Séance du lundi 4 février 2008
par M. Alain-Gérard Slama,
Professeur, journaliste, chroniqueur
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Je ne saurais aborder cet exposé sans adresser un témoignage sincère de mon admiration à François Terré, qui a pris un risque bien dans son caractère en invitant à parler des rapports entre littérature et droit quelqu’un qui éprouve, il est vrai, un grand intérêt pour ces deux disciplines, mais qui n’est ni professeur de littérature, ni professeur de droit. L’idée de cette communication est née d’un séminaire de Sciences po, consacré à ce thème avec Marie-Anne Frison Roche et Bernard Edelman, séminaire dans lequel nous nous efforçons de sortir du cadre des catégories académiques – passez-moi le mot –, pour tenter de mener précisément ce que fait naturellement votre Académie, notamment dans le cadre de ces conférences, croiser les méthodes et les savoirs.
Naissance d’une discipline nouvelle
S’agissant des rapports entre littérature et droit, l’intérêt pour ce champ de réflexion a été, en France, assez tardif. Dans Flexible droit, Jean Carbonnier fait grand usage de la littérature, alors même qu’il rappelle l’adage selon lequel le droit ne sonde pas les reins et les cœurs. Mais les reins et les cœurs peuvent éclairer le droit. L’étude systématique des rapports entre droit et littérature a commencé seulement à prendre son essor dans notre pays, depuis la publication, en 1996, à l’initiative de François Terré et de Marie-Anne Frison-Roche, d’un essai, Droit et littérature, qui était paru en 1986 aux Etats-Unis sous la signature d’un magistrat et professeur à l’Université de Chicago, Richard Posner. En 1997, Philippe Malaurie donnait chez Cujas une anthologie savoureuse, intitulée Droit et littérature. Une vague relativement abondante a suivi, marquée par deux ouvrages majeurs de François Ost, publiés aux éditions Odile Jacob, Raconter la loi, en 2004, et Sade et la loi, en 2005. La même année, la revue Droits publiait un article suggestif, La fabulation juridique, de Me Bernard Edelman qui passait ainsi de sa spécialité, le droit de la littérature, plus précisément le droit d’auteur, à une réflexion sur la littérature dans le droit. La revue Raisons politiques publiait récemment, sous le titre La démocratie peut-elle se passer de fictions ? les actes d’un colloque réuni à l’école doctorale de Sciences Po par Anne Simonin et Sandra Travers de Faultrier autour de l’œuvre — et en présence — de Richard Weisberg, considéré comme le père de l’école Law and literature aux Etats-Unis. Enfin, Antoine Garapon et Denis Salas ont organisé l’an dernier un colloque sur le même sujet, publié sous le même titre, Droit et littérature, avec notamment la collaboration de Jean-Denis Bredin, avocat et écrivain, aux éditions Michalon.
J’ajoute, pour être à peu près complet, que les deux cercles que je viens de tracer se revendiquent chacun de grands ancêtres : en France, dans les années 1920, François Gény prit pour objet les formes littéraires et la fiction sous jacentes au discours juridique, et plus particulièrement à la rhétorique de l’avocat. Dans le monde anglo-saxon, les références sont, dans le premier tiers du XXe siècle, John Wigmore, l’inventeur de la legal fiction et Benjamin Nathan Cardozo, juge à la Cour Suprême. Wigmore estimait, de façon fort raisonnable, que tout juriste se doit de lire les grands écrivains pour comprendre la nature humaine, et Cardozo, juge à la Cour suprême, analysait les arrêts judiciaires comme des textes littéraires. Les autres grandes références des juristes américains en la matière sont James Boyd White, auteur, en 1973, de The legal imagination. Et bien entendu Richard Weisberg, professeur précisément à la Cardozo Law School de New York, avec The failure of the word : the protagonist as lawyer in modern fiction, en 1984.
