Les trois pouvoirs et la démocratie : de Montesquieu au temps présent

Séance du lundi 8 mars 2010

par M. Simone Goyard-Fabre,
Professeur émérite à l’Université de Rennes I

 

 

Aujourd’hui, peu de pays osent ne pas se réclamer de la démocratie. Dans la trilogie séculaire des régimes politiques — monarchie, aristocratie, démocratie — cette dernière se définit, selon l’étymologie, comme « le pouvoir du peuple ». Définition en apparence limpide qui, pourtant, est un nœud de difficultés. Dans leur polysémie, les concepts de ‘pouvoir’ et de ‘peuple’ sont chargés d’équivocité et de malentendus. Leur définition unidimensionnelle est impossible et, en leur approche pluraliste, ils n’ont pas même résonance sémantique dans l’Antiquité, le monde moderne et le temps présent. Il importe moins d’ailleurs de dire ce qu’est, en son essence, ‘le pouvoir du peuple’ que de s’interroger sur ses bases possibles et sur la manière dont il s’organise et s’exerce.

Dans cette perspective, on impute volontiers à Montesquieu la thèse de la « séparation des pouvoirs » comme clef de voûte des démocraties occidentales modernes. Mais ce stéréotype est à plus d’un titre lourd d’hypothèque. D’abord, il est téméraire de le chercher dans L’esprit des lois, où Montesquieu ne parle pas de la « séparation » des pouvoirs en l’Etat et d’ailleurs n’a cure de faire d’elle le paradigme du régime démocratique. Ensuite, les critères de la démocratie moderne s’inscrivent dans une architectonique où la trilogie des « pouvoirs » — chacun désignant un organe gouvernemental investi d’une fonction déterminée — a une silhouette bien plus complexe. Enfin, le « progrès irrésistible de la démocratie » dont parlait Tocqueville n’en est pas seulement l’extension planétaire mais surtout la transformation, à telle enseigne que l’agencement constitutionnel des pouvoirs a perdu en elle, de notre temps, une grande partie de son auréole paradigmatique.

Ainsi s’accumulent les difficultés autour du dogme de la « séparation des pouvoirs ». Je voudrais essayer de dénouer leur nœud embrouillé 1°. en rendant à Montesquieu la rigueur de son analyse ; 2°. en interrogeant l’axiomatique et les principes de la constitutionnalité démocratique ; 3°. en repérant quelques-uns des points névralgiques qui, dans le temps présent, enfièvrent la démocratie et l’écartent d’un idéal-type périmé.

 

Question préjudicielle : rendre à Montesquieu ce qui est à Montesquieu

 

Le chapitre de L’esprit des lois intitulé « De la Constitution d’Angleterre [1] », est considéré comme « le plus célèbre chapitre » de l’ouvrage. Montesquieu y aurait proposé une sorte de bible constitutionnelle dont la première phrase livrerait la clef en énonçant la thèse de la « séparation des pouvoirs ». Or, il s’agit là d’une lecture simplifiée et déformée dont il faut faire justice – non pas tant parce que, selon des historiens comme Seignobos, Montesquieu aurait commis des inexactitudes en parlant du régime anglais, mais parce que le texte ne correspond, ni en sa lettre ni en son esprit, au schématisme téméraire de la séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

Certes, il y a bien, selon Montesquieu, « trois sortes de pouvoirs » attribués en l’Etat à des « puissances » différentes : l’une fait les lois, les corrige ou les abroge ; les autres traitent des choses dépendant du droit des gens (paix ou guerre, ambassades, protection des frontières) et des choses dépendant du droit civil (punir les crimes et juger les différends entre particuliers) [2]. Mais, en la lettre, ces « puissances » ne coïncident pas exactement avec le pouvoir qu’ont le Parlement de légiférer, le Gouvernement de faire exécuter les lois, la Justice de trancher les litiges. Surtout, si elles sont distinctes, ces puissances ne sont pas séparées : tout le chapitre explique au contraire qu’elles « vont de concert » et sont « liées ».

Donc, la thèse séparatiste, mise en relief notamment par Carré de Malberg, s’effondre sous le poids des mots. Montesquieu ne prône pas « la théorie d’un Etat un en trois personnes [3] », qui seraient trois organes indépendants assumant, selon leur compétence propre, trois fonctions spécifiques.

La clef de lecture de ces pages réside, au-delà de leur lettre, dans l’esprit qui les porte. D’un trait, Montesquieu en livre le sens : « Tout serait perdu si le même homme ou le même corps exerçait le pouvoir de faire les lois, de les faire exécuter et de juger ». La pente polémique de la phrase est forte : il s’agit d’empêcher la monocratie d’« abuser » de l’autorité comme le fait l’absolutisme français ; la concentration et la confusion des pouvoirs en un seul organe — le roi — est attentatoire à la liberté. Or, la liberté, « ce bien qui fait jouir des autres biens [4] », n’est inscrite par nature en aucun type de régime. Donc – le sorite est incisif – la non-confusion des pouvoirs et la distinction de leurs organes sont constitutionnellement l’antidote de l’autocratie. Pour éviter le cumul des prérogatives, il faut que « le pouvoir arrête le pouvoir » et que, « par la disposition des choses », la disjonction de ses organes aille de pair avec la division de l’autorité et la distribution des compétences.

