Séance du lundi 2 juin 2008
par Laurence Depambour-Tarride,
professeur à l’université Paris V
L’enseignement du droit se heurte de nos jours à des difficultés dont certaines sont nouvelles. En premier lieu, la notion de droit ne se laisse pas facilement appréhender. Le juriste, pourtant exercé à la définition, a bien du mal à cerner le terme « droit » dont il use chaque jour. Le mot, il est vrai, a plusieurs sens en français mais que la mise en œuvre de la simple logique échoue à rendre compte de la notion dans tous ses aspects étonne. Sans doute est-ce, en partie, parce que cette discipline est essentiellement évolution.
Le Doyen Carbonnier a écrit: « Le temps est une dimension du droit » ; or le droit français est un riche héritier. Ses coutumes puis ses lois conservent, à tout le moins, des marques profondes de l’Antiquité, avec surtout le droit romain nourri de philosophie grecque, des usages germaniques, du judéo-christianisme, de la philosophie des Lumières et de nombre de courants des XIXe et XXe siècles. C’est cette richesse même qui constitue une difficulté pour les étudiants en droit. Ces derniers ne se destinent pas à l’histoire et peuvent avoir aujourd’hui des connaissances minces en ce domaine. Comment leur rendre sensible une évolution aussi ample ? Confronter le jeune juriste à l’art, sculpture et peinture en particulier, au Louvre par exemple, peut être un des éléments de solution. Un exemple très simple vient à l’esprit. Les toiles de David reflètent un phénomène qui intéresse spécialement le droit : l’époque du peintre est celle d’un de nos des très nombreux mouvements de retour à l’Antiquité. A l’étudiant qui a vu ces toiles, d’une part les transformations du vocabulaire du droit public (loi, constitution, consul, tribun, sénatus-consulte…) deviendront plus accessibles, de même que la vague d’extrême rationalisme qui a pu saisir le pays à ses moments les plus difficiles. L’image fixe l’idée.
Emmener les étudiants en droit au Louvre n’est pas seulement une expérience pédagogique. Sur le fond, pour saisir une époque, il n’y a aucune raison de vouloir compartimenter l’apport des différentes disciplines. A chaque période, ses idées dominantes, religieuses, philosophiques, politiques, artistiques. De ce monde de l’esprit, le droit est l’un des reflets. Il partage, en particulier avec les arts, une série de conceptions, de caractères qui peuvent faire ensemble et parfois même système.
Insistons sur un point : s’agissant des œuvres d’art, nous ne nous intéresserons pas uniquement à leurs sujets ; l’histoire des formes nous retiendra aussi. Certainement verrons-nous les sujets changer mais l’essentiel sera peut-être dans le traitement, la manière, le style. Tout ceci,bien sûr, sans aucunement entrer sur le terrain des historiens de l’art. Il n’est pas de notre ressort, par exemple, d’évoquer les questions relatives à la nature de l’imago au moyen-âge, de donner un avis sur la pertinence de l’utilisation de la lecture des docteurs pour déchiffrer le symbolisme de cette époque ou de livrer des interprétations. Ceci d’autant plus que la fréquence des énigmes iconologiques conduit à ce que « les interprétations se multiplient rapidement sans qu’aucune ne parvienne à s’imposer » (J. Wirth). Il ne peut donc s’agir pour l’historien du droit que d’essayer de décrire ce qu’il perçoit devant certaines œuvres anciennes compte tenu de la discipline qui est la sienne.
Cette communication, limitée à quelques très grandes lignes de l’histoire du droit français, ne pourra accueillir que le commentaire d’un nombre restreint d’œuvres, ces œuvres étant toutes, sauf une, conservées au Musée du Louvre. Les périodes parcourues iront de l’Antiquité romaine à la fin du XVIIIe siècle. Les rapprochements entre le droit et les arts illustreront l’histoire du droit privé, du droit public, une transition entre les deux grandes divisions étant consacrée à un thème qui les unit toutes deux, la conception du juge sous l’Ancien Régime.
Le droit privé
Deux bustes sculptés, séparés de près de 1800 ans, indiqueront le point de départ et le point d’arrivée de cette étude :
– PORTRAIT DE LIVIE, fin du Ier s. av. J.-C.
