Séance du lundi 10 mai 2010
par Mme Françoise Mélonio,
Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne
De la Démocratie en France et en Amérique : j’emprunte ce titre au XIXe siècle. En 1835-1840 Tocqueville publie De la démocratie en Amérique ; Guizot réplique par un article « De la démocratie dans les sociétés modernes » en 1837 [1] avant de publier De la démocratie en France en 1849. J’aimerais montrer aujourd’hui que le détour par le XIXe siècle est un moyen de penser la démocratie aujourd’hui.
Les questions posées par les écrivains du XIXe siècle sont encore les nôtres. Pierre Rosanvallon, que vous avez récemment accueilli ici même, écrit dans Le moment Guizot (p 376), qu’on ne peut pas chercher chez les penseurs du XIXe siècle des réponses à nos questions, mais « retrouver au sein même de la distance qui nous en sépare le chemin d’une nouvelle pensée du fondement » car les questions nous sont communes : « une civilisation peut elle vivre sans religion ? Peut-on faire l’économie d’une régulation éthique ? Quelles sont les limites de l’égalité sociale ? Une société peut elle se passer de hiérarchie ? Ne faut-il pas réhabiliter le rôle de la tradition ? La notion de citoyenneté épuise-t-elle celle de démocratie ? »
Ce détour par le XIXe siècle n’est pas sans risques d’anachronisme tant notre monde diffère de celui de nos prédécesseurs ; quoi de commun entre une démocratie américaine de quelques centaines de milliers d’habitants à la fin du 18ème siècle et une société de trois cent millions fin 2006, composée d’immigrants du monde entier ? Entre la France de Guizot et notre pays ? La référence insistante à Tocqueville, sert parfois d’asile à l’ignorance.
Le détour par le XIXe siècle est plus particulièrement pour l’historienne de la littérature que je suis le moyen d’une réflexion sur le langage de la démocratie. La démocratie est un régime de parole publique, qui accorde une place centrale à l’activité discursive. Le mot même de démocratie est un mot valise exerçant une séduction magique, qui semble s’accroître du flou même de la signification. Les spécialistes de Tocqueville ont trouvé six à sept sens au mot démocratie, encore faut-il préciser que la liste varie avec chaque spécialiste. La démocratie c’est :
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la doctrine ou même le « dogme » de la souveraineté du peuple ;
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l’actualisation pratique de cette souveraineté, par la participation politique ;
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un état social , caractérisé par l’expansion des classes moyennes ;
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un sentiment, l’imaginaire de l’égalité ou plus précisément la « foi » en l’égalité.
La polysémie du terme n’est nullement spécifique à Tocqueville. En 1860 Vacherot dans la préface à son ouvrage La démocratie, se donne pour tache de relever la démocratie de toutes les « définitions fausses, légères ou misérables » et dénonce « l’abus du mot démocratie » . « Le nom est dans toutes les bouches, tour à tour maudit et célébré pour les terreurs, les déceptions et les espérances qu’il fait naître. Toutes les écoles politiques, celles qui redoutent la démocratie, comme celles qui l’appellent de leurs vœux, s’accordent à reconnaître qu’elle est la grande promesse de la Révolution qui a clos le siècle dernier. »
Pour dissiper l’obscurité et lutter contre « l’abus des mots », l’étymologie offre peu de ressources puisque la question qui court depuis Benjamin Constant c’est de comprendre en quoi le monde nouveau diffère du monde ancien. Paradoxalement le flou du mot moderne démocratie est lié précisément au caractère démocratique et en dit la nature. En 1840 Tocqueville écrit : « les peuples démocratiques aiment passionnément les termes génériques et les mots abstraits, parce que ces expressions agrandissent la pensée, et, permettant de renfermer en peu d’espace beaucoup d’objets, aident le travail de l’intelligence. »… « ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques et dont on fait usage à tout propos sans les rattacher à aucun fait particulier, agrandissent et voilent la pensée ; ils rendent l’expression plus rapide et l’idée moins nette. Mais, en fait de langage, les peuples démocratiques aiment mieux l’obscurité que le travail. Je ne sais d’ailleurs si le vague n’a point un certain charme secret pour ceux qui parlent et qui écrivent chez ces peuples. » (De la Démocratie en Amérique II, I, XVI Pléiade p 582). Tocqueville avoue avoir lui-même succombé à ce charme secret, en personnifiant trop souvent l’égalité – ce que n’aurait pas fait, dit il , un écrivain du temps de Louis XIV.
