Santé, médecine et société

Séance solennelle du 12 novembre 2007

par M. Lucien Israël

 

 

Monsieur le Président de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale,
Monsieur le sénateur,
Monsieur le Premier président de la Cour des Comptes,
Madame et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel,
Monsieur le maire,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Messieurs les secrétaires perpétuels,
Monsieur le chancelier,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Mes chers amis,

Être médecin, surtout dans la spécialité qui est la mienne, c’est être confronté à la mort plus que beaucoup d’autres.

Être Président de l’Académie peut, selon les années, vous confronter de façon cruelle à l’inévitable extinction de la vie.

Cette année a vu disparaître cinq des membres de notre Compagnie, c’est-à-dire dix pour cent. Et le Président — fût-il médecin — ne peut rien y faire, si ce n’est accomplir avec constance le devoir de mémoire qui lui est dévolu. Ainsi vais-je rappeler les noms prestigieux de ceux qui nous ont quittés cette année et dont l’absence se fait cruellement sentir :

Édouard Bonnefous, Chancelier honoraire de l’Institut de France
Jean-Marie Zemb
Henri Amouroux
Raymond Barre, ancien Premier ministre
et Pierre Messmer, lui aussi ancien Premier ministre, qui fut Secrétaire perpétuel de notre Compagnie, puis Chancelier de l’Institut de France.

Sont également décédés

le physicien Carl-Friedrich von Weizsäcker, membre associé étranger
et Monseigneur Bernard Jacqueline, correspondant.

Mais être Président de l’Académie, c’est tout aussi bien célébrer la vie renouvelée, qui, dans le monde spirituel qui est celui des académiciens, se crée par voie de reproduction électorale. Nous ont ainsi rejoints au cours de cette année :

M. Gilbert Guillaume qui succède à Jean-Marc Varaut
Mme Mireille Delmas-Marty qui succède à Jean Cazeneuve
Mme Chantal Delsol qui succède à Roger Arnaldez.
Et, en tant que membre associé étranger, M. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg, qui remplace Léopold Sédar Senghor.

Selon toute vraisemblance, deux autres membres titulaires nous rejoindront encore d’ici à la fin de mon année de présidence.

Le thème des conférences et débats de notre Académie au cours de l’année 2007 est « santé, médecine et société ». Pour le traiter, il a été fait appel à beaucoup de médecins et biologistes exerçant de hautes fonctions dans diverses facultés de médecine, services hospitaliers et laboratoires de l’ensemble de notre pays. Je me devais de choisir ce sujet, étant moi-même médecin.

Je me devais de le choisir pour analyser la grave crise que traverse la médecine. La France dispose de plus de médecins qu’elle n’en a jamais comptés. Et pourtant, les médecins, surmenés, démotivés, s’interrogent sur leur avenir, sur les déserts médicaux qui gagnent du terrain, sur les hôpitaux en déficit manquant cruellement de personnel, sur la formation des jeunes générations à l’art médical.

La médecine pâtit particulièrement de mesures qui ne lui étaient pas destinées et qui ont été prises trop hâtivement, sans mûre réflexion, sous la pression de l’opinion publique et de l’air du temps véhiculés par les médias.

Les 35 heures de travail hebdomadaire, saluées en leur temps comme une formidable avancée sociale, ont eu, comme l’a fort bien montré l’ouvrage intitulé La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse, publié par notre Académie au début de l’année, des effets contrintuitifs désastreux. En milieu hospitalier, elles ont eu raison du dévouement des personnels de santé en dévalorisant leur sens du devoir ; elles ont désorganisé les services en privant la responsabilité médicale de l’autorité indispensable à son exercice.

On ne peut que s’alarmer en constatant, comme ce fut souvent le cas lors de nos séances hebdomadaires au cours des mois écoulés, que ces phénomènes délétères ont suffi à créer une atmosphère qui dissuade à présent la jeunesse de se tourner vers la médecine et, plus grave encore à long terme, vers la recherche scientifique et médicale.

On le voit, en choisissant comme thème de réflexion « santé, médecine et société », l’Académie des sciences morales et politiques, fidèle à sa tradition, poursuit sa mission de vigie sociétale qui observe le présent dans le souci de l’avenir, d’un avenir aujourd’hui, hélas, assombri par les errements du présent.