Cette règle, plus ou moins exactement inspirée de la philosophie politique de Locke et du modèle anglais [5], est clairement, dans L’esprit des lois, une maxime anti-absolutiste. Mais, bien qu’opposée au centralisme outrancier qui, dans la monarchie, est générateur de despotisme, elle n’est pas présentée par Montesquieu comme le fil d’or naturel de la démocratie ; celle-ci, dans un autre registre, répond au principe ‘républicain’ de la vertu [6].

Ce sont les commentateurs qui, avec un décalage chronologique frappant, ont conféré une pente fallacieuse au texte de Montesquieu. Après Rousseau, la Révolution, l’Empire, la Restauration, la tourmente de 1848…, ils ont privé le constitutionnalisme du chapitre VI de sa valeur polémique contextuelle et l’ont lesté d’une portée doctrinale que son auteur n’avait pas soupçonnée. Contre les abus et les dérives perverses de la monarchie d’Ancien Régime, Montesquieu avait tracé les lignes rectrices d’une Constitution pour la liberté des citoyens : une espèce d’anti-Léviathan. En déformant le texte par une théorisation systématique et en ne retenant que sa prétendue pertinence pragmatique dans l’espace politique, les doctrinaires en firent le bréviaire de la démocratie pensée comme ‘l‘autre’ de la monarchie. Dans leur exégèse imprudente, la « séparation des pouvoirs » devint la clef constitutionnelle de la démocratie.

Il faut pallier l’erreur.

Pour ce faire, examinons l’axiomatique qui sous-tend — assez loin, nous allons le voir, des idées de Montesquieu — l’architectonique constitutionnelle de la démocratie.

 

Question analytique : déchiffrer l’axiomatique de la constitutionnalité démocratique

 

L’analytique du « pouvoir » dans le concept de démocratie permet de domicilier celle-ci dans l’économie générale de la pensée. Son épure est, quant au contenu, ce qu’enseigne un manuel de droit constitutionnel. Or, il y a toujours une implantation philosophique des institutions ; elle obéit donc à sa logique propre : elle a ses principes matriciels, ses principes structurels, ses principes fonctionnels. Il importe d’en préciser la teneur.

 

Les principes matriciels de la démocratie : ses axiomes fondateurs

 

Du point de vue méthodologique comme du point de vue généalogique, le postulat fondamental de la démocratie en commande l’axiomatique.

La présupposition cardinale du concept de démocratie coïncide avec celle que, depuis Jean Bodin [7], la pensée moderne assigne à la politique en général : c’est l’idée de souveraineté, sans laquelle aucun régime politique ne peut être conçu ou instauré ; elle connote, plutôt que l’idée de domination des gouvernants sur les gouvernés [8], l’autorité suprême qu’on appelle ‘le Pouvoir’.

On pourrait s’étonner de cette racine. Mais, en démocratie, la spécification de ce postulat originaire est immédiate : l’autorité souveraine appartient au corps du peuple. De cette présupposition se déduit son éidétique : omnis potestas a populo. Une chaîne de corollaires en dérive ; ils sont les jalons de son axiomatique. La puissance souveraine du peuple, en quelque sorte sacralisée [9], est l’effet de la volonté générale de sorte que, dans le corps multiple du peuple, s’exprime l’unité d’un sujet de droit capable de raison.

Tel est le fil conducteur de « l’invention démocratique », à savoir sa loi de formation rationnelle et son principe généalogique volontariste. L’unité du peuple résulte du calcul volontaire qui, par contrat, unit juridiquement chacun à tous. « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics [10] ». Ainsi, la fiction méthodologique du « contrat social » s’affirme comme figure prototypique de « l’Etat de droit ». La souveraineté du peuple se fait « constituante [11] » en vertu de l’accord matriciel entre raison et volonté. De là résulte l’autonomie qui permet au peuple de se donner à soi-même sa loi et de décider de son destin politique. Toutefois, sa décision d’auto-détermination ne s’effectue pas sans médiation : la démocratie directe, jadis possible à Athènes sur l’Agora, a laissé place à une « démocratie représentative » : par suffrage, sont désignés, au sommet de l’Etat, les représentants du peuple.

De l’axiome de souveraineté à l’idée de représentation est ainsi établi par engendrement logique un réseau de repères conceptuels dont la capacité fondatrice et la systématicité tissent la trame originelle et formelle de la démocratie. Ces repères fixent dès le seuil les présuppositions nécessaires du régime. Leur priorité axiomatique en inscrit le diagramme dans le contexte de rationalité que la pensée du XVIIIe siècle a porté à son plus haut niveau. La postulation principielle qui marque l’instant inaugural de la démocratie indique que ses éléments constitutifs, loin d’en être des composants fragmentaires, seront liés par les nœuds nécessaires et serrés d’une axiomatique.

Sur la trame de ce préalable matriciel, quelques concepts-clefs ont suffi pour dessiner l’Idée rationnelle pure de la démocratie. En eux se profilent déjà les réquisits de sa structure organisationnelle.

 

Les principes structurels de la démocratie : la distribution de ses organes institutionnels

 

Le passage de l’Idée pure de démocratie au régime démocratique est une affaire de technique juridique. Le droit constitutionnel en détermine l’organisation. Dans ce cadre juridique, la « démocratie constitutionnelle » a été une innovation institutionnelle dont le tissu complexe a suscité de nombreuses études (par exemple, celles de R. Carré de Malberg, G. Burdeau, H. Kelsen, C. Schmitt…). Le philosophe, lui, s’interroge sur le sens de ces structures. S’il retrouve en elles quelque chose qui vient du souffle de L’esprit des lois, ce n’est, nous allons le voir, que de manière oblique et lointaine.

