Séance du lundi 22 février 2010
par M. Philippe Sellier,
Professeur émérite de l’Université Paris IV-Sorbonne
La question des sectes s’est imposée à la vigilance de l’opinion française au cours des années 1980. Et cela pour deux raisons principales : depuis la fin de la seconde Guerre mondiale n’ont cessé d’affluer en Europe des groupes fermés et mal connus, en provenance d’abord des Etats-Unis, puis de l’Extrême-Orient. Mais la seconde raison est de loin la plus grave : elle réside dans la multiplication des faits divers tragiques et des poursuites judiciaires liés à ces groupes. Personne n’a oublié les 923 morts par empoisonnement, dont 260 enfants, de la secte du Temple du peuple, autour de son gourou, Jim Jones, le 18 novembre 1978, dans l’ancienne Guyane britannique. L’année suivante, neuf membres de l’Église de scientologie sont condamnés aux États-Unis pour association de malfaiteurs et cambriolage de documents dans divers Ministères. Le Dictionnaire des sectes d’Annick Drogou recensait déjà, en 1998, sur huit pleines pages ces faits divers et ces condamnations. Parmi les plus connus, les morts de Waco au Texas (1993), ceux de l’Ordre du Temple solaire (1994-1997) et au Japon les attentats au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte Aum Shinri-Kyo (1994-1995).
Ce nouveau paysage explique l’intervention des autorités politiques et celle de l’Église catholique. En France, le député Alain Vivien remet au Premier ministre, Pierre Mauroy, le premier Rapport sur les sectes en 1983 (il est rendu public en 1985). Le 3 mai 1986 paraît à Rome un Rapport de synthèse, fondé sur les réponses à un questionnaire de 75 conférences épiscopales, Le Phénomène des sectes ou nouveaux mouvements religieux, défi pastoral. À la fin de 1995 est publié le Rapport très riche de la Commission parlementaire Gest-Guyard, qui établit une liste en partie controversée de 172 sectes et suscite la création d’une Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes, établie auprès du Premier ministre – la M.I.L.S. (7 octobre 1998). En décembre 2002 lui succède la MIVILUDES, Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires, avec obligation de présenter un Rapport annuel sur la situation. Elle est présidée, depuis le 23 septembre 2008, par l’ancien magistrat et ancien député Georges Fénech.
La secte apparaît désormais comme un fléau social. Mais sous quel angle l’étudier : historique ? sociologique ? psychologique ? médiatique ? juridique ? politique ? religieux ? Le programme pourrait être immense, mais je vais devoir m’en tenir à une interrogation préalable, fondamentale : si le mot « secte » est maintenant partout, paré de noir, de quoi s’agit-il exactement ?
Voici le paradoxe sur lequel nous avons à réfléchir : le terme « secte » est utilisé par tout le monde, y compris par les juristes, qui commencent pourtant par souligner qu’il n’en existe aucune définition juridique. Il est presque comique de voir intitulé Les « sectes » et le droit un colloque très intéressant où l’on ne cesse d’avouer que l’on n’a pas défini ce de quoi tous les orateurs ne cessent de parler, et où l’on croit lever l’anomalie en plaçant, dans le titre, « sectes » entre guillemets. Dans le champ politico-administratif, je me contenterai d’un seul exemple : le 25 novembre 1993, M. Sarkozy, alors ministre du budget, interrogé sur l’extension éventuelle de l’exemption de taxe foncière dont bénéficient les grandes religions établies, répond au Sénat : « Il ne s’agit en aucun cas d’étendre le bénéfice de cette disposition aux sectes [1]. » On souhaiterait bien du plaisir aux fonctionnaires chargés d’appliquer cette belle déclaration, si en fait ne fonctionnait pas sourdement en France une coupure entre cinq religions acceptées et tous les autres mouvements religieux ou ésotériques. Ce privilège en faveur du catholicisme, de la Fédération protestante, du judaïsme, de l’islam et du bouddhisme s’affiche à la télévision, avec les cinq émissions du dimanche matin sur France 2, chaîne publique.
Devant une telle confusion, est-ce qu’une enquête sur les sens successifs qu’a pris le mot « secte » ne nous aidera pas à projeter quelque lumière ? Nous pourrons progresser assez rapidement sur les deux sens les plus anciens, même s’ils ont laissé un sillage qui se prolonge jusqu’à nous. Il nous faudra nous attarder un peu plus sur la définition sociologique élaborée par Max Weber et Ernst Troeltsch au début du XXe siècle, car certaines de ses caractéristiques demeurent éclairantes. Force sera pourtant de dépasser, tout en les assumant partiellement, ces trois sens longtemps classiques, car ce que nous visons aujourd’hui sous l’appellation de sectes comporte des éléments en partie nouveaux.