Santé et médecine sont des sujets qui, à plus d’un titre, engagent à la fois la morale et la politique.

La morale, évidemment, car la médecine suppose de la part de ceux qui l’exercent une intériorisation des règles de conduite qui doivent gouverner la prise en compte de toute situation de souffrance, de douleur et d’inquiétude vécue par tout être humain qui demande une aide. Dans ce domaine, il est toujours impérieusement nécessaire, et peut-être de plus en plus de nos jours, de convaincre tous les membres du corps médical de l’absolue nécessité pour chacun d’eux d’allier la plus grande maîtrise possible de leur art – une tâche de plus en plus délicate, compte tenu de la vitesse à laquelle se succèdent les découvertes de la médecine – avec le dévouement à la personne et avec une évaluation aussi précise que possible de sa psychologie, de son attente, du degré de ses souffrances, de son angoisse, de sa dépendance vis-à-vis d’autrui.

Ce dont je viens de parler est évidemment particulièrement attendu par les patients de la part des médecins des maladies graves, ce qui a été mon cas tout au long de ma carrière, mais aussi, sans le moindre doute, de la part de tout médecin, qui doit toujours inspirer à ses patients la plus entière confiance en la méritant par la justesse de son diagnostic et de ses prescriptions, par son attitude et par son soutien sans défaillance vis-à-vis de la maladie et de la situation dans laquelle elle plonge le patient et sa famille.

Avant d’en venir, après la morale, à la société, je me sens tenu de dire ici quelques mots sur l’euthanasie, un sujet qui vient d’être traité dans notre Académie. Beaucoup de bien-portants militent en faveur de la légalisation de l’euthanasie, c’est-à-dire de la mise à mort sans douleur d’un patient qui se trouve dans une situation jugée au-delà de toute possibilité thérapeutique et dans une situation de souffrance physique ou morale insupportable. J’ai, durant toute ma carrière, lutté contre cette pratique, car j’observais que le patient dont on calme les douleurs – ce qui est toujours possible – et auquel on témoigne l’attention et la fraternité dues à tout être humain, même en situation extrême, renonce à demander qu’on le supprime et accueille chaque jour avec gentillesse et reconnaissance les médecins et les infirmières qui prennent soin de lui, voire en renonçant explicitement à une demande qu’il avait d’abord exprimée. Il devient ainsi totalement inutile aux membres du corps médical de supprimer un de leurs frères humains, de supprimer une vie humaine. Par là, entre autres, on ne risque plus de briser le lien symbolique entre générations, ce qui adviendrait si les jeunes apprenaient que l’on peut supprimer leurs aînés légalement.

Il y aurait certes beaucoup plus à dire sur ce problème, ainsi que sur le statut moral des médecins et sur la nécessité d’enseigner dans les facultés de médecine non seulement le savoir, mais aussi la vertu à ceux qui vont prendre en charge le destin de leurs frères humains. Mais il me faut maintenant, après ces considérations morales, en venir aux aspects coutumiers et aux problèmes politiques que soulèvent la santé et son évolution dans notre société.

Aujourd’hui, en France, comme dans tous les pays où règnent à la fois la démocratie et l’absence de pauvreté généralisée, la longévité moyenne de la population augmente d’un an tous les quatre ans et le nombre des personnes atteignant l’âge de quatre-vingt-cinq ans ne cesse d’augmenter. Mais, hélas, à cet âge, dans notre pays, un homme sur trois et une femme sur quatre sont dans un état de dépendance, neurocognitive, cardiovasculaire, motrice ou respiratoire, d’où bien des souffrances pour eux et pour leur entourage, et donc la nécessité d’augmenter le nombre des services de gériatrie et des maisons de retraite, ainsi que le nombre de prescriptions ayant pour but de soigner, de faire régresser ou de stopper, voire de ralentir l’évolution de ces troubles – ce qui certes ne réduit point le mal-être, l’inquiétude ou la solitude des personnes concernées et ce qui ne réduit pas non plus, bien au contraire, les frais et les charges assumés entre autres par la Sécurité sociale.

