Séance du lundi 28 janvier 2008
par M. Charles Vallée,
PDG des éditions Dalloz
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Je vous exprime, d’abord, ma gratitude. Ce n’est pas par simple docilité aux rites. Car je mesure pleinement l’honneur et la chance que votre illustre compagnie m’accorde.
Vous m’avez proposé de réfléchir au sujet suivant : « le droit vu par un éditeur ».
J’ai bien noté par « un » éditeur et non par « son éditeur ». Dalloz, quel que soit le caractère emblématique de la Maison, et de la marque, n’est, en effet, pas le seul éditeur juridique français. Ma façon d’appréhender le sujet sera néanmoins, vous le comprendrez, influencée par mon expérience de cette Maison d’édition pour étudiants et praticiens du droit. Je pense que mes remarques pourraient être partagées par d’autres éditeurs juridiques, avec, sans doute, quelques nuances pour ceux qui s’adressent davantage aux entreprises.
Je viens devant vous avec un héritage. Celui légué par le père fondateur de la Maison. Dalloz, pour tous les étudiants en droit et praticiens, pour tous ceux qui ont, approché, le monde du droit est l’un des noms les plus célèbres. C’est un beau nom, aux belles sonorités. C’est un nom en six lettres dont les deux L en son milieu, une fois inversées, évoquent la balance de la justice. Dalloz, c’est aussi, comme pour Gaius en droit romain, un « nom absolu » qui possède, pour les Francs-comtois, une irréfragable présomption d’origine. Car Dalloz, Désiré de son prénom, naquit à Septmoncel en 1795. Avocat, il fut député du Doubs et président de l’Ordre des Avocats à la Cour de Cassation et aux Conseils du Roi. Passionné par l’édition juridique, il créa le Recueil, revue généraliste, en 1824 (très exactement intitulé « Jurisprudence Générale du Royaume »), puis l’entreprise éponyme en 1845. Depuis, et progressivement, la réversibilité de l’équation Dalloz = droit, droit = Dalloz, s’est imposée. La Maison doit beaucoup à Désiré qui fut l’inventeur d’une méthode de documentation juridique fondée sur le respect scrupuleux des sources et la rigueur du commentaire critique. Elle doit beaucoup à son intuition de juriste averti et précurseur.
Pour Napoléon 1er, la loi réglerait tout, pour tout le monde, pour toujours. Mais Désiré comprit que ce n’était qu’un commencement. L’empereur se berçait de l’illusion qu’avec ses codes, il n’y aurait pratiquement plus de procès. Ainsi, se persuadait-il que les avocats, qu’il n’aimait guère, seraient de plus en plus inutiles… En fait, et Désiré Dalloz le perçut très tôt dans son travail d’éditeur, la codification, loin de supprimer le rôle de la jurisprudence, lui ouvrait de grands espaces nouveaux. Il restait à appliquer, à interpréter et à adapter la loi, non seulement au détail infini des espèces imprévues, mais aux conditions changeantes de l’économie et de la société. Cela ouvrait ainsi à l’édition juridique la perspective de donner à des générations de juristes des instruments de travail sûrs et solides. Désiré Dalloz a agi comme s’il le pressentait. Comme s’il devinait, pour ne prendre qu’un seul cas, que la jurisprudence, sans aucune autre intervention du législateur que celle des articles 1382 et suivants du Code civil, pourrait faire face aux immenses chapitres du droit de la responsabilité, ouverts par le prodigieux développement des techniques. Comme s’il prévoyait que cette jurisprudence ne manquerait pas de susciter, en cascade, un mouvement essentiel de doctrine explicative. Celle-là même qu’il conviendrait de publier.
Je viens donc devant vous avec cet héritage mais, surtout, en ayant conscience d’être un intermédiaire, un passeur, expressions qui me semblent convenir à la définition d’un éditeur juridique. Passeur entre auteurs et lecteurs-utilisateurs. Passeur entre la conception d’ouvrages et leur fabrication. Passeur entre la promotion des textes et leur commercialisation.