Le règne des étymologies
Le sens le plus ancien de « secte » s’explique de façon limpide par son étymologie. Le mot a été formé sur le verbe latin sequi, suivre (participe passé « secutus, secuta »). Il désigne, et cela déjà chez Cicéron, une école de pensée, ceux qui suivent tel maître. Le terme ne présente en lui-même aucune nuance péjorative, mais on peut évidemment le charger d’opprobre si l’école de pensée dont il s’agit est attaquée, comme les chrétiens dans les Actes des apôtres (24, 5 et 14 : airesis en grec, secta dans la Vulgate de saint Jérôme). Cet usage parfois polémique n’attente pourtant pas à la neutralité foncière du mot. Au point qu’à maintes reprises, la religion chrétienne elle-même se désignera comme la secte du Christ, par exemple chez Tertullien ou chez saint Cyprien [2]. Ce sens va perdurer vingt siècles, si bien qu’on n’en finirait pas d’en accumuler les exemples : Pascal parle des « diverses sectes des stoïques et des épicuriens » (Pensées, Se. 240). Le Dictionnaire de Furetière (1690) distingue en théologie les sectes de saint Thomas et de Duns Scot. L’orientaliste Pétis de la Croix, auteur des Mille et Un Jours (1710), évoque sans défaveur la secte de Mahomet. Un monument imposant offre un beau début de crépuscule à cette acception, l’Histoire des sectes (1828) du célèbre abbé Grégoire, avec ses six volumes, où figure la secte de Kant [3].
Ce que cette acception nous a laissé en héritage, c’est l’idée que la secte se forme autour d’un maître, auquel notre époque a substitué le nom indien de gourou. À la fin du Léviathan (1651), Hobbes développe ce dialogue entre A et B :
A . Qu’est-ce qu’une secte ?
B. C’est un certain nombre d’hommes qui suivent, en matière de science, un seul et même maître, qu’ils se sont choisi à leur gré. Et de même que secte vient de sequi (suivre), hérésie signifie étymologiquement choix. Lucien (qui est un blasphémateur, mais une bonne autorité en langue grecque) a intitulé Peri aireseos, celui qui traite du choix d’un maître [4].
Or un maître peut soit aider à l’épanouissement d’une personnalité libre, soit opprimer, aliéner. C’est cette possibilité menaçante qu’exprime aujourd’hui le terme indien de gourou. Dans la secte du Mandarom, près de Castellane, Gilbert Bourdin, qui s’était proclamé Messie cosmo-planétaire et réincarnation du Christ, puis du Bouddha, en même temps que réapparition du Mahdi, se faisait célébrer par cette prière :
Gloire à notre gourou,
Il est Dieu lui-même,
Qu’on bénit et qu’on aime
Et qu’on sert à genoux [5].
Heureusement le Messie cosmo-planétaire est mort à temps, en 1998, sans attendre le verdict d’un procès où il devait répondre de quinze accusations de viols sur mineurs.
Mais pendant longtemps les maîtres des sectes ont été des personnalités d’exception, comme Platon, Aristote ou les grandes figures du Portique, sans parler du Christ lui-même.
La secte comme rupture
C’est l’expansion du christianisme, son développement en une imposante Église répandue dans tout le monde connu, qui vont accréditer une acception nouvelle de deux termes : secte et hérésie, qui vont se mettre à désigner de façon polémique des groupes déviants. Au début du VIIIe siècle, Bède le Vénérable croit même que, dans le discours chrétien, l’acception péjorative a effacé le sens venu du monde antique [6]. En fait le terme, pris au sens péjoratif reste bien moins fréquent qu’hérésie, ce qui explique que les théologiens aient peu théorisé sur lui. Un saint Thomas d’Aquin peut écrire : « Secte et hérésie, c’est la même chose [7] » ; et dans l’Index détaillé de l’édition de Salamanque (1951), secte brille par son absence, tandis qu’hérésie occupe quatre colonnes.