Le schéma structurel de la démocratie fait écho à son Idéal régulateur : afin d’éviter l’écrasement que provoque tout pouvoir monolithique, il faut le diviser. Dans le tissu institutionnel, le partage de l’autorité pallie structurellement l’unilatéralité du césarisme autocratique. Mais il n’est pas, comme le pensait Hegel, un avatar de la conscience malheureuse aboutissant à son émiettement en un archipel de micro-pouvoirs juxtaposés ou parfois rivaux. Dans la démocratie, s’articulent trois instances majeures et hétérogènes : les « puissances » législative, exécutive et judiciaire. Leurs concepts respectifs en manifestent les axes directeurs. Leurs modalités organisationnelles étant capitales, l’analyse doit se déplacer — Aristote et Montesquieu avaient raison — de leur instauration à leur composition.

Toutefois, dire que la trichotomie organique de l’autorité politique est la clef structurelle de la démocratie est insuffisant. La tripartition des organes du Pouvoir en est bien le noyau logique ; mais parce qu’elle en commande l’architectonique, il la faut considérer en son sens plutôt qu’en sa forme. Le sens de cette structure juridique est chargé d’enjeux politiques. Rompre l’uni-totalité écrasante du Pouvoir implique la capacité libératrice de son uni-pluralité. Il faut donc, pour instaurer le non-cumul des prérogatives de l’autorité, en effectuer la dé-concentration et la distribuer à plusieurs organes dont la spécialisation compétentielle, en leurs domaines propres, connote leur non-confusion. Seulement, s’il est juste que la répartition des compétences entre différentes instances étatiques s’oppose à l’omnipotence centralisatrice de l’autocratie, il est faux que la distinction des organes gouvernementaux en soit la séparation. Le raccourci canonique et scolaire de la « séparation des pouvoirs » dessine une démocratie de façade qui en défie la logistique intellectuelle.

Je ne m’appesantirai pas ici sur l’aspect technique de cette organisation, me bornant à mentionner le souci d’équilibre que manifestent les bifurcations internes des corps organiques comme Assemblée nationale et Sénat, chef de l’Etat et Cabinet ministériel, Siège et Parquet. En revanche, je soulignerai le sens philosophique de ces principes structurels parce qu’il prolonge l’inspiration fondatrice des principes matriciels. Ce sens se tapit, de manière plus radicale que dans leur image structurelle, dans les rapports qui lient entre eux des organes cependant distincts. Dans la rationalité constituante qui les construit, leur indépendance est inconcevable en droit ; et elle est impossible en fait. Leur différenciation et leur distinction ne correspondent pas au clivage d’éléments autarciques et autonomes ; leur co-existence n’est pas leur juxtaposition ; ils sont liés et « vont de concert » dans une architectonique d’ensemble. Dans la systématicité globale du Pouvoir, leur spécification organique appelle leur inter-relation et, dans l’imbrication de leurs tâches, leur complémentarité fonctionnelle. Avant même que celle-ci ne soit opératoire et efficiente, elle obéit à une règle de composition qui, comme dans un opus musical, en assure l’équilibre et l’harmonie.

Par exemple, la suprématie du pouvoir législatif dévolue au Parlement n’implique pas son indépendance par rapport à l’exécutif ; celui-ci a l’initiative des lois. Inversement, l’exécutif, dans le silence de la puissance législative, n’aurait rien à exécuter. Ou bien encore, même si le pouvoir judiciaire n’est pas, comme au Moyen Age, « la bouche de la loi », il est tenu de se conformer à elle (du moins dans de certaines limites).

Ainsi, la décentralisation du Pouvoir requiert, formellement, un empiètement mutuel des trois instances : entre elles, la distribution ou la répartition du pouvoir s’effectue logiquement selon un principe de compensation tel que, le pouvoir arrêtant le pouvoir, ses limites mêmes s’inscrivent dans la symétrie et la réciprocité qui sont la condition d’équilibre de leurs rapports. En une authentique démocratie, les organes du Pouvoir – chef de l’Etat, ministres, Parlement, administration, magistrature – ne sont pas enfermés dans un carcan monologique qui les condamnerait à se clore sur eux-mêmes. L’équilibre constitutionnel requiert la tension des différents organes vers l’idéal régulateur de la démocratie. Il s’établit selon un schème dynamique et sur la base d’une rationalité pluraliste qui exige l’ouverture, sans doute partielle mais toujours symétrique et mutuelle, des différentes instances structurantes.

Ce modèle juridique dans lequel interfèrent des catégories politiques complexes ne saurait avoir une silhouette figée. Il procède d’une pensée stratégique en quête de l’efficience de son paradigme hiérarchique. L’épure des organes gouvernementaux dessine un ordre pyramidal dans lequel l’instance législatrice est, quoique non monopolistique, prééminente en sa capacité décisionnelle : en effet, si le pouvoir exécutif était dominant, la dictature se profilerait ; et un pouvoir judiciaire dominant préparerait la « république des juges ». Les principes structurels de la démocratie s’accordent donc avec les principes matriciels qui en sont les racines : ils affirment la suprématie originaire de la citoyenneté souveraine.

Cette analyse, qui a permis de mettre chaque organe à sa place dans l’architecture constitutionnelle de la démocratie, montre que la vulgate séparatiste est prise en défaut.