Deux champs culturels
Ce rapide inventaire n’avait d’autre but que de mettre en évidence la différence, je dirai presque la divergence d’approche de deux champs culturels – le champ anglo-saxon et le champ français. Eclairer ce point est déjà en soi, une manière d’aborder notre sujet. La conception anglo-saxonne du droit, qui est essentiellement jurisprudentielle, permet au juge de rechercher dans les jugements antérieurs les précédents nécessaires pour étayer son verdict dans le cas qu’il a à trancher. Cette approche analogique lie de moins en moins le juge à mesure que son niveau s’élève, en sorte que la Cour suprême des Etats-Unis ne se sent pas liée par ses propres précédents. Il semble que cette espèce de promenade de la mémoire à travers la jurisprudence, et cette appréciation d’une situation cas par cas, favorisent une mise en jeu de l’imagination et des analogies comparable à la démarche de l’invention littéraire. Au surplus, le procès américain, qui repose sur la procédure accusatoire, est construit comme un théâtre, dont s’empare volontiers la folle du logis. C’est ainsi que Posner définit son travail. Son étude comparative, écrit-il, « se propose d’appliquer les méthodes d’analyse juridique aux textes littéraires et réciproquement, d’appliquer les méthodes d’analyse littéraire aux textes juridiques ». Dans cette philosophie, l’un des dangers dont doit se garder le juge est l’excès de fiction. Tel fut bien, dès le début du 19e siècle, le sens de la mise en garde adressée aux juristes par le grand utilitariste anglais Jeremy Bentham. Dans sa Théorie des fictions, qui date de 1815 mais qui fut redécouverte seulement au début des années 1960, Bentham qualifiait la fiction juridique de mensonge, d’imposture, d’usurpation. Et Posner lui-même a manifesté au premier abord la même méfiance, en sous-titrant l’édition américaine de son livre Droit et littérature : A misunderstood relation, une relation mal comprise. Structurellement, le juriste de culture anglo-américaine se méfie de la fiction et d’intéresse à elle pour en débusquer les pièges et tentations.
La question posée par cette école sera donc plutôt : qu’est-ce que le droit, pris comme point de départ de la réflexion, nous dit de la littérature ? Autrement dit est-ce que les grandes formes matricielles du droit ne peuvent pas nous éclairer sur les sources de l’invention littéraire ? Et réciproquement, les grands mythes littéraires ne peuvent-ils nous instruire sur les grandes formes du droit ? C’est ainsi que François Ost, qui est à mon sens un des meilleurs analystes des rapports entre la littérature et le droit, et qui doit beaucoup à l’approche anglo-saxonne, éclaire dans Raconter la loi l’épisode du mont Sinaï de la Bible en le décrivant comme le moment fondateur de la donation de la loi, conçue comme fondatrice et libératrice d’un peuple, puisqu’il s’agit d’une Alliance qui peut être révoquée. Chez le même auteur, l’Orestie illustre la transition historique qui a vu naître le tribunal, en partant des Erynnies, où la Justice est conçue sous la forme de la vengeance, pour arriver aux Euménides, les bienveillantes, où s’impose la justice équitable.
Dans son parcours des grands mythes juridiques qu’il considère comme fondateurs, François Ost voit de même dans Robinson Crusoé, qui s’approprie son île, l’acte initial d’affirmation d’un droit personnel, subjectif, qui serait à l’origine, non pas du droit, mais de la conscience que chacun individu a des rapports de droit. Cette analyse laisse en suspens la question de savoir si la conscience du droit, comme garant de l’intérêt général, peut naître de l’affirmation d’un intérêt subjectif. Mais elle touche à une vérité culturelle profonde, dans la mesure où, dans le modèle libéral anglo-saxon, l’individu isolé est considéré comme égoïste et calculateur, alors que dans le modèle français, l’individu isolé est plutôt considéré, à la suite de Rousseau, comme doué de la capacité de pitié, c’est-à-dire d’une capacité de consciences altruiste et morale : un même mouvement, contenu dans la profession de foi du Vicaire savoyard, relie la fiction personnelle de Rousseau découvrant dans les Confessions la pitié spontanée des humbles, ou dans les Rêveries d’un promeneur solitaire la capacité morale de sa conscience nue, et la construction du Contrat social sur la base du principe de réciprocité entre les individus arrachés par l’apparition de la rareté à une autre fiction, qui est celle de l’état de nature.