Or le flou du mot en fait la force. « L’abus du mot démocratie » pour reprendre la formulation de Vacherot est ce qui donne à l’idée démocratique sa dynamique. Guizot déplorant les saturnales démocratiques en 1849 en est conscient : « C’est le chaos de nos idées et de nos mœurs politiques, ce chaos caché tantôt sous le mot démocratie, tantôt sous le mot égalité, tantôt sous le mot peuple, qui lui ouvre toutes les portes et abat devant elle tous les remparts de la société. »
La remontée au XIXe siècle permet donc de saisir la démocratie comme un processus, et le mot démocratie comme inséparable d’une spirale de revendications. Des travaux récents des linguistes dans la revue Mots montrent que le mot aujourd’hui a gardé à la fois l’indétermination et le caractère mobilisateur qui le caractérisaient après la Révolution [2]. Le mot démocratie, qui conserve un sens à la fois prescriptif et descriptif, reste assez indéterminé pour qu’on juge souvent utile de lui adjoindre un adjectif : démocratie libérale, démocratie populaire (quoique l’expression se raréfie…) et pour qu’il soit accompagné de ses antonymes : démocratie s’oppose aux privilèges si bien qu’on peut admettre des énoncés définitionnels du type La démocratie, c’est l’égalité (P 85). Il s’oppose à la tyrannie si bien que « La démocratie, c’est la liberté est devenu un énoncé définitionnel quasiment stéréotypique ». Dans cet usage contemporain, on aura reconnu le vocabulaire même de Tocqueville et de ses contemporains : démocratie, liberté, égalité. Comme au XIXe siècle, le mot relève du discours et pas seulement de la langue ; la référence à la Démocratie est un argument , qui conditionne un enchaînement discursif. Derrière le mot se devine une doxa, porteuse d’une philosophie de l’histoire selon laquelle le monde a pour fin la démocratie. C’est d’ailleurs sans doute la différence avec le XIXe siècle que nul ne peut se déclarer aujourd’hui non démocrate. Aussi bien la démocratie est comme au XIXe siècle un horizon mobilisateur, mais elle est en plus devenue un acquis universel ; si universel que les auteurs de ce numéro de revue notent que le mot désigne aujourd’hui et de plus en plus tous les secteurs de la vie sociale : entreprise, famille école. Dans le vocabulaire de la CGT ou de la CFDT depuis 1980 la référence à la démocratie ouvrière tend à s’effacer au profit de la démocratie comme espace social et politique global.
Ce que dit le mot démocratie, c’est donc moins un état qu’une promesse ou un avenir. « La démocratie coule à pleins bords » ; « où allons nous donc »… Au XIXe siècle la traversée vers les rivages futurs consiste souvent à traverser l’Atlantique. Penser la démocratie c’est en penser les deux formes issues des deux révolutions- sœurs, en France et en Amérique.
A dire vrai et malgré mon titre je ne traiterai ici que de la vision française des deux démocraties ; car la démocratie française n’intéresse guère les Américains pour qui l’Europe est du côté du passé. On sait que la devise qui figure sur le sceau américain de 1782 E pluribus unum, est empruntée au Moretum de Virgile, poème culinaire qui détaille l’art de mixer des herbes et du fromage pour produire une couleur et une saveur toutes nouvelles. En Amérique, les nations d’origine -Angleterre, Ecosse, France, Hollande , Irlande et Allemagne- produisent un « peuple quasi élu » selon la formule de Lincoln, peuple tout nouveau dont la démocratie a peu à voir avec le « french heritage ». A cet égard la référence insistante à Tocqueville dans les sessions du congrès américain aujourd’hui encore ne doit pas tromper ; elle vise à conforter l’identité américaine, faite de valeurs morales, et d’une promesse initiale à laquelle la nation est sommée de se montrer fidèle, sous peine de périr. Aussi bien la citation la plus goûtée de Tocqueville est une citation apocryphe : « L’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne. Quand l’Amérique cessera d’être bonne, l’Amérique cessera d’être grande [3] ». La référence à Tocqueville dit « la destinée manifeste » de l’Union américaine, que l’admiration des Européens semble rendre plus « manifeste » encore. Tocqueville est donc moins pour les Américains un médiateur avec la culture européenne qu’un miroir où scruter l’écart entre ce que les Américains furent et ce qu’ils sont devenus.
Pour les Français à l’inverse, la réflexion sur la démocratie française est très souvent comparatiste, quoique ils soient moins intéressés par l’Amérique que par l’américanisation du monde. En l’Amérique ils voient tous plus que l’Amérique, pour reprendre une formule de Tocqueville. D’où d’ailleurs la difficulté à interpréter leurs propos. Leur Amérique est souvent livresque et de seconde main; Stendhal y pense toujours (350 références à l’Amérique !) sans y aller jamais. Edouard Laboulaye, qui eut l’idée d’offrir la statue de la liberté aux Américains, écrivit force traités de droit constitutionnel et romans à la gloire des Etats-Unis sans y mettre le pied. Et Tocqueville, même après un rapide voyage de neuf mois, devait avouer écrire sur l’Amérique comme Cuvier sur les animaux antédiluviens, par déduction plus qu’observation ; Pis, la plupart écrivent d’abord pour convaincre ; dès lors que la démocratie américaine est un argument (pour ou contre) « il ne faut pas songer à dire la vérité la plus complète, mais la plus saisissable et la plus utile [4] ».
Même en limitant ainsi mon propos à ce que pensèrent les français du mouvement démocratique, au miroir de l’Amérique, j’excéderai le temps d’une communication. Il y a du reste sur ce sujet une bibliographie considérable et de qualité. Je me contenterais ici de quelques remarques, non sur la démocratie comme régime politique mais sur l’homme démocratique en commentant une formule de Stendhal datée de 1830 (Mélanges) : aux Etats Unis « l’homme n’est mû que par trois idées : l’argent, la liberté et Dieu [5] ». La formule vise autant les Américains que les Français américanisés que Stendhal nous décrit dans son périple littéraire de touriste en France. Elle dit admirablement la culture démocratique.
