Le rôle du ministre de l’Enseignement supérieur

Séance du lundi 12 janvier 2009

par M. Claude Allègre,
Membre de l’Institut, ancien ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie

 

 

Permettez-moi, plutôt que de traiter le sujet de ma communication tel qu’il a été libellé, d’évoquer le problème universitaire dans son ensemble. J’ai passé sept années à m’occuper des universités. En fait, j’ai consacré plus de temps aux universités lorsque j’étais conseiller spécial du ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin que lorsque j’ai été moi-même ministre, parce que je me suis laissé accaparé par les problèmes de l’enseignement secondaire.

Mon exposé comprendra trois parties. Je parlerai d’abord un peu d’histoire, de géographie et de politique afin de bien cadrer mon propos. L’objet de votre Académie s’y prête. Ensuite, je rappellerai brièvement quels sont aujourd’hui les faits incontournables de l’Université française, dont, quoi qu’on fasse, il faudra tenir compte. Enfin, j’essaierai de lancer des débats sur cinq thèmes qui me paraissent essentiels.

Ce qui domine dans l’histoire de l’université européenne, c’est l’idée que l’université est faite par les professeurs pour les professeurs. En effet, la première création d’université, à la Sorbonne et à Oxford, a été caractérisée par l’absence d’élèves. On ne trouvait, dans ces premières universités, que des professeurs qui discutaient entre eux. Ensuite ont été admis quelques disciples, voués à devenir eux-mêmes des professeurs. Bologne a été la grande exception puisqu’elle a été fondée par les élèves qui utilisaient les professeurs en tant que de besoin. Ce point déterminant constitue un élément de contraste fort avec les universités américaines qui ont été créées pour les élèves, les professeurs s’organisant pour satisfaire les besoins des élèves. On ne peut comprendre les difficultés qui se dressent face à toute tentative de réforme du système universitaire français si l’on ne prend pas en compte la conception de base qui a présidé à l’émergence des universités dans notre pays.

Quand, en France, on a cherché à créer des institutions au service des élèves, on a créé les Grandes Écoles. Le vocabulaire est toujours révélateur et il n’est pas innocent de présenter tel ou tel comme « professeur à la Sorbonne, ancien élève de Polytechnique ». L’université est faite pour les professeurs, la Grande École pour les élèves. Il en est résulté que l’université française est une université corporatiste où se cristallisent des privilèges et où règne un conservatisme exagéré.

Si la France a été obligée de créer le Collège de France, les Grandes Écoles, l’École des sciences politiques, le Muséum d’histoire naturelle hors de l’université, c’est dû au fait que l’Université ne voulait pas enseigner soit le grec, soit les sciences naturelles, soit les sciences de l’ingénieur, etc. Or, cette résistance perdure. Lorsque j’ai créé des licences professionnelles, un soi-disant grand sociologue français a rédigé une pleine page dans Le Monde pour expliquer que préparer des étudiants à avoir un métier constituait une abomination puisqu’il ne s’agissait, à ses yeux, ni plus ni moins que de les vendre au patronat.

La géographie se distingue de deux manières. Premièrement, dans le Nouveau Monde, l’université étant faite pour l’étudiant, c’est ce dernier qui la paye – quitte à ce que la puissance publique lui alloue des bourses à cette fin. En Europe règne le Welfare State et donc, c’est l’État qui finance l’université, laquelle est gratuite pour ceux qui peuvent y accéder.

Deuxièmement, dans le Nouveau Monde, les universités se caractérisent par la diversité. Ainsi l’admission à Harvard et au M.I.T., distants d’à peine quelques kilomètres l’un de l’autre, répondent à des critères radicalement différents. Chaque université a sa personnalité, son cursus, son style propre. En France, au contraire, règne l’uniformité sur la base d’un faux égalitarisme. Tout le monde doit recevoir le même enseignement et quel que soit le niveau d’un étudiant, celui-ci doit avoir la possibilité d’aller dans l’université qui lui plaira pour recevoir une même formation. Pareille conception a des conséquences funestes, notamment parce qu’elle induit une vision fausse de ce que doit être l’excellence, mais plus encore parce qu’elle interdit l’innovation pédagogique et retarde l’émergence des nouveaux savoirs.

