Les universités françaises de 1808 à 1968

séance du lundi 26 octobre 2009

par M. Antoine Prost,
Professeur émérite à la Sorbonne

 

 

L’histoire des universités du début du XIXe siècle aux événements de 1968 s’articule autour de la date-pivot de 1896, date de la loi qui les a créées.

L’Université impériale était une vaste corporation, structurée en académies dirigées par des recteurs sous l’autorité d’un Grand-Maître. Ce n’était pas la réunion de véritables universités. L’enseignement supérieur était organisé en facultés. Celles de droit, de médecine et de pharmacie étaient les anciennes écoles spéciales. Comme leurs formations étaient utiles, voire requises, pour certaines carrières, elles avaient des étudiants. Les facultés de lettres et de sciences n’en avaient pas. Elles remplissaient une tout autre fonction.

Napoléon disposait de ressources limitées. Son objectif premier, en matière d’enseignement, se limitait à former les élites dont l’Etat avait besoin : administrateurs, officiers, ingénieurs des grands corps. Une solide instruction secondaire constituait le socle à partir duquel dégager ces élites. Mais Napoléon ne disposait ni des finances ni des personnels nécessaires pour assurer cette instruction dans toute la France. Il a donc limité son action à créer quelques grands lycées – initialement, il n’en prévoyait qu’un par Cour d’Appel – avec des classes préparatoires aux écoles du gouvernement, pour fixer en quelque sorte le niveau requis, et amener les collèges communaux ou confessionnels à s’y ajuster progressivement. Dans le même esprit, il a fait du baccalauréat le premier des grades universitaires, et il a donné à l’Université le monopole de la collation des grades. Pour être plus sûr de l’adhésion de l’élite au régime, il a en outre obligé les candidats au baccalauréat à effectuer leurs deux dernières années de scolarité dans des établissements publics.

Les facultés de lettres et de sciences ont donc été créées d’abord pour délivrer les grades universitaires, baccalauréat, licence et doctorat. Ce ne sont pas des lieux d’enseignement et de recherche, mais des jurys d’examen. La première tâche des professeurs de ces facultés est de faire passer le baccalauréat ; il y a d’ailleurs trois sessions par an. Très logiquement, le professeur de rhétorique, celui de philosophie et celui de mathématiques du lycée du chef lieu de l’académie sont en même temps professeurs à la Faculté. Il n’y a pas d’étudiants, car la licence consiste en une version latine qu’on prépare en passant une ou deux années supplémentaires dans une classe de rhétorique. Au point que l’habitude se prend de régler les droits d’inscription en même temps que ceux d’examen. A Petit de Julleville, qui veut absolument s’inscrire en début d’année, le préposé irrité répond en 1845 : ” Suivez les cours si vous voulez, mais qu’est-il besoin que nous le sachions ? ” Les personnes qui assistent aux cours publics sont des rentiers qui occupent ainsi leurs loisirs, un peu comme le public de nos actuelles universités du 3ème âge. La situation en sciences est un peu différente, car le baccalauréat ès sciences, qui suppose la possession du baccalauréat ès-lettres, et à plus forte raison la licence, permettent de devenir professeur de collège. Mais le débouché est étroit. Quant à la recherche, elle fait le désespoir des scientifiques par son néant. Elle s’est réfugiée au Muséum, à l’École normale supérieure, à Polytechnique, à l’École pratique des Hautes-Études créée par Duruy en 1867 pour remédier précisément à ces manques dramatiques, suivant un processus que reprendra Jean Zay, avec la création du CNRS en 1939.

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Les républicains héritent donc d’un semblant d’universités. Comparées aux grandes universités étrangères, britanniques, américaines ou surtout allemandes, les facultés françaises n’existent pas. Elles n’ont pas de vrais étudiants en lettres et sciences, et pas de professeurs spécialisés. A Lyon, par exemple, un seul professeur est en charge de toute l’histoire et de toute la géographie. Les locaux sont vétustes, étriqués, inadaptés, et les laboratoires misérables. Aucune faculté de lettres n’a de bibliothèque. Les descriptions des contemporains sont atterrantes.

Fouettés par la défaite de 1870, les républicains veulent donc créer de véritables universités, des lieux de hautes études, comme on le dit alors. L’idée était dans l’air. Peu avant 1870, Guizot avait demandé dans un rapport officiel ” que dans quelques unes des principales villes de l’Etat et avec leur concours, il soit organisé un enseignement supérieur complet c’est-à-dire : réunissant toutes les facultés avec leurs dépendances nécessaires, de telle sorte que, sans détruire l’unité de la grande Université nationale, ces établissements deviennent, chacun pour leur compte, de puissants foyers d’études, de science et de progrès intellectuel [1] “. Les réformateurs républicains, à commencer par le directeur de l’enseignement supérieur Louis Liard, et le groupe réuni autour de la Revue internationale de l’enseignement, avec Lavisse, Tannery et d’autres, mettent en œuvre ce projet. Il supposait de rassembler en un même lieu l’ensemble des facultés d’une académie, de leur donner des locaux et des moyens, de créer des chaires spécialisées, d’attirer des étudiants. De vraies universités, c’étaient aussi des universités autonomes, capables d’initiatives. Il s’agissait en fait de transformer une institution chargée d’administrer les grades en foyer de recherche, de passer du cours public au séminaire, de la rhétorique à l’érudition ou à la science.