En français, c’est au XIIIe siècle que ce sémantisme de la séparation va faire imaginer une étymologie fantaisiste : on se met quelquefois à faire dériver secte non plus de sequi, mais de secare, couper, retrancher (supin sectum). Toutefois l’étymologie authentique, conservée par Isidore de Séville dans ses Etymologiae (VIII), ne pourra jamais être effacée. De sorte que les deux acceptions vont cohabiter jusqu’au milieu du XXe siècle, comme l’attestent la plupart des dictionnaires (Richelet en 1680, l’Académie en 1694, 1718…) et l’encyclopédie de Diderot. C’est encore le sens de groupe déviant par rapport aux grandes Églises qui gouverne le livre du père Chéry L’Offensive des sectes (1954), un des premiers cris d’alarme devant le pullulement des mouvements sectaires.
Cette conception négative de la secte comme retranchement, rupture par rapport à un ordre jugé seul respectable va — comme l’étymologie précédente — laisser un sillage durable : la secte demeurera clôture d’un groupe fermé, rupture avec l’environnement social considéré comme normal.
En se limitant à ce sens, l’ouvrage du père Chéry ne laissait cependant pas de surprendre, car le dominicain ne prenait pas vraiment en compte une théorie puissante, vieille de quarante ans au moment où il écrivait. C’est cette théorie qu’il nous faut examiner maintenant.
La typologie sociologique
Le début du XXe siècle a été marqué par une floraison de travaux sociologiques portant sur les religions, qu’il s’agisse de Durkheim, de Max Weber (1854-1920) ou d’Ernst Troeltsch (1865-1923). Les deux derniers, amis très proches, nous ont légué une définition sociologique de la secte qui conserve de sa pertinence encore aujourd’hui. Celle-ci est esquissée en 1905 dans l’ouvrage le plus connu de Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Troeltsch, plus historien, et théologien d’une immense culture, la développe dans Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (1912), Les Enseignements sociaux des Églises et des groupes chrétiens. C’est en s’appuyant sur Troeltsch que Weber reprend les analyses dans Économie et société et dans les travaux réunis sous le titre Sociologie des religions.
Les deux sociologues cherchent à mettre de l’ordre dans le foisonnement des groupes religieux en s’interrogeant non sur les contenus de leurs croyances, mais sur leur mode social de recrutement, d’organisation et d’évolution, leurs rapports au pouvoir politique et à l’économie. Ils vont construire deux concepts opposant deux types de communauté, l’Église et la secte. Ils sont conscients qu’ils aboutissent à des types idéaux, dans lesquels les groupes réels ne prendront place que d’une façon plus ou moins parfaite. Conscients aussi que leur travail s’opère uniquement à partir des communautés chrétiennes.
L’Église est une société qui préexiste à ses membres, comme la nation, l’ethnie ou la famille (une Gemeinschaft). L’humanité corrompue par le péché ne peut accéder à la pureté du Royaume de Dieu que par elle, qui s’est vu confier par son fondateur divin la réalisation de l’œuvre du salut, et cela pour tous les hommes. L’Église, unie au Christ d’où tout procède, assure à tous, par les sacrements, la transmission de la grâce. Elle est une institution pour la grâce (Gnadenanstalt), qui entend éclairer les justes comme les injustes. De par sa visée universelle, l’Église doit pénétrer toutes les cultures, dans tous les pays, dans toutes les conditions sociales ; toutes les étapes de chaque existence humaine doivent être métamorphosées par la grâce, et cela dès la naissance, par le baptême.
Pour réaliser une tâche aussi ambitieuse, l’Église a besoin d’obtenir l’aide des dirigeants politiques, ou du moins de ne pas se heurter à une hostilité trop vive. Il lui faut, pour cela, composer, rechercher des alliances ou des compromis. L’idéal serait que l’État soit entièrement soumis à ses finalités surnaturelles, comme en ont rêvé certains papes du moyen-âge. Mais aujourd’hui l’Église – porteuse de grâce par sa Tradition, sa hiérarchie, sa prédication, ses sacrements – se contente souvent du minimum nécessaire à sa mission : annoncer la Parole de Dieu et célébrer la liturgie, œuvrer au service de tous, concourir librement à la formation de la jeunesse, participer aux débats de société, agir comme le levain dans la pâte.
Consciente du règne du péché dans l’humanité, l’Église est en quelque sorte plébéienne, accueillante à tous. La conséquence est qu’elle doit se contenter souvent d’exigences minimales, tout en proposant à ceux qui s’y sentent appelés des choix évangéliques radicaux (par exemple dans la vie monastique). Une tension permanente existe entre souci du plus grand nombre et requête d’une pureté tout évangélique : au XVIIe siècle, ce fut le grand combat entre la casuistique relâchée et Port-Royal.
