Séance du lundi 11 février 2008
par M. Pierre Manent,
Directeur d’études à l’EHESS
Cette communication ne comportera pas de surprise. Son développement est tout entier contenu dans son titre. Je voudrais en effet essayer de présenter de la manière la plus synthétique possible le processus qui nous a fait passer d’un régime dans lequel le juge est subordonné au souverain politique à un dispositif dans lequel le juge attire de plus en plus à lui la souveraineté.
Ce serait peut-être une façon d’entrer dans le sujet que de dire qu’une des tâches constitutives de la politique, c’est de maîtriser le jeu entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intérieur du corps politique et l’extérieur, qui n’est pas seulement constitué par les autres corps politiques, mais aussi par ce qui est pour ainsi dire entre les corps politiques et qu’aucun d’eux ne maîtrise. Ce peut être une civilisation commune, ou une religion universelle, ou encore une activité transpolitique comme le commerce et en général les échanges. La difficulté de cette tâche n’est pas la même dans tous les contextes ou dans toutes les périodes. Il me semble que la Grèce classique présente le cas d’un équilibre singulier, dans la mesure où l’autarcie farouche des cités n’entrait pas en contradiction avec le sentiment d’une communauté, et d’ailleurs, d’une supériorité, de civilisation. Les cités grecques et « les Grecs », cela allait ensemble, jusqu’à ce que « les Grecs », sous la forme de l’empire d’Alexandre, absorbassent les cités.
L’autarcie, et le désir d’autarcie, l’indépendance et le désir d’indépendance, appartiennent à la condition politique, c’est-à-dire à la condition humaine, mais jamais sans doute dans la suite de l’histoire européenne ils ne furent aussi déterminants qu’ils l’avaient été pour la cité grecque. Lorsque l’ordre européen a pris la forme que je n’oserai pas dire définitive, mais en tout cas classique, c’est une autre notion qui en a constitué le principe, à savoir la notion de souveraineté. L’autarcie et la souveraineté sont deux notions connexes, mais distinctes, même si elles sont aujourd’hui souvent confondues par leurs critiques.
L’autarcie n’était pas seulement une notion économique. En elle s’exprimait le désir que tous les biens dont l’homme à besoin pour mener une vie humaine soient présents et disponibles dans les limites étroites de la cité – et il fallait qu’ils soient présents et disponibles si l’on voulait avoir avec eux cette familiarité, cette compétence née de la familiarité, sans laquelle ils ne pouvaient être vraiment des biens. On pourrait dire aussi, d’une manière qui introduira notre problème, que, dans la cité autarcique, la loi de la cité est tendanciellement la loi de toutes les actions humaines. On voit immédiatement que la notion de souveraineté est plus étroite, et pour ainsi dire plus aiguë. Loin d’être la loi exclusive de toutes les actions humaines, elle suppose au contraire que les sociétaires agissent déjà selon des lois d’origine et de portée diverses, la loi du souverain étant une loi de rang supérieur mais qui n’abroge pas nécessairement les lois inférieures que, au contraire, elle confirme souvent, explicitement ou implicitement. Je comparerai la loi du souverain à la carte d’atout dans un jeu de cartes. Le souverain peut toujours « couper », comme on dit à la belote.
Dans l’histoire européenne, la souveraineté a eu affaire principalement aux lois ou coutumes féodales, et aux lois ou règles religieuses. Tant qu’elle fut royale, elle garda attache aux lois au-dessus desquelles elle s’élevait, le roi restant le Très-Chrétien et le premier gentilhomme du royaume. Devenue républicaine, elle rompit décisivement avec l’ordre féodal et l’ordre religieux, mais la loi républicaine, mais la volonté générale, ne revint pas à la loi tout-embrassante de la cité autarcique. C’est que la souveraineté s’était tellement élevée au-dessus de la vie des sociétaires qu’elle ne pouvait prétendre les commander ordinairement. En s’élevant au-dessus de toutes les autres lois, la souveraineté ouvrait l’espace immense de la liberté des Modernes. Elle faisait advenir une possibilité inédite, gouverner les hommes en les laissant libres. Ainsi s’est défini et construit le régime libéral, la république libérale que nous connaissons.