Je suis Président de Dalloz depuis plus de 16 ans. J’ai, avec mes équipes, le privilège de jeter une passerelle entre les auteurs et les lecteurs (ou, le plus souvent, ceux que l’on peut appeler les « utilisateurs »). Et ce, grâce à nos familles de produits : codes, ouvrages, feuillets mobiles, revues, produits numériques. J’ai aussi la mission de permettre à Dalloz de prendre place dans la révolution technique et commerciale qui bouscule de nos jours le marché de l’édition juridique, dans le cadre de l’Internet. J’ai également pour fonction de suivre tout ce que l’on appelle la « chaîne du livre », depuis l’idée d’origine jusqu’à sa réalisation. Chaque livre, chaque produit éditorial est, en soi, une entreprise. Une entreprise à temps long. Une entreprise, parfois, souvent même, parsemée d’embûches de toutes sortes.
Je vous en donnerai un seul exemple de mésaventure. Comme il s’agissait d’une simple réédition, sans aucune intervention sur le texte, sur son ordonnancement ou sur sa substance, Dalloz pouvait s’estimer à l’abri de tout souci. Et pourtant… En 2001, nous avons réédité l’ouvrage de référence de Jean-Jacques Chevallier « Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958 ». Nous n’avions, bien entendu, aucune intervention ni sur la substance, ni sur l’ordonnancement du texte puisqu’il s’agissait d’une simple réimpression. Or, quelques jours après sa mise en place auprès de notre réseau de librairies, j’ai découvert que « Millerand » était devenu « Mitterand », par l’excès de zèle intempestif d’un employé de l’un de nos imprimeurs. Cela avait donné cette phrase étonnante « Dès 1920, Mitterand, n’était plus socialiste… » Et Dalloz n’y était pour rien.
Je redeviens sérieux, si j’ai jamais cessé de l’être, et puisque la mission essentielle de Dalloz est d’éditer des ouvrages (au sens large du terme…) de droit (c’est 95 % de son fonds éditorial), l’expérience m’a peu à peu convaincu que les relations entre le droit et l’éditeur juridique sont de deux ordres. L’éditeur juridique est un passeur, vous ai-je dit. Il fait passer de la science juridique à la connaissance du droit. À ce titre, il contribue, d’une part, à éclairer le droit. D’autre part, il contribue à diffuser le droit.
Le droit est éclairé par l’éditeur
Exprimer ainsi son rôle ne porte pas, je crois, la trace d’une prétention de sa part car il lui revient en effet d’expliquer le droit positif. Il y procède, principalement grâce à ses auteurs, mais aussi grâce à son estampille, et à ses supports.
Grâce à ses auteurs
Sans ses auteurs, l’éditeur juridique n’existerait pas. Pardon pour ce truisme.
Le droit est immense. Autre banalité. Il est impossible pour un éditeur de disposer en interne de toutes les compétences désirables au niveau souhaité. Surtout, nos lecteurs-utilisateurs désirent trouver dans nos productions des opinions faisant autorité. Ils attendent des signatures. Ce sont celles, dans la très grande majorité des cas, de professeurs de droit, de magistrats, de hauts fonctionnaires ou d’avocats. Nos lecteurs-utilisateurs souhaitent en effet les contributions des meilleurs spécialistes possible, donc celles d’auteurs extérieurs. Le recours à des rédacteurs internes est donc toujours relativement limité, par rapport à la production juridique globale d’une maison d’édition. Il se situe chez Dalloz autour de 10 %.
Certes, l’éditeur peut aider à capter (grâce à ses rédactions internes…) et à sélectionner l’information juridique pour nourrir les travaux qu’écriront les auteurs qu’il publiera, communiquer aux auteurs le premier matériau de leur travail. Le rédacteur en chef d’une Revue proposera le commentaire de tel arrêt ; il s’efforcera de ne pas seulement accueillir des propositions de contributions, mais de les solliciter.