– PORTRAIT DE LEMOYNE par PAJOU, 1758.
Ces deux œuvres se ressemblent, elles sont essentiellement de nature individualiste, ce sont deux vrais portraits qui s’attachent au caractère du personnage. Livie, femme d’Auguste, à la réputation d’empoisonneuse, est visiblement une femme d’autorité, dotée d’une bouche assez pincée et d’un menton affirmé. Pajou, sculpteur du XVIIIe siècle, qui souhaite rendre hommage à son maître Lemoyne, insiste sur l’acuité visuelle et la puissance de réflexion de son modèle. Comment deux époques si distantes permettent-elles ce rapprochement ? Et, quant au droit, retrouve-t-on une semblable proximité entre des époques si éloignées ?
Grâce à un regard porté sur trois œuvres (deux Vierges du XIIe et du XIVe siècle et la Piéta de Villeneuve- les-Avignon), nous pourrons cheminer vers une explication. Il nous faudra mettre en parallèle ces œuvres avec deux thèmes de l’histoire du droit : les différentes conceptions des contrats et le phénomène dit de la « renaissance du droit romain », phénomène que la France a connu plusieurs fois, spécialement aux XIIe-XIIIe siècles.
Quelques mots sur les différentes façons de concevoir les contrats à Rome. Dans l’Ancien droit romain (des origines au IIe s. av. J.-C.), les contrats sont formalistes, ce qui signifie que pour conclure un contrat valide, il convient d’accomplir des rites, très contraignants. Ainsi, lorsque ces formalités se trouvent être des paroles à prononcer, le moindre écart entre les phrases prescrites et les phrases effectivement prononcées empêche le contrat d’exister. Plus tard, pour faciliter les échanges, entre autres techniques, Rome connaîtra des contrats consensuels dits de bonne foi: le consentement des parties, à lui seul, fera le contrat (vente, louage, mandat, société). Nous sommes pratiquement déjà dans une autre civilisation : les rites à origine sans doute magique, le recours à la force de divinités pour rendre valide le contrat, cèdent la place ; la volonté de l’homme commence à se voir reconnaître une partie de sa force. Rome, ensuite, ira dans le sens d’une extension continue du consensualisme sans toutefois atteindre l’établissement d’un véritable principe général.
L’évolution du droit des contrats n’est pas allée à son terme quand la chute de l’Empire romain d’Occident se produit (476). L’histoire du droit alors sera largement celle des différentes renaissances de ce droit romain que nous n’avons toutefois jamais reçu en bloc mais que le royaume a accueilli selon les périodes et selon les thèmes, dans une démarche d’indépendance évoquant l’idée de souveraineté avant même la mise au point, pour la France, du sens technique de ce mot.
En droit, la fin de l’Empire romain produit un recul évalué à sept ou huit siècles. S’agissant des contrats, les invasions font reparaître formes et symboles. Les contrats consensuels ne peuvent plus être compris et, à la même époque, le portrait s’efface, la figure humaine disparaît dans une stylisation de plus en plus poussée. La représentation des différentes populations et de leurs caractéristiques, comme leurs costumes par exemple, s’estompe. De nombreux facteurs sont à l’œuvre ici mais il est n’est pas possible d’évoquer ces passionnantes transitions et il convient de se limiter aux phénomènes majeurs. La christianisation redonnera de la stabilité à la société et l’artiste représentera l’être et non plus tel ou tel homme. Les suites de la célèbre phrase de Saint Paul ne peuvent être oubliées ici : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; car vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga., III, 28).
Quant aux contrats, ils suivent les usages barbares et principalement redeviennent formalistes. Les formes sont de plusieurs types, créancier et débiteur peuvent échanger des paroles, ou bien un bâton, un fétu, une paille. Parmi ces manières de s’engager, la « paumée » est sans doute la plus connue puisqu’il en reste des traces sociologiques : chacune des deux parties frappe la main de l’autre avec vigueur. Plus tard, malgré l’Église qui finalement récupèrera l’usage venu des mœurs, le serment viendra confirmer l’engagement et ce sera là une forme supplémentaire.
Parallèlement, au terme d’une évolution, la représentation de la figure humaine va se figer dans des codes formalistes et c’est alors l’art roman.