Toutefois, il faut aller plus loin : les principes organisationnels sont aussi des paramètres fonctionnels.

 

Les principes fonctionnels de la démocratie : ses catégories rectrices

 

Les organes qui définissent formellement la démocratie ne sont pas des instances statiques. A un premier niveau – nous venons de le voir – ils effectuent la division du travail gouvernemental et constituent, en tant que celle-ci fait obstacle à la monocratie, un élément essentiel de la structure démocratique. A un second niveau, nous pouvons, en posant la méta-question de leur modus operandi, dégager les principes fonctionnels inhérents au noyau logique de la démocratie.

Dès ses prémisses organisationnelles, la démocratie ouvre un registre d’expériences dans lequel s’articulent les compétences spécifiques de ses organes constitutifs. L’erreur serait d’attribuer à chacun d’eux une fonction instrumentale étroite et stricte : le législatif légifère, l’exécutif exécute, le judiciaire juge… L’analyse du protocole d’accord entre les modalités de leur fonctionnement déborde de simples considérations techniques. Elle est la recherche du fil directeur qui, dans le jeu des dissemblances, coordonne et noue leur dynamique opératoire. Au-delà de l’identification des organes gouvernementaux, elle met l’accent sur l’aménagement conjugué de leurs différences et de leurs relations. Plutôt que de s’arrêter à la discontinuité de leurs activités spécifiques, elle en saisit la convergence unifiante : rendue possible par la complémentarité de leurs capacités, elle contribue à leur alliance équilibrée.

Kelsen a remarqué avec justesse que la trilogie des pouvoirs n’exprime rien d’autre que la distinction duelle entre la création du droit et son application [12]. L’idée de « séparation » des pouvoirs révèle ainsi sa part d’illusion. Montesquieu avait donc bien raison de souligner que les moyens d’action des différents organes du pouvoir « s’enchaînent » et « se lient » pour former la « balance » qui conditionne leur coopération mesurée et harmonieuse. Donc, les mécanismes fonctionnels débordent les structures de l’appareil juridique. La co-présence et le co-fonctionnement des organes du dispositif démocratique effacent l’image d’un archipel de pouvoirs séparés par d’irréductibles différences. Non seulement ces organes s’articulent les uns aux autres mais ils s’insèrent dans un corps unitaire où leur dynamique fonctionnelle implique solidarité et synergie. Il y a entre eux bien plus qu’une co-existence. Au lieu d’une co-habitation, toujours plus ou moins rapidement vouée à l’échec, leur corrélation fonctionnelle est l’index de leur nécessaire conjonction. L’étroite relation de leurs critères d’identité est la norme qui oriente l’effectivité de leur dynamique.

Il n’est ici besoin ni de ruses rhétoriques ni d’herméneutique : l’exigence logique interne du discours constitutionnel de la démocratie impose, en même temps que la distinction statutaire des pouvoirs, leur compatibilité organique et leur complémentarité opératoire. Ainsi, les principes fonctionnels sont à la fois constitutifs, recteurs et régulateurs. Cela ne signifie pas que les procédures imposent en démocratie des techniques de pouvoir déterminant un ‘Etat administratif ‘ ; mais cela signifie que l’efficience de la ‘gouvernementalité‘ est un paramètre inhérent à sa logique institutionnelle. Dans le discours constitutionnel et idéal-typique de la démocratie, se conjoignent la cohérence organique du système et la convergence opératoire de ses fonctions plurielles.

Mais, à l’âge démocratique qui est le nôtre, la logique immanente de ce dessin archétypique est fort souvent bousculée par des conflits organiques, des déficiences opératoires et des tensions entre structure et fonction. La démocratie est, dit-on, « en crise ». A l’heure de son acmè, serions-nous tombés en aporie ?

A tout le moins sommes-nous submergés par des vertiges qu’il s’agit de conjurer.

 

Question critique : surmonter les vertiges actuels de la démocratie

 

Précisons notre problématique.

L’examen des principes matriciels, structurels et fonctionnels de la démocratie a permis d’en penser, à travers les relations tissées entre les trois pouvoirs, l’Idée pure possible. Or il apparaît aujourd’hui que sa manifestation réelle n’est pas l’accomplissement de sa logique constitutionnelle. Comment surmonter les vertiges liés à ce paradoxe ?

Pour tenter de répondre à cette question, laissons de côté les phénomènes d’imposture ou de théâtralité qui, en certains pays, font éclater le paradigme architectonique de la démocratie et en falsifient le statut. Tenons-nous en aux avatars majeurs qui perturbent l’aménagement et le fonctionnement de ses instances constitutives. Interrogeons-nous sur trois points à nos yeux essentiels. Que signifient les transformations et les déviances endogènes de l’architecture démocratique ? Dans la conjonction des pouvoirs, la cathédrale constitutionnelle de la démocratie tient-elle encore debout ? Quels rapports nouveaux serait-il possible et souhaitable d’instaurer entre les pouvoirs pour surmonter la crise endémique qui taraude la démocratie.

 

Que signifient les transformations et les errances de la souveraineté populaire ?

 

Qu’est-il advenu de la force inscrite dans le principe de « souveraineté du peuple », matrice et fer de lance du pouvoir législatif dans l’idéal-type démocratique ?