Si le programme était ambitieux, la stratégie fut modeste. Les réformateurs adoptèrent une démarche progressive, gradualiste. D’abord, ils pensaient avoir le temps devant eux. Ensuite, il était plus conforme à leur conception de l’autonomie universitaire d’élaborer progressivement la réforme avec les universitaires que de la leur imposer d’entrée de jeu. Mais surtout, ils n’avaient pas les moyens d’une grande réforme : les finances étaient maigres, après la ponction effectuée par l’Allemagne, et le soutien politique incertain. En effet, les opposants au régime risquaient d’être rejoints par les jacobins pour qui la création d’universités autonomes constituait un démantèlement de l’Université, c’est-à-dire une atteinte à l’État enseignant.

La réforme à petits pas a permis des transformations importantes. Les professeurs ont été recrutés par cooptation et non par décision administrative comme dans le secondaire. D’année en année, leur nombre a augmenté par la création de chaires spécialisées, si bien qu’il a doublé entre 1880 et 1910. Leur traitement s’est amélioré. Les doyens sont restés nommés par le ministre, mais sur proposition des facultés. Celles-ci ont reçu la liberté d’arrêter leurs cours et leurs programmes sans l’approbation du ministre. L’indépendance administrative a progressé. Un décret de 1885 a donné aux facultés la personnalité civile et le droit de recevoir des subventions, ce qui n’était pas une clause de style, car des villes et de généreux mécènes étaient alors disposés à les financer. Un autre décret de 1885 a créé dans chaque académie une instance fédérative des facultés, le conseil général des facultés, et dans chaque faculté, deux instances délibératives, l’assemblée et le conseil. Un pas supplémentaire a été franchi par un décret de 1889 qui dotait les facultés d’un budget et affectait à ce budget, et non plus à celui de l’Etat, les droits d’inscription. C’était un compromis, car les réformateurs avaient dû concéder aux défenseurs de l’équilibre budgétaire et à ceux du monopole de la collation des grades, le maintien au budget de l’Etat des droits d’examen.

Mais comment faire des universités sans étudiants ? Pour en attirer, les républicains choisirent de confier aux facultés de lettres et de sciences la formation des professeurs des lycées et collèges. C’est la création de bourses de licence en 1877 et de bourses d’agrégation en 1880. Autour de la préparation du concours s’organise le nouvel enseignement supérieur. En histoire, par exemple, Lavisse réunit en 1880 tous les professeurs de la Sorbonne et des hautes études dans son cabinet – qui n’était pas grand – pour qu’ils se répartissent les questions du programme. Puis il a organisé des conférences réservées aux seuls candidats, avec aux portes des salles des appariteurs chargés d’en interdire l’entrée au public habituel des cours. Cet enseignement, plus proche du séminaire allemand que du cours public, entraîne une spécialisation progressive des licences, sans adopter encore le système des certificats, et en conservant jusqu’en 1907 une épreuve de version latine. Il débouche même en 1886 sur une initiation à la recherche, avec la création en lettres du Diplôme d’études supérieures, dont la possession devient un peu plus tard obligatoire pour se présenter à l’agrégation.

Ces mesures créaient un véritable enseignement supérieur, mais non de vraies universités. En 1890, les républicains entreprirent, un peu tard, de les réaliser. Mais, compte-tenu du petit nombre d’étudiants, il était un peu absurde de multiplier les universités. A la veille de la guerre de 1914, on compte moins de 100 étudiants en lettres à Aix ou Clermont, moins de 200 à Besançon, Caen, Dijon, Poitiers et Rennes [2]. Les réformateurs n’envisageaient pas de créer des universités là où les facultés n’existaient pas au complet et ne dépassaient pas, ensemble, les 500 étudiants. Cela donnait cinq ou six universités, pas davantage, et une structure universitaire à deux niveaux, avec quelques grands pôles, et des facultés de second ordre.

On devine les protestations suscitées par ce projet. Les députés, les sénateurs et les maires des villes dont les facultés ne deviendraient pas universités se mobilisèrent. Ils étaient d’autant plus forts que l’Etat avait beaucoup fait appel aux villes pour construire les “palais” universitaires qui ont accueilli nos étudiants jusque dans les années 1960. Entre 1875 et 1890, sur 99 millions de francs-or investis dans l’enseignement supérieur, les villes en avaient apporté 51. Leur refuser d’appeler universités des établissements pour lesquels elles avaient tant dépensé était impossible. Liard essaya pourtant de renforcer le lien entre les facultés sans utiliser le terme université : c’est la loi de 1893 qui crée le ” corps des facultés “. Mais il était dans l’impasse. La loi de 1896 consacre son échec : elle crée bien les universités, mais c’est tout sauf une grande loi. Elle n’a qu’un article : les corps de facultés s’appellent désormais universités. Il n’y a dans la loi que le nom.