Nos auteurs apportent, d’abord, leur éclairage aux étudiants en droit. Dalloz peut ici s’enorgueillir d’être, avec ses diverses marques — Dalloz, Sirey, Delmas, les « AJ » —, l’éditeur sans doute le plus marquant. Il peut s’agir, par exemple, de permettre aux étudiants de comprendre la jurisprudence du Conseil d’Etat : 16 éditions des GAJA. Ou encore d’embrasser tout le droit civil grâce aux Précis, depuis l’« Introduction générale au droit », en passant par « Les obligations », « Les Biens », « Les personnes », « Les régimes matrimoniaux » ou les « Grands arrêts de la jurisprudence civile ». Ou encore, par l’un des auteurs des GAJA, et plus chez Dalloz cette fois, d’écrire cette première phrase que 128 pages démontreront : « L’existence d’un droit administratif relève en quelque sorte du miracle », ouverture qui a acquis, pour les administrativistes français, la renommée du « Longtemps je me suis couché de bonne heure », pour les amateurs de Proust…
Cette fonction est également fondamentale pour les praticiens. Elle peut se décliner à tous les temps. Pour le passé, il s’agira, par exemple, de montrer combien le Code de commerce de 1807, ce fantôme dont on vient de fêter le bicentenaire, de réputation bien inférieure à celle de son aîné, le Code civil des Français, comportait déjà certaines des règles coutumières qui irriguent encore notre droit des affaires aujourd’hui (« Le livre du bicentenaire »). Cet éclairage est alors rétrospectif.
Le rôle prospectif consiste à suggérer, par la voix de la doctrine (c’est-à-dire par les auteurs…), au législateur ou au juge, ce qu’il conviendrait de faire pour améliorer le droit. Un exemple, parmi tant d’autres : « Le silence et la gloire » de Jean Carbonnier (D. 1951- Chronique, p.119), à propos de l’arrêt Branly, mettant en lumière la notion et les dangers de la faute par omission. Il peut s’agir aussi, d’une manière en quelque sorte plus prosaïque, d’encouragements donnés au législateur pour que la norme soit plus « lisible ». Nos revues ont souvent, ces derniers temps en particulier, souligné combien certains modes d’expression obscurs et technocratiques nuisaient à la compréhension des textes. L’éditeur, grâce à ses auteurs les plus vigoureux (et nous n’en manquons pas…), peut, et même doit, dénoncer la multiplication de textes elliptiques. L’éditeur a pour fonction de présenter aux utilisateurs-lecteurs des textes compréhensibles et utilisables.
Et, pour le présent tout autant, c’est le rôle, également, pédagogique, ou si l’on préfère, technique, de l’éditeur du droit, à qui il revient par ses auteurs, d’expliquer le droit positif. Le Recueil et l’AJDA y contribuent chaque semaine, par des articles de doctrine, par la publication de conclusions de Commissaires du gouvernement, par les chroniques de jurisprudence confiées, s’agissant de l’AJDA à des Maîtres des requêtes, s’agissant du Recueil à des référendaires à la Cour de cassation.
Dans tous les cas, l’éditeur, c’est le cas de Dalloz, veille au total respect de la liberté des auteurs et commentateurs vis-à-vis du législateur ou des décisions de justice. Certes, juger est une mission délicate et légiférer un art difficile. Mais nous préservons la liberté de blâmer, tout en prônant parfois, par persuasion, une modération des critiques. Nous n’y parvenons pas toujours. Il revient à ma mémoire une note de 1994, publiée par le Recueil. Son intitulé était : « Un zéro pointé pour la chambre commerciale… ». Cela fit quelque bruit.
