Séance du lundi 26 mai 2008
par Mme. Isabelle Falque-Pierrotin,
Conseiller d’État
Internet et le droit ont noué dès l’origine des relations conflictuelles et contradictoires.
On a dit vers 1996, au moment où l’internet commençait à se développer et entrait dans le débat public, « internet, c’est la mort du droit » et tous les analystes ont décliné l’antienne que internet était une zone de non-droit, la revanche de la liberté sur la contrainte.
Dans le même temps, deux ordonnances d’un juge de référé indiquaient, sans grande émotion, que le droit d’auteur avait vocation à s’appliquer à l’internet. Après tout ce vieux droit avait sans désemparer avalé un poste de TSF et un cinématographe ; il pouvait sans peine digérer un ordinateur et sa câblerie.
L’Institut, en 2001, dans un rapport présidé par M. de Broglie confirmait cela en usant dans un titre la formule amusée « La législation actuelle s’applique, non sans difficulté ».
Aujourd’hui, nous serions plutôt dans le registre de « l’internet échappe à tout contrôle », formule modernisée du vide. L’internet accompagne alors une forme de désenchantement face à un monde internationalisé et menaçant.
Entre Nuit et brouillards, Il nous faut nous déterminer et pour cela, mieux comprendre ce qu’est internet. Internet, n’est pas seulement une technologie, permettant à des ordinateurs du monde entier de dialoguer. Ce n’est pas non plus un simple média nouveau, plus sophistiqué que notre vieille TV. Ce n’est pas enfin un gadget générationnel.
Nous assistons en réalité, grâce au numérique et au protocole IP, à la mise en place d’un espace nouveau de sociabilités humaines, mondial, accessible par l’ordinateur, la TV ou le mobile, dans lequel les individus ou les entreprises peuvent quasiment tout faire : se rencontrer, travailler, commercer, se divertir … plus d’un milliard d’individus connectés aujourd’hui, pour 100 millions il y a dix ans ; le monde numérique s’est installé comme un souffle.
Ce monde n’est pas une duplication de notre monde réel, son volet numérique : si les acteurs sont les mêmes, il se crée des usages et des comportements nouveaux. Certains parlent même de « civilisation numérique ». Il n’est dès lors pas étonnant que la question du droit se pose de manière inédite dans cet univers, sans que la formule utilisée en 1998 dans le rapport du Conseil d’État « ce qui est illégal hors ligne l’est en ligne », ne résume entièrement la situation.
Nous allons voir qu’internet bouleverse notre approche du droit : il conduit à un nouveau mode de production normative et nous impose de revoir nos méthodes de régulation ; il met en question également nos concepts juridiques fondamentaux, de la propriété à la liberté.
A travers le prisme du droit, c’est finalement à un réexamen des bases de nos sociétés contemporaines auquel nous convie internet.
La situation initiale
Dans le monde réel, la situation était relativement simple : l’État était maître du droit et la règlementation étatique nationale (gouvernementale ou parlementaire) s’imposait largement. Il y avait bien les entreprises qui brisaient un peu ce schéma en établissant au plan national ou international, des règles communes (Lex mercatoria) mais celles-ci étaient cantonnées à des domaines très spécialisés. Il y avait bien des enjeux de coopération internationale entre États (justice, terrorisme, finances…). Mais, de façon générale, le monde réel était normé par un droit d’origine étatique et national. Internet change cette donne et substitue ce type d’encadrement des usages une normativité de nature plus complexe, négociée entre les acteurs publics et privés.
Il faut constater, en premier lieu, que la réglementation d’origine étatique trouve ses limites dans l’univers numérique.
Il ne s’agit souvent pas tant des principes de la loi qui restent valides que de son applicabilité effective dans un univers international, très volatile et décentralisé, dans lequel des contenus illégaux peuvent se propager d’internaute à internaute de façon quasi virale.