Je suis bien conscient d’avoir fortement stylisé l’histoire désordonnée, violente et compliquée qui nous a fait ce que nous sommes, mais je n’avais besoin que d’une épure pour mon propos, et je crois que celle-ci n’est pas inexacte. C’est la nature de la loi libérale qui m’intéresse. Elle n’entend pas commander à proprement parler ; il s’agit au contraire de laisser libre, ou de rendre libre. Qu’est-ce à dire ? Le souverain – soit l’Etat et le gouvernement – n’entend pas régler l’action – donner à l’action sa règle substantielle – mais instituer les conditions de l’action. Par exemple, la république libérale n’a jamais entendu produire l’égalité par la loi, elle a voulu faire advenir l’égalité des chances. Cet exemple fait immédiatement apparaître l’indétermination troublante qui est propre à la loi libérale. Personne n’est capable de donner un sens déterminé à cette notion d’égalité des chances, en tout cas un sens assez déterminé pour qu’elle puisse fournir la règle de l’action. Donc, la loi libérale indéterminée suscite nécessairement le désir illibéral de mettre un terme à cette indétermination. La notion d’égalité des chances ne pouvant recevoir de contenu réel ou opérationnel, elle encourage le désir qu’elle ne peut ni ne veut satisfaire, celui d’instaurer enfin une égalité réelle, une égalité de résultats. Et c’est pour cela bien sûr que tout le monde a le bac !
Mais revenons à l’histoire politique. Sous le large chapeau de la souveraineté royale, puis républicaine, se sont assez bien ordonnées finalement toutes sortes de lois, règles, coutumes, associations, communautés, familles, religieuses ou profanes, formant ce que nous appelons nos nations, qui ont développé une complexité, une longévité et une fécondité en somme supérieures à celles de la cité grecque. Avec un équilibre moins aisé à trouver, moins naturel que pour la cité grecque, mais un équilibre enviable entre l’autarcie nationale et l’appartenance à un monde commun aux nations, à savoir l’Europe.
Le facteur que la souveraineté dut spécialement maîtriser, parce qu’il était à la fois unificateur et séparateur, c’est bien sûr la religion commune, le christianisme. C’est sans doute dans sa confrontation avec l’Eglise chrétienne que la souveraineté gagna cette altitude vertigineuse où s’installa l’Etat. Il fallait que le souverain fût en quelque sorte au-dessus de Dieu même s’il devait pouvoir faire la paix entre les fidèles divisés par les idées qu’ils se faisaient de Dieu. C’est ainsi que le roi d’Angleterre devint Chef de l’Eglise et que Louis XIV fut sur le point de convoquer un concile. La seule façon de l’emporter sur Dieu, si j’ose dire, ou en tout cas de rivaliser avec lui, c’était pour nos pères de produire entièrement, souverainement donc, l’ordre humain à partir d’une condition pré-humaine, d’un chaos ou d’un tohu-bohu qui n’avait encore rien d’humain. De concevoir l’homme comme un être qui n’est pas encore vraiment, comme un être qui a des droits, des droits que l’instrument politique par excellence, la machine des machines, le malleus infinitus, l’Etat enfin, allait garantir. L’indétermination souveraine de la loi libérale serait le reflet de l’indétermination des droits de l’homme. Ainsi l’homme se produira-t-il dans l’être. On dira que cette évocation est un écho trop fidèle de la philosophie de Hobbes, qui compare explicitement la construction de l’Etat souverain à la création divine, et que, si les choses ont pu être pensées ainsi, elles ne se sont pas passées ainsi. Soit, mais on manque davantage encore ce qui s’est passé si on oublie que l’Etat moderne est l’expression d’une immense démarche abstraite. L’ abstraction de la construction étatique européenne est si peu de mon invention qu’elle constitue l’argument central des critiques de l’Etat, l’argument sur lequel ils se retrouvent tous, conservateurs comme socialistes. Pour ma part, je ne la critique pas volontiers, car cette abstraction a permis à l’Etat, je l’évoquais brièvement plus haut, d’embrasser une richesse inédite de contenus sociaux, moraux, artistiques, scientifiques, religieux, richesse de contenu qui se déploie dans « l’histoire d’Angleterre », ou dans « l’histoire de France », ou dans « l’histoire d’Italie », et qui nous empêche de voir, et nous fait oublier l’architecture abstraite, politique et spirituelle, si bien dégagée en effet par Thomas Hobbes.