Chaque grand texte, considéré comme je viens de le faire à la suite de François Ost, s’impose ainsi comme l’illustration d’une entité juridique. Le marchand de Venise, par exemple, illustre l’intangibilité du contrat dans une société où il représente un enjeu de confiance majeur : ni Shylock qui a exigé un contrat de prêt qu’on considèrerait aujourd’hui comme léonin, ni Antonio, qui a promis une livre de chair en cas de non-paiement de sa dette, ne peuvent se dédire de l’engagement pris ; ce contrat ne peut être entaché de nullité parce qu’il s’agit d’un billet cambiaire et que porter atteinte à la fiabilité du crédit serait remettre en cause les fondements mêmes de la prospérité de la République de Venise toute entière ; la solution de ce dilemme juridico-économique trouvée par Portia, déguisée en magistrat est, on le sait la ruse selon laquelle Shylock est sommé de découper la livre de chair qu’il a exigée sans faire couler une goutte de sang ; et cette ruse confond l’usurier en obligeant celui-ci à reconnaître qu’il ne cherche pas la justice mais qu’il poursuit une vengeance, ce qui le met en contradiction avec les termes juridiques stricts et impitoyables dans lesquels il a exigé la réalisation de son contrat. Pour prendre un autre grand texte, l’Antigone de Sophocle, toujours selon Ost, illustre à sa source la séparation entre la loi divine et la loi des hommes. Ce qui laisse également une question en suspens : la loi de Créon est-elle bien la loi des hommes ? La tragédie ne prend son sens terrible que dans la mesure où la loi des hommes, telle qu’elle est invoquée par Créon, est imprégnée de rituels sacrificiels — la condamnation d’Antigone a tout en effet du sacrifice humain. La loi de Créon, présentée comme celle du pouvoir, ne s’est en fait pas encore détachée de la loi divine, elle en est l’envers. Et c’est le lieu ici de citer Montesquieu, qui se situe à la charnière de la construction de l’idée laïque, dont Machiavel a été le lointain prédécesseur : « Il faut éviter, écrit Montesquieu, les lois pénales en fait de religion. Elles impriment de la crainte, il est vrai : mais comme la religion a ses lois pénales aussi qui inspirent de la crainte, l’une est effacée par l’autre. Entre ces deux craintes différentes, les âmes deviennent atroces » (Esprit des lois, XXV, XII). N’est-ce pas là une forte méditation sur la tragédie d’Antigone ?
La question qu’on se pose à propos de cette approche archéologique est de savoir si les textes nous permettent d’éclairer une genèse, ou si elle ne nous fournit pas des paradigmes des différents modèles juridiques, de la même façon que Georges Dumézil a compris que ses trois fonctions, les guerriers, les prêtes et les agriculteurs, étaient des structures, à caractère universel, qui pouvaient être détenues par un seul pouvoir, par exemple Tarquin l’ancien, qui arrive à Rome sur un char plein de richesses, ce qui a amené le grand historien des religions indo-européennes à renoncer à parler de fonctions, pour évoquer plutôt le concept de mode d’action. Dumézil allait même plus loin : il pensait que sa théorie trifonctionnelle était inapplicable au monde grec, et il a fini par le faire. François Ost a eu, en ce qui le concerne, le mérite de se poser la même question, dans un entretien avec Paul Ricoeur, en indiquant que son approche littéraire du droit lui a permis de cerner, non des fondations, mais, bien plutôt, des modèles juridiques, des structures qui ont trouvé, selon les champs culturels, des manifestations différentes. Le droit qui repose sur la loi, dans les tables de Moïse, c’est le droit continental européen, dont la France est un des meilleurs représentants ; le droit qui repose sur le juge, ce sont les pays de Common Law, l’Angleterre, les Etats-Unis ; le droit enfin selon Robinson Crusoé, le droit qui s’identifie au droit subjectif de l’individu, c’est le droit moderne dans lequel la loi et le juge sont invités à consacrer, au détriment du lien social, des prérogatives de groupes ou des prérogatives individuelles.
Au fond, la limite de cette approche de la littérature, dont Ost est parfaitement conscient, est qu’elle soit elle-même la reconstruction d’une histoire, d’une fiction sur la genèse et la fondation du droit. Le risque est, du coup, que les juristes fassent du texte littéraire un peu le même usage qu’en font trop souvent les historiens : que ce soit un procédé de colorisation, dont le principal intérêt est de permettre à des concepts de trouver une transcription sensible. Ost en est conscient, et il cite justement à ce propos Paul Ricoeur : « il ne faut jamais traiter la littérature comme une sorte de carrière dans laquelle les théoriciens, les philosophes et autres viennent puiser des ornementations à une démonstration ». Il y a en effet dans le récit un au-delà, un excès que n’épuise aucune forme de théorisation.