On comprend aisément les difficultés liées à la dimension internationale du réseau et on se souvient de l’affaire Yahoo, au début des années 2000, qui a constitué une sorte de feuilleton judiciaire entre la France et les USA. Une décision prise par la France a mis plusieurs années pour recevoir une exequatur aux USA avec en arrière fond des décisions contradictoires rendues par les juridictions des deux pays.
Mais les difficultés d’application du droit que suscite internet et les réseaux numériques sont souvent moins spectaculaires que ces questions de droit international privé mais beaucoup plus délicates.
Le sujet des droits d’auteur est un bon exemple.
Les quatre années écoulées ont été marquées par la crise de la filière musicale, mise en danger, a t-il été dit, par internet et le téléchargement.
Les ayant-droits ont multiplié les campagnes de communication alarmistes, mobilisé les politiques, saisis (moins qu’à l’étranger) les autorités judiciaires et pourtant, malgré tous ces efforts, les internautes n’ont que peu modifié leurs pratiques de téléchargements et la musique « illégale » a continué de chanter.
Le « peer to peer », qui est la technologie majeure utilisé pour le téléchargement d’œuvres contrefaites, est en effet une innovation diabolique en matière juridique : les internautes échangent en direct des contenus grâce à un logiciel commun sans qu’un serveur unique de distribution puisse être identifié et sans que la musique téléchargée ne provienne d’une seule et même source.
Ce dispositif offre évidemment une faible prise au droit et, jusqu’à présent, aucune mesure répressive n’a été efficace pour endiguer le phénomène.
Peut être dira-t-on que les sanctions prévues n’ont jamais connues le degré de coercition et la masse critique nécessaire au renversement d’une tendance mais il reste qu’une part de la population ne craint pas les foudres judiciaires et considère que son installation dans un comportement durablement délictuel est possible et sans conséquence. On voit ici que l’on touche à l’autorité même de la règle de droit.
Le président de l’Union Syndicale des Magistrats (USM) déclarait en 2005 à Libération « Quand une pratique infractionnelle devient généralisée pour toute une génération, c’est la preuve que l’application d’un texte à un domaine particulier est inepte. »
Cette situation fait écho à la déclaration d’indépendance du cybermonde de 1996 de John Perry Barlow :
« Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l’avez pas demandé et nous ne vous l’avons pas donné. Vous n’avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace n’est pas borné par vos frontières. Ne croyez pas que vous puissiez le construire, comme s’il s’agissait d’un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un acte de la nature et il se développe grâce à nos actions collectives. […] La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent s’accordent à reconnaître de façon générale est la Règle d’Or (nda la netiquette) Nous espérons que nous serons capables d’élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer. »
Tout est dit ! et notamment le fait que la norme n’existe que par son acceptation ce qui n’est pas le cas de la règlementation d’origine étatique qui est construite comme une norme objective et les individus ont la capacité réelle de contester une règles qu’ils n’acceptent pas. Le changement est majeur et on mesure l’instabilité de la norme qui peut en résulter dès lors que c’est le degré d’acceptabilité de celle-ci qui conditionne son effectivité.
En outre, les habitants du monde numérique revendiquent « des solutions particulière », une action collective spécifique, c’est-à-dire une place dans la production de normes.
En effet, s’ils peuvent utiliser les réseaux pour contester et/ou ignorer un régime juridique, les acteurs privés ont aussi une contribution plus positive à la normativité du monde numérique.
Ils peuvent être eux-mêmes créateurs de normes efficaces et légitimes.
Cette situation n’est pas nouvelle : le monde des chercheurs et des universitaires a très tôt développé un corpus de règles, la netetiquette, pour régir ses échanges et, quoique non écrites, ces règles sont une référence incontestable pour beaucoup d’usages.
Les entreprises, également, ont traditionnellement mis au point des codes de conduite ou de déontologie, pour préciser leurs obligations légales ou s’y substituer si nécessaire. Le secteur de la vente à distance, du marketing direct en sont de bons exemples. Dans les années récentes, ces règles professionnelles ont été revues pour les adapter aux spécificités du monde numérique et ces pratiques, rassemblées sous le terme d’autorégulation, sont particulièrement efficaces car elles complètent les règles générales de droit par une granularité plus fine et ajustable.