Finalement, la souveraineté étatique maîtrisa les effets politiques de la proposition chrétienne en faisant de celle-ci une partie, ou une facette, ou une marque, de la nation correspondante, de chaque nation européenne. Sous la souveraineté de l’Etat, la nationalisation du christianisme. Luther, Henri VIII, Bossuet. Je ne suivrai pas cette histoire, si passionnante pourtant. Je cours vers le terme, je me hâte vers la catastrophe, l’autodestruction des nations européennes dans la première moitié du siècle précédent. La nationalisation de la religion a fait des nations autant de religions séparées et finalement ennemies. Que reste-t-il, et sur quoi rebâtir, lorsque les orgueilleuses nations souveraines gisent, épuisées et prostrées, sous la souveraineté partagée de deux puissances extra-européennes ?
La nation et la souveraineté ont été discréditées. La religion commune, qui a été domestiquée par les souverainetés et appropriée par les nations, n’ose plus élever la voix. Où les citoyens des pays européens peuvent-ils chercher une promesse d’ordre et de progrès ? Il leur reste la liberté moderne qui s’est construite sous l’égide de l’Etat souverain et dans le cadre de nations rivales mais semblables. Et il leur reste bien sûr l’instance qui semble encore plus universelle que l’Eglise universelle elle-même, l’extérieur qui contient tous les intérieurs, l’humanité elle-même. Telle est la voie sur laquelle nous nous sommes engagés : la nouvelle association des peuples européens, ce sera l’association de sujets de droits, sous la protection d’une agence commune dont le territoire est destiné à s’étendre sans cesse jusqu’à se confondre avec l’humanité elle-même. Nous vivrons donc exclusivement selon le principe des droits de l’homme et sous la loi libérale. Je voudrais faire quelques remarques sur le dispositif singulier qui s’est ainsi mis en place et dont les effets sont de plus en plus sensibles.
Il s’agit d’un dispositif qui, en un sens, comme d’ailleurs ses partisans le soulignent volontiers, donne un rôle directeur au droit, mais c’est un droit qui est devenu très différent de que l’on a appelé ainsi pendant les siècles de l’Etat souverain. Ce n’est pas un droit qui organise un corps politique réel, défini, circonscrit, c’est un droit qui organise tout corps possible. Mais le mot « corps » ne convient plus alors. Car il n’y a plus de « corps », il n’y a plus d’intérieur. Il y a une règle de droit, toujours applicable. Il y a un droit indéfini, une réitération indéfiniment possible de la règle. Il y a un droit qui se définit par sa généralisation. Le cadre d’application du droit s’indéfinissant, s’illimitant, si je puis dire, le droit n’a plus d’appui que sur le juge, ou plutôt, faut-il dire, car le droit ne s’appuie plus sur rien, sur aucune communauté réelle, le droit est suspendu au seul juge. Un principe d’appel fait que le jugement final appartient au juge jugeant au nom de la communauté la plus étendue, qui n’est plus une communauté puisque c’est l’humanité elle-même. Dans ce dispositif, l’intérieur est toujours à la merci de l’extérieur, qui seul règne. C’est toujours du dehors que vient la légitimité supérieure. Ce dispositif produit, non par accident, mais par principe, l’humiliation permanente de ceux qui sont dedans, de ceux qui forment une communauté réellement existante. Humiliation au nom d’un droit infiniment élevé au-dessus de toute communauté réelle.
Cette humiliation rappelle celle qui était infligée jadis aux corps politiques profanes par la papauté lorsqu’elle excommuniait les rois ou jetait l’interdit sur une cité. Mais la religion de nos nouvelles cours ecclésiastiques n’est pas le christianisme, c’est la religion de l’humanité. Je ne parle pas seulement des tribunaux internationaux qui, par leur loi de construction, sont détachés de tout corps politique réel et entendent ou prétendent rendre la justice au nom de l’humanité même alors que celle-ci n’a pas d’existence politique. Je parle des tribunaux ordinaires de nos nations dont les considérants relèvent d’une philosophie des droits de l’homme de plus en plus détachée des associations politiques réelles, et en vérité, de plus en plus hostile à elles. Nous vivons dans nos familles, nos paroisses, nos nations, tandis que nos juges vivent ou prétendent vivre immédiatement dans cet élément supérieur et tout-englobant qui n’est autre que l’humanité même.