Cette dernière remarque m’amène à aborder l’autre école, qui, vous l’imaginez, a ma préférence. Le problème qui se pose à la tradition positiviste française est très différent. Sa conception du pouvoir judiciaire, héritée de la théorie de la séparation des pouvoirs selon Montesquieu et non selon Locke, fait de celui-ci une simple autorité. Elle impose au juge d’appliquer la loi selon un mode de raisonnement déductif qui est celui du syllogisme. Elle qualifie l’objet du litige selon une hiérarchie rigoureuse. Dans cette logique, l’individualisation de la peine elle-même, dont la théorie a été mise en forme par Saleilles en 1898, qui inscrit les variantes des cas particuliers dans les textes, en fonction de la personnalité de l’inculpé, limite autant la liberté du juge que celle du justiciable : j’en prends à témoin les débats qui entourent en ce moment le projet de loi relatif à la rétention de sûreté pour certains criminels jugés particulièrement dangereux, après l’expiration de leur peine. En pareil cas, on est invité, me semble-t-il, à poser la question de Kant : demande-toi ce qu’il adviendrait de ton décret s’il était érigée en loi universelle ; mais il faut, pour tirer toutes les conséquences de cette question, traquer l’absence de rigueur éventuelle du syllogisme. Nous sommes en présence d’un conflit des valeurs, d’une guerre des Dieux, à savoir la protection de la vie des victimes possibles du sujet dangereux, de l’autre le respect du principe de la dette payée envers la société. Dès lors, la capacité d’imaginer, de s’appuyer sur d’autres références pour donner chair et corps aux principes universels, n’est pas seulement une fiction, elle peut devenir un recours et nous amener à interroger non plus seulement le droit, mais la conscience du médecin dont l’avis déterminera le sort du sujet dangereux.
Il ne s’agit pas ici de dissoudre l’abstraction du droit dans le concret de l’émotion poétique ou romanesque. Ce serait sacrifier le général au particulier. Ce serait foncer tête baissée dans les séductions des œuvres littéraires, souvent très fortes, françaises ou étrangères, occidentales ou orientales, qui puisent leur inspiration dans les valeurs du genre, de l’ethnicité ou de la religion et qui tendent parfois, grâce notamment aux attraits de l’exotisme, je pense à la merveilleuse littérature créole, à incliner le lecteur, sans nécessairement le rechercher, en faveur du multiculturalisme, de ce que Raymond Boudon appelle le mauvais relativisme, ou de cette forme d’inégalitarisme à rebours qu’on appelle la discrimination positive. Ces œuvres sont à admirer dans leur ordre. Il s’agit au contraire de penser l’universel en dialoguant avec la littérature, comme un juge ou un avocat dialogue en silence avec son audience, ou comme les pouvoirs publics dialoguent, du moins en principe, avec la société civile, précisément en sachant que la littérature est, intrinsèquement, cet interlocuteur qui obéit à un autre système de normes. Et en sachant aussi que la capacité de distinguer entre les ordres, en particulier entre le politique et le culturel, ou entre le public et le privé, est précisément le début de la sagesse juridique, comme c’est la condition de la sagesse politique.
La littérature, espace de la liberté
La littérature est, par essence l’espace de la liberté, même quand elle s’égare sur les routes de la servitude, comme ce fut le cas des romans d’Aragon, ou de Sartre ; même quand elle peut être soupçonnée de détester le droit, comme le fait, à mon sens à tort Posner à propos de l’Immoraliste de Gide ou de l’Etranger de Camus. L’autonomie de la littérature, et plus particulièrement du roman, comme nous l’a montré, entre autres, Kundera, a pour vocation de rappeler cette vérité élémentaire, que le réalisme socialiste et les régimes fascistes se sont évertués à étouffer, en partant vaincus d’avance, voyez Boulgakov, en ce sens que le fait littéraire résiste à leur entreprise totalitaire en raison de son existence même. L’écrivain, même quand il s’engage en tant que citoyen a pour premier devoir de veiller à cette autonomie, et je pense toujours, quand je note cette observation, au cri de désespoir de Maurice Barrès, qui, enfermé dans son rôle de romancier national, contre lequel tout son talent proteste, note en 1909 dans ses carnets, alors qu’il écrivait Colette Baudoche : « vais-je devoir passer tout mon été avec cette petite bonne ? » Voilà pour l’écrivain.