Mais avec la démocratisation d’internet, et notamment le développement du web participatif, cette dimension de règles autoproduites par une communauté d’utilisateurs se renforce.
D’une part, ces communautés s’internationalisent et mettent en cause la capacité d’un État à assurer à ses ressortissants la protection à laquelle ils ont droit sur leur territoire national. On peut citer à cet égard le cas des plateformes communautaires qui en moins de 5 ans, se sont crées et regroupent aujourd’hui des millions d’internautes dans le monde.
Dans le cas de Myspace, société américaine née en aout 2003 en Californie, par exemple, qui compte aujourd’hui plus de 230 millions de membres, il est ainsi demandé aux internautes mineurs qui veulent créer leurs profils, outre leur âge et leur sexe, leurs préférences sexuelles. Ce type d’information n’est évidemment pas acceptable au regard de la législation française mais la dimension internationale du réseau rend cette question un peu théorique. Il y a à ce jour plus de 3,2 millions de français membres de Myspace !
Cet exemple illustre le fait que, par certains aspects, internet met de côté l’appartenance de l’individu à un État donné et y substitue l’appartenance à une communauté transnationale ; que l’encadrement normatif des usages qui se met en place est directement influencé par la culture juridique d’acteurs économiques majeurs, souvent anglo-saxons, différente de la nôtre, et que les internautes se coulent sans grandes réticences dans de tels environnements.
On peut analyser ceci comme un impérialisme étatique d’un nouveau type, celui de la de la norme, les entreprises étant les instruments d’un État voulant imposer à la planète ses droits domestiques.
On peut aussi penser qu’internet préfigure un rapport nouveau entre entreprises et États pour ce qui est du statut des personnes, les entreprises se positionnant comme des acteurs plus pertinents pour promouvoir des standards mondiaux. Très récemment, Google et Yahoo sont ainsi intervenus dans de nombreuses enceintes internationales pour militer en faveur de la mise en place de standards mondiaux en matière de protection de la vie privée et ont fait des propositions en ce sens. Il convient d’être cependant extrêmement vigilant sur les équilibres qui en résulteront.
Mais l’autre rupture que crée internet est que cette communautarisation des règles se fait au niveau des individus eux-mêmes et pas seulement à l’initiative de grandes sociétés internationales.
L’exemple le plus topique est probablement celui des licences libres : celles-ci ont été inventées par un professeur de droit américain afin de favoriser le partage des œuvres et la diffusion de la culture. Les promoteurs de ces créatives Commons ont alors élaboré, à partir du copyright, un modèle de contrat, lequel a été progressivement traduit dans diverses langues. Les contrats reposent tous sur une autorisation de partage et la possibilité de rediffuser la création, chaque licence étant tenue pour équivalente de ses sœurs en langue étrangère. Il s’agit d’une sorte de mécanisme de boule de neige à l’échelle mondiale.
A ce jour, à l’exception d’une affaire, aucune décision d’une cour supérieure n’est venue confirmer en France la légalité d’un tel dispositif et sa compatibilité avec le droit d’auteur.
Mais l’essentiel n’est pas là : les licences libres fonctionnent et sont couramment pratiquées pour la diffusion de créations non professionnelles par des internautes, américains, japonais ou français ; elles sont, en règle générale, respectées. Un droit international de fait a donc été produit par les individus sans que sa compatibilité avec un droit national soit même posée.
Les Conséquences
Ces quelques exemples montrent à quel point, le monde numérique entraine un bouleversement de la normativité : l’autorité de la règle de droit est ébranlée à travers une capacité d’évasion et de résistance inédite au bénéfice de l’individu ; les communautés, marchandes et non marchandes sont productives de règles souvent fort efficaces et légitimes ; la dimension internationale complique encore la donne et les États livrent bataille de façon sous-jacente.
