séance du lundi 6 avril 2009
par M. Yves Lichtenberger,
Professeur à l’université Paris-Est – Marne-la-Vallée, Président du PRES Université Paris-Est
Il est tentant dans ce lieu de longue tradition de commencer cette communication sur l’évolution des universités par un propos provoquant : “la France depuis deux siècles n’a pas eu d’universités” en étayant ce propos sur un double rappel, historique et étymologique. Le terme “université” désigne à l’origine une communauté de pairs de toutes disciplines, savants-enseignants, regroupés en un même lieu, organisés de façon autonome et assumant en commun une même mission : la mise à jour et la transmission de leurs savoirs. Dans notre histoire s’est manifestée une méfiance constante du pouvoir central à l’égard de telles communautés savantes, ancrées dans un territoire et parlant au nom de tous les savoirs constitués. Après la dissolution des universités par la révolution française au même titre que toutes les corporations, Napoléon ne recréa l’Université française que sous la forme d’un ministère d’Etat. La 3ème puis la 4ème République, rétablirent des facultés sans redonner la main à des universités. Celles-ci ne furent recrées qu’après le choc de mai 68, et encore du bout des lèvres, en veillant localement à leur séparation entre sciences et sciences sociales et humaines, et souvent aussi entre sciences « à droite » et sciences « à gauche ». On ne peut expliquer autrement que par cette histoire très politique, et très largement déconnectée de toute considérations pédagogiques ou scientifiques, le découpage actuel des universités à la française, les Lyon 1, 2 et 3, ou les Paris1, 2,… jusqu’à 13. Cette répartition s’est trouvée confortée par la loi de 1984 qui rétablissait, en même temps qu’elle organisait des pouvoirs locaux morcelés, la prévalence des décrets nationaux sur les règles collégiales (la Conférence des présidents d’université (CPU) est ainsi restée jusqu’en 2007 présidée par le Ministre) et surtout sur les expérimentations locales.
L’épuisement du modèle facultaire
Nous nous sommes ainsi habitués à appeler “université” ce qu’ailleurs dans le monde on désignerait plutôt sous le nom de “faculté” (Paris 6, Lyon 1,… sont de fait de grandes facultés des sciences, Paris 4, Toulouse 2 de grandes facultés d’humanités). Cet aspect est de plus renforcé par le poids, et souvent la forte autonomie, des composantes de formation (les UFR qui n’ont sauf rares exception de R que le nom) au sein des universités, et jusqu’à récemment par un pilotage de fait de la recherche exercé en direct par le biais des fléchages de postes et de moyens par le ministère et/ou les organismes de recherche.
Cette méfiance à l’égard des universités on la retrouve aussi dans cette autre caractéristique bien connue du paysage français : sa segmentation entre universités, écoles, grandes écoles et organismes de recherche, née de la nécessité de développer des organisations spécialisées là où les facultés ne manifestaient pas d’intérêt suffisant à assumer de nouvelles missions de recherche avancée ou de formation technique, scientifique, puis administrative, dont le gouvernement estimait nécessaire de doter le pays.
Pour autant nos universités ne sont pas restées statiques. Elle ont connu, et souvent conduit, depuis au moins 40 ans de profondes transformations. Elles ont réussi, sans heurt majeur, dans les années 80 et 90 à quadrupler leur nombre d’étudiants. Elles ont réussi, avec des moyens décroissant proportionnellement, à les préparer à de nouveaux débouchés en particulier dans le privé. Elles ont réussi dans les années 2000 à s’approprier un rôle pilote dans la refonte de leurs formations au nouveau standard européen LMD en reformulant le contenu de leurs diplômes en terme de compétences. Cela a pu se faire sans heurt, car souvent les nouvelles formations et les nouvelles missions (d’insertion, d’excellence en recherche,…) se sont développées en complément et non en concurrence avec celles existantes. Sans heurt souvent du fait d’une ignorance mutuelle et d’un cloisonnement entre disciplines, mais non sans accumulation de tensions devant l’importance des transformations en cours et la profondeur des transformations identitaires qu’elles impliquaient.