L’argent d’abord. La démocratie est inséparable de la société mercantile et de l’expansion des classes moyennes. Tous les voyageurs français sont frappés par l’agitation commerciale des Etats-Unis,, y compris le jeune Tocqueville à son arrivée à New York en 1831. La plupart en sont horrifiés. La dénonciation de l’argent rassemble au XIXe siècle les socialistes et les légitimistes, avant de trouver une nouvelle jeunesse avec l’Action française. Maurras reprochant à tout le courant américanophile de Chateaubriand à Tocqueville puis au « fol et captieux Laboulaye » d’avoir érigé une image trompeuse de l’Amérique “pays des abus énormes érigés en institutions”, par eux « Une pyramide de dollars, de ferraille et de charcuterie, qui ne soutenait même pas le parallèle avec les amoncellements de Chéops (car ceux-ci ont du moins le talent de durer), s’égalait aux colonnes du Parthénon [6]“. Du Parthénon aux abattoirs de Chicago, de la démocratie athénienne à la démocratie américaine, il est clair qu’il n’y a pas continuité…
Ce qui me frappe ici n’est pas tant la répulsion pour l’argent ni le débat sur le commerce et la vertu qui sont antérieurs au XIXe siècle, mais la prise de conscience que l’univers démocratique est celui où tout devient calculable. Constant avait fait de l’échange la marque même de la liberté des modernes. Stendhal incarne dans le personnage de Clinker –planteur sudiste des Promenades dans Rome – cette calculabilité du monde, à laquelle Claudel consacrera L’Echange.
Que les hommes démocratiques soient des calculateurs, que toutes choses deviennent évaluables et comparables par l’argent a des conséquences culturelles et plus largement anthropologiques majeures qui font de l’humanité démocratique une « humanité nouvelle » à en croire Tocqueville.
Conséquences culturelles, d’abord, dans les arts. Les voyageurs français, depuis Jacquemont en septembre 1827 partagent un scepticisme culturel envers l’Amérique, scepticisme qui relève d’ailleurs autant du fantasme que de l’observation. Un Tracy, un Stendhal, ou un Tocqueville peuvent bien admirer les institutions politiques démocratiques, ils dénoncent vigoureusement la médiocrité culturelle, la production de masse, l’empire de la mode et de l’éphémère. L’économie tue la sensibilité. M Clinker, l’américain des Promenades dans Rome de Stendhal, n’a que deux formes de commentaire esthétique « how cheap ! how dear ! » .Henry James, qui reconnaît à l’Amérique le mérite d’ouvrir à chacun des possibilités d’expérience, peint aussi un monde vide d’émotions esthétiques. Il est vrai que ce déficit esthétique des Etats-Unis pourrait bien se combler puisque, dit James ironiquement, « nous aurons peu à peu tous les Titien, et nous importerons quelques cathédrales [7] ». Cette position instable, entre l’acceptation de la société politique démocratique et la distance culturelle, est celle qu’adoptent à leur tour les disciples de Leo Strauss dont l’apport critique à l’interprétation de l’œuvre de Tocqueville est depuis quelques années considérable [8]. Le débat ne peut se réduire à la déploration de la médiocrité culturelle des démocraties, car l’entrée de l’art dans le marché emporte avec elle une mutation dans les genres pratiqués, dans les sujets, dans les modes de diffusion.
La culture du calcul, le court termisme qui lui est liée est aussi ce qui rend nécessaire au XIXe siècle une réflexion nouvelle sur l’éducation et en particulier sur la place relative des sciences et des lettres, et la place (car ce n’est pas exactement la même question) de l’enseignement professionnel et de l’enseignement général. N’en prenons qu’un exemple. La séance du 24 mars 1837 à la chambre des députés voit s’affronter le savant François Arago et Lamartine. Arago s’insurge contre la dévalorisation des études scientifiques considérées comme « un métier de manœuvre », et rappelle les grands noms de Pascal, Descartes, Leibniz et Cuvier pour recommander la création d’un primaire supérieur sans latin. Contre lui, Lamartine affirme la prééminence nécessaire des « lettres humaines » : « si toutes les vérités mathématiques se perdaient, le monde industriel, le monde matériel subirait sans doute un grand dommage, un immense détriment ; mais si l’homme perdait une seule de ces vérités morales dont les études littéraires sont le véhicule, ce serait l’homme lui-même, ce serait l’humanité tout entière qui périrait (Sensation) [9] ». Abandonner le latin et le grec, c’est devenir barbare, si bien que le progrès démocratique ne consiste pas à restreindre l’enseignement des humanités au profit des sciences et des techniques mais à offrir l’enseignement littéraire à toutes les classes sociales afin que se forge « cette communauté des idées générales [qui] est tout ce qu’il y a de plus libéral et de plus démocratique au monde » ; « c’est là la seule loi agraire réalisable ». Lamartine n’est donc nullement hostile à un enseignement technique et industriel, mais il défend, contre une vision utilitaire de l’éducation, la lecture des classiques qui seule permet à chacun de devenir compatriote de tous les hommes. S’opposent dans ce débat non pas un réactionnaire (Lamartine) et un progressiste (Arago), mais deux conceptions du progrès de l’histoire. Pour Lamartine, l’éducation littéraire est l’outil privilégié de la lutte contre l’esprit mercantile et ce que d’autres dénonçaient comme l’américanisation du monde. Ce que dira avec une charmante naïveté un orateur d’un débat de 1852 : « conservons à notre nation cet instinct délicat du goût qui la caractérise et s’applique à tout ; conservons le précieusement, car il lui tient lieu des houilles de l’Angleterre, des grandes ressources naturelles des Etats-Unis ou de la Russie » — en France on n’a pas de charbon, mais on a le latin… qui sert de défense à l’identité nationale et laisse espérer une démocratie sensible.