Et tout ceci à une vitesse inouïe et avec une transformation quasi continue de la morphologie du réseau et des usages.
L’encadrement de ceux-ci qui naît sous nos yeux résulte, selon les cas, d’une combinaison, d’une concurrence ou d’une négociation entre des normes d’origine variée. Nous sommes bien loin des cadres traditionnels.
Dès lors, si l’on veut garder un objectif de régulation dans un univers de ce type, c’est-à-dire faire en sorte que des règles soient connues, comprises et respectées de tous, il faut changer d’approche et substituer au contrôle de la règlementation étatique classique une réponse plus pertinente et plus rapide. Il s’agit de construire des partenariats entre les acteurs publics et privés afin que chacun d’entre eux puisse assumer une part de la charge de régulation, puisse promouvoir une part de la régulation. Cette régulation négociée est le seul moyen de garder de la gouvernabilité dans le système.
Ce sont les raisons qui ont présidé à la création du FDI en 2001.
Il s’agissait de répondre à l’innovation que constituait internet en construisant un nouvel outil pouvant accompagner la démocratisation du monde numérique et faire en sorte que cet espace se développe dans un cadre respectueux des droits et libertés de chacun des acteurs. Le FDI est un lieu neutre au sein duquel pouvoirs publics, entreprises et société civile peuvent travailler ensemble, confronter leurs objectifs et élaborer des solutions communes. Le FDI devait permettre de gérer les interdépendances entre le public et le privé en matière de régulation des réseaux numériques.
Sept ans après sa création, au terme de plus de 26 recommandations qui ont largement inspiré les politiques publiques et celles des acteurs privés dans le domaine, la CADA vient de reconnaître à la mission du FDI un caractère de service public. A l’étranger, par ailleurs, cette démarche « multi-acteurs » fait des émules et les Nations-Unies l’ont officiellement consacré comme un élément essentiel de la gouvernance de l’internet.
La question que l’on peut se poser est celle du rôle des États dans un univers de ce type. Garderont-t-ils leur statut privilégié pour fixer les règles du jeu ou bien les partenariats qui s’imposent avec le secteur privé ou les individus en font-ils progressivement des acteurs plus banalisés.
Dans les exercices de prospective récents (rapport de la CIA en 2003) auxquels s’est livrée la puissance américaine, si les États restent au centre du dispositif et leurs stratégies le facteur clé de choix entre les scénarios de croissance, une des variables est justement leur capacité à assimiler des questions complexes de gouvernance comme l’irruption des individus et des communautés.
La réponse est sans doute dans un changement de leurs modes d’intervention : plutôt qu’une intervention directe dont on mesure les limites, la puissance publique doit de plus en plus avoir un rôle de type « environnemental » : mettre en place des lieux, des processus de travail, permettant aux acteurs de se rencontrer, de débattre de leurs objectifs et de construire du consensus et des solutions communes. Il ne s’agit donc pas pour eux de renoncer mais de changer vers un nouveau mode d’intervention qui pourrait être qualifié de « durable ».
On a beaucoup parlé de questions de méthodes.
On ne peut cependant pas penser que les spécificités du monde numérique, les rapports différents que les réseaux induisent entre acteurs publics et privés, vont être sans conséquence sur le fond de sujets.
Non content de nous imposer des innovations méthodologiques, le monde numérique nous impose aussi de repenser nos concepts ou plutôt d’en vérifier la pertinence.
La propriété intellectuelle
Les difficultés rencontrées dans les années récentes par les ayant-droits et les pouvoirs publics en matière de protection des droits d’auteur dans l’univers numérique ne doivent pas être analysées comme de simples péripéties dans l’application des règles de droit traditionnelles dans un univers nouveau.
Elles témoignent du débat profond qui s’est noué sur la légitimité de ces droits et leur périmètre nécessaire lorsqu’ils concernent les biens issus des productions de l’esprit.