VIERGE EN MAJESTÉ, France, milieu XIIe siècle.
Cette magnifique Vierge d’Auvergne, sculptée dans une bille de bois de noyer, est assise sur un trône, sa position est rigoureusement frontale, comme celle de l’enfant qu’elle tient sur ses genoux. Il s’agit, au terme d’une évolution qui commence dans l’Empire romain chrétien, de présenter l’invisible et, en aucune façon de faire le portrait d’un personnage. Ainsi aucun sentiment maternel n’est perceptible, aucune des caractéristiques de l’enfance non plus et la reconnaissance du personnage s’opère grâce au code de l’image concernant la Vierge : le voile principalement, l’impassibilité signe des grands personnages, la rigidité de l’attitude conjuguée à celle des plis de la robe ; l’enfant n’est pas un véritable enfant, c’est un enfant-adulte ou un enfant-vieillard parce qu’il est celui qui sait (J. Wirth, à propos de Sainte Foy de Conques : « la légende utilisait le topos de l’enfant-vieillard, jeune de corps, vieux par l’esprit…).
La période historique suivante, le XIIIe siècle, est commerciale, urbaine et voit naître la bourgeoisie. Les affaires se déploient ; or, dans son formalisme, le droit – qui par exemple interdit les contrats entre absents – est devenu un frein au développement. Ce droit se transforme alors et on retrouve (est-ce un miracle ? certains le penseront) le droit romain si raffiné qui avait permis des échanges dans l’ensemble du monde connu.
L’Église, après une évolution, va appuyer ce retour du consensualisme en rappelant (Matth., V, 34-37) que le Christ avait prohibé le serment : « …que votre parole soit oui, oui, non, non ; ce qu’on y ajoute vient du malin ».
À la même époque, l’art gothique s’épanouit. Regardons une autre Vierge.
VIERGE A L’ENFANT DE JEANNE D’ÉVREUX, entre 1334 et 1339.
Ici, il s’agit là d’un exemple de l’art gothique abouti, chef d’œuvre des orfèvres parisiens du XIVe siècle, réalisé à la demande de Jeanne d’Évreux, grand mécène. Sans être un portrait, cette œuvre présente une femme beaucoup plus naturelle, qui bouge et dont l’enfant est devenu un véritable enfant et même un enfant joueur.
Résumons les rapprochements qui précèdent : les contrats du premier moyen âge sont entravés par un formalisme étroit venu des usages barbares ; au terme d’une évolution qui suit l’effondrement de la culture romaine, la représentation de l’individu s’efface et l’art roman obéira à des codes de l’image grandioses mais figés. Quant l’activité urbaine et le commerce renaîtront, l’époque fera appel au droit romain retrouvé, au consensualisme qui lentement deviendra principe, et les artistes animeront les personnes représentées.
L’extension de ces mouvements se poursuivra. L’histoire date du XVIe siècle le plein triomphe du consensualisme dans les contrats. Quant à la représentation humaine, contemplons quelques instants un très grand chef d’œuvre.
PIETA DE VILLENEUVE-LES-AVIGNON, attribué à Enguerrand Quarton, milieu XVe siècle.
Cet immense tableau, un sommet de l’art français, est une scène à cinq personnages, sur fond d’or. La Vierge pleure son fils mort, étendu sur ses genoux. Elle est entourée de Marie-Madeleine et de l’apôtre Jean. A gauche du tableau, un donateur se tient à genoux, les mains jointes, en prière. Ce personnage fait l’objet d’un véritable portrait alors que les figures sacrées demeurent stylisées.
La scène est religieuse, elle prend place dans une évolution artistique qui, depuis le XIIIe siècle, tend à représenter une sorte de piété émotionnelle ; mais la représentation de la personne du donateur indique un monde transformé. Ce contractant qui a payé l’œuvre, d’un prix que nous savons élevé, veut être reconnu de lui-même, de ses amis, peut-être même de Dieu. Il est possible en effet que l’œuvre soit, dans l’esprit du donateur, une sorte de contribution à l’édification de son salut. Aussi le peintre rendra-t-il le personnage reconnaissable. Autour du donateur, les figures religieuses demeurent de traitement traditionnel, très stylisé, mais la tentation du portrait semble tenailler le peintre, en tous cas pour les figures secondaires qui ne sont ni le Christ, ni la Vierge. Il est clair que l’enrichissement de l’économie a accompli sa tâche, que l’argent a travaillé à la transformation de la société et qu’en même temps la représentation de la personne est sur la voie d’un retour complet. Le rôle élargi du contrat marche parallèlement avec le retour de la figure humaine.