Pour le juriste, la principale leçon que lui administre le commerce des grandes œuvres littéraires est la nécessité de séparer les ordres, de maintenir la règle de la laïcité contre les tentations de la censure induites par la surenchère des demandes sociales, et Dieu sait si elles sont nombreuses aujourd’hui, de s’interdire toutes les formes d’intrusion dans la sphère privée, et a fortiori de l’intime, comme on l’a vu dans l’affaire des tests ADN, de distinguer entre la sanction, qui laisse l’individu assumer la responsabilité de ses choix de conduite ou de vie, et la prévention, qui ne doit intervenir, disait John Stuart Mill, que lorsque l’usage d’une liberté cause à autrui une nuisance véritable, et non un simple déplaisir.
On me dira, la littérature ne dit pas tout cela. Si. Elle nous parle même au présent. Relisez la Bérénice de Racine pour saisir la difficulté, mais aussi la nécessité de séparer le devoir d’Etat et les passions privées. Relisez le Neveu de Rameau de Diderot comme la démonstration joyeuse d’une conception de l’homme qui, depuis la Renaissance, le pense comme pluriel, relisez aussi ce chef d’œuvre comme une mise en garde prophétique contre les procès d’intention étayés sur le nominalisme et l’amalgame, ces techniques totalitaires qui consistent à vous prendre au mot, à vous mettre en demeure ami, sinon vous êtes ennemi, et qui ont été mises en évidence par un romancier, Kundera dans La plaisanterie, avec une puissance inégalée, et en même temps le même humour que Diderot et autant de grâce. Relisez Adolphe de Benjamin Constant à la lumière de sa philosophie de la liberté selon les anciens et selon les modernes, et vous comprendrez que la jouissance paisible de l’indépendance privée n’est pas paisible, qu’elle doit être une conquête de chaque instant, non seulement contre l’emprise du jugement d’autrui mais contre l’infantilisme du narcissisme et l’esclavage de l’émotion. Relisez la Chartreuse de Parme de Stendhal, et vous saurez que le moment de bonheur existe seulement pour ceux qui savent le saisir, et qui ne l’attendent pas de l’organisation sociale, de la même façon que le Prince selon Machiavel est celui qui saisit l’occasion. Relisez les Misérables de Victor Hugo comme un terrible acte d’accusation contre la pénalisation de la société et comme un plaidoyer pour ce principe de confiance aujourd’hui bafoué, qui est la prescription. Plus près de nous, relisez les romans de Gide comme une mise en garde contre l’illusion de la justice parfaite et comme le rappel de la frontière qui doit séparer nos engagement politiques de l’économie de nos plaisirs, dans lesquels la société n’a pas à intervenir, serait-ce pour faire droit à un désir de mariage ou d’enfant. Relisez dans le Procès de Kafka la démonstration par l’absurde que le droit se reproduit sans fin par autopoièse, enfle et s’autodétruit comme le catoblépas quand il n’a plus, pour se donner un sens, d’autre référence que lui-même. Relisez dans l’Homme révolté de Camus les chapitres lumineux où celui-ci renvoie dos à dos le nihilisme juridique de Sade et l’angélisme de Saint-Just. Ouvrez les prisons, dit Sade, ou prouvez votre vertu. Prouvez votre vertu, répond Saint-Just, ou entrez dans les prisons. Dans les deux cas, la confusion de la morale et du droit nie la liberté en inversant la charge de la preuve au détriment de l’individu, contraint à toute réquisition de démontrer son innocence, et commué, sous le regard de ses semblables, en éternel suspect. Relisez dans le Billy Budd de Melville, histoire d’un marin, une brute innocente qui bégaie quand il ne trouve pas les mots pour s’exprimer, et qui tue sous le coup de l’indignation son quartier maître. Le sentiment d’injustice profonde éprouvé par le commandant du vaisseau, contraint par le droit de la mer de le condamner à être pendu constitue un plaidoyer, non seulement contre la peine de mort, mais aussi pour l’amnistie. Relisez enfin dans Courteline, Anouilh ou Marcel Aymé que le droit fondamental de la défense est, sinon de mentir, en tout cas de ne jamais être contraint de dire la vérité.