Plusieurs formes de contestations ont émergé allant de la critique radicale à l’utilisation du « droit d’auteur contre le droit d’auteur » pour proposer un système jugé plus adapté au monde numérique.
La critique radicale conduit certains à considérer que la possibilité de diffusion qu’offre le P2P est un moyen d’entrer en résistance contre une industrie culturelle qui souhaite s’accaparer le produit de la créativité des auteurs et des interprètes. Bien souvent, cette position rejoint l’idée que la culture doit être accessible à tous et gratuite et que le marché est un facteur d’appauvrissement de la diversité culturelle. C’est aussi l’idée que la culture ne doit pas être contrôlée par des acteurs privés et que toute démarche d’appropriation ou de maîtrise de la circulation des biens culturels est illégitime. Souvent, dans ce discours idéologique, on retrouve une confusion entre l’information et l’œuvre. Cette identification de l’œuvre à l’information conduit à considérer que l’information étant libre, l’œuvre doit l’être aussi. La propriété intellectuelle doit donc être rejetée comme étant une spoliation de la collectivité au profit d’acteurs économiques.
Cette approche a servi de terreau à la justification de certains comportements individuels relevant de la contrefaçon. On notera l’influence des idées de Proudhon qui n’a échappé à personne si l’on veut bien en croire le titre provocateur de l’ouvrage de Denis Olivennes « La gratuité c’est le vol ».
Dans une logique différente, l’idée de « licence globale » qui a été apportée lors du débat parlementaire de la loi du 1er août 2006 sur les droits d’auteur, devait permettre à chacun de partager les créations culturelles auxquelles il avait accès en les distribuant lui-même.
L’individu, selon les membres de l’alliance « public-artistes », peut librement diffuser via les réseaux peer-to-peer des œuvres protégées en contrepartie d’une rémunération forfaitaire qu’il verse à son fournisseur d’accès.
La gratuité n’était donc pas de mise dans ce système qui souhaitait redistribuer aux créateurs la juste part d’une rémunération forfaitaire acquitté par l’internaute. Le projet n’était donc pas fondé sur une critique radicale de la propriété intellectuelle mais sur une remise en cause du caractère « exclusif » de celle-ci. Ce projet a été largement critiqué et qualifié de collectivisation de la culture. En effet, pour les opposants au système, celui-ci reposant sur l’idée d’une licence obligatoire allait conduire à une négation du droit privatif d’autoriser ou d’interdire et légalise par ailleurs des pratiques illégales, le téléchargement. Seul le droit à rémunération perdure mais au prix d’une dépossession du titulaire de droit.
Dans le passé, il a été mis en place des systèmes proches notamment en matière de radiodiffusion avec les licences légales issues de la loi de 1985 permettant la diffusion par les radiodiffuseurs des œuvres. Dans le cas du P2P, l’idée devait conduire à légitimer un comportement jusqu’à présent illégal, marquant ainsi la prééminence du public contre le droit de l’auteur ou des ayants-droit.
Une dernière forme de contestation s’organise autour de l’idée de biens communs informationnels. Ce mouvement, extrêmement actif, rejoint largement celui des licences libres. L’idée de base pour les biens communs informationnels est que les productions de l’esprit ne perdent pas leur utilité par leur consommation mais au contraire en gagnent. Fondée sur le partage et le profit mutuel qui en résulte est née l’idée d’utiliser le droit privatif pour assurer une sorte de renonciation à une fraction de la propriété tant que le disposant peut être assuré de ce que le bénéficiaire va, lui aussi, partager le fruit de ses apports. Cette sorte de domaine public décrété par les créateurs eux même doit ainsi contribuer au bien commun. L’idée d’un copyleft ou d’une « gauche d’auteur » a pu ainsi être exprimée à propos du logiciel libre. L’idée centrale du gauche d’auteur est de donner à quiconque la permission d’exécuter le programme, de le copier, de le modifier, et d’en distribuer des versions modifiées – mais pas la permission d’ajouter « des restrictions de son cru ».