Cette conception d’une formation de l’individu sous l’angle de l’universel, à distance du monde et de tout calcul d’utilité, se heurte évidemment à ses conséquences pratiques c’est-à-dire au risque de former des inutiles et des déclassés. La littérature satirique et le vaudeville brodent durant tout le siècle sur les méfaits de l’éducation classique étendue à tous dans les démocraties. On connaît le roman à très grand succès, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale (1842), œuvre de Reybaud, publiciste par ailleurs fort sérieux qui sera membre de l’académie des sciences morales en 1850. Le héros, Jérôme Paturot, issu du peuple est animé par le désir d’ascension sociale. Il tâte de tout sans réussir à rien : poète chevelu, romancier réaliste, journaliste, publiciste, député, il finira en bonnetier. Jérôme reporte sur son fils Alfred ses prurits littéraires et le place dans une institution très chic et très chère, l’institution Roustignac dont le nom même laisse espérer un avenir radieux de Rastignac ; Alfred ayant la « bosse du thème grec très prononcée » gagne le premier prix de thème grec et dîne avec le ministre — ce qui augure mal de son avenir ; tout semblable au jeune Alfred est le héros de la comédie de Labiche, Le papa du prix d’honneur, représentée au Palais royal 6 février 1868 : Achille Gabaille a eu le premier prix de dissertation latine, sur le sujet « les dangers de l’intempérance, Alexandre le Grand tuant son ami Clitus… entre la poire et le fromage… à l’issue d’un festin ». Le jeune Achille récite volontiers le début de cette dissertation pour les amis de ses parents : « Ebrius Alexander, inter pocula et scyphos clitum occidit amicum… temperatia tamen » discours tôt interrompu par les sanglots de sa mère, qui évidemment n’a jamais appris le latin mais « le cœur d’une mère n’a pas besoin de comprendre »… On pourrait multiplier les exemples. Il faut bien en comprendre la portée.
Ni Reybaud ni Labiche ne sont des adversaires des Humanités. Reste la question posée qui est celle de la possibilité du loisir studieux pour l’homme pressé des démocraties. Ni Reybaud, ni Labiche ni Tocqueville ne croient envisageable et souhaitable une éducation longue et désintéressée pour tous. On peut les soupçonner de conservatisme social, puis qu’ils veulent réserver le loisir intellectuel à des privilégiés. « Le grec et le latin ne doivent pas être enseignés dans toutes les écoles », écrit Tocqueville. Pour préserver ces études « Quelques universités excellentes vaudraient mieux, pour atteindre le but, qu’une multitude de mauvais collèges où des études superflues qui se font mal empêchent de bien faire des études nécessaires. » Il n’empêche que ces études sont indispensables si l’on veut corriger le court termisme inhérent aux démocraties. « C’est une hygiène salutaire [10]. »
La littérature antique vaut en effet par l’effet de décalage ; non par sa ressemblance illusoire avec notre présent, mais par sa distance. Si bien que les études classiques ont des vertus semblables à celles de la religion qui, apprend à l’homme la considération du long terme. Le « temps perdu » en études désintéressées, relève… de la médecine sociale. La bipartition brutale opérée par ces écrivains entre le grand nombre et l’élite est sans doute loin de nous. Reste une interrogation sur la place du temps, sur la distance nécessaire entre le monde clos de l’école et celui du marché, sur la place de l’apparemment inutile dans la formation — soit tout autre chose que nos calculs de semestres et de crédits.
Calculabilité des arts, des connaissances… le calcul s’introduit aussi dans les rapports humains y compris dans les relations amoureuses qui selon les écrivains du XIXe siècle entrent dans le monde de l’échange, du contrat et du « bargaining ». Volney disait déjà que le colon américain était taciturne, tenace et calculateur, même avec sa femme. La conviction que l’éros ou la sensibilité amoureuse disparaît avec la démocratie est partagée par Jacquemont, Stendhal dans De l’Amour en 1822 , Tocqueville, Sardou… La rationalité démocratique s’accompagne d’ une mutation de sensibilité. Le tête à tête entre un jeune homme et une jeune fille est peu compromettant, écrit Tocqueville à sa belle sœur Emilie en 1831 : il « se passe d’ordinaire à parler du prix de la laine ou de celui du coton ». Dans sa comédie Les femmes fortes (31 décembre1860), Sardou met en scène une jeune américaine Deborah qui demande en voyant un jeune Français : « qu’est ce qu’il vaut ? » « c’est un américanisme, explique un personnage ; Miss demande combien vous valez d’argent et de dollars. » Cette opposition entre la sensibilité amoureuse inséparable de la jouissance esthétique d’une part et le monde du calcul démocratique de l’autre est admirablement développée par la romancière Edith Wharton en 1919 dans French ways and their meaning – collection d’articles écrits pour faciliter la compréhension des mœurs françaises par les soldats américains, le chapitre consacré à la femme française souligne que les Français ont beaucoup moins que les Américains le goût de s’enrichir ; ils se hâtent moins. A l’accumulation par le travail les Français préfèrent le temps libre, pour mieux profiter des plaisirs de la table ou des spectacles, de la culture de leur personnalité. Cette lenteur française, Edith Wharton l’attribue aussi à la mixité sociale entre les sexes en France et à la douceur d’une atmosphère courtoise. Quatre mots lui semblent essentiels en français et non traduisibles : la gloire, l’amour, la volupté, le plaisir. On peut se demander si l’analyse de Edith Wharton ne pointe pas ce qui reste aristocratique en France (ou ce qui restait aristocratique en 1919). C’est précisément la question posée par Mona Ozouf dans Les Mots des femmes. Peut on penser une culture démocratique autre que celle du calcul ? Une démocratie sensible ? Y a-t-il en régime démocratique des espaces qui peuvent échapper à la calculabilité de toutes choses ?
