennelle. À l’initiative du général Jean-Pierre Kelche, Grand Chancelier de la Légion d’honneur, des bourses ont pu être constituées qui permettent à des lycéennes africaines particulièrement méritantes de poursuivre leurs études dans la Maison d’Education de la Légion d’honneur, à Saint-Denis. Plusieurs de ces jeunes filles sont ici aujourd’hui, en compagnie de leurs condisciples françaises. En votre nom à toutes et à tous, je les remercie très chaleureusement de leur présence parmi nous.