Le débat a ses vertus d’éclairage du droit. Les auteurs ne sont pas bridés, même si certaines disputes sont vives. Telle, celle nourrie par cette notion, emblématique et énigmatique du droit français, qu’est la cause. La cause a cela de fascinant qu’à mesure qu’on l’étudie son mystère s’épaissit. « Si vous avez compris la cause, c’est qu’on vous l’a mal expliquée » disait Rouast à ses étudiants. Hier, comme aujourd’hui, morceau de bravoure des civilistes, elle autorise chacun aux propos les plus acérés pour défendre sa thèse. Ce qui explique sans doute l’actualité et la virulence de certains échanges (voir, Jacques Ghestin, « Cause de l’engagement et validité du contrat », L.G.D.J., 2006 et, en réponse, Denis Mazeaud « Cause, toujours… » Dalloz, 2006).
L’éditeur contribue également à éclairer le droit grâce à son estampille
Car plus généralement, toutes ces œuvres, quel que soit leur support — codes, revues, ouvrages, F.M., — produits électroniques, s’inscrivent dans une « labellisation » (si vous m’autorisez cet anglicisme).
Cela signifie que toute contribution est apparentée à celles qui l’ont précédée, qu’elle est inscrite dans une famille qui permettra son identification par le lecteur, grâce à la mémoire qu’il conserve d’une marque ou d’une collection. Celles-ci créent un véritable climat de confiance, fondé sur le caractère sérieux, exigeant, rigoureux, que l’on accorde à une marque. Les différents produits d’une maison d’édition juridique qui a des décennies d’existence ont leur histoire propre. Ils s’inscrivent dans une ou plusieurs gammes. L’éditeur les considère comme cohérentes les unes par rapport aux autres. Il doit veiller à ce qu’il n’y ait pas de lacunes thématiques dans ses gammes de feuillets mobiles, de revues, d’ouvrages, de codes. Il s’efforce aussi d’aménager des connexions entre les éléments constitutifs de ces gammes, de sorte que le lecteur-utilisateur soit aiguillé, même au temps du seul support-papier, de l’un de ses produits-Maison vers tel ou tel autre.
« Dalloz dit », « J’ai lu cela au Dalloz ». Relations subtiles : Dalloz – Recueil (1824)*
Certaines œuvres transcendent la marque. Ainsi de l’ouvrage « Redressement et liquidation judiciaires des entreprises », désigné par le « Derrida ». Cela me conduit à parler des supports.
Grâce à ses supports
Je vais, à présent, évoquer les relations entre le papier et le numérique. Il ne s’agit plus simplement, désormais, de se projeter vers l’avenir… mais de parler des relations actuelles entre les deux supports. La question est de savoir si le papier va être détrôné par le numérique.
Car, il y a encore très peu d’années, le slogan le plus répandu était : « le numérique va tuer le papier ». L’évolution des choses a été différente. Le numérique n’a pas tué le papier. Le papier n’a pas tué le numérique. Ces deux supports coexistent.
Ces spécialistes du futur avaient sans doute oublié la formule attribuée à Keynes : « Pour l’avenir attendez-vous plutôt à l’imprévisible qu’à l’inévitable ».
A ce sujet, trois discours ont été entendus :
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« Gutenberg est immortel ». Il a traversé 500 ans d’innovations. Il a résisté à l’audiovisuel. Il y aura peu de changements dans la place du livre.
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« C’est parti ». Les nouvelles technologies vont avoir une progression concurrentielle qui perturbera de l’extérieur tous les métiers de l’édition, y compris juridique. Toutefois certains secteurs seront protégés « on voudra toujours emporter un roman à la plage »… et, peut-être même, la « Revue de science criminelle et de droit pénal comparé ».
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« Vous n’avez encore rien vu » — une accumulation exponentielle de la pénétration des supports numériques, une baisse très rapide des coûts, plusieurs changements superposés de pratiques culturelles vont redistribuer très vite, très profondément, le partage actuel des tâches et des marchés.
Dalloz n’a pas pris le risque de s’arc-bouter au premier scénario. Nous avons adhéré au 2e tout en envisageant sérieusement la possibilité du 3e… Mais j’ai progressivement acquis la conviction, étayée par l’observation, que le numérique est et sera plus complémentaire que substituable par rapport au papier.