Quelques œuvres peuvent être mises en relation avec l’histoire du droit public, mais attardons-nous un moment sur le Retable du Parlement de Paris afin d’éclairer la conception du juge sous l’Ancien Régime.
La conception du juge sous l’Ancien Régime
RETABLE DU PARLEMENT DE PARIS, v. 1454 :
Ce chef d’œuvre est, semble-t-il, de 1454. La commande vient du Parlement et est destinée à la Grand’Chambre. Le juriste ne peut rester sans émotion face à cette œuvre devant laquelle toutes les affaires majeures furent plaidées entre le milieu du XVe siècle et la fin de la monarchie. Tous les rois venus en Parlement ont pu la contempler. Un tableau de Lancret (1728), conservé au Louvre, montre l’accrochage du Retable sur le mur parallèle à la Seine. Une reproduction ordinaire est placée en mémoire de l’œuvre dans la salle du palais de Justice de Paris qui se trouve actuellement à la place de la Grand’Chambre.
Une remarque préliminaire peut être faite : dans notre tradition, la justice et les juges pèsent d’un poids écrasant. L’image, nous allons la détailler, montre sans doute le roi, à gauche, en grand dispensateur de la justice (« le roi est source de toute justice », finiront par dire les juristes royaux) mais il ne faut pas croire les juges absents de cette œuvre ; au bout d’une diagonale qui va de gauche à droite en partant du roi, se trouve le Parlement en haut de ses degrés. Une problématique se livre ici qui n’a pas fini, à notre avis, d’affecter toute l’histoire de notre justice.
Dans les salles d’audience, une œuvre ou un objet doit symboliser une justice rendue dans le cadre chrétien. Fréquemment, une œuvre peinte met en scène un crucifix qui structure l’espace en deux. Selon l’habitude médiévale, ce (ou celui) qui se trouve à la droite du Christ, est à la place d’honneur, ce qui se trouve à la gauche du Christ est du coup légèrement ou franchement déclassé. Lorsque le thème illustré est judiciaire et comprend donc la question du crime, cette disparité peut équivaloir pour certains éléments à l’opposition du bien et du mal. Pour le spectateur, droite et gauche sont évidemment inversées.
La composition du Retable est dominée par l’opposition radicale entre ces deux parties que détermine le crucifix. À droite du Christ, remarquons tout d’abord, au fond, une vue de Paris, avec la Seine, la Tour de Nesles, le Louvre. Près de l’eau, qui est une figure du calme, des personnages devisent tranquillement. Le paysage est conçu dans le même esprit de sérénité, le végétal, la douceur de la nature y sont visibles. Près du Christ, toujours à la gauche du tableau, se trouve Marie, les Saintes Femmes autour d’elle, puis Saint Jean-Baptiste montrant au roi un agneau. Des interrogations demeurent sur la signification de ce dernier groupe ; la présence de Saint Jean-Baptiste évoque-t-elle un lien entre le baptême du Christ et l’onction royale (C. de Mérindol) ?
Toujours à la droite du Christ, le roi. Il s’agit de Charles VII mais habillé tel Saint Louis. Le roi est vêtu d’un manteau proche de celui du sacre ; sa figure se caractérise par la simplicité et la sérénité, deux des qualités traditionnellement indispensables au bon juge dont l’ensemble des traits doivent évoquer l’impartialité (Beaumanoir ch.1, 15 : le juge « doit être souffrans et écoutans, sans soi couroucier ne mouvoir de riens »). Depuis les Pères de l’Église, le Prince a le devoir d’être avant tout celui qui procure la paix à l’extérieur comme à l’intérieur ; à l’intérieur, la paix est constituée par tout ce qui procure la bonne justice. Précisément, la référence à Saint Louis rappelle l’idée de réformation de la justice et l’image du roi très chrétien.