Avant d’en venir à la présentation de quelques remèdes possibles, je souhaite dire un mot de la longévité maximale. Elle est de cent vingt ans car, au-delà, les cellules ne peuvent plus se diviser et les cellules qui meurent ne sont plus remplacées. Les télomères, petits liens qui empêchent les chromosomes de s’effilocher lors de la division cellulaire, s’usent, puis disparaissent sans pouvoir être remplacés. Il n’est pas impossible qu’un jour, sur cette planète, les êtres humains atteignent presque tous cent vingt ans, mais ils n’iront pas au-delà.

Cela dit, que faire pour réduire les dépendances dues à l’âge et, par là, pour assurer non seulement des économies, mais une réduction du mal-être et de la solitude qu’engendrent les dépendances ? Tout d’abord, il serait nécessaire d’enseigner à toute la population depuis le jeune âge comment éviter autant que possible les maladies, l’usure de plus en plus rapide des organes et les dépendances qui s’ensuivent. Bien entendu, la Sécurité sociale se devrait d’enseigner à tous les individus ce qui est à faire et ce qui est à éviter pour que les dépendances ne se produisent pas ou soient nettement retardées.

Il n’est pas compréhensible que les assurés sociaux et les autres ne reçoivent pas tous une brochure où les gestes de prévention appropriés – fort simples au demeurant – seraient clairement expliqués. Il n’est pas non plus acceptable que les médecins généralistes ne reçoivent pas cet enseignement concernant la prévention des dépendances et qu’ils ne puissent prescrire les molécules utiles dans ce domaine sur des ordonnances dont le coût serait aussi bien remboursé que celui des produits pour guérir une maladie avérée.

Mais il existe un autre moyen auquel j’ai été initié par hasard au cours de ma carrière et que je vais vous exposer. Un jour, les infirmières de mon service, au Centre hospitalier universitaire de Bobigny, qui en avaient assez de voir arriver sans cesse de nouveaux cas de cancer du poumon qui restaient hospitalisés en médecine, faute d’être opérables, ou bien qui avaient récidivé après une opération, décidèrent, sans m’en parler, d’aller dans les écoles maternelles du département pour dire aux enfants, avec l’accord des institutrices, que fumer était toujours très dangereux et provoquait des maladies mortelles. Elles pensaient ainsi, et non sans raison, instaurer une sorte d’interdit dans les toutes jeunes consciences. Mais elles n’avaient pas prévu une autre conséquence : il nous est très vite revenu que dans beaucoup de foyers du département les petits s’adressaient en pleurant à leurs parents et en criant : « Papa, arrête de fumer ! Tu vas mourir ! » Et beaucoup de papas furent ainsi obligés de céder.

Ayant pu constater que nombre de pères et de mères arrêtaient de fumer sous la pression de leurs enfants, j’ai tenté, au début des années quatre-vingt-dix, de rencontrer de hauts responsables au ministère de l’Éducation afin de proposer un programme qui serait enseigné dans les petites classes, traitant de la prévention par abstention, programme que je me proposais de mettre au point en accord avec des confrères de toutes spécialités. Mais je ne parvins pas même à convaincre les instances du ministère de me recevoir. Un des responsables me fit dire par une secrétaire au téléphone : « Envoyez-nous une demande circonstanciée signée par au moins vingt membres de l’Académie de médecine [confrérie à laquelle je n’appartenais pas] et nous la soumettrons à nos instances ». Ulcéré par cette réponse opposant, sans considération des enjeux, la puissante force d’inertie administrative à mon initiative, j’ai bien entendu renoncé à mon projet. Il n’en demeure pas moins qu’il y a bien un âge dans le Primaire où il faut de préférence intervenir si l’on veut susciter des réflexes et des conduites de prévention.

C’est pour cette raison que le compte rendu de la présente conférence sera remis au Ministre de l’Éducation Nationale, notre très apprécié confrère Xavier Darcos au sein de notre Académie, avec l’espoir qu’il pourra obtenir que ses services en tiennent compte.