La liberté est la seconde idée américaine pour Stendhal. Certains même de ceux qui s’épouvantent de la domination de l’argent, sont fascinés par la liberté démocratique ; Jacquemont, Stendhal, Tocqueville… célèbrent une liberté inséparable de l’égalité des individus autonomes — quitte à dénoncer l’hypocrisie américaine et la tyrannie populaire.
Si la description du système politique américain peut sembler claire, l’appréciation de ce qu’il offre de liberté et de ce qu’il faut entendre par égalité ne l’est pas. La première phrase de De la Démocratie en Amérique en 1835 semble illustrer le charme de l’imprécision qui menace les langues démocratiques en personnifiant l’égalité des conditions : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions ». Ce premier fait « donne à l’esprit public une certaine direction, un certains tour aux lois… il n’obtient pas moins d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’il ne produit pas ». L’analyse tocquevillienne a eu une postérité considérable ; une citation de Tocqueville, d’ailleurs controuvée, sert d’épigraphe à Louis Hartz, The liberal tradition in America (1955) : « Americans have this great advantage,… that they are born free, instead of becoming so [11] ». Il n’était pas indifférent pour Hartz et ses lecteurs que Tocqueville, dès l’épigraphe, se porte garant de la liberté américaine originaire. Le livre de Hartz dit le bonheur d’une Amérique, d’emblée consensuelle, qui échappe à l’histoire pleine de bruit et de fureur des Européens. On sait que sur les pas de Tocqueville revisité par Hartz toute une école de sociologie du consensus a cherché la spécificité de la culture américaine dans la pratique du bargaining entre des groupes d’intérêt, pratique qui assure la tranquillité publique et empêche l’hégémonie d’une seule classe [12].
Comment comprendre « l’égalité des conditions » ? Les lecteurs français de Tocqueville en 1835 se firent un plaisir de souligner qu’aux Etats-Unis la proclamation de l’égalité butait sur la réalité de l’inégalité et de l’oppression. Cette dénonciation est devenue un lieu commun, de Céline à Georges Perec disant la déception des immigrants dans Ellis Island en 1980. L’objection vaut encore aujourd’hui, les Etats-Unis étant beaucoup plus inégalitaires selon l’index de Gini que les pays nordiques, l’Allemagne, la France ou la Belgique. L’objection en dénonçant l’inégalité dit d’ailleurs la puissance mobilisatrice du terme « égalité ». Qu’entendre par l’égalité des conditions, que le dictionnaire de l’Académie explique par un seul énoncé : « l’égalité des conditions est une chimère ».
L’expression dans la France du XIXe siècle me semble manifester l’ombre portée par la tradition aristocratique sur l’interprétation du monde moderne. Elle n’est nullement inventée par Tocqueville ; on la trouverait sans doute au 17ème siècle ; elle est usuelle au 18ème siècle. Voltaire en 1738 intitule un poème « de l’égalité des conditions ». Il y montre l’égalité des mortels devant le bonheur : « en vain des vanités l’appareil nous surprend ». L’égalité des conditions renvoie donc, comme le précise le dictionnaire de l’académie en 1838 à « L’état d’une personne considérée par rapport à sa naissance » ; on naît « de grande condition, de condition relevée, de médiocre condition, d’honnête condition, de basse condition, de condition servile ». Egalité des conditions, dit l’écart avec la société des statuts et des rangs, n’est donc pas bien par la traduction américaine « equality of conditions [13] », qui dit la similitude des circonstances dans lesquelles des individus sont placés. Ce que Tocqueville et d’autres comme Stuart Mill mettent à jour par « égalité des conditions » c’est l’arrachement au déterminisme de la naissance et du statut, la transformation imaginaire de la société [14] qui fait qu’en chacun, l’homme démocratique reconnaît son semblable. L’égalité des conditions, c’est la conviction que « la providence a donné à chaque individu, quel qu’il soit, le degré de raison nécessaire pour qu’il puisse se diriger lui-même dans les choses qui l’intéressent exclusivement » : l’enfant qui a des droits, le serviteur qui n’est subordonné que pour le temps et l’objet du contrat. De ce principe imaginaire de l’égalité des conditions découlent à la fois la souveraineté du peuple et la prospérité commerciale. La souveraineté du peuple est « le dernier anneau d’une chaîne d’opinions » qui déploie dans tout l’espace social la foi en l’égalité : à chaque échelon les habitants ont le degré de raison nécessaire pour se diriger dans les choses qui les intéressent exclusivement. D’où le self-government dans les communes, les cantons, les états. L’égalité des conditions est aussi le ressort de la prospérité commerciale : l’habitant des Etats-Unis n’est jamais arrêté par un axiome d’état professionnel (p 470), version tocquevillienne du « yes we can »…
Ainsi comprise l’égalité des conditions peut se combiner avec les inégalités matérielles pour autant qu’elles ne sont pas définitives et qu’on ne crée pas des races de riches et des races de pauvres pour parler comme Michelet. Est inéquitable l’impossibilité pour un individu de se créer un avenir ; l’égalité des conditions vaut donc comme promesse, engendrant une spirale de revendications et une inquiétude constante de l’esprit [15].