À la gauche du Christ, tout est en opposition avec ce que nous venons de voir et évoque la dureté, le mal. Le paysage d’abord : il n’y a pas de végétal, végétal qui continue à être aujourd’hui, dans la décoration des tribunaux construits au XXe siècle, un symbole de justice, historiquement relié à l’idée d’arbre de justice. Sur cette partie du Retable, seuls un sol pierreux et un chemin de colline difficile à gravir sont le cadre d’une scène rude, qu’aucune présence de l’eau ne vient adoucir. Sur cette colline se trouvent des personnages à la mine très patibulaire, parfois grimaçante. L’un d’eux est peut-être un bourreau, muni d’un sabre et vêtu d’une étoffe rayée (M. Pastoureau).
Aux pieds du crucifié se trouve Saint Jean l’Évangéliste. Les interprétations divergent sur les raisons de sa situation dans la composition du tableau. A côté de lui, une scène de crime, Saint Denis, premier évêque de Paris (n’oublions pas la confusion longuement faite avec Denys l’Aréopagite), est peint dans la scène terrible de son martyre et porte donc sa tête dans les mains.
Enfin Charlemagne, doté d’une figure assez effrayante, porte à la fois les fleurs de lys et l’aigle. Il convient, compte tenu des places respectives des deux personnages dans l’œuvre, de confronter Charlemagne au roi. Le roi porte une robe rouge, couleur des juges, et un manteau de fleurs de lys. L’empereur porte bien ces fleurs de lys mais le métal couvre sa poitrine. La tenue du roi, son geste du bras sont opposés à la tenue de l’empereur qui évoque un personnage militaire ou même conquérant. Charlemagne porte également un sabre et le globe, globe lié à l’idée de domination. Enfin, le grand camée qui ferme la robe impériale représente une scène de massacre, un homme tue un autre homme. Peut-être est-ce là une exécution. En résumé, la représentation de Charlemagne est en fort contraste avec celle du roi à travers le visage, les vêtements, les attributs, la place dans le tableau. Tout ceci reflète « sans doute l’infériorité de Charlemagne sur le roi » (C. de Mérindol).
La contemplation du tableau éclaire plusieurs éléments de l’histoire des institutions évoquées. D’abord, le caractère essentiellement chrétien du juge médiéval. Le crucifix relie la terre au ciel et la justice ne vient que de Dieu. La Bible le dit en plusieurs points ; au Psaume 81 qui établit que, dans le procès, la place de Dieu est tenue par les juges, ou encore dans l’Évangile de Saint Matthieu (Matt.,7, 1) qui affirme que le jugeur sera jugé.
Ce Retable marque aussi qu’une étape a déjà été franchie. La conception du juge s’était précisée à partir du XIIe siècle et, avec la Renaissance du droit romain, on affirmera que le juge doit juger selon la loi. Le roi, inspiré, est ici clairement, dispensateur de justice mais les choses ne sont pas si simples. On se souvient de l’éclatement de la Cour du Roi (vers le XIIIe siècle) et de ce que plusieurs organes, issus de cette cour, accomplissaient leurs tâches détachés physiquement du centre royal tout en en dépendant toujours. Le Parlement était l’un de ces organes. Ici, la composition le montre très bien : pour ce qui est de leur fonctionnement, les pouvoirs sont déjà séparés et, sur le tableau, le Parlement est même aussi loin que possible du roi. Plus tard, quand aura été expressément élaborée la théorie du droit divin royal qui établit un lien direct entre Dieu et le souverain, les grands juges construiront également un droit divin des juges destiné à les appuyer dans leur rivalité avec le roi. Il y aura dès lors un exclu –qui est déjà peu présent dans le Retable-, cet exclu sera le clergé. Le roi n’est pas couronné par le pape et les juges ne sont pas contrôlés par le clergé. Au XVIIe siècle, La Roche Flavin, grand auteur parlementaire, écrira (L. X, ch.IV) que les parlementaires et autres officiers royaux « ne peuvent être excommuniés pour ce qui concerne le fait de la justice, ni leur charge ».