Sans doute faut-il voir là certaines des raisons profondes des mouvements en cours, de leur caractère profondément défensif et malheureux, de ce sentiment d’y jouer son va-tout. Qu’on le craigne ou non, une page est en train de se tourner : celle d’une organisation en facultés, celle du repli sur elles-mêmes de certaines disciplines, les humanités plus que les sciences, l’histoire plus que la sociologie,… Et ce n’est pas forcément triste ! Une page est aussi en train de s’ouvrir, celle permettant aux universités d’affirmer leur rôle dans le développement économique et social de leur pays, celle pour cela d’une reconstitution d’une responsabilité locale collégiale autour des conseils de l’université et de son président élu par ses pairs. Parions qu’une fois remis à l’ouvrage, les cheminements de chacun pourront à nouveau converger, sortant des horreurs décrites et appréhendant les nouvelles possibilités offertes. La fin des facultés n’est pas la fin du monde ni même celle des universités, la confrontation à des attentes d’insertion professionnelle des étudiants, la coopération avec des entreprises et des collectivités territoriales ne sont pas des dévoiements du savoir académique, elle en sont même la nécessaire mise en valeur.
Le système français d’enseignement supérieur et de recherche, avec son architecture très particulière, a aujourd’hui atteint un double point de non-retour : la fin du modèle facultaire, la fin de la coupure entre enseignement, recherche et professionnalisation, entre universités, écoles et organismes. Elle l’a atteint parce que s’est établie progressivement la conscience de ce qu’il ne pouvait satisfaire : une élévation massive de qualification professionnelle de la population, la transmission d’une culture d’innovation liant diffusion des connaissances et des pratiques de recherche. Voilà ce qui a poussé les forces d’un pays qui y était a priori peu disposées, à donner un rôle pivot à un modèle universitaire, retrouvant par là même la force de son origine et rejoignant la qualité des standards internationaux.
Une construction institutionnelle progressive
Cette reconfiguration du paysage, à la fois de son organisation institutionnelle et de son fonctionnement interne, est l’aboutissement d’un long processus dont la cohérence s’est progressivement dessinée. En 2003 le gouvernement échouait, faute de consensus suffisant, à proposer une loi dite d’autonomie des universités. Dès l’année suivante était mise en chantier une nouvelle loi votée en 2006 dite “Pacte pour la recherche” qui redessinait l’architecture du système. En 2007, la position des universités ayant été redéfinie, la LRU venait avec courage poser la pièce manquante depuis longtemps : celle accordant de la liberté stratégique à des universités qui se trouvaient depuis non moins longtemps surchargées de nouvelles responsabilités, empêtrées dans leur capacité à les réaliser et sans moyens suffisants pour les atteindre. Ainsi, bien loin de marquer une rupture, la LRU est-elle le fruit d’une continuité remarquable d’un processus de réforme conduit par plusieurs gouvernements successifs.
Quatre étapes méritent d’être soulignées dans ce cheminement, deux redéfinissant le cadre en amont, deux lois spécifiques en définissant l’organisation interne :
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2001 : la LOLF, loi d’organisation des finances publiques, imposant à chaque ministère et opérateur public de passer d’une allocation de moyens récurrents dont l’utilisation selon le règlement suffisait à garantir la vertu publique, à une allocation liant de façon dynamique objectifs, résultats et moyens. C’est un premier changement du paysage, celui de voir l’action publique du point de vue de ses finalités et non de son mode de prescription, changement non spécifique à l’enseignement et à la recherche mais qui introduisait dans cet univers très réglementé, même à dose homéopathique, une culture de l’évaluation et de la contractualisation.
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2002 – 2005 : le LMD, simple accord cadre européen, redéfinissant à l’image de la LOLF l’ensemble des diplômes universitaires à partir de leur finalité – impliquant d’expliciter les compétences visées et le niveau de responsabilité professionnelle susceptible d’être exercé — et non plus à partir de la quantité de savoirs accumulés mesurée par la durée des formations suivies. Il est difficile de comprendre comment un tel retournement de perspective a pu être, non seulement accepté, mais approprié par les corps enseignants qui l’ont mis en œuvre plus rapidement que les prévisions les plus optimistes, sans souligner la fierté qu’y ont retrouvé les universités de se replacer comme acteur d’insertion professionnelle et de développement économique.
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2006 : la Loi Recherche, avec la création de l’AERES, de l’ANR, des Pôles d’enseignement supérieur et de recherche (PRES), des Etablissements publics de coopération scientifiques(EPCS), des Réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA), les fondations universitaires et partenariales, les instituts Carnots,…
La logique de fond en est le passage d’une spécialisation des établissements en tuyaux verticaux mettant en concurrence organismes de recherche, écoles et universités, à une spécialisation horizontale par niveau de responsabilité : au ministère et conseils (y compris le CoNRS) l’orientation et la fixation des grands objectifs ; aux agences et organismes de recherche le rôle d’agences, chargées de la programmation et de l’allocation de moyens ; aux opérateurs, universités et organismes de recherche dans leur champ spécifique, la production de connaissances, leur diffusion et leur valorisation.