L’Internet se caractérise, en premier lieu, par une valorisation des fonds. Cela signifie une facilité et une rapidité d’accès grâce aux moteurs de recherche et aux liens hypertexte. Les moteurs de recherche permettent de localiser un grand nombre de documents correspondant à des critères au préalable énoncés. Les liens hypertexte permettent de parcourir instantanément la distance, jusqu’alors presque infranchissable, séparant deux documents dans l’espace ou le temps.
Cette valorisation des fonds suppose aussi que, d’une manière permanente, des croisements soient apportés aux fonds existants. Il n’est en effet pas suffisant de reproduire un écrit sur support numérique. Il faut l’enrichir d’éléments originaux. Jurisprudence en texte intégral, références croisées, pose de liens renvoyant, dans le cadre de nos sites, des textes législatifs aux articles de doctrine. Cette valorisation des fonds entre pleinement dans la mission de l’éditeur juridique d’aujourd’hui. Elle est fondée sur la compétence de ses auteurs et la qualité de ses rédactions internes.
L’actualisation des fonds, en second lieu, concerne tous les produits éditoriaux, les chaînages entre les décisions de jurisprudence, leurs commentaires et études doctrinales permettant d’apprécier l’évolution du droit. Cela rend possible, par exemple, la mise à jour permanente de nos codes. L’Internet transforme les espaces clos que sont les codes, aussi riches soient-ils, en espaces ouverts sur les autres sources du droit (la jurisprudence et la doctrine)…
Au risque de simplifier, et avec la prudence qui s’impose, l’on peut pressentir que le stockage, l’agencement et la consultation documentaires passeront de plus en plus par les supports numériques. Mais l’analyse, elle, continue et continuera d’être d’abord accueillie sur support papier. Du reste…, il ne s’agit là, on l’aura compris, que de « supports ». En amont, c’est l’« écrit » qui règne. Quoiqu’il en soit, ces choix techniques éditoriaux ont gouverné le lancement en 2006 de nos sites Dalloz, en droit des affaires, droit civil, droit administratif, droit pénal, droit social et droit immobilier. D’autres suivront. Ils nous permettent d’assurer encore une plus grande diffusion du droit. C’est de cette deuxième mission que je vais parler à présent.
Le droit est diffusé par l’éditeur
Cette mission de médiation, qui est à la fois évolutive et immuable.
Une mission de médiation
Elle peut être chiffrée, elle est parfois concurrencée et toujours encadrée.
Chiffrable
Quelques repères :
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1 00 00 unités vendues – 40 nouveautés / an
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100 00 Codes civils – 250/300 nouvelles éditions
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50 00 Codes du travail
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abonnés…- 2000 tonnes de papier/an
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Dalloz.fr nombre sites ; nombre de clients
Pour un marché, somme toute, assez réduit.
Concurrencée ?
Elle peut l’être, sous l’influence, entre autres éléments, de ce que l’on appelle communément l’« explosion du droit ». Il faut, ici, évoquer les relations entre édition publique et édition privée. Selon le rapporteur de la proposition de loi de simplification du droit, l’on compterait environ 8 000 lois et 400 000 actes réglementaires aujourd’hui en vigueur. La norme est de plus en plus foisonnante. Le volume des décisions de justice est, de son côté, considérable. Ainsi, en 2005, la Cour de cassation a rendu 25 000 arrêts pour la seule matière civile. La norme juridique, de surcroît, s’internationalise et s’européanise. Nous connaissons un réseau de plus en plus serré de conventions internationales et le droit communautaire irrigue et déborde celui des Etats membres.
Cette abondance, voire cette surabondance de texte juridiques a été dénoncée par un auteur et non des moindres. « L’action politique a pris la forme d’une gesticulation législative… La loi doit être solennelle, brève et permanente. Aujourd’hui elle est banale, précaire et banalisée » (janvier 2006). Cette dénonciation rejoignait celle de Jean Carbonnier pour qui, je cite, « Le silence législatif est d’or ». Il alla jusqu’à imaginer malicieusement un article 0 du Code civil rédigé comme suit : « L’amour du droit est réductible en cas d’excès ». Sous la poussée des principes naissants d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, voire du droit dans son ensemble incluant la jurisprudence, est résultée la loi du 12 avril 2000. Elle prévoit que la mise à disposition et la diffusion des textes juridiques constituent une mission de service public. C’est, pour aller vite, Legifrance.