Pour la pensée juridico-politique moderne, la souveraineté du peuple était, en sa capacité d’auto-gouvernement, le principe de légitimation qui exprimait la puissance du rationnel ; concentrée dans la construction contractualiste, elle se mettait, contre l’écrasement féodaliste ou absolutiste, au service de la liberté des citoyens. Aujourd’hui, la démocratie prétend assurément et même plus que jamais promouvoir la liberté qui demeure son horizon normatif. Mais, dans les battements du monde, ce principe inaugural est devenu, plus encore qu’un dogme, le slogan idéologique de la volonté monopolistique du peuple. Avant de se répercuter juridiquement, une telle distorsion correspond, notamment par le truchement du suffrage universel, à la progression des classes populaires et souvent par la manifestation protestataire, à l’égalisation tendancielle des conditions. La démocratie devient « participative » ; les mandats, les délégations de pouvoirs et les frontières des compétences ont tendance à s’abolir ; l’opinion publique, comme le prouvent les sondages, se fait envahissante. L’individualisme égalitaire se traduit par la revendication exponentielle des droits et libertés. La puissance législatrice, par la voix des élus, des partis politiques ou des médias, est soumise à de multiples pressions.

Cette tendance comporte le risque de voir se profiler, comme si les députés étaient les preux chevaliers de la démocratie, la parlementarisation de la politique et, avec elle, un penchant redoutable à la démagogie, voire à « la tyrannie de l’opinion [13] ». Or, quelle que soit l’impatience de la justice et de la liberté, la souveraineté du peuple ne saurait, au nom de la légitimation et de la transparence qu’elle exige, ne rendre de comptes qu’à elle seule. Rousseau s’est trompé : la volonté générale n’est pas toujours droite ; elle peut errer ; les lois fussent-elles édictées par la majorité, donc conformément à ce qui est reconnu comme la volonté du peuple, il arrive qu’elles soient injustes.

Un paradoxe habite ainsi l’inflexion surdémocratique de la démocratie actuelle : l’absolutisation de l’égalité menace « l’Etat de justice » ; la surenchère des droits — ‘droits de’ et ‘droits à’ — faite au nom de la liberté, tue la liberté. Montesquieu avait raison d’être le chantre de la modération. La survalorisation de la matrice théorique de la puissance législatrice n’est, ni dans la praxis politique la condition de son succès, ni au niveau noétique la garantie de sa pertinence.

 

La cathédrale constitutionnelle de la démocratie tient-elle encore debout ?

 

L’architecture constitutionnelle de la démocratie avait pour objectif de ne pas faire de l’Etat « le plus froid de tous les monstres froids » que vilipendait Nietzsche. Par sa structure idéale-typique, elle écartait le fait polymorphe de la domination [14] grâce aux moyens d’inter-action réciproque de ses institutions sui generis. Mais, en ce point, tout, aujourd’hui, se complique si bien que l’on ne peut regarder la démocratie présente avec les yeux d’hier.

Hier, l’objectif de la distribution des pouvoirs était simple : le combat du droit consistait à tracer le chemin allant de l’exigence d’une liberté formelle à des libertés réelles. Sur ce trajet, la distinction et la hiérarchie des instances du pouvoir, loin de signifier leur cloisonnement et leur clivage organique, appelait en l’Etat la coopération et la complémentarité de leurs fonctions.

Aujourd’hui, l’espace politique a changé. L’idée fédéraliste concurrence en sous-oeuvre l’idée nationale. L’européanisation et la mondialisation transforment le canevas juridique de la politique. Les « limites de l’Etat [15] », naguère inhérentes au concept de démocratie, sont devenues moins importantes que le dogme irréfragable de son « ouverture » et de son « élargissement ». Dans le milieu élargi où s’implante la démocratie, les instances étatiques du pouvoir s’avèrent inadaptées. Certes, à cette nouvelle échelle, il existe encore une répartition des tâches de gouvernement qui, alliée à des contre-pouvoirs et à des autorités administratives indépendantes, répond bien à la norme selon laquelle « le pouvoir arrête le pouvoir ». Ainsi, la Constitution européenne organise les trois pouvoirs de telle sorte que l’Europe a un législateur : le Parlement européen ; un exécutif : le Conseil de l’Europe ; un organe judiciaire : la Cour européenne de justice ; et aussi l’inattaquable bureaucratie de Bruxelles. Mais le tout, en appelât-on parfois au principe de subsidiarité, se surajoute et même se substitue aux instances nationales en posant d’autres normes et d’autres règles de fonctionnement.

Ce super-Etat est né du transfert des structures démocratiques dans un paysage sans frontières où le débat politique, naguère voulu au niveau des citoyens, devient paradoxalement, par un repli dogmatique, l’affaire de technocrates et de hauts fonctionnaires internationaux. L’amour des lois qui, doublet de la virtus républicaine, était l’un des critères de la démocratie étatique, se délite ; l’autorité impérative d’une règlementation non concertée pèse d’un poids insupportable qui fait naîtres des mouvements de contestation et des grèves. La technique constitutionnelle d’hier est devenue un mythe que dément la réalité politique d’aujourd’hui.