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L’échec de Liard n’est pourtant pas complet. Les décrets qui accompagnent la loi transfèrent des facultés à l’université les droits d’inscription, et lui donnent le droit de créer des diplômes dépourvus de sanction légale et d’utiliser des fonds privés pour créer de nouveau cours. Cette autonomie relative permet des initiatives que prennent certains professeurs de sciences. Le débouché de l’enseignement étant maigre pour leurs étudiants, ils sont condamnés à stagner s’ils n’élargissent pas leur recrutement. L’étudiant rare est une puissante incitation à innover. Au même moment, l’industrie avait besoin d’ingénieurs plus nombreux et plus spécialisés. Les grandes écoles généralistes (Polytechnique, Centrale) ne répondaient pas à cette demande nouvelle, ce qui explique par exemple la création par la ville de Paris en 1882 de l’Ecole de chimie et de physique industrielles. On voit donc se développer, dans les facultés des sciences, des instituts de chimie (Nancy, Lyon, Bordeaux, Montpellier etc.) ou d’électrotechnique (Grenoble, Nancy, Toulouse, Lille). Mais les professeurs qui lancent ces formations sont souvent isolés, et mal vus par leurs collègues. Pour surmonter ces résistances, il leur faut des soutiens en dehors de l’université.

Ils peuvent les trouver dans certaines entreprises. Solvay, qui produit de la soude à Dombasle, finance par exemple la chimie de Nancy. Mais la réussite la plus spectaculaire est celle de Grenoble. Ici, le projet a été lancé par un professeur dont la thèse portait sur l’aimantation transversale des conducteurs magnétiques. La chambre de Commerce, que préside un fabricant de turbines, et d’autres industriels de l’électricité le soutiennent. Ils réunissent des financements, ils donnent à l’université des terrains pour construire des laboratoires. En outre, l’université y met du sien : les juristes qui voient l’intérêt local du projet proposent en 1898 au conseil d’université, qui les suit, de consacrer le produit des droits d’inscription, dont ils sont les plus gros pourvoyeurs, à l’enseignement de l’électricité industrielle. L’institut, qui ouvre en 1900, compte 210 étudiants en 1910.

La réussite toulousaine obéit à d’autres concours. Ici, l’électricité pyrénéenne n’est pas directement concernée. C’est la municipalité socialiste qui, en 1908, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer, soutient le développement d’un enseignement de l’électricité qui vise à former des ingénieurs mais aussi des techniciens.

Dans l’ensemble, les formations appliquées progressent sensiblement puisque les facultés de sciences délivrent en 1913 122 diplômes techniques en chimie et 229 en électricité, 157 à Grenoble, 129 à Nancy, 91 à Toulouse, partie plus tard. La même année, elles décernent 381 licences ès-sciences. Sur ce point, la loi de 1896 n’est pas un échec. A plus long terme, en revanche, elle s’avère négative, car les structures qu’elle a créées ne permettent pas une intégration satisfaisante de ces instituts prometteurs qui vont prendre le statut de grandes écoles.

La réforme de 1896 se caractérise enfin par un dernier trait : le rôle qu’elle donne aux recteurs. C’est le recteur qui préside le conseil de l’université, composé de trois représentants de chaque faculté. Suivant les personnalités et les configurations locales, son action est plus ou moins importante, mais elle peut être déterminante quand l’université dispose de ressources propres, ou quand il s’agit de porter auprès du ministère les projets locaux de développement. L’historien des recteurs, Jean-François Condette, affirme même que leur charge principale sous la IIIe République est d’animer et de gérer les universités. L’exemple qu’il a étudié du Recteur Chatelet à Lille entre les deux guerres conforte cette affirmation.

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Le système universitaire mis en place par les réformateurs républicains a implosé en 1968. Mais certains de ses caractères se font encore sentir. Je me contenterai de les énumérer.

D’abord, une conception pauvre, étroite, des universités, résumées à l’enseignement qu’elles dispensent. La comparaison avec les universités étrangères est accablante sur ce point. Créer des communautés de vie et non seulement d’étude n’était pas au programme des républicains. Ils se sont inspirés des séminaires allemands, non des collèges anglo-saxons.

Ensuite, la force de la tradition facultaire, que symbolise le retour rapide après 1968 du titre de doyen, du nom de faculté, et la rareté comme la précarité des formations à cheval sur deux anciennes facultés.

Enfin, la difficulté, qui semble se réduire, à accueillir des formations appliquées, en sciences et surtout en lettres où la préparation des concours du second degré continue à structurer l’enseignement : quand tout est bloqué par la contestation, seuls les cours d’agrégation continuent à se dérouler. Là est le saint des saints de notre enseignement supérieur littéraire. Il est permis de s’interroger sur le sens de cette pérennité dans une université qui compte aujourd’hui 387.000 étudiants en lettres et sciences humaines.

 


[1] Louis Liard, L’Enseignement supérieur en France, 1789-1889, Paris, A. Colin, tome II, 1894, p. 338.

[2] George Weisz, The Emergence of Modern Universities in France, 1863-1914, Princeton, Princeton university press, 1983, p. 239.