Séance du lundi 17 mai 2010
par M. Gérald Antoine,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Qu’est-ce qu’une démocratie ? C’est un type d’organisation politique où le pouvoir est confié au peuple, soit directement, soit par délégation. C’est dire que c’est le type de société où l’éducation a le besoin et le devoir d’être le plus largement partagée.
Quant à l’éducation, le sujet est immense et, en raison du peu de temps qui m’est imparti, il me faut choisir. J’ai choisi d’abord l’état actuel de la démocratie française, de l’éducation de la démocratie française et je me suis borné à deux angles de vue, majeurs il est vrai. Je parlerai des contenus actuels et souhaitables de l’éducation dans une démocratie et également des destinataires de cette éducation dans la démocratie.
Depuis des années, je suis frappé par le privilège accordé aux vertus de l’esprit et surtout à ses vertus les plus abstraites. Il en découle un culte des mathématiques et aussi des théories de la grammaire. On s’empresse d’enseigner la grammaire sous ses aspects les plus théoriques, les moins appliqués à la vérité des textes, dans l’enseignement du premier degré et dans le premier cycle du second degré, c’est-à-dire à un âge où les élèves n’y comprennent à peu près rien. C’est ahurissant. Alors que si l’on enseignait la grammaire, de façon vivante si possible, au second cycle du second degré, les élèves, devenus plus âgés, s’y intéresseraient.
Il découle de cela que l’éducation dans la démocratie française actuelle est très partielle – alors que le propre même d’une démocratie est d’être un État où tout le monde doit être éduqué. Le premier méfait de cette situation se situe dans l’ordre de la formation professionnelle, ou plutôt, devrais-je dire, de l’absence de formation professionnelle. Nous formons des élèves et des étudiants de façon telle que nous les lâchons dans la vie sans les avoir réellement préparés aux réalités de la vie, sans les avoir éduqués comme citoyens, comme hommes adultes.
J’en prendrai quelques exemples et d’abord l’absence d’éducation – et c’est là le comble – des formateurs. Quels sont les formateurs ? Ce sont les parents et les professeurs. En ce qui concerne l’école des parents, j’oserai vous confier une mésaventure personnelle. Il y a bien des années, je commençai