Troeltsch explique par cette volonté d’universalisme l’adoption par les premières générations chrétiennes du concept stoïcien de loi morale naturelle. Une éthique minimale conforme à la droite raison va servir de socle à l’existence chrétienne : l’Église assume et propose à tous une morale qui convient à tous, et que couronneront les appels évangéliques.
À ce type très reconnaissable s’oppose le type secte. Le terme ne comporte, chez Weber et chez Troeltsch, aucune nuance péjorative. Weber écrit dans Sociologie des religions :
Pour être telle, une secte doit nécessairement, dans son esprit et sa nature, renoncer à l’universalité et reposer sur un accord totalement libre de ses membres. Il doit en aller ainsi parce que la secte est une formation aristocratique : une association de personnes pleinement qualifiées religieusement, et uniquement de ces personnes ; elle ne veut pas être, comme une Église, une institution pour la grâce, qui entend éclairer les justes comme les injustes […] La secte nourrit l’idéal de l’ecclesia pura (d’où le nom de « puritain »), l’idéal de la communion visible de ses membres […] Dans son type le plus pur du moins, elle rejette la grâce institutionnelle (Anstaltgnade) et le charisme de fonction [8].
N’entrent dans la secte que des croyants régénérés (par exemple les born again du baptisme), par une décision individuelle : ce groupe social est purement contractuel ( une Gesellschaft), il implique la parfaite égalité des membres, car la foi intense de chacun atteste une égalité de grâce. Pas de ministères ordonnés, pas de médiation par rapport à l’Écriture ni dans l’acquisition de la grâce (on pense à nouveau au congrégationalisme baptiste). Le maintien de la pureté est assuré par la surveillance mutuelle, par la pratique de l’avertissement et, si nécessaire, de l’exclusion. Le Christ n’est plus le fondateur qui fait circuler sa sève divine dans un organisme objectif de grâce, mais simplement le modèle qu’il faut imiter et prier, dans une foi toute personnelle.
Comme ne tiennent lieu de leaders que des croyants choisis par le groupe, et dont la tâche est surtout d’exhortation, il n’est nul besoin d’un corps de théologiens longuement formés. Ce qui explique que la dogmatique apparaisse parfois comme assez sommaire : je suis un pécheur, Jésus me sauve, ce monde mauvais va disparaître. Cette belle simplicité, ou ce simplisme, est cohérente avec le fait que, selon Troeltsch, les sectes se recrutent surtout dans les classes sociales inférieures.
À la pureté de la secte s’oppose la corruption du monde extérieur. D’où le fréquent repli sur le groupe. La secte refuse de se compromettre avec les instances de l’État, condamne la culture ambiante, met des bornes à la participation de ses membres à la vie civique (ainsi les Témoins de Jéhovah). À la négociation, caractéristique de l’Église, s’oppose la sécession de la secte. Cet ensemble de traits explique que la secte soit habituellement peu nombreuse.
Troeltsch n’ignore évidemment pas qu’ont existé de rares sectes révolutionnaires, comme la branche violente de l’anabaptisme, illustrée par Thomas Müntzer (cher à Engels). Mais il considère que leur action, absolument sans justification évangélique, ne procède que de la condition socio-économique de leurs membres et d’un recours massif à l’Ancien Testament, où ils trouvent de pseudo-justifications à leur violence.
Que penser aujourd’hui de cette typologie ?
On peut passer sur toutes sortes d’exceptions limitées, en faisant crédit à Weber et à Troeltsch de leur conscience de n’avoir proposé que des types idéaux. Il est tout de même un peu gênant de constater que les baptistes, rangés alors parmi les sectes, sont très nombreux : 125 millions dans le monde, dont un bon cinquième de la population des Etats-Unis ; et il est difficile de parler à leur sujet de basses classes, si l’on pense qu’ils comptent dans leurs rangs deux présidents américains, Jimmy Carter et Bill Clinton. De plus grave conséquence est le fait que la plupart des sectes encadrent et forment les enfants, contrairement à la théorie de l’adhésion individuelle à l’âge adulte. Une secte contemporaine, évidemment inconnue de Troeltsch, en fournit une illustration saisissante, qui a fait les délices de la presse people : il s’agit de la scientologie. Celle-ci a pour ambassadeur privilégié la vedette américaine de cinéma Tom Cruise. Cruise s’était engagé dans un mariage longtemps heureux avec une autre star, Nicole Kidman. Le couple eut deux enfants, et c’est à propos de leur formation qu’il se déchira et aboutit au divorce : Cruise exigeait que les enfants fussent élevés dans les doctrines de sa secte, tandis que son épouse, catholique, y était totalement opposée.