D’un point de vue politique, à quoi sert l’université ? Pendant très longtemps, recherche et université ont été liées. Jacques Le Goff, dans son livre Les intellectuels au Moyen-âge, en fait état lorsqu’il rappelle que l’université médiévale avait pour tâche d’enseigner et de créer le savoir. Aux États-Unis, c’est resté la règle. L’Europe, à la suite de l’expérience allemande – Institut Wilhelm von Humboldt puis Max Planck Institut –, a pris l’habitude – à l’exception notoire de la Grande-Bretagne – de dissocier l’enseignement et la recherche. La France a pris exemple sur l’Allemagne depuis la guerre de 1870, en y rajoutant une inspiration d’origine soviétique. C’est en effet un voyage de Jean Perrin et des Joliot-Curie en URSS qui a donné l’idée de créer le CNRS. Alors qu’en France l’université s’est cantonnée dans la diffusion du savoir, aux États-Unis elle est passé du rôle de créatrice de savoir à celui de créatrice de richesse. L’université américaine d’aujourd’hui se définit par trois notions : recherche, enseignement, création d’entreprises. L’université constitue le fondement de la prospérité américaine. Que ce soit Apple, que ce soit Microsoft, et bien d’autres encore, tout cela est né dans l’université. L’université est le moteur de l’économie et de l’innovation aux États-Unis. En France, on n’en est pas là et il est bien difficile de faire bouger les choses. Ce n’est qu’à grand peine – notre confrère Christian Poncelet faisant arrêter la pendule pour permettre un vote avant la fin de l’année 1999 – que j’ai fait passer la loi sur l’innovation. Auparavant, il était interdit à un professeur d’université d’être consultant dans une entreprise ; il était interdit de faire des laboratoires mixtes université-entreprise ; il était interdit de passer des contrats avec une entreprise pour assurer le financement d’un laboratoire. On m’a bien sûr accusé de vendre l’université au patronat, certains n’hésitant pas à dire que j’étais payé par le patronat (sic !).

Parmi les faits incontournables de l’université française, il faut évoquer d’abord la croissance. En 1950, il y avait 200 000 élèves dans l’enseignement supérieur français ; il y en a aujourd’hui 2 000 000. Aucun service de l’État n’a connu de croissance équivalente. En outre, le taux d’encadrement professeurs-élèves ne s’est pas dégradé, contrairement à ce que l’on entend parfois. En revanche, le salaire des professeurs s’est dégradé et, aujourd’hui, les universitaires français sont parmi les plus mal payés au monde. Cela explique le peu d’engouement des jeunes à devenir professeurs d’université en France.

En deuxième lieu, il convient de souligner la dissymétrie Grandes Écoles-universités. 30 % du budget est consacré aux Grandes Écoles, qui ne représentent pourtant que 4 %d’élèves. On comprend bien à partir de ce fait la tension qui existe entre Grandes Écoles et universités. Or un rapprochement est indispensable si l’on veut disposer d’un enseignement compétitif sur le plan international. Mais ce sera une entreprise difficile si l’on veut rapprocher tout en conservant les spécificités.

Au vu de ce bilan, des réformes s’imposent. Il faut d’abord intégrer la recherche et, au-delà, le moteur économique dans l’université. Il faut ramener Grandes Écoles et universités dans un cadre commun, ce qui est théoriquement moins difficile structurellement qu’on pourrait le penser. En effet, pour prendre des exemples américains, on sait que le département Electrical Engineering du M.I.T. est totalement autonome et recrute qui bon lui semble ; la Business School de Harvard bénéficie elle aussi d’une parfaite autonomie. On pourrait donc en France placer universités et Grandes Écoles dans un même système sans que les unes ou les autres perdent leur spécificité. Il n’y a pas d’impossibilité autre que psychologique (Mais ce n’est pas rien !).

Les cinq thèmes que je vais aborder à présent sont l’autonomie, la taille des universités, la diversité, la formation professionnelle et la culture générale, et enfin l’excellence.

L’autonomie est une tarte à la crème et l’on ne manque pas de dire que la récente loi a rendu les universités autonomes. Or, il faut comprendre que dans un pays démocratique l’université n’appartient pas aux universitaires. Elle appartient à la nation et elle doit avoir une citoyenneté. En conséquence, ou bien la citoyenneté est donnée par le ministre – et l’université n’est alors pas autonome –, ou bien il existe un Board of trustees, non pas constitué par des professeurs, mais par des gens représentant le pays et qui exercent la tutelle ultime sur l’université. La loi qui vient d’être votée accorde l’autonomie tout en restant dans le corporatisme universitaire le plus étroit. On imagine aisément quelles conséquences nuisibles peut entraîner le fait de donner du pouvoir à un président sans aucun contrôle extérieur. L’université n’’appartient pas aux universitaires, pas plus que la poste n’appartient aux postiers.

En ce qui concerne la taille des universités, je m’étonne que l’on se réjouisse de fusionner les universités sans précaution. On risque de fabriquer ainsi des universités de 100 000 étudiants. Pour ceux qui l’ignoreraient, le M.I.T. compte 8 000 étudiants ; le Californian Institute of Technology compte 4 000 étudiants ; Harvard en compte 11 000 ; la plus grosse université américaine, Berkeley, en compte 23 000. Prétendre qu’en France on va faire émerger des universités d’excellence en créant des universités gigantesques est évidemment illusoire. Ça ne fonctionnera pas pour deux raisons. La première est qu’on ne saurait trouver un nombre suffisant de professeurs prêts à vivre comme des Spartiates pour arriver à être de niveau international dans les divers domaines de la recherche. La deuxième raison est qu’une université de 100 000 étudiants sera contrainte de s’occuper essentiellement de son premier cycle pléthorique.