Point essentiel dès lors : l’indépendance de la justice, techniquement, s’est historiquement confortée (quelque soit l’importance du phénomène de la vénalité des charges) de l’absence de dépendance à l’égard du clergé. Les juristes de l’Ancien Régime iront très loin sur ce thème ; Domat (Droit Public, L.II, T.IV, S.II) établit une comparaison du juge et du prêtre au terme de laquelle l’infériorité du prêtre est affirmée : la fonction du sacerdoce « renferme l’assujettissement et la dépendance »(…), la fonction de juger « renferme la supériorité et le caractère de l’autorité divine ». L’émancipation à l’égard de l’autorité ecclésiastique a été un des grands leviers de la prise de pouvoir par le roi, elle a été utilisée aussi à l’appui du pouvoir des juges qui n’hésiteront pas, au XVIIIe siècle surtout, à s’opposer au roi. La Révolution coupera les ailes de ce juge qui sera transformé en « juge automate », réduit à la pure application de la loi. Certes, depuis la Révolution, l’essor de la Jurisprudence s’est-il produit, cependant aujourd’hui notre pays rencontre une évidente difficulté à régler, d’une façon ou d’une autre, la question de la responsabilité des juges. Les arguments échangés de part et d’autre sont connus. Les résistances à l’évolution sont incontestablement héritières d’une tradition qui pèse lourd. L’image nous montre, dès le XVème siècle, cette affirmation de la séparation physique entre le Parlement et le roi, même en temps de théorique confusion des pouvoirs aux mains d’un seul. Cette séparation laisse béante la question de savoir si le roi conserve un clair pouvoir de contrôle sur les grands juges.
Le droit public
Dans les limites qui nous sont offertes ici, le plus important est d’aller à l’essentiel : l’évolution de la représentation de l’État, ou de celui qui l’incarne. Le thème majeur est celui de la progressive laïcisation. On sait que pour des raisons qui tiennent aux données de la fin de l’Empire romain et à la manière de gouverner des monarchies franques, après la renaissance carolingienne l’État se disloquera pour produire l’émiettement féodal. Mais, dès Rome, une autre puissance s’installe, religieuse et intellectuelle à la fois, l’Église, qui hérite de la pensée publique romaine. L’Église accompagnera la monarchie non sans entretenir avec celle-ci des rapports compliqués. Dès les monarchies barbares, l’Église sera conseiller du Prince et, grâce à la pratique du sacre, elle aura le tout premier rôle lors de l’avènement d’un nouveau roi.
L’enchevêtrement des deux pouvoirs est étroit. Comment la monarchie allait-elle s’évader de son extrême proximité avec l’Église ? Comment allait-elle laïciser, jusqu’à un certain point, son pouvoir ? La contemplation de l’œuvre d’art offre un champ immense à la compréhension de ce phénomène. Trois œuvres parmi des milliers peuvent y aider, le vase appelé l’Aigle de Suger, le Portrait de François Ier par Clouet et le dessin choisi comme frontispice pour le Léviathan de Hobbes.
L’AIGLE DE SUGER, vase liturgique, avant 1147.
Ce fameux Aigle est dû à Suger, Abbé de Saint Denis, conseiller de deux rois, reconstructeur de l’église abbatiale de 1135 à 1144. L’objet est constitué d’un vase antique en porphyre et de sa monture en argent doré qui lui donne la forme d’un aigle. Suger, adepte de la théologie de la lumière telle que Denys l’Aréopagite l’avait proposée, transposait cette doctrine dans l’architecture mais aussi dotait l’abbaye de riches objets d’art ornés de pierres précieuses (ces goûts dispendieux furent violemment critiqués par ses adversaires). Dieu est lumière et celle-ci unit les hommes. Certains objets sacrés pouvaient donc accéder à cette dignité d’évoquer le créateur. Suger « exaltait les valeurs médiatrices de l’orfèvrerie sacrée » (G. Duby).