Cette distinction des niveaux de responsabilité (orientation, programmation, mise en œuvre opérationnelle) va se retrouver, à partir de la LRU reproduite à chaque niveau : ainsi l’université mettra-t-elle en place à partir de son conseil, un système d’information sur ses activités et un dispositif d’allocation des ressources créant un rapport contractuel avec ses composantes de formation et de recherche chargée de la mise en oeuvre ; de même les formations et labos seront amenées à discuter avec les personnels pour discuter leurs formes d’engagement et définir leurs obligations,…
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2007 : la loi LRU débloque l’initiative stratégique des universités en même temps qu’elle les met sous tension de voir leurs moyens dépendre de leurs résultats. Trois éléments la caractérise : la reconfiguration de l’exécutif avec un conseil et un président élus sur un projet, devant disposer d’une majorité par un mécanisme de prime majoritaire copié sur l’organisation des collectivités territoriales ; un budget global ; la responsabilité des recrutements antérieurement confiés aux commission de spécialistes constituées par disciplines.
La réinvention d’universités pluridisciplinaires territorialisées
Cette construction institutionnelle progressive s’est déroulée sur fond d’un vif débat public sur les enjeux d’une société de la connaissance, débat qui a au départ plutôt privilégié l’extension du rôle des organismes de recherche et des grandes écoles pour aboutir à l’inverse à une revalorisation d’un modèle universitaire défini, non pas tant par les 83 universités existantes que par l’émergence de “systèmes universitaires territoriaux” (c’est le titre d’une résolution de la CPU en 2006) comportant trois caractéristiques fondatrices :
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le lien fort établi entre enseignement et recherche, condition d’une contribution pertinente aux besoins d’une économie de l’innovation
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son caractère omnidisciplinaire (sciences et ingénierie, SHS, sciences de la vie) lui permettant d’évoluer à partir des demandes formulées de façon thématiques plus que disciplinaires par son environnement,
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son ancrage territorial manifesté à la fois par sa contribution à la formation de la population environnante à commencer par le premier cycle et la formation continue, et par son intérêt pour le développement économique de sa région, et tout autant caractérisé comme périmètre de la collectivité scientifique assumant ensemble ces missions.
Plusieurs éléments ont pesé lourd dans ce débat public :
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la preuve apportée à l’occasion du LMD par les universités de leur capacité à changer, même cela était mieux ressenti en province que dans les universités de lettres et de droit de Paris, en même temps qu’organismes et grandes écoles peu contestés sur leur efficacité l’étaient de plus en plus sur leur efficience. Le modèle traditionnel d’excellence française apparaissait trop endogène et insuffisant pour répondre au caractère massif des enjeux posés ;
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le constat que les enjeux d’une société de la connaissance mettaient autant l’accent sur les nouveautés produites que sur le besoin massif de diffusion d’une culture d’innovation, requérant de garder liés enseignements et recherche dans la formation autant que prescription et initiative dans l’organisation du travail ;
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les comparaisons internationales qui, en plus de la faiblesse des financements, mettaient l’accent sur la dispersion française et le manque de pilotage stratégique.
Ce sont en particulier ces comparaisons internationales qui ont permis de mieux comprendre l’importance de la taille critique et celle du territoire conçu comme espace de coopération et de responsabilité partagée. Taille critique pour permettre une attractivité suffisante et une capacité de réallocation interne des moyens garant de la durabilité d’une performance. Affirmation du caractère territorial (les universités étrangères et les nouveaux PRES constitués en France portent un nom de ville ou de région), non pas en opposition au modèle déterritorialisé du réseau mais pour en permettre le renouvellement disciplinaire et thématique. Si la production scientifique est et restera l’œuvre d’individus et souvent de petites équipes insérées dans des réseaux internationaux plus soucieux de qualité que de proximité, la durée des institutions, leur capacité à se renouveler, à attirer des talents et des moyens nécessite de passer à une échelle collective plus large et de construire les formes d’institutions pertinentes.
Un processus d’apprentissage collégial
Nous en arrivons ici au paradoxe de ce processus de réforme : il part de la Loi et de l’Etat alors que sa réussite suppose un processus incrémental (dont la réussite dépend de l’appropriation par des acteurs décentralisés), et un apprentissage s’appuyant sur des boucles réflexives de bilan et de retour d’expérience, nécessaire à l’établissement de nouvelles règles partagées permettant une amélioration continue du fonctionnement à chaque niveau et entre niveaux.