Autre groupe de critiques : Weber et Troeltsch, de culture protestante, durcissent souvent la réalité à propos de l’Église catholique. Celle-ci accueille une intensité de foi qui l’apparente souvent aux sectes : les enquêtes sur les communautés néo-rurales, au début des années 1980, se sont dites frappées par la ressemblance de ces mouvements avec les origines de la réforme cistercienne [9]. En second lieu, l’Église catholique n’a jamais limité le don de la grâce aux sacrements : les expériences de conversion y foisonnent, et tout croyant vit dans un contact immédiat avec Dieu. La richesse de la mystique catholique est incomparable : Wesley, le fondateur du méthodisme, est nourri des écrits de l’abbé de Saint-Cyran, et ce sont certains protestants qui ont fait le plus pour la gloire de Mme Guyon [10].
Je terminerai sur deux reproches beaucoup plus graves, qui se sont fait jour du fait de l’évolution contemporaine des sectes. La théorie sociologique passe étonnamment sous silence le rôle de ce que nous appelons aujourd’hui les gourous, avec les tendances totalitaires de beaucoup d’entre eux. Par totalitaire je désigne l’ingérence dans ce qui relève normalement de la vie privée : on obligera par exemple l’adepte à choisir un conjoint agréé, sinon choisi par la secte. Ainsi, après son divorce, Tom Cruise a dû épouser une scientologue dûment contrôlée. Un tel oubli du gourou semble s’expliquer, chez Weber, par la présence à sa pensée des modèles congrégationalistes qu’il a vus aux États-Unis.
Mais la carence la plus criante de la théorie a sauté aux yeux à partir des années 1980, tandis que se multipliaient les catastrophes et les scandales : il s’agit de l’indifférence aux méfaits et aux victimes. Indifférence qui permet de comprendre que les associations de défense des victimes soient souvent peu tendres pour les sociologues, accusés de complaisance, voire de complicité avec les sectes qu’ils étudient.
La théorie wébérienne, devenue classique en sociologie religieuse, demeure certes utile pour interroger les sectes, mais elle nous apparaît depuis un bon quart de siècle comme insuffisante devant ce que nous appelons, aujourd’hui, une secte.
Vigilance et lexicographie
Le changement de sens intervenu au cours des années 1980 et 1990 n’a pas tardé à être pris en compte par les dictionnaires. En 1977, un an avant le suicide collectif du Guyana, le Petit Robert ne connaissait encore que les deux sens anciens : « ensemble de personnes qui professent une même doctrine », donné comme Vieux, et groupe dissident au sein d’une religion, avec comme exemples « Sectes protestantes. Sectes hérétiques ». Le petit Robert 2000 a adjoint à ces deux sens celui-ci : « Communauté fermée, d’intention spiritualiste, où des guides, des maîtres exercent un pouvoir absolu sur les membres. Les religions luttent contre les sectes. Sectes d’inspiration orientale. La secte Moon. Le gourou de la secte. »
« Les religions luttent contre les sectes. » C’est tout à fait exact : le camp laïc et les Églises se retrouvent maintenant du même côté face à ce phénomène. En France, l’épiscopat a nommé un observateur spécialisé, dont le premier a été le chanoine Jean Vernette (mort en 2002), auteur de divers ouvrages, dont un précieux Dictionnaire des groupes religieux aujourd’hui [11].
Un premier constat, massif, s’impose : pour nous, la ligne de démarcation entre les Églises et les sectes s’est déplacée. Nous ne rangeons plus les baptistes ou les mennonites du côté des sectes. Nous distinguons en effet les « réformateurs » des gourous. Nous pouvons sur ce point suivre une institution hautement respectable, le Conseil Œcuménique des Églises, fondé en 1948 et qui réunit actuellement 342 dénominations différentes, mais toutes foncièrement chrétiennes. Sont reçues comme Églises les communautés qui reconnaissent comme Parole de Dieu la Bible, sans retranchement ni adjonction, qui professent la foi énoncée dans le symbole de Nicée-Constantinople (Personne divine du Christ incarné et mystère trinitaire du Dieu unique), qui font la preuve d’une autonomie permanente de vie et d’organisation, qui sont ouvertes au dialogue avec les autres communautés et avec le monde. De surcroît, une Église candidate à l’entrée dans le Conseil œcuménique doit en principe compter au moins cinquante mille membres. On aboutit ainsi à un sens large du mot « Église », qui accueille aussi bien les anglicans que les quakers, les baptistes, les méthodistes, l’Armée du Salut, les luthériens ou les adventistes.