Ce modèle prospère depuis une vingtaine d’année dans les milieux scientifiques mais a trouvé avec l’internet le canal de diffusion gratuit qui lui manquait. On le voit, dans cette dernière forme de contestation, la propriété se tourne dans une certaine mesure vers un abandon individuel au profit du collectif et invite l’utilisateur à la reproduction et à la remise en circulation. Le droit ne sert désormais qu’à limiter la restriction de la liberté et à interdire l’appropriation individuelle. Cette étrange anamorphose du droit invite à la réflexion.
Internet, on le voit, est donc au cœur d’un questionnement sur un concept fondamental, celui de la propriété.
La vie privée
Il y a quelques temps un colloque affichait un titre provocateur : Informatique et libertés : trop tard ? ( Agorena, avril 2008).
Elle apparaît en effet triplement menacée : d’une part par les États qui, au nom de la lutte contre le terrorisme, multiplient les contrôles et les fichiers. Le groupe des CNIL européennes a ainsi dénoncé en novembre 2006 la mise en place d’une société de surveillance et appelé à une vigilance collective sur ces sujets.
Les entreprises ne sont pas en reste puisque leur objectif est d’offrir un service de plus en plus personnalisé au client et, pour cela, de collecter un maximum de données personnelles sur celui–ci ; ces bases de données sont au cœur des modèles économiques des géants de l’internet que sont Google ou Yahoo.
La nouveauté est que l’internaute lui-même est désormais artisan d’une certaine fragilisation de sa vie privée.
En effet, depuis deux ou trois ans, l’internet devient de plus en plus un canal d’expression personnelle. Intéressés par l’espace de relations sociales nouveau que constitue internet, les individus cherchent naturellement à « concrétiser » leur présence dans ce nouvel univers pour en devenir des résidents.
A travers leurs blogs (la France est championne mondiale avec plus des millions de blogs et quinze millions de skyblogs) ou leurs appartenance à des réseaux sociaux de type Facebook , Myspace .., ils se décrivent, font état de leurs activités et passions, diffusent des photos…. Cette mise en scène personnelle les conduit parfois à indiquer en temps réel ce qu’ils font ou leur état d’esprit du moment et ceci au monde entier !
Pour certains, cela se traduit par la création d’un « soi même » numérisé alors que pour d’autres ce sont des moi plus ou moins fantasmés qui viennent peupler le réseau.
Que l’on se décrive pour exister ou que l’on s’invente une ou des personnalités n’est finalement pas essentiel. L’important paraît être le changement que cela induit pour l’individu qui de plus en plus voit se brouiller la frontière entre l’intime et le public.
Certains en concluent que la vie privée n’existe plus. D’autres que c’est à l’individu d’en définir les contours et qu’il ne peut exister une norme unique pour tous ; ce qui est sûr, c’est que l’identité numérique est donc en passe de devenir le véritable enjeu des libertés numériques.
Cette question risque d’être plus essentielle encore dans la perspective du W3.0 ou de l’internet du futur. Dans cet univers de communication généralisée entre hommes, objets et machines, lorsque l’air ambiant deviendra communiquant et où il n’y aura finalement plus besoin d’écrans tellement monde réel et virtuel seront fortement imbriqués, où se logera la vie privée ? Dans quels interstices se lovera ce qui fait l’intime de chacun ?
Conclusion
L’univers que je viens de décrire n’est pas aisément déchiffrable. Il remet en cause nos schémas spatio-temporels et questionne l’équilibre des pouvoirs et des responsabilités entre États, entreprises et individus.
Vous voyez que le droit est au cœur d’enjeux politiques, économiques et de gouvernance de nos sociétés contemporaines. J’espère vous avoir donné quelques clés de lecture et de compréhension.
Je crois pour ma part que notre génération a la chance de vivre cette transformation fondamentale du numérique car, si on peut en redouter certains effets, elle lui offre une opportunité unique de redéfinir ses mode de fonctionnement et, plus largement, les bases de notre humanité. Je vous remercie.