La diversité, ou plutôt son absence constitue la plaie française. Pourquoi doit-on avoir les mêmes règles, les mêmes cursus et les mêmes types d’examen en droit, en médecine, en lettres, en sciences, etc. ? C’est une absurdité. Nous avons par exemple un problème autre en médecine sur le recrutement des étudiants, un problème majeur en sciences en raison de la désaffection des étudiants, un troisième en sciences humaines qui est celui des débouchés professionnels. Comment peut-on espérer résoudre ces problèmes fort différents de la même façon ? Il faut casser ce système, introduire de la diversité et, plus encore, enseigner l’innovation et favoriser la créativité. Les Lettres ont assez bien compris cela en faisant faire à leurs étudiants, à partir de la quatrième année, un travail personnel. En sciences, en revanche, les étudiants sont noyés sous les cours et apprennent ce qu’ont créé les autres au lieu d’apprendre à créer par eux-mêmes. Il faut donc faire entrer l’idée de diversité et de créativité dans les mentalités. D’autant qu’il n’est de véritable égalité que dans la diversité. Il n’y a pas de disciplines nobles et de disciplines secondaires !

Formation professionnelle ou culture générale ? Voilà bien une interrogation française typique et particulièrement stupide de surcroît. L’université doit donner à la fois une culture générale et les bases d’une formation professionnelle. C’est l’évidence. Les deux doivent aller de pair. C’est ce que font juristes et médecins depuis des siècles. Mais, ils constituent encore une exception. N’a-t-on pas séparé soigneusement la gestion et l’économie, avec une certaine méconnaissance des grandes questions par les étudiants de l’une et la perspective du chômage par les étudiants de l’autre ? Ce dont souffrent nos universités et les grandes entreprises françaises, c’est d’un manque d’esprit d’innovation. Nous avons besoin que les diplômés des plus Grandes Écoles aient, à un moment de leur cursus, fait une œuvre personnelle, un travail de recherche et qu’ils aient innové. Barack Obama est titulaire d’un PhD, Jimmy Carter également, tout comme les dirigeants des grandes entreprises américaines. Les professeurs français ont une lourde responsabilité car ils font cours en pensant que l’important est ce qu’ils disent. Or, l’important est ce que l’élève retient et la manière dont il va l’utiliser. Cambridge donne un tiers seulement des connaissances requises pour l’examen dans des cours et confie aux élèves le soin d’acquérir par eux-mêmes les deux autres tiers nécessaires, il est vrai, avec un tutorat organisé dans les collèges. Il faut donc former les élèves à une plus grande autonomie et à l’esprit d’initiative ; il faut supprimer une grande quantité de cours ; il faut rapprocher l’enseignement supérieur de la recherche.

Le dernier point concerne l’excellence dont on se gargarise en se référant à un modèle mal compris. Il faut en effet savoir que l’Amérique ne fonctionne pas uniquement grâce à Harvard, M.I.T., Chicago, Columbia, Princeton, etc. Elle fonctionne grâce aussi à un tissu très diversifié d’universités. Sur les 900 universités qu’ils comptent, les États-Unis en ont 300 de très bon niveau. Mais, de très bon niveau dans des domaines très différents. Ainsi l’université de Louisiane à Bâton Rouge est, avec celle d’Oklahoma à Tulsa, la meilleure université du monde pour la formation des spécialistes du pétrole ; en sortent des économistes pétroliers, des ingénieurs pétroliers, des géologues pétroliers, etc. Cela nous montre que nous devons cesser de dire que notre programme va créer des universités d’excellence. Certes, nous avons besoin d’avoir des universités phares qui ont des Prix Nobel, mais nous devons parallèlement faire naître un tissu d’universités d’excellence et spécialisées. Ce qu’il faut, ce sont des universités qui, chacune dans un domaine particulier, visent à l’excellence.

Une des grandes réalisations faites dans le passé en France a été la création par Pierre Aigrin des I.U.T. Ceux-ci ont fourni un tissu de techniciens supérieurs qui assure un continuum entre les ingénieurs et les techniciens. Les I.U.T. et les B.T.S. sont des bases pour nos enseignements supérieurs. Et pourtant, aucune I.U.T. ne prétend être le M.I.T., même s’il y a un T !

Permettez-moi de terminer mon propos en disant haut et fort qu’il n’est pas possible de transposer en France le système américain nec varietur. Il faut cesser ce fantasme. Nous ne descendons pas de ceux qui ont traversé l’Atlantique. L’idée du risque et de l’innovation ne nous est pas consubstantielle. Il nous faut donc certes chercher à atteindre certains objectifs, mais en tenant compte de l’histoire des mentalités des Français. L’essentiel est de parvenir à faire évoluer les mentalités et surtout d’innover, d’inventer un système original et tout autant performant. Et il est nécessaire d’agir très vite sous peine de nous trouver relégués bien loin derrière des pays formidablement dynamiques telles que la Chine et l’Inde.

Texte des débats ayant suivi la communication