La conceptualisation de Weber et de Troeltsch se trouve ainsi en partie mise à mal par un tel élargissement de l’Église. Il en subsiste néanmoins divers traits, utiles pour caractériser ce que nous visons aujourd’hui par le mot secte : le repli sur le groupe, la tendance à se couper de la société environnante, le caractère fruste d’une vision du monde qui n’a pas subi la mise à l’épreuve de la longue durée ni celle d’un vaste dialogue dans le temps et dans l’espace. Qu’on pense, par contraste, au prodigieux concert de penseurs et de mystiques dans les Églises catholique et orthodoxe depuis deux millénaires, à leur ouverture aux plus nobles philosophies de la planète, et l’on mesurera l’assurance qu’elles représentent contre les fantasmagories individuelles. Dans une Église, tout maître spirituel se trouve à la fois soutenu et lui-même guidé par une tradition et un dialogue.
Si nous voulons progresser vers une définition contemporaine de la secte, il nous faut d’abord écarter une tentation : celle de tenir compte des contenus de croyance de chaque groupe. Chacun de nous peut à part soi considérer comme des impostures les affirmations de Claude Vorilhon, alias Raël, sur ses rencontres avec les extra-terrestres, ou le roman pseudo-métaphysique de Ron Hubbard sur les « thétans », mais l’idéal de laïcité interdit à l’État de se poser en juge des croyances personnelles. Ce dernier doit en revanche réagir en face des dangers que certaines d’entre elles peuvent susciter, danger pour autrui, pour la société, pour l’ordre public.
En décembre 1995, la Commission Gest-Guyard avait élaboré une liste de 172 sectes, sur la base de fiches des Renseignements généraux. Des maires se sont alors mis à refuser des prêts de terrains ou des locations de salles aux groupes épinglés par cette liste. Ce qui a suscité une vive polémique : on a dénoncé, du fait de quelques erreurs, le caractère approximatif du travail des R.G.
De divers côtés, on a cru éluder la difficulté en proposant de ne plus parler que de « nouveaux mouvements religieux ». Mais maintes sectes n’ont rien de religieux, si l’on décide d’entendre par religion la mise en rapport de l’être humain avec une Transcendance, personnelle ou impersonnelle [12]. D’autre part certains groupes suspects ne sont pas nouveaux : l’Église néo-apostolique remonte à la fin du XIXe siècle (7 millions de membres, dont 15.000 en France), et les Témoins de Jéhovah à 1874 (6 millions, dont 150.000 en France).
Beaucoup plus intéressante est la perspective adoptée par la MIVILUDES. Celle-ci, constatant l’extrême difficulté de définir de façon concise et rigoureuse le mot « secte », a jugé suffisamment efficace de reprendre les indices suspects qu’avait élaborés en 1995 le Rapport Gest-Guyard : la déstabilisation mentale, le caractère exorbitant des exigences financières, la rupture induite avec l’environnement d’origine, les atteintes à l’intégrité physique, l’embrigadement des enfants, les troubles à l’ordre public, l’importance des démêlés judiciaires, l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels, les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics (I, A, 2d). C’est à propos de ces indices que la MIVILUDES parle de « dérives sectaires ». Elle traque ces dérives, établit des dossiers d’enquête sur les groupes qui sont contestés, quitte à manifester la totale innocuité de certains d’entre eux ; dans ces dossiers figure la défense présentée par chaque groupe, ce qui avait fait défaut dans le Rapport Gest-Guyard. La Mission remplit ainsi une tâche d’information, grâce à sa lettre bimestrielle, à son Rapport annuel, à diverses sessions, grâce aussi à ses réponses aux questions qui lui sont posées, en particulier par les élus locaux et par le monde enseignant.