On voit combien le débat sur la liberté démocratique déborde largement la sphère du politique pour pointer vers un nouveau mode de relations entre les hommes, une mobilité inédite, une émancipation des individus par rapport aux statuts. L’égalité des conditions ne relève pas seulement d’une sociologie, c’est une institution imaginaire d’une société radicalement nouvelle. L’ampleur de la mutation ne pouvait frapper que des Européens attachés encore à la hiérarchie des rangs, des statuts et à la logique de l’honneur.
Cette mutation avait de quoi effrayer des sociétés encore très hiérarchiques. Dès la restauration apparaît la crainte que la société ne tombe en poussière, et que se déchaînent les appétits. La réponse de Tocqueville et de ses émules, mais aussi de Stuart Mill est dans la recherche de moyens artificiels, des arts qui corrigent la nature de la démocratie. On sait le succès de l’éloge du self government, le mot — absent de l’œuvre de Tocqueville — passant dans le langage commun après 1850 au point de figurer dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. « Décentralisation » dit aussi l’émancipation de l’individu dans l’ordre politique mais aussi social, culturel [16].
Le recours aux associations comme au self-government apparaît néanmoins en France problématique. Sismondi doute que l’Amérique, Eldorado des associations, forme vraiment une société : « Ce sont les vertus qui s’associent, non les égoïsmes » écrivait-il [17]. L’individu démocratique, faute de vertu, tend à se replier sur lui-même et ses intérêts. L’individualisme est le grand mal des sociétés démocratiques ; l’étude du lexique est là encore instructive. Le mot est présenté par Tocqueville comme nouveau en 1840 : « l’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme » (II, II, II Pléiade p 612). De fait le mot n’est attesté que depuis 1825-1826 d’abord chez les penseurs réactionnaires puis il est repris par les saints simoniens. Il est quasiment toujours négatif, chez Balzac, Michelet, Proudhon, et ne prend de valeur positive possible qu’après 1850 [18]. Aujourd’hui encore en français individualisme a généralement une valeur négative. En anglo/américain le mot qui apparaît venu du français (sans doute de textes saint simoniens) dans les années 1830, avec une valeur qui peut être négative, prend très vite le sens positif d’indépendance de l’individu, c’est la valeur qui domine aujourd’hui aux Etats Unis.
Chose frappante, aux Etats-Unis la menace de la désaffiliation sociale, de l’atomisation de la société, ne semble se répandre que depuis une trentaine d’années, comme si l’Amérique avait été protégée par le maintien archaïque de liens communautaires des effets destructeurs de l’égalité. L’individualisme a ainsi donné lieu à une analyse célèbre de Robert Bellah (Habits of the heart, individualism and commitment in American Life, Berkeley, University of California Press, 1985, et Bellah et al, The Good society, New York, Knopf, 1991) ; il n’est pas indifférent que Bellah ait d’abord été un spécialiste de la religion des Togukawa, donc apte à saisir l’écart entre les sociétés hiérarchiques et la société démocratique. L’analyse de l’individualisme n’est pas aux Etats Unis le monopole d’un parti. On s’est parfois gaussé de ceux que Skocpol a appelés les « romantiques tocquevilliens », qui pleurent le monde que nous avons perdu, la vertu civique, et les passions politiques d’autrefois et retrouvent ainsi des analyses françaises. Une telle déploration est évidemment un peu suspecte ; de même que le niveau scolaire baisse toujours pour les esprits chagrins, de même le niveau de conscience citoyenne aussi… Mais la réflexion sur l’individualisme alimente bien davantage qu’un passéisme : elle nourrit une réflexion sur la culture associative, le rôle de l’engagement politique dans la structuration sociale dont on pourrait donner pour exemple le livre de Robert Putnam, Bowling alone : the Collapse ad Revival of American Community, New York ; Simon and Schuster, 2000. Le titre à lui seul dit bien que l’individualisme est une disposition sociale qui se retrouve dans tous les actes de la vie [19]. Il est frappant de voir combien les solutions proposées par les sociologues ou philosophes américains renouent avec les solutions du XIXe siècle. Les « moyens artificiels » que Michael Walzer trouve pour faire nation [20] sont empruntés à Stuart Mill : la démocratisation de la vie commerciale et industrielle, la décentralisation, les corps intermédiaires… La valorisation de la liberté locale dans le vocabulaire politique français dit peut être ce même souci d’inscrire l’individu dans un réseau de solidarités vivifié par le self government [21]. Encore faut il préciser que si le XIXe siècle nous éclaire ici, il n’y a pas retour au XIXe siècle. Ce qui fait communauté aujourd’hui, en France comme aux Etats Unis c’est aussi le particularisme ethnique , les « fiertés », groupements qui radicalisent les différences et qui ont peu à voir aussi bien avec les appartenances multiples décrites par Madison dans le numéro 10 du Fédéraliste qu’avec les revendications de self-government [22].
Aux Etats-Unis Stendhal discernait trois idées : l’argent, la liberté, et Dieu. Selon Stendhal, Dieu est moribond, ou plutôt il se donne à adorer en veau d’or. La vertu a peu d’avenir aux Etats-Unis, sinon dans l’hypocrisie puritaine. On touche là en effet à ce qui dans l’expérience américaine est le plus étrange aux yeux des Français, et que Marvin Meyers résume en un oxymore célèbre dans son ouvrage, The jacksonian Persuasion (1956) : les Américains sont des « venturous conservatives », aventureux par leur confiance dans l’initiative des individus et leur orientation vers l’avenir ; conservateurs par leur révérence pour la tradition et leur attachement à leurs valeurs. Aux questions « Une civilisation peut elle vivre sans religion ? Peut on faire l’économie d’une régulation éthique ? Ne faut il pas réhabiliter le rôle de la tradition ? », les américains, à en croire Tocqueville, Laboulaye, répondent par la religion — si bien qu’on aurait deux formes possibles de démocratie, l’une réglée, aux Etats-Unis par une grâce de l’histoire qui a préservé au sein de la modernité démocratique la pratique d’une religion. L’autre, déréglée, en France, démocratie impie mais peut être conforme à la nature de la démocratie qui rapatrie en elle-même toute légitimité. Aussi bien les Etats-Unis devraient leur sagesse conservatrice à un archaïsme providentiel.