Un rappel historique est nécessaire pour souligner l’intérêt de cet « Aigle de Suger » dans l’étude de la conception du pouvoir. L’Église, elle-même tombée dans la féodalité, a très tôt souhaité réagir, en particulier sur le terrain intellectuel. Comprenant son erreur qui atteignait ses mœurs mais surtout les structures de l’institution, l’Église mit sur pied une politique que l’on appellera « réforme grégorienne » du nom de son inspirateur Grégoire VII (1073-1085). La papauté créera une sorte de mouvement culturel en allant à la recherche d’anciens textes surtout religieux mais pouvant s’appuyer sur des notions de droit public romain. Cette réforme aboutit à la formulation de la doctrine de la suprématie politique du pape. L’affaiblissement politique de l’empereur du Saint Empire romain germanique en sera la conséquence comme, en réaction, une véritable renaissance du droit public romain. Les juristes de l’empereur en effet, et plus tard ceux du roi de France, exploiteront le droit relatif aux pouvoir de l’empereur romain pour justifier celui de leur maître respectif.
Après avoir rappelé ce climat de renouveau antique, nous pouvons revenir à l’Aigle. L’Abbé Suger veut embellir l’Abbaye de Saint Denis et fait notamment réaliser un grand nombre de vases liturgiques. A propos de l’Aigle, il dit retrouver dans un coffre de l’Abbaye un vase antique en porphyre. Le porphyre rappelle évidemment la pourpre impériale et évoque le pouvoir, en particulier celui de l’Empereur romain : « à partir de Dioclétien, le porphyre est utilisé assez systématiquement pour des effigies impériales complètes et ce à l’exclusion de tout autre matériau coloré. Son emploi presque obsessionnel correspond véritablement à une transformation de l’image impériale… La personne impériale … prend un caractère transcendant, surnaturel, exalté (…) par le porphyre dans la sculpture et dans l’architecture », Porphyre – La pierre pourpre des Ptolémées aux Bonaparte, catalogue de l’Exposition présentée au Louvre, 2003-2004.
Quant à la monture en argent doré, les historiens de l’art se demandent les raisons du choix de Suger. Des hypothèses existent sur une inspiration venant des arts orientaux zoomorphes ou encore de stylisations byzantines en usage sur des tissus. L’historien du droit ne peut que souligner que Suger a choisi un vase antique, rouge, couleur qui a toujours évoqué le pouvoir puisqu’elle est la première que notre œil perçoit, et que l’aigle fut un emblème de commandement à Rome. Cette œuvre, à la limite, conserve-t-elle quelque chose de sacré ? Il est vrai qu’au début du christianisme on a parfois assimilé le porphyre au sang du Christ.
Quoiqu’il en soit, le retour à l’antiquité romaine se poursuivra et les juristes du roi finiront par mettre au point la formule « le roi est empereur en son royaume », étrange formule dont la diffusion sera en tous cas une réussite.
Les progrès de l’autonomie royale seront bien entendu appuyés par le mouvement général des idées, en particulier lorsque Saint Thomas d’Aquin, renouant avec Aristote, affirmera l’existence d’un droit naturel de l’État, légitimant le pouvoir humain et le laïcisant par là-même. Plus tard, la monarchie absolue sera la dernière étape de cette laïcisation, aux limites de l’acceptable pour certains théologiens. Deux œuvres vont évoquer ce passage. La première sera à replacer dans l’histoire du portrait royal, la seconde, qui ne figure pas au Musée du Louvre, ce sera notre exception, est une fort célèbre œuvre multiple puisqu’il s’agit du frontispice du Leviathan de Hobbes.
PORTRAIT DE FRANCOIS Ier PAR CLOUET (v. 1530)
Les tombeaux des rois de la basilique de Saint Denis sont évidemment essentiels pour l’histoire du portrait royal sculpté. Au Louvre, se trouvent principalement sur ce sujet des œuvres peintes. Le premier portrait indépendant dans l’histoire de la peinture française est celui d’un roi, Jean II le Bon, vers 1350. Le fond de ce tableau est encore un fond d’or, celui que les œuvres byzantines avaient utilisé pour les peintures religieuses. Précédant le portrait de François Ier, celui de Charles VII, par Fouquet, avait déjà modifié la présentation des rois. Le fond d’or a disparu et le roi est placé devant un rideau, ce qui est une reprise de l’iconographie romaine. Cette œuvre revêt un caractère monumental, la tête du roi étant sur une sorte de piédestal que forment les plis de son habit et son très large buste. Surtout, le peintre porte une véritable attention à la personne royale dont même le caractère est suggéré. Le peintre insiste donc sur le visage, y compris sur les défauts de celui-ci. Les liens avec le ciel sont largement oubliés, la personnalité du roi est le sujet de l’œuvre.