Je ne donnerai qu’un exemple. Il y a quelque temps, un député français, un représentant de la nation donc, a été condamné à une assez lourde amende par un tribunal français. Quel était son crime ? Je ne saurais citer exactement les mots qu’il avait employés, mais enfin, il avait dit quelque chose comme ceci : l’hétérosexualité est préférable à l’homosexualité. Cela dit sous une forme grammaticalement un peu lourde, si je me souviens bien, mais sans rien de violent ni d’insultant. L’affirmation de ce député est-elle vraie, est-elle fausse ? Nous ne répondrons certainement pas à la question aujourd’hui. Etait-elle judicieuse, prudente ? On peut assurément en discuter. Ce genre d’affirmation est-il à encourager ? Pour ma part, je ne le crois pas. Mais le point est que ce député par ailleurs honorablement connu est puni par la loi – je n’ose dire la loi de l’Etat neutre, ou de l’Etat laïque, puisque le juge condamne désormais immédiatement au nom d’une doctrine inédite des droits de l’homme – il est puni par la loi pour avoir dit ce que sa religion lui fait une obligation de penser, sinon de dire. Il est puni par la loi, au nom des droits de l’homme, pour avoir dit ce que la plupart des Européens, dans leurs traditions autrement divergentes, ont le plus souvent pensé, et pensent encore le plus souvent, à tort ou à raison. J’ajoute que cet abus de pouvoir, cet acte de tyrannie judiciaire, n’a suscité aucune protestation, que je sache, de la part de l’Eglise dont ce député est membre. Il a d’ailleurs suscité en général fort peu de réactions. On le comprend. Il y a de quoi être intimidé. Chacun de nous sait bien que plus de trois fois par jour, il pense, mais il ne courra pas le risque de dire, des choses qui tombent sous le coup de la loi – en tout cas de la loi nouvelle telle qu’elle est interprétée par les nouveaux tribunaux ecclésiastiques. Il s’éloigne de nous à tire-d’aile, l’heureux temps où les opinions étaient libres et où seules les actions étaient jugées. Et il est revenu, le temps de l’inquisition des pensées, cette fois au nom des droits de l’homme.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment cela s’est-il fait ? Nous savons depuis longtemps bien sûr que les principes les meilleurs, quand on les applique en ne considérant que leur logique intrinsèque, conduisent à des conséquences liberticides. C’est pour tous les principes, religieux, philosophiques, politiques ou moraux, que vaut l’avertissement de Montesquieu : « Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. » Mais il faut voir de plus près comment ce principe, le principe le plus libéral, a conduit à l’imposition en Europe d’une discipline de parole de plus en plus pesante.
La première cause tient à la situation du pouvoir judiciaire dans nos régimes. Il a traditionnellement la faveur des bons esprits et des tempéraments prudents, qui se méfient davantage du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif. Nous croyons aisément que le pouvoir des juges est le moins à craindre. Et puis disons-le. Nous tendons à considérer les corps judiciaires comme des institutions modératrices, comme des institutions en somme aristocratiques dont le pouvoir modère heureusement les excès toujours possibles des passions démocratiques. D’où notre désarroi quand nous observons – mais nous résistons longtemps devant cette constatation – quand nous observons que le pouvoir judiciaire tend à devenir l’organe des passions démocratiques les plus débondées. Là encore le président à mortier du Parlement de Bordeaux nous met en garde lorsqu’il parle du « pouvoir de juger, si terrible parmi les hommes ».