L’horizon mondialiste de l’espace juridico-politique élargi aux dimensions internationales plombe le modèle constitutionnel. La difficulté est d’autant plus sévère que, tout en arguant d’une normativité universalisante, les Etats partenaires ne sont pas égaux. Alors, leur consensus théorique est illusoire. Et leur consensus pratique est impossible puisque la plupart d’entre eux ne jouent qu’un rôle mineur en matière d’action politique. Un « universel démocratique [16] »  est une vue de l’esprit. Le relativisme s’installe. Le scepticisme guette. On assiste à l’éclatement et à la caducité des modes de rationalité qui régissaient la distribution des organes et des fonctions du pouvoir. Dans un contexte que dévore l’irrationalité, la dérèglementation ne serait qu’utopie ; lourde de désordres, elle soulèverait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait.

Ce n’est pas là une question académique. Les choses, en effet, sont loin d’être simples. La démocratie dilatée du temps présent ne procède pas d’un universalisme abstrait ; elle s’inscrit dans un cadre pragmatique où les codes qui déterminaient hier les rapports réciproques des instances gouvernementales sont devenus obsolètes. Dans ces rapports, de surcroît souvent écornés dès que, devant des constructions juridiques sur lesquelles pèsent lobbies et syndicats, surgit une difficulté dans l’application des règles, le simple élargissement des structures de la démocratie s’avère inadapté. Au-delà de l’européanisation de ses cadres organiques et de leurs modes fonctionnels, leur généralisation à la Méditerranée, à l’Asie, au Pacifique…ne pourra, en raison du décalage entre les mœurs, l’opinion publique, les cultures et les traditions, aussi bien qu’en raison de l’hétérogénéité des facteurs économiques, des stéréotypes, des symboles et des vocabulaires politiques…, qu’accroître leur inadaptation. La communication entre les peuples étant difficilement audible, la démocratie de masse, en croyant s’agrandir, se disqualifie. Ses maîtres concepts ploient sous leur caducité : la forme juridique du contrat, le bulletin de vote comme ultima ratio de la politique, la séparation du législatif et de l’exécutif comme critère du ‘républicanisme’, la représentativité du Parlement, l’indépendance radicale de l’instance judiciaire… sont des concepts vieillis et fatigués.

La problématique de l’organisation étant cruciale pour le droit politique, la cathédrale constitutionnelle qui agençait les relations des trois pouvoirs dans son orbe juridique est ébranlée. En conséquence, la démocratie, comme le disait René Rémond, est « à refaire [17] ». Il importe aujourd’hui de la remettre en chantier et, précise Raymond Boudon, de la « renouveler [18] » en la reconstruisant sur un socle nouveau. Nous irons jusqu’à soutenir qu’une « révolution des pouvoirs » s’impose. En d’autres termes, pour ré-inventer l’expérience démocratique, il faut en re-penser le concept et l’appareil constitutif.

 

Comment re-penser la démocratie et ses pouvoirs ?

 

La politique n’est plus ce qu’elle était. Parce que la démocratie est un concept en évolution, elle a besoin d’être re-pensée pour être réorganisée. Notre après-modernité est un chantier ouvert où le travail de la liberté ne se borne pas à l’émancipation formelle que produisent des règles de droit ; elle doit inventer des structures concrètes neuves qui, dessinées sur une toile de fond catégoriale réaménagée, puissent fonctionner selon des procédures revues et corrigées. N’entendons pas qu’il faut, pour que le droit et la politique épousent, à l’échelle du monde, les rythmes de vie accélérés du temps présent, accentuer l’institutionnalisation du pouvoir et les performances de l’administration bureaucratique. N’entendons pas non plus, a contrario, que la dérégulation devrait être au droit ce qu’est le libre-échange à l’économie. Reconnaissons plutôt que le projet démocratique du temps présent a besoin d’habitudes théoriques et institutionnelles nouvelles et, plus radicalement, de paramètres inédits.

Sur cette pente programmatique, je suis redevable à la philosophie de Francis Jacques d’un corpus conceptuel et catégorial neuf et fort qui permet – bien que ce ne soit point là son objet direct – de considérer la démocratie dans les perspectives innovantes d’une interrogation critique radicale.

L’hyperrationalité du constitutionnalisme libéral ne répond plus aux requêtes actuelles de l’organisation et du fonctionnement de la démocratie. Certes, on peut encore soutenir avec Hegel [19] que la liberté en constitue la substance et la destination. Mais le holisme rationaliste d’une politique de liberté doit être dorénavant supplanté par une conception relationnelle du pouvoir [20] en laquelle les concepts traditionnels d’autorité et de domination prennent une résonance datée et obsolète. De même que le rapport entre gouvernants et gouvernés ne peut plus se réduire à un rapport de forces entre supérieur et inférieur, de même les relations entre les trois pouvoirs ne peuvent plus obéir à la silhouette pyramidale d’une hiérarchie raisonnée. Les lignes de partage de leurs compétences ne peuvent plus être les arêtes vives de domaines clos et auto-suffisants. La démocratie doit se constituer désormais comme le lieu juridico-politique où, à tous les niveaux et dans tous les ordres, s’installent, aux lieu et place de l’équilibre des pouvoirs qui en était la cheville ouvrière, les réquisits du débat public et de la communication. D’une démocratie re-pensée et revivifiée, ils sont, dans une perspective criticiste, la condition de possibilité irrévocable. C’est là une mutation méta-théorique considérable [21] qui, tout en s’effectuant dans l’aire institutionnelle, manifeste une radicalité philosophique remarquable.