Le portrait de François Ier offre plusieurs éléments nouveaux qui révèlent les transformations monarchiques. François Ier (1494-1547) n’a revêtu aucun des attributs de sa fonction ; le traitement du personnage fait apparaître une monumentalité qui est reprise du Portrait de Charles VII par Fouquet ; le roi, aux larges épaules, porte un habit souvent dit « à l’italienne », dont la somptuosité est encore plus recherchée que celle de l’étoffe qui sert de fond au tableau ; les mains sont fines, l’épée a peu de présence et le gant, signe de l’homme cultivé, est devant cette épée. C’est un roi mécène. Exemple de la peinture française psychologique, l’œuvre nous renseigne sur le caractère du roi, sur son intelligence et sa curiosité.
Peut-être le point le plus important est-il le suivant : François Ier est le premier roi qui nous regarde. Très peu flatté par Fouquet, Charles VII avait encore un regard vague, se portant au delà des choses du monde, regard sans doute dû à une contemplation liée à la difficulté de sa fonction. François Ier montre au contraire, sans cacher sa qualité d’amateur d’art, une figure très humaine, luxueusement humaine et s’il nous regarde en montrant un intérêt pour les spectateurs, ceux-ci, considérés ainsi par une sorte de statue monumentale, peuvent aussi ressentir leur qualité de sujets.
FRONTISPICE DU LEVIATHAN DE HOBBES (en tête de l’édition de 1651),
attribué à Abraham Bosse.
Il serait inadéquat ici de rappeler la thèse du livre de Hobbes souvent présenté comme étant le théoricien de la monarchie la plus absolue. L’image a certainement renforcé le sentiment d’effroi de certains lecteurs, elle peut aussi avoir été utilisée dans des commentaires d’adversaires de l’auteur pour renforcer cet effroi. Ce qui nous intéresse ici est la représentation, illustrant la version hobbienne du contrat social, du corps du Prince : il est formé lui-même des différents corps, individualisés mais regroupés, des sujets. Le prince brandit un sabre et une crosse. Malgré la présence de la crosse, l’image n’est pas religieuse, bien au contraire. Ces hommes qui composent le Léviathan ne sont plus soumis qu’au roi mais d’une manière radicale puisque l’opération politique les prive pour l’avenir de tous leurs droits. Le roi exerce alors les deux types de pouvoirs, civil et religieux. L’évolution vers la laïcisation est presque achevée. Cette mise en scène anticipe les transformations suivantes du droit public et la théorie de la nation se voit annoncée : une communion d’hommes clairement individualisés formera un grand corps politique laïc sans que soit perdue l’intégralité des droits initiaux.
Deux œuvres, enfin, pourraient être utilisées pour montrer l’irruption dans la peinture du Tiers État, acteur principal de la transformation du droit public, Paysans dans un intérieur d’Antoine ou de Louis Le Nain et La pourvoyeuse de Chardin. Dès la fin du règne de Louis XIV, les représentations de la vie du peuple apparaissent. Peut-être les paysans des Le Nain protestent-ils, ils ne sont pas dans la misère pourtant ; l’intensité de leurs regards, posés sur nous, nous intrigue. Le tableau de Chardin se distingue par une absence complète de grandiose et par l’attention portée aux choses d’une vie quotidienne et simple. Ce type de peinture va se multiplier.
A. Grabar écrit (Les voies de la création en iconographie chrétienne) : « l’image est un instrument qui sert la connaissance et non pas une « présence » irrationnelle ». Au delà de ce qui vaut pour un monde purement chrétien, au delà des discussions sur les significations de l’image aux différentes époques, les rapprochements que nous avons cru pouvoir faire laissent admiratif de l’extrême étendue des connaissances générales des artistes d’autrefois. Il faut certainement laisser toute sa part à la précision des commandes mais ces artistes d’un monde uni sur l’essentiel parvenaient à une richesse thématique qui semble perdue. Et la pluridisciplinarité qui passe pour une expression de la modernité est sans doute plus exactement une nécessité pour un monde au savoir éclaté qui ne parvient plus, ou mal, à s’accorder sur des fondements communs.