J’ai jusqu’ici abordé divers problèmes en relation avec la santé, mais il en est un autre que je ne veux omettre et qui lui aussi implique les politiques. Je veux parler des problèmes du milieu ambiant. Je salue à ce propos l’importante initiative prise par le président de la République pour la tenue du Grenelle de l’environnement. Mais il est clair qu’il sera long et difficile de résoudre les problèmes posés par l’amiante, les pesticides, les cheminées d’usines, les radiations de toutes sortes, les moteurs de voitures. Tout cela créé un milieu très délétère qui agresse les humains dès la petite enfance et qui est responsable de divers cancers, d’une usure cellulaire responsable du vieillissement de plusieurs organes ainsi que de dépendances respiratoire et neurologique. Nous ne sommes pas, chacun le sait, le seul pays exposé. Loin de là ! Mais il est indispensable que les responsables de toutes les nations comprennent enfin que toute l’humanité est en danger réel et proche à cause de cela et qu’on ne peut plus attendre, avant que l’humanité n’en pâtisse de façon irréversible, de trouver de façon consensuelle des remèdes à ce désastre, par un accord international précis.

Il n’y a donc pas seulement lieu de tenter de mettre de notre côté certains ministères français, mais il faut aussi parvenir à se faire entendre de toutes les instances internationales qui aujourd’hui font la sourde oreille car elles ignorent – ou veulent ignorer – l’étendue et l’urgence du problème.

Avant de terminer, il faut que je précise un point sur lequel je n’ai pas assez insisté. La très grande majorité des lésions cellulaires que provoquent tous les agents dont j’ai parlé sont dues à des phénomènes d’oxydation soit des gènes, soit des protéines que ceux-ci fabriquent, soit des substances que nous ingérons. Parmi toutes les précautions à prendre pour éviter ces lésions ou pour les réduire, figure l’ingestion d’antioxydants, dont beaucoup sont des fruits et des légumes, de préférence non cuits. Les mesures alimentaires qui doivent en découler sont simples, mais encore faut-il les enseigner à tous. C’est ce message que nous aimerions porter à l’ensemble des politiques, de façon suffisamment répétitive pour qu’ils l’apprennent et de façon suffisamment énergique pour qu’ils mesurent leurs responsabilités et réfléchissent à leur avenir électoral.

Je veux, en terminant, remercier tous mes confrères de l’Académie des sciences morales et politiques d’avoir accepté le programme de mon année de présidence, programme établi grâce au concours précieux de mon collègue et ami, le Professeur Gérard Milhaud, président de la section de médecine sociale et membre libre de l’Académie nationale de médecine. Mes remerciements vont également à tous les orateurs, médecins et biologistes, confirmés et appréciés, qui ont bien voulu contribuer, par leurs conférences, à construire une somme qui sera bientôt disponible sous forme d’une publication. Nous veillerons, bien sûr, à adresser celle-ci directement à toutes les personnes influentes des milieux politiques.

En dépit de tous ces avertissements, je conclurai sur une note différente. Tous les progrès en cours de la biologie me portent à croire que, dans moins d’une génération, mes successeurs pourront dire à leurs patients : « Ça n’est pas grave, c’est un cancer ». Parmi les progrès en question, je veux faire état d’un point particulier qui concerne les cellules souches. Ces dernières, qui existent dans tous les tissus, ont pour fonction de se diviser lors de la mort par usure ou accident d’une cellule adulte et ainsi de la remplacer. Des travaux récents, dont certains ont été menés par une chercheuse française qui nous a fait l’honneur de donner tout récemment une conférence dans notre Académie, montrent qu’on peut à tout âge obtenir des cellules souches dites multipotentes, notamment dans la moelle osseuse, et les faire se transformer en cellules de tout organe, afin de pouvoir réparer un dommage jusque là irréversible. Il devrait ainsi très vite devenir possible de guérir des maladies réputées incurables, de rétablir des fonctions compromises par l’âge ou par diverses agressions, et cela, dans tous les organes. Certes, le coût n’en sera pas nul, mais ce coût sera compensé par le fait que les dépendances, au lieu d’être acceptées dans une vie altérée, seront guéries, voire évitées. Chacun alors, dans les pays bien organisés, atteindra un grand âge en bonne santé.

Mais cela ne devra pas empêcher – et je reviens sur ce thème majeur à mes yeux – d’enseigner à chacun comment éviter les dépendances de tous ordres. C’est donc en insistant sur cette nécessité d’instaurer un enseignement généralisé de la prévention et en adressant un appel pressant à toutes les instances concernées que je conclus mon propos.