En un premier pas, considérons le champ institutionnel. Au niveau des instances gouvernantes, les différents organes, au lieu de se replier dans le splendide isolement qui les enferme dans les mécanismes de leurs prérogatives, doivent s’ouvrir les uns aux autres par des colloques interactifs : le législatif et l’exécutif doivent ‘se parler’ et se concerter en des relations normées. Plus ou moins régulières, ces relations inter-locutives rendront possible la commensuration de leurs discours, et même si elles laissent parfois place à confrontation, polémique ou contestation, elles doivent être le creuset où s’élaboreront la composition et le contrôle mutuel de leurs initiatives. Alors, le légicentrisme sera comme mis en accusation. L’irréductibilité du pouvoir constituant et du pouvoir législateur entraîne la désacralisation de la légitimité élective ; le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois atteste l’importance des principes fondateurs du droit ; la compétence critique du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat se dresse contre la ‘tyrannie de la majorité’… Ce ne sont que des exemples ; mais on voit à travers eux, non pas, comme on l’a dit, qu’un nouveau mode technique de régulation provoque en certains domaines une désétatisation, mais que, dans un « nous de réciprocité », l’interlocution, en tendant à estomper les divergences et à construire des convergences, devient inter-action et, partant, facteur de cohésion. Par la vertu du dialogue, de l’argumentation, de l’échange et du partage, par des reprises et des déplacements conceptuels, la communication doit être, au niveau gouvernemental, une opération sémantico-pragmatique féconde.

Ce même trait se retrouve dans le dialogue qui s’établit entre gouvernants et gouvernés. S’il est vrai que l’opinion publique, les lobbies d’affaires, les médias, les instituts de sondages sont des quasi-pouvoirs qui exercent une pression sur les pouvoirs en place au point de devenir des forces de subversion, il est non moins vrai que, sur des questions prioritaires pour les citoyens, les gouvernements doivent nouer des relations actives avec les syndicats, les groupes socio-professionnels, les partis politiques, les puissances économiques…Le dialogue ainsi engagé dans la proximité des partenaires n’est pas seulement informationnel ; il est une stratégie opératoire. Les différences ne sont pas supprimées ; tout au contraire, elles sont respectées et leurs relations sont gérées dans une recherche commune : délibération, discussion, négociation, conciliation, concessions, amendements, compromis… traduisent une activité de synthèse qui s’efforce de substituer un climat consensuel aux situations tensionnelles ou conflictuelles. Ce type inédit de rapports oriente la pensée vers l’avenir de sorte que ce processus « dialogique » fait advenir, fût-ce dans des consensus provisoires, des situations et des décisions nouvelles. La norme communicationnelle révèle son efficacité constructrice dans une démocratie pluraliste. Par une démarche d’ouverture, elle en situe le schème général entre l’utopie du discours universaliste et la raideur de systèmes catégoriaux conservateurs.

En un second pas, nous pouvons, au-delà des perspectives institutionnelles, mesurer d’un regard plus pénétrant non seulement la capacité épistémologique du dialogisme communicationnel, mais, la radicalité philosophique de la transformation qu’il est appelé à introduire dans la conception de la démocratie. Cette mutation ne correspond à rien de moins qu’à une structure de l’esprit humain, jusqu’alors peu remarquée par la tradition juridique et philosophique. Il est grand temps de comprendre que nous avons la capacité de mettre en commun et de partager, dans une relation de réciprocité, nos questions et nos réponses. La « communicabilité [22] » est une constante a priori de la pensée humaine et sa puissance transcendantale, grâce à sa capacité d’invention normative, transforme notre société pluraliste.

Evidemment, la méta-théorie dont les paramètres sous-tendent philosophiquement ce nouveau modèle démocratique ne suffit pas à inaugurer un autre âge politique. Du moins la démarche interrogative-critique, poussée assez loin et assez profond, laisse-t-elle percevoir, en accordant prévalence aux principes transcendantaux du droit plutôt qu’à ses règles [23], les conditions a priori et les lignes régulatrices qui doivent en rajeunir les critères, les modes d’expression, les procédures et le code conceptuel. Il est grand temps que, dans un contexte de communication et de dialogue où les structures juridico-politiques se combinent à une forme de vie et à un état d’esprit qui sont en somme une manière d’être, la séparation et même la contiguïté des pouvoirs soient supplantées par leur conjonction active. Par un questionnement et une recherche conduits en commun, leur conjugaison tend à la synthèse des différences. Celle-ci est bien plus qu’un signe du temps : édifiée sur la présupposition a priori d’une communication possible entre les hommes, elle manifeste en notre siècle l’altitude transcendantale des exigences relationnelles de la démocratie.

Ne sous-estimons ni l’ampleur ni la gravité de la tâche qui consiste à re-penser, dans la démocratie élargie de notre temps, la place et la fonction des « trois pouvoirs ». Néanmoins, le regard critique d’une raison interrogative qui comparaît à son propre tribunal peut éclairer une question qui nous concerne tous de si près.

En recherchant les conditions qui, aujourd’hui, rendent la démocratie pensable et possible, la démarche analytique et réflexive d’une interrogation critique rend inexpiable le dogmatisme de la « séparation des pouvoirs ». Elle met en évidence les réquisits transcendantaux qu’elle intègre non pas dans leur trichotomie, mais dans un style de vie et de pensée qui est un mode existentiel. S’il est juste que la thèse séparatiste a fait pièce, dans le rationalisme moderne, à la concentration ou à la confusion des pouvoirs, elle révèle aujourd’hui ses faiblesses dans la pragmatique communicationnelle et les échanges mutuels qu’exige la dynamique du droit politique. Son approche réflexive-critique, en interrogeant ce qui est de droit dans la démocratie de notre temps, remonte à ses a priori fondateurs et à ses catégories rectrices ; elle montre que les décisions et l’exécution des lois, loin d’exprimer la logique pure d’une rationalité constituante, s’accompagnent, dans son architectonique normative, d’activités de concertation et de contrôle. Ainsi se trouvera opéré le ‘retournement’ de la raison qui, plus pratique que théorique, doit s’opposer désormais à la raison spéculative longtemps triomphante.