Je ne prétends certes pas idéaliser les rapports entre littérature et droit. Peut-être Philippe Malaurie n’a-t-il pas tout à fait tort quand il proteste, dans une conférence prononcée à Londres en juin 2006, qu’il n’a « aucune thèse à proposer sur les relations du droit et de la littérature. Uniquement le libre plaisir de lire, un plaisir plein de fantaisie, comme la littérature et non comme le droit, qui n’en a guère ». Il va de soi que la littérature convainc autant par la séduction que par les idées. Il va de soi qu’elle peut être, à l’occasion, mauvaise conseillère, incliner au scepticisme à l’égard des lois et de la Justice, comme Les animaux malades de la peste ou L’huître et les plaideurs de La Fontaine. Elle peut inciter au crime, comme le personnage de Lafcadio, embrumé par une doctrine de l’acte gratuit dans Les caves du Vatican de Gide ou au terrorisme comme les Démons de Dostoievski. Mais ce sont là les effets pervers d’un bienfait fondamental, qui est la démonstration qu’administre la littérature, par son existence même, d’un espace extérieur au droit, de normes étrangères au droit. Je ne dirai pas que la littérature soit de façon systématique critique du droit, mais elle lui assigne des limites, elle contient ses abus. Tous les exemples que j’ai donnés montrent qu’elle le retient sur la pente qui l’incline à vouloir occuper tout l’espace des relations sociales, au détriment de la construction d’autres codes, qui sont ceux non seulement du contrat écrit, mais des codes non écrit de la culture, des associations civiles, des rapports de civilité. La littérature était insupportable au jdanovisme, parce qu’elle est, par nature, anti-totalitaire.
Présomption d’innocence, prescription, amnistie, charge de la preuve : avec ces notions juridiques dont la littérature me semble assurer spontanément la garde, ce sont des fondements anthropologiques de nos sociétés qui sont en cause. Or, sur tous ces sujets, nous constatons que c’est de plus en plus l’opinion qui tranche. S’agissant de la prescription par exemple, l’opinion n’accepte pas qu’un criminel, et même qu’un délinquant puisse échapper à l’action publique au bout de dix ans s’il s’agit d’un crime, et, en cas de délit, de trois ans. Comme au temps du Marchand de Venise, la Justice se voit de plus en plus souvent sollicitée, de devenir le bras armé de la vengeance, par le truchement des médias, par la pression des associations qui se portent parties civiles, alors qu’elle n’ont pas directement subi de dommage. Le droit en effet, entraîné par sa propre logique, sa propre autopoièse, ne sait plus guère contenir la propension des médias et des associations de plaignants à désigner du doigt des boucs émissaires. Enfin, toute organisation humaine a besoin des respirations de la prescription et de l’amnistie pour que le droit soit supportable. Sur tous ces plans, le droit subit, à mon sens, une assez redoutable régression.
Cela dit, la prolifération des règles de droit est de mieux en mieux reconnue, me semble-t-il, comme un des cancers qui rongent les sociétés développées. Et je voudrais clore mon propos sur la mise en garde adressée à l’Occident par Soljenitsyne à Harvard, au tout début de son exil américain, dans un discours qui a été reçu comme une insulte par un public qui a vu de la virulence et de l’ingratitude là où se trouvait d’abord de la hauteur : « Moi qui ai passé toute ma vie sous le communisme, disait Soljenitsyne, j’affirme qu’une société où il n’existe pas de balance juridique impartiale est une chose horrible. Mais une société qui ne possède en tout et pour tout qu’une balance juridique n’est pas, elle non plus, vraiment digne de l’homme. (…) Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme ». Soljenitsyne, il est vrai, parlait en croyant. C’était évidemment le point faible de son discours. Mais l’écrivain en lui touchait à une vérité profonde, en faisant observer à quel point la juridicisation des rapports sociaux est stérilisante pour une société. A quel point elle laisse peu de place pour la littérature. Le temps n’est pas si lointain où l’intellectuel était d’abord un écrivain, et où on pouvait prendre le pouls d’une époque, de ses idées, de ses passions, de ses mentalités, à travers sa littérature. Je voudrais pouvoir l’espérer, mais je ne suis pas très sûr que ce soit encore possible aujourd’hui. D’un côté, l’Etat providence, arrivé à essoufflement, a de moins en moins les moyens de prévenir et de couvrir le besoin croissant de sécurité manifesté par des citoyens de plus en plus infantilisés. De l’autre, les citoyens, en position de demandeurs, ne trouvent plus en eux-mêmes la capacité d’affronter les conflits. « L’autolimitation consentie, ajoutait Soljenitsyne, est une chose qu’on ne voit presque jamais ». La liberté s’apprend, s’exerce dans le conflit. Et plutôt que de porter plainte et d’intenter des procès, je ne connais pas de meilleure pédagogie du conflit que l’empoignade avec Thucydide, Tacite, Dante ou Shakespeare.