Ma seule perplexité, mineure, est d’ordre linguistique : le qualificatif « sectaire », s’il a d’abord été dérivé de secte, en est venu au XIXème siècle à désigner surtout une personne intolérante, d’esprit étroit et rigide en matière politique, philosophique ou religieuse. À la fin de ce même siècle on a créé sur ce mot le substantif « sectarisme ». Si l’on prend « dérives sectaires » dans cette acception, il paraît malaisé de lui faire subsumer nombre d’indices de la Commission Gest-Guyard, comme « le caractère exorbitant des exigences financières » ou les « atteintes à l’intégrité physique ». Si en revanche on lie « dérives sectaires » à « secte », on retrouve le substantif qu’on espérait éviter. Mais c’est à mon avis sans gravité, si l’on se rappelle la célèbre distinction de Pascal et de la Logique de Port-Royal (I,12) entre définition de nom et définition de chose. La définition de chose laisse le terme dans le flou et l’indistinction de son idée ordinaire, qu’on se contente d’inventorier : ainsi le mot « religion » va couvrir toutes les modalités du sacré et devenir de ce fait peu maîtrisable. Au contraire la définition de nom, pratiquée par exemple par les géomètres, décide d’attribuer un sens précis, univoque, à tel mot : c’est ce que je viens de proposer pour « religion ». En fait la MIVILUDES, tout en renonçant à présenter une définition de nom, s’appuie sur une définition de chose : elle énumère, inventorie les indices suspects de ce que l’opinion publique d’aujourd’hui appelle « secte ». C’est ce qui l’a conduite à compléter les huit indices empruntés à la Commission Gest-Guyard par sept autres, comme « le non respect des conventions internationales signées par la France » (Droits de l’enfant, etc.).
Elle abandonne par ailleurs tout projet de dresser une liste de sectes, elle rejette ce que Mme Alliot-Marie a critiqué au début de 2009 comme une « logique de liste ». La liste immobilise dans la réprobation et livre à la vindicte publique des groupes mouvants. Dans le délicat équilibre à maintenir entre défense des libertés et protection d’autrui ou de l’ordre public, elle fait trop bon marché des libertés.
Le Code pénal dispose d’un arsenal que beaucoup jugent suffisant pour réprimer les abus constatés : homicide volontaire ou involontaire, viol, mauvais traitements, défaut de soins, exercice illégal de la médecine, non assistance à personne en danger, vol, escroquerie, abus de confiance, abus d’ignorance ou de faiblesse. Il faut y ajouter les contrôles fiscaux, le contrôle de l’obligation scolaire, la mise en place d’une organisation des professions de psycho-thérapeute, etc. Le Conseil d’État tranche les appels en cas de refus du Ministère de l’Intérieur d’agréer une communauté comme association cultuelle. Ce qui, en 1996, paraissait à M. André Damien suffisant : il qualifiait alors la création d’un Observatoire de lutte contre les sectes de « gesticulations inutiles [13] ».
Malgré tous ces flottements, il est au moins une corporation qui ne peut pas se contenter des énumérations indéfinies propres aux définitions de choses, c’est celle des lexicographes. Ceux-ci, dans les dictionnaires, visent à présenter des définitions concises, à se rapprocher de la définition de nom. Doivent-ils, à propos du mot « secte », se résigner au désespoir ?
Il semble qu’ils puissent prendre appui sur une définition élaborée par la M.I.L.S. en 1998 et qui offre sans doute la plus efficace définition de nom : « La secte est une association de structure totalitaire, déclarant ou non des objectifs religieux, dont le comportement porte atteinte aux droits de l’homme et à l’équilibre social. » La formule « les droits de l’homme » inclut non seulement la Déclaration de 1789, reprise dans notre Constitution, et celle de 1948, mais aussi la Convention Européenne des Droits de l’homme (1950) et la Convention des droits de l’enfant (1989). Par « totalitaire », la M.I.L.S. atteint les abus des gourous, mais aussi, éventuellement, l’oppression collective par le groupe.
Pour terminer, force est de dire un mot des dérives sectaires possibles au sein même des grandes religions acceptées. Il peut exister des cas sporadiques dans l’Église catholique. Mais celle-ci dispose d’une régulation éprouvée pour les juguler. Il est difficile de parler de manipulation mentale à propos de futurs religieux ou prêtres qui disposent de quatre ou cinq années avant un éventuel engagement définitif. Si l’on réfléchissait aussi longtemps avant de se marier, les divorces seraient peut-être plus rares. Comme on l’a fait remarquer, on entre dans l’Église assez difficilement et on en sort on ne peut plus facilement ; dans une secte on entre facilement, et on en sort souvent difficilement.
Plus délicat s’avère le cas de l’Islam, malgré sa grandeur. Car il a à se débarrasser d’archaïsmes contraires aux droits de l’homme, comme l’inégalité hommes-femmes (sourate 4 du Coran) ou l’interdiction de l’apostasie, avec le risque de mort pour le contrevenant.
Au terme de ce parcours, nous voyons à quel point les deux acceptions anciennes du mot « secte » ont laissé des traces actives dans le sens contemporain : la secte d’aujourd’hui est hypertrophie délétère du maître. D’autre part elle se présente fréquemment comme retrait, coupure, fermeture. Enfin, de la théorie de Max Weber nos sectes actuelles vérifient le plus souvent l’adhésion à l‘âge adulte, les exigences contraignantes et le petit nombre.