La nature exacte de ces liens entre le politique et le religieux aux Etats-Unis depuis deux siècles fait débat – d’autant que les Etats-Unis semblent diverger d’une Europe de plus en plus sécularisée. On a pu arguer qu’au niveau fédéral il y avait — surtout depuis les années 1940 — un mur de séparation entre les religions et le politique et que la constitution elle-même était neutre à l’égard de toute religion [23]. En matière de politique sociale (les charities) ou scolaire la présence religieuse est à l’inverse indéniable. La rhétorique religieuse imprègne les discours présidentiels — surtout depuis les années 1860. Elle n’est pas cantonnée aux discours d’adresse présidentiels mais structure bien des discours militants. Le meilleur exemple en est offert par ce qui fut le best seller des Etats-Unis du XIXe siècle, après la Bible : la case de l’oncle tom en 1852. Le roman est en France le plus grand succès américain du siècle, bien avant Walter Scott. Philarète Chasles exprime une opinion assez générale lorsqu’il conclut : “ Œuvre d’une femme, œuvre sans art, si l’on veut, mais qui restera comme un pas immense fait dans l’histoire de l’humanité [24]”. Rien ne dit mieux pourtant que l’attitude ambiguë de George Sand la distance entre deux cultures démocratiques. George Sand donne une recension enthousiaste en décembre 1852. Tant de choses rassemblent les deux femmes : leur volonté de réforme politique, leur appel à la sensibilité du lecteur, leur souci de l’effet moral plus que de la perfection du style, leur immense succès. Et pourtant dans sa correspondance George Sand ne peut s’empêcher d’égratigner cette « brave femme qui m’ennuie et qui me fait pleurer en même temps, avec sa Bible, ses nègres et ses moutards », cette « bonne biblique créature [25] »…
Entre France et Amérique, la différence invite à interroger ce que sont les « habitudes du cœur de la démocratie » pour reprendre la citation de Tocqueville qui sert de titre à Robert Bellah, ou pour le dire autrement ici, s’il faut une religion civile, quelle est la religion civile de la démocratie [26] ? Durkheim a développé l’idée que tout groupe a une dimension religieuse ; comment en démocratie penser des croyances communes ?
La recherche d’un ordre moral sous-tend l’idée de religion civile. En France elle légitime la remise de l’éducation à la tutelle morale du curé. Aux Etats-Unis Tocqueville repère bien en 1831 la force du conformisme religieux : « on suit une religion comme nos pères prenaient une médecine au mois de mai, si ça ne fait pas de bien, a-t-on l’air de dire, au moins ça ne peut pas faire de mal, et il est d’ailleurs convenable de se conformer à la règle commune [27] ». Mais à tout prendre cette religion d’ordre moral apparaît déjà comme un archaïsme conservateur dans ce que Marcel Gauchet, reprenant une expression balzacienne, appelle « un monde désenchanté ».
On peut se demander, en suivant une hypothèse tocquevillienne reprise par Lacordaire, si le Dieu de la démocratie américaine ne se donne pas principalement non comme l’incarnation de la majorité mais au contraire comme le lieu du tout autre ; ce lieu d’où penser l’expérience américaine à distance de la volonté générale. Dans cette forme de religion civile importent moins les dogmes chrétiens (Kennedy catholique ne se réfère pas autrement à Dieu que Lincoln) qu’une symbolique religieuse, vétérotestamentaire au moment de l’indépendance, néotestamentaire depuis la guerre civile. Les références à Dieu, souvent disposées en début et fin des adresses présidentielles, sont une façon de rappeler à une majorité oublieuse la promesse des origines, garantie par la providence (« annuit coeptis ») [28]. En France la rhétorique politique n’est pas aussi prolixe en références religieuses. On peut se demander néanmoins si le romantisme politique n’a pas sur un mode mineur mobilisé aussi la symbolique religieuse au service de la transcendance des principes. De Hugo au Zola de J’accuse l’idée du sacrifice nécessaire d’un écrivain se pensant en Christ de l’humanité fait de la littérature engagée dans la mêlée politique la garantie de la promesse révolutionnaire des droits.
Il n’est pas sûr que la religion civile ait un grand avenir, à l’âge du désenchantement. Le doute est commun ici à Robert Bellah, Michael Walzer, Marcel Gauchet ; aux Etats-Unis même la religion est devenue pour beaucoup affaire de quête individuelle, spiritualité expérimentale, bien plus que religion civile. Certains d’entre nous envisagent peut être la démocratie avec « terreur » mais sûrement pas, comme Tocqueville, avec « une terreur religieuse ».
Aux questions d’aujourd’hui, l’historien ne peut proposer de réponses. Il faut la naïveté de journalistes américains pour se demander en toute circonstance ce que Tocqueville aurait dit. What Tocqueville Would Say Today !
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Revue française, article anonyme, octobre 1837.