Tout cela concourt à ce que les services publics peuvent sembler s’immiscer dans cette mission historiquement laissée à l’initiative de l’édition privée. Mais cette légitime mission de service public ne saurait concerner que des données publiques, normatives, brutes : les textes publiés au J.O., les décisions de justice rendues. Il ne saurait donc y avoir de concurrence s’agissant du savoir juridique, fruit de la pensée, du commentaire des auteurs. D’une certaine façon, d’ailleurs, là où commence le savoir juridique, doit s’arrêter la diffusion juridique par les pouvoirs publics, sous peine d’excès de pouvoir.
Encadrée
La vision du droit qu’a l’éditeur juridique ne se résume pas au droit qu’il diffuse. Sujet de droit lui aussi, et ce, comme tous les éditeurs, l’éditeur juridique perçoit le droit comme une donnée de son activité. L’édition, cependant, en tant que telle, constitue un secteur économique peu réglementé. Mais l’éditeur (juridique en l’occurrence) est un intermédiaire qui doit composer avec ses deux « partenaires » (deux cocontractants) en amont et en aval : les auteurs, les libraires ou les lecteurs (vente directe…). Ses relations sont, de part et d’autre, encadrées par des lois d’ordre public : droit d’auteur, d’un côté, droit du marché (de la concurrence, de la distribution, loi sur le prix du livre), de l’autre.
Mission évolutive
Mission Historique
Historique, la mission de l’édition juridique française l’est en ce que, née dans la première moitié du 19e siècle, elle n’a cessé de se développer depuis, son essor premier se confondant avec celui du code civil, auquel elle doit largement son heureux destin. C’est alors, en quelque sorte, l’âge d’or de l’édition juridique, tout empreinte de la doctrine classique, elle-même à son apogée. Paraît à cette époque, de 1838 à 1847, le fameux Cours de droit civil d’Aubry et Rau, certainement l’ouvrage juridique le plus célèbre du siècle.
Oui, sans sacrifier à la nostalgie des origines, il est possible d’évoquer, à ce propos, une édition juridique d’excellence. Mais, la qualifier « d’élitiste » n’aurait aucun sens, dans le contexte. Mieux vaudrait parler de cohérence, de sérénité, celles d’un milieu homogène (sociologiquement fermé) : auteurs, lecteurs, tous formés aux mêmes Ecoles de Droit, à la même école du droit, partageant la même passion, les mêmes modes de raisonnement (c’est le temps du triomphe de l’Ecole de l’Exégèse et du droit romain, dominant encore l’enseignement). Rien ne séparait l’émission de la pensée juridique de sa réception. Les disciples lisaient avec ferveur la glose des maîtres. Aucun des clivages d’aujourd’hui n’existait : le droit civil régnait en maître. Le droit commercial, mal servi par le Code de commerce, ne faisait guère couler d’encre. L’influence d’un droit étranger ou supra national était nulle. Ces notions étaient alors anachroniques, pour la première [le droit n’était que territorial], absurdes pour la seconde, [le droit n’était que l’expression de la souveraineté nationale]). La pratique, lorsqu’elle s’éloignait des principes, était objet de critiques. En somme, pour forcer un peu le trait : « la doctrine écrivait pour la doctrine ». Nous poursuivons cette tradition dans quelques unes de nos publications, par exemple, dans le cadre de certaines de nos revues, la R.F.D.A., la Revue trimestrielle de droit civil, la Revue critique de droit international privé ou de nos Archives de philosophie du droit.