Mais les groupes contemporains ont gagné en complexité, et les déviations se sont multipliées. Elles ont proliféré en manifestant sur le devant de la scène l’action de trois appétits fondamentaux : la toute-puissance, le sexe et l’argent. Trois termes qu’on ne rencontrait guère sous la plume de Weber et de Troeltsch. On comprend dès lors qu’aujourd’hui de nombreuses sectes n’aient plus rien de religieux, ou que la religion n’y soit qu’un badigeon pour des intrigants soucieux de respectabilité ou d’avantages fiscaux. Tel est le cas, éclatant, de la scientologie, qui se prétend Église, auditionne dans des « chapelles », compare ses « auditions » à la confession catholique et s’est même inventé une croix.
Ces dérives en grande partie nouvelles sont maintenant interprétées comme « pathologie d’une société individualiste [14] ». On a parlé aussi de « métastases du corps social ». Elles semblent proliférer, puisque l’ADFI, l’Association de Défense des Familles et des Individus, fait maintenant état de 500 à 600 groupes sectaires, au lieu des 172 d’il y a quinze ans. C’est dire l’urgence de réagir.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Colloque de Strasbourg, 13-14 juin 1997, publié à Paris, P.U.F., 1999. La réponse de M. Sarkozy est citée p. 217.
[2] Voir les exemples cités par G. Leyte, dans Les « sectes » et le droit…, p.10-12. Le terme grec airesis servait à désigner les écoles juives de pensée (sadducéens, etc.). Il était alors aussi neutre que secte.
[3] Réédition de 2006, éd. Jean Dubray, Enghien, Le Miraval, vol. VI, p.121 sv. C’est ce même sens neutre qui avait été enregistré par Du Cange dans son Glossarium mediae et infimae latinitatis (1678).
[4] Éd. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, chap. 2 de l’Appendice « De l’hérésie ». Le titre indiqué est en fait le sous-titre de l’Hermotimus.
[5] Cité par J.-M. Abgrall, Les Sectes de l’Apocalypse, Paris, Calmann-Lévy, 1999, d’après les documents internes au Mandarom.
[6] « Eo tempore etiam bona secta hoc apud Graecos vocabulum habebat, quod nunc apud nos mala tantum consuevit. » (Retractatio in Actus Apostolorum, cap.26) ; cité dans Les « sectes » et le droit…, p. 13.
[7] Summa theologiae, IIa IIae, qu.11, a.1, 3m. Toute cette question 11 est intitulée « De haeresi », et secte n’y apparaît qu’à cause d’une objection fondée sur un verset de la Lettre aux Galates, 5, 19-20, où Paul – selon la Vulgate – dénonce les « dissensiones, sectae ».
[8] Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p.317-318.
[9] B. Hervieu et D. Léger, Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Paris, Le Centurion, 1983. Divers sociologues américains, dont M.B. McGuire dans Religion : The Social Context (1987) ont rapproché Église et secte, en prenant en compte un critère omis par Weber et Troeltsch : le rapport aux autres groupes religieux. Église et secte se considéreraient comme seules détentrices de la vérité (« Hors de l’Église point de salut »). Les Églises catholique et orthodoxe relèveraient alors du type Église à l’état pur, tandis que maintes communautés protestantes mériteraient le nom de « dénominations ». La dénomination est à la fois ouverte à la société globale (comme l’Église) et pluraliste quant à l’accès aux vérités salutaires.
[10] Troeltsch a proposé d’adjoindre à Église et à Secte un troisième type de communauté, qu’il appelle mystique (Spiritualismus). Dans ces petits réseaux règneraient le rejet des médiations (hiérarchies, sacrements, dogmes, liturgies), au profit de la seule expérience intérieure, et une éthique purement individuelle. Si ces traits marquent bien une tendance des mystiques, ils ne suffisent pas à établir des groupes à consistance sociale nette. On peut être un grand mystique au sein d’une Église.
[11] Paris, P.U.F., « Quadrige », 2001 (1ère éd. en 1995).
[12] Étymologiquement, « religion » vient probablement de religere, comme l’affirme Cicéron : « revenir par la méditation », qui exprimerait intensité et vigilance ; mais Tertullien et Lactance le font dériver de religare, « relier, mettre en rapport ».
[13] « Les sectes », dans la revue Es prit et vie, 3 octobre 1996.
[14] M. Gauchet, Un monde désenchanté, Paris, 2007, p.201.