Nous sommes ici au cœur des difficultés inhérentes à toute loi de décentralisation car la LRU est bien une loi de décentralisation :
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en amont la réorganisation des administrations centrales devant expliciter les missions attendues de chaque opérateur et les moyens leurs correspondant, redonnant la main aux établissements pour élaborer et mettre en œuvre dans ce cadre préétabli des stratégies partagées et les règles locales pertinentes, c’est-à-dire à la fois efficaces et légitimes, pour les atteindre.
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au cœur du processus, la capacité des acteurs décentralisés et la conduite avec eux de la contractualisation pour accompagner chaque établissement de façon compréhensive (sinon un logiciel et une procédure automatique suffit) en partant d’évaluations externes, et en tenant compte de sa stratégie et des difficultés particulières de son histoire et de son environnement,
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en aval la transparence, la pertinence et la qualité des évaluations qui elles aussi ont à apprendre à se professionnaliser et à contribuer au développement d’une culture et de méthodologies d’évaluation.
Le mouvement actuel traduit bien la difficulté du processus. A côté de l’action de l’Etat de celle des conseils, des présidents et des équipes présidentielles, l’émergence de nouvelles institutions et de nouvelles pratiques, conçues comme projets, passe par leur appropriation (et l’appropriation ne se décrète pas) par ceux sur lesquels repose leur mise en œuvre. C’est là une difficulté conjoncturelle de la décentralisation en cours (conjoncturel ne veut pas dire fugace : au bout de vingt sept ans de décentralisation de la responsabilité de la formation professionnelle aux Régions, et après trois lois la réaffirmant, on commence seulement à voir les Régions capables de l’assumer) : les acteurs sur lesquels elle repose y sont très inégalement préparés. Beaucoup de secteurs et de disciplines sont restés à l’écart des transformations en cours, vivant comme hors du temps et n’hésitant pas à le revendiquer comme signe d’universalité. Cette mise à l’écart du débat a été renforcée par la conduite même du changement : là où une logique de décentralisation aurait du conduire le pouvoir central à se dessaisir du contrôle a priori, et à assumer a posteriori un rôle de régulation des bonnes pratiques et des excès, a été réaffirmée a priori la fonction réglementaire des décrets. Pendant près de deux ans, au lieu d’un débat local s’appuyant sur des spécificités partagées et confrontant la diversité des acteurs impliqués, chacun s’est replié sur son réseau, durcissant son identité catégorielle, pour mieux faire pression sur le ministère. Trop d’acteurs ont été invités à garder le nez en l’air, ce qui ne pouvait que conforter l’administration dans sa toute puissance. Les redescentes sur terre sont toujours un moment douloureux. Cet effet a été d’autant plus difficile à conjurer qu’est faible l’existence d’identité et de culture d’établissement. Celle-ci, plus développée dans les grandes universités dites de sciences, celles où, comme dans les grandes écoles, on définit son rang par son établissement d’exercice ou d’obtention du diplôme, reste faible dans les autres établissements.
Voir enfin se créer de vraies universités !
Mais ces résistances sont aussi la raison d’être d’un tel processus de décentralisation : le constat que l’implication de tous est nécessaire à la réussite des missions confiées à un établissement, que cette implication de tous ne peut être obtenue par des incitations nationales — du ministère ou des organismes — qui ont au contraire déchiré depuis trop longtemps les sentiments de contribution à une réussite collective et d’appartenances à un établissement, qu’elle nécessite un retour à une responsabilité collective partagée localement qui ne peut être exigée sans octroi de liberté supplémentaire à ce niveau. C’est l’appellation même de la loi LRU. Les libertés universitaires ont une dimension personnelle, celle du choix des propositions d’idées en recherche et des idées professées en formation ; elles ont une dimension collective, celle de l’acceptation d’une mission fixée au sein d’un collectif dont on est membre et “citoyen”électeur. C’est le fondement d’une telle liberté, dont la forme d’organisation s’est inventée au moyen âge et perpétuée à peu près partout dans le monde, que de ne pouvoir être décidée individuellement, ni confiée à une faculté isolément des autres.
Ces difficultés non surmontées éclairent largement l’extrême tension des mouvements en cours, car ils touchent à l’identitaire, au plus profond de chacun. Chacun s’y trouve comme privé de lui-même, enfermé dans son statut national, mais dépourvu de perspective. Moment difficile, sauf à espérer que ces difficultés stimulent en contrepoint le besoin d’une confrontation au sein des établissements, appuyés sur leur projet débattu et décidé de façon collégiale, entre corps et disciplines appelés à accorder leur apport autour de leurs missions communes sans perdre l’efficacité propre à chacun. Bref à voir enfin se créer de vraies universités !