L’adaptation à la demande de certains praticiens : le « temps court »
Aujourd’hui, une certaine logique de marché fait que l’éditeur juridique s’adresse « quantitativement » davantage à des praticiens, avocats d’affaires et autres, soucieux de solutions juridiques concrètes, qu’à des théoriciens férus de doctrine. Sous l’influence aussi de la culture juridique anglo-saxonne (V. L’américanisation du droit, Archives de philosophie, t. 45, Dalloz), la recherche de solutions immédiates prend de plus en plus le pas sur la quête d’arguments de raisonnement. C’est le fantasme du précédent : plutôt que de raisonner, de passer par l’abstraction, les praticiens sont persuadés souvent qu’existe déjà une décision leur donnant raison dans la situation en cause. Tandis que s’accroît le volume du contentieux, la demande de publication de décisions augmente de façon très marquée. Pour répondre à cette demande, les éditeurs créent de nouvelles collections, de nouvelles revues, mobilisent leurs rédactions pour commenter dans les plus brefs délais la jurisprudence, développent leurs activités de formation. On assiste à la naissance de nouvelles valeurs, d’essence marchande plus qu’intellectuelle : l’exhaustivité (la quantité prime la qualité ; le client, le consommateur de droit, prime le juriste : je veux pouvoir tout acheter pour être sûr de tout avoir), l’actualité (comme en d’autres domaines, la tyrannie de l’actualité s’exerce dans le domaine juridique : un article, un ouvrage juridique a une valeur parce qu’il traite d’un sujet d’actualité [telle réforme, à peine adoptée], donc il se vend bien), la réactivité (même idée : caractère jetable du commentaire immédiat, sa valeur tient à ce qu’il est le premier disponible ; « vite écrit, vite lu, vite périmé, vite oublié »), le décryptage : le lecteur veut un mode d’emploi, une explication de la loi et de la jurisprudence, opérationnel, simplifié, parfois réducteur ; tout le contraire du commentaire savant, érudit ; là, la doctrine n’écrit plus pour la doctrine.
C’est une sorte de « rupture épistémologique », les auteurs et, surtout, les rédactions internes s’adaptent à la demande des lecteurs-clients. Il s’agit moins d’élever des disciples au niveau des maîtres, que de satisfaire des clients ; c’est une sorte de démythification du droit en même temps que de désacralisation de la doctrine [et, symétriquement, une certaine sacralisation de la jurisprudence ; et une sorte de mouvement inverse de l’époque évoquée tout à l’heure] ; c’est le passage du dogme à la praxis. L’éditeur juridique ne peut que s’adapter à cette logique de marché. C’est la demande solvable qui détermine l’offre, et l’éditeur doit suivre sous peine de se marginaliser.
L’offre fondée sur « le temps long »
A cette demande de droit « vivant » et quelque peu « énervant » du temps « énervé », l’éditeur répond pour satisfaire une partie de sa clientèle, elle-même tributaire de l’inflation des textes juridiques. Il n’en pense pas moins. Il doit prendre garde à ne pas tomber, j’allais dire sombrer, dans cette fébrilité. Il sait que cette « explosion » du droit est souvent préjudiciable au citoyen, au respect du principe « nul n’est censé ignorer la loi » et au justiciable. Pour faire équilibre, l’éditeur juridique, c’est le cas de Dalloz, fait la part belle au droit savant, et au temps long, « braudelien » si l’on ose ce terme, par la publication de thèses, d’articles de fond dans ses revues trimestrielles, de Mélanges ou d’œuvres appartenant à l’histoire de la pensée juridique. L’éditeur doit accompagner la diffusion, placée sous le signe de la promptitude, de travaux confiés à des auteurs qui, légitimement, prennent le temps de la réflexion. C’est à l’éditeur de concevoir, avec ses auteurs, cette offre placée sous le signe de la sérénité et du recul. Ce dilemme entre diffusion de droit vivant et diffusion de droit savant doit être résolu par l’éditeur juridique. C’est son supplément d’âme que de savoir répondre à ces deux exigences, à ces deux aspirations qui sont, en définitive, souvent conjointes. Naguère elles étaient satisfaites par la ligne éditoriale des grands hebdomadaires généralistes (le Recueil, chez Dalloz) qui combinaient le souci de rendre compte de l’actualité et la réflexion fondamentale. Ils remplissent encore cette fonction. Cependant, l’avènement de l’informatique et de l’Internet permet aujourd’hui cette alliance, dans le cadre d’un champ d’expression quasi illimité.