Grâce à un échange discursif entre des positions « raisonnables » plutôt que « rationnelles », l’espace politique doit s’affranchir de tout rituel formaliste ; c’est là un défi aux contraintes et aux emblèmes de la rationalité. Avant toute prise de décision politique, il convient de s’interroger sur les conditions de validité et d’acceptabilité de sa portée normative. Déployé entre sa fondation et son horizon, le concept rénové de la démocratie doit s’enraciner dans un « dialogisme transcendantal » où les notions-clefs de médiation et de relation [24] en renouvelleront, au-delà du formalisme de ses codes, le sens et la puissance.

Sans doute la refondation de la démocratie suscitera-t-elle une interrogation sans fin. Sachons aussi qu’elle n’aura pas une trajectoire assurée. Mais parce que sa réfutabilité [25] fait partie du mouvement même de la pensée, elle enveloppe, dans une perspective interrogative-critique, la promesse d’une co-existence possible des libertés.

L’espérance est belle… Sans aucun doute, la tâche est lourde ; mais elle mérite d’être tentée.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Montesquieu, L’esprit des lois, 1748, Livre XI, chapitre VI.

[2] L’esprit des lois, Livre XI, chap. 6.

[3] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Sirey, 1922, tome II, p. 23.

[4] Montesquieu, Pensées, n° 1574.

[5] L’Angleterre, disent les Notes de voyage de Montesquieu, est « le pays le plus libre qui soit au monde », Œuvres de Montesquieu, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 884.

[6] L’esprit des lois, Livre III, chap. 3 et Livre IV, chap. 5.

[7] Jean Bodin, Les six livres de la République, 1576.

[8] Telle est la thèse de Max Weber selon qui, dans le « rapport de forces » qui caractérise la politique, l’Etat moderne a le monopole de la « violence légitime ».

[9] A cet égard, Carl Schmitt n’a pas tort de voir dans la politique, et notamment dans l’idée de souveraineté du peuple, un concept théologique sécularisé.

[10] Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, art. 16.

[11] Antonio Negri, in Le pouvoir constituant, PUF, 1997, considère que démocratie et pouvoir constituant sont deux notions généralement coextensives.

[12] H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Sirey, 1971, p. 314 sq. Dans l’Etat de droit que représente la démocratie, toute création de droit par le pouvoir législatif est, dans la pyramide juridique, application de droit ; et toute application du droit engendre un jus novum. A la hiérarchie des règles, répond la dynamique juridique que commande, notamment en démocratie, la priorité organique et fonctionnelle du pouvoir législatif, c’est-à-dire la prééminence de la souveraineté du peuple : cf. La démocratie, sa nature, sa valeur, rédition par Michel Troper, Economica, 1988.

[13] Tocqueville, dès le milieu du XIXe siècle, en dénonçait les méfaits avec virulence dans La démocratie en Amérique.

[14] Cf. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972, p. 153.

[15] Cf. E. Laboulaye, L’Etat et ses limites, Paris, 1863 ; nous avons réédité ce texte dans la Bibliothèque de philosophie politique et juridique, P U Caen, 1992

[16] Cf. Richard Rorty, « Y a-t-il un universel démocratique ? », in L’interrogation démocratique, Publication du Centre Georges Pompidou, 1987, p.157-190.

[17] René Rémond, La démocratie à refaire, Paris, 1963.

[18] Raymond Boudon, Renouveler la démocratie, Eloge du sens commun, Odile Jacob, 2006 ; Renouveler la démocratie, Mode d’emploi, Fondation pour l’innovation politique, Conférence du 24 janvier 2007.

[19] Cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 4.

[20] Robert Dahl, Polyarchy, Yale University Press, 1971.

[21] Elle s’inscrit dans un ample mouvement de transformation de la pensée juridique. Nous renvoyons à notre ouvrage Re-penser la pensée du droit. Les doctrines occidentales modernes au tribunal de la raison interrogative-critique, Vrin, 2007.

[22] Nous utilisons un vocable emprunté à la philosophie de Francis Jacques, notamment dans Dialogiques, PUF, 1979 et dans L’espace logique de l’interlocution, PUF, 1985. La « communicabilité » désigne la réciprocité interpersonnelle qui, dans le dialogue, permet un échange noétique.

[23] La distinction des principes et des règles est remarquablement soulignée par H. Hart dans The concept of Law, trad. française, Le concept de droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1976.

[24] Sur ces deux notions, voir les analyses conduites respectivement – dans des contextes doctrinaux différents dont il ne faut pas minimiser les divergences méthodologiques et doctrinales – par Jürgen Habermas (L’agir communicationnel, 1981, trad. Fayard, 2 vol., 1987) et Francis Jacques L’espace logique de l’interlocution, PUF, 1985.

[25] Celle-ci, dont K. Popper a souligné qu’elle était liée aux conquêtes de la science, fait aussi partie de la marche des idées dans la politique et le droit.