[2] voir Mots. Les langages du politique, n°83/mars 2007 : « Dire la démocratie aujourd’hui », numéro dirigé par Paul Bacot, et Christian Le Bart.
[3] La formule est extraite d’un livre de 1941 sur la religion et le rêve américain ; 11 ans plus tard Eisenhower l’attribue à un grand penseur français ; puis on la retrouve attribuée à Tocqueville par Reagan en 1982, par Clinton en 94 et 95, par Buchanan lors qu’il annonce sa candidature en 1996…
[4] Brouillon de la seconde Démocratie.
[5] Cité par Michel Crouzet, Stendhal et l’Amérique, de Fallois, 2008 p . 19.
[6] Charles Maurras, Dictionnaire politique et critique, tome 1, p. 62-63
[7] Cité par Mona Ozouf, La muse démocratique. Henry James ou les pouvoirs du roman, Calmann-levy, 1998, p. 65
[8] Voir Cheryl Welch, Tocqueville., p. 217-262.
[9] Lamartine, La politique et l’histoire, (recueil de discours de Lamartine établi par Renée David), Imprimerie nationale, 1993, p. 110. Le discours de Lamartine est reproduit pp. 109-119. L’ensemble du débat n’est disponible que dans le Moniteur Universel.
[10] De la Démocratie en Amérique, II I , XV, Pléiade 575
[11] Citation remplacée dans une réédition tardive par la citation véritable : Tocqueville avait écrit que l’avantage des Etats unis était « that they were born equal instead of becoming so. ».
[12] La filiation entre Tocqueville et les sociologues du consensus américain (Seymour Lipset, Daniel Bell et R Dahl) est soulignée par Pierre Birnbaum, Sociologie de Tocqueville, 1970, p. 137-147.
[13] La remarque est faite par Arthur Goldhammer dans sa traduction de De la Démocratie en Amérique, Library of America 2004. Le sens de condition comme situation, rang est rare en américain. En Français l’égalité des conditions au 19ème peut désigner — mais ce n’est pas le sens le plus fréquent — l’égalité matérielle. Voir Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, 1827 : « Ce n’est donc point l’égalité des conditions, mais le bonheur dans toutes les conditions que le législateur doit avoir en vue. Ce n’est point par le partage des propriétés qu’il procure ce bonheur , car il détruirait ainsi l’ardeur pour le travail, qui seul doit créer toute propriété, et qui ne peut trouver de stimulant que dans ces inégalités mêmes, que le travail renouvelle sans cesse. »
[14] Mise en valeur aussi par Stuart Mill, the subjection of women, 1869
[15] Voir par exemple le texte de Tocqueville « l’activité politique en Amérique », De la Démocratie en Amérique, édition par Eduardo Nolla , Vrin, tome 2 p 321-322.
[16] Littré considère en 1863 le mot décentralisation comme un néologisme. Dans le journal des débats, Bersot le 6 juillet 1861 note que le mot de décentralisation, partout répété aujourd’hui, signifie seulement ceci : « nous voulons agir ; il y a chez nous un réveil de l’individu, comme ailleurs un réveil des nationalités. »
[17] Cité par Michel Crouzet, Stendhal et l’Amérique, p 242
[18] Voir les enquêtes faites dans le cadre du MIT et comparant l’emploi du mot en 2000 par de jeunes français et de jeunes américains (culturacult.edu
[19] Voir le débat autour de Putnam : « Unsolved Mysteries : The tocqueville files », the American prospect, vol 7 n°25, 1 mars 1996-1 avril 1996.
[20] Voir What it means to be an American, Marsilio Publishers, 1992
[21] Voir l’article Philippe Genestier, revue Mots, numéro cité ; il note la montée en puissance des mots qui localisent le politique : habitant, quartier, terrain, local, proximité…
[22] Voir Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine. Du melting pot au multiculturalisme, 1997
[23] Voir par exemple les débats provoqués par le livre de I.Kramnick et R. L Moore, The Godless constitution, 1996.
[24] Philarète Chasles, “ Littérature étrangère ”, Revue contemporaine, novembre 1852, 620. Voir l’excellent article de Claire Parfait, « Un succès américain en France : La Case de l’Oncle Tom », E-rea, 7.2 | 2010, [En ligne], mis en ligne le 24 mars 2010. URL : http://erea.revues.org/index981.html
[25] Lettre du 9 décembre 1852 à Emile de Girardin, Correspondance, Classiques Garnier tome XI 1990 p. 496-497
[26] Particulièrement éclairant est l’article de Robert Bellah, « Civil religion in America », Daedalus, fall 2005, p. 40-55.
[27] Lettre de 1831 à Louis de Kergorlay, OC tome XIII, 1, p. 228.
[28] Voir Abraham Lincoln, Address to the New Jersey State Senate,Trenton, February 21, 1861 : “I shall be most happy indeed if I shall be an humble instrument in the hands of the Almighty, and of this, his almost chosen people, for perpetuating the object of that great struggle”. (la bataille révolutionnaire de Trenton). Robert bellah analyse de façon très élcairante le discours d’adresse de Kennedy le 20 janvier 1961, le discours de Johnson le 15 mars 1965 évoquant ce qui se passerait si les droits civils n’étaient pas reconnus : « And should we double our wealth and conquer the stars and still be unequal to this issue, then we will have failed as a people and as an nation. Or with a country as with a person, ‘what is a man profited, if he shall gain the whole world, and lose his soul ?” » (Matthieu 6, 26). Johnson rappelle ensuite la formule sur le grand sceau des Etats-Unis « annuit coeptis »