Le recours à l’évolution technologique
Aujourd’hui, c’est sur l’Internet, révolution évidemment majeure, que se joue une partie de l’avenir de l’édition juridique. Car l’Internet apporte des réponses aux désirs d’exhaustivité et d’instantanéité : bases de donnés en ligne, mise à jour des fonds en temps réel, interactivité des documents. C’est lui qui permet de réunir, de compiler des produits d’archives sous un faible volume, et rend leur interrogation facile. C’est lui qui rend possible des mises à jour permanentes et un mariage heureux entre réactions immédiates au droit nouveau et études réfléchies. Tous nos sites, (ceux que j’ai précédemment cités), évoquent ainsi « à chaud » les textes normatifs récemment adoptés et la jurisprudence nouvelle. Cette tâche est le plus souvent confiée à nos rédactions internes. Ils comportent des renvois, par pose de liens appropriés, à la doctrine antérieure ainsi qu’à la jurisprudence préexistante et annoncent les études approfondies qui vont suivre, confiées, celles-ci, à des auteurs ayant l’autorité appropriée, et publiées, d’abord, dans nos diverses revues. Ainsi, nous permettons une connaissance et une approche de l’actualité, en même temps qu’une compréhension de son apport et de ses conséquences sur l’évolution du droit. Le tout avec une grande facilité et une extrême rapidité de consultation.
Grâce à la combinaison de ces outils, l’éditeur demeure, plus que jamais, au cœur de la vie du droit. Au cœur de son élaboration : le législateur, le pouvoir réglementaire et le juge travaillent à l’aide de ses produits. Au cœur de sa diffusion : tous les juristes sont informés par ces mêmes produits. Au cœur, surtout, de cette harmonie qu’il établit et préserve entre informations rapides et réflexions distanciées. Pour toutes ces raisons, et même dans le cadre de ces évolutions technologiques, sa mission demeure immuable.
Mission immuable
Que devient, en effet, dans ce contexte, le métier d’éditeur juridique ? L’émergence des procédés numériques de production et de diffusion ne remet-elle pas en cause ce métier qui s’est forgé au temps de la suprématie du papier imprimé ?
Sans afficher, je crois, une candeur de circonstance, je répondrai « non » à cette question. Car le métier et la fonction de l’éditeur juridique dans la diffusion des œuvres de l’esprit continueront de correspondre à une définition en trois points que je vous propose, pour terminer.
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Editer, c’est d’abord sélectionner des contenus en fonction de leur qualité intrinsèque et de leur intérêt présumé pour un public donné. L’abondance de la production de textes est telle que ce filtre est indispensable pour rendre visible ce qui présente un réel caractère original. L’éditeur juridique assure et assume cette fonction première de sélection.
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Editer, c’est aussi convaincre l’auteur d’éviter deux écueils : le « trop » qui submerge et le « trop peu » qui caricature…
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Editer, c’est cependant savoir s’effacer derrière ses auteurs. Avec le secret orgueil et la satisfaction silencieuse d’avoir pris part à la diffusion d’une œuvre.
Cette rapide définition n’est pas très éloignée du métier d’éditeur juridique tel que je l’ai pratiqué au temps où seul le papier était le support des publications. Elle me paraît encore applicable à l’édition juridique d’aujourd’hui, y compris numérique, complémentaire du papier.
Les conséquences des nouvelles technologies sont vertigineuses. On peut s’en réjouir. Et y voir les chances d’un dynamisme renouvelé et fécond pour la communauté des juristes. Désiré Dalloz aurait, je le crois, partagé ces deux visions. Je vous redis ma gratitude.