La seconde cause que je mentionnerai tient au destin de la souveraineté en Europe. Supposons que les ennemis de la souveraineté nationale aient entièrement raison lorsqu’ils affirment que l’âge des souverainetés nationales est définitivement passé, que c’est le monde désormais qui constitue le cadre de référence pertinent pour l’organisation de la vie commune. Est-ce que la souveraineté est liée à la nation ? Après tout, la jonction entre l’idée moderne de souveraineté de l’Etat – construite, je l’ai rappelé rapidement, pour faire face au problème théologico-politique du monde chrétien – et la réalité de la nation n’a rien de nécessaire. Elles ne sont pas inséparables. L’abandon de la souveraineté nationale – supposons-le donc accompli – ne signifie pas la fin de la souveraineté. Je l’ai dit, la souveraineté décide de la règle supérieure, de la règle des règles. Eh bien, que voyons-nous ? Avons-nous échappé à la règle des règles ? Ce serait une grande nouvelle. Mais, nous dit-on, il y a règle et règle. La loi du souverain était despotique, en tout cas, elle tombait verticalement, tandis que la nouvelle règle est libérale, pour ainsi dire horizontale, elle se borne à fixer les conditions générales de l’action, les conditions de la liberté. Soit, mais c’était déjà le cas de la règle étatique, qui établit l’égalité des droits civils, puis politiques. Que faisait-elle d’autre que fixer les conditions générales de l’action, les conditions de la liberté ? La différence entre l’ordre antérieur et l’ordre présent n’est pas entre un ordre fondé sur la souveraineté et un ordre qui se passe de la souveraineté. Elle est entre une souveraineté territoriale, attachée à un corps politique particulier, réel, concret, et une souveraineté sans territoire, détachée de tout corps politique concret. Entre une règle générale nécessairement modifiée pour être adaptée à ce corps politique et une règle générale qui doit l’être toujours davantage, qui trouve sa vérité non pas dans le repos de sa concrétisation politique – dans le code civil de la nation – mais dans le mouvement d’une généralisation et d’une abstraction toujours accrues. Les peuples européens se plaignent de plus en plus de l’imposition des règles dites européennes, mais elles n’ont rien d’européen : elles sont seulement formelles, ou générales, et viennent, pour chaque peuple et pour tous les peuples, de dehors. Ce qui est certain, c’est que leur souveraineté est encore tempérée par ce qui reste malgré tout des vieilles souverainetés nationales, et surtout des mœurs nationales. Quelques bistrots dans nos campagnes résistent encore vaillamment aux assauts de la Règle qui ne veut pas d’exceptions. Pour combien de temps ? Où en serons-nous quand il n’y aura plus que la règle souveraine ?
Ce qui, je crois, induit beaucoup de bons esprits en erreur, c’est qu’ils voient le contraste entre l’imposition de la règle nationale qui fut souvent lourde, contraignante, brutale, et l’imposition de la règle dite européenne qui semble sensiblement plus légère. Qui oserait comparer Jacques Delors ou Monsieur Barroso au Cardinal de Richelieu ? Le plus irrespectueux d’entre nous sait qu’il ne risque pas le billot. Oui, mais nous tenons ensemble encore principalement par cette coalescence de groupes, mœurs et principes qui a été opérée par les souverainetés nationales, ou dans le cadre de ces souverainetés. Ce qui limite la souveraineté à un territoire est aussi ce qui limite la souveraineté sur ce territoire, car, pour devenir effective, elle doit pour ainsi dire entrer en composition avec le corps qu’elle dirige. Une souveraineté sans territoire, ou dont le territoire est illimité, devient naturellement une souveraineté illimitée. Qui gouverne un peuple, au moins sous nos climats, a des ménagements à garder. Qui gouverne au nom des principes se ferait scrupule de garder des ménagements, car comment les bons principes pourraient-ils jamais être trop appliqués ?
La place naturelle des juges, si vous me pardonnez cette expression, est une place d’honneur, mais ce n’est pas néanmoins la première dans un corps politique bien constitué. Ce n’était pas la première dans le royaume de France ; ce ne devrait pas être la première dans la République française. Les juges sont naturellement subordonnés au souverain politique parce que lui seul est responsable pour le tout et devant le tout. Ils ont renoncé aujourd’hui à rendre la justice au nom du peuple français, puisque la loi du pays est désormais subordonnée à des principes supérieurs et à des tribunaux extérieurs. Ils entendent parler au nom de l’humanité, mais c’est une humanité constituée d’individus qui ont des droits, c’est-à-dire une humanité inconstituée, une humanité qui ne s’est pas encore constituée en familles, cités, nations et Eglises. Ils parlent au nom de l’humanité avant qu’elle se soit civilisée, ou, comme dirait Vico, avant qu’il y eût des mariages.
On le sait bien, dans le jeu d’action et de réaction qui rythme la vie politique et morale, le balancier va toujours trop loin. Il y avait des raisons de brider ou de tempérer les souverainetés nationales. Qui a envie de « la France seule » ? Mais, pour terminer par où j’ai commencé, il est difficile de gouverner le jeu de l’intérieur et de l’extérieur, et certainement, nous sommes allés trop loin dans la dernière période en accordant toute la légitimité à l’extérieur. Ou aurions-nous peur de nous-mêmes ? Peur de ce que nous pourrions faire si nous n’étions pas sous tutelle ? J’attendrai un peu, comme disait à peu près Tocqueville, j’attendrai un peu avant de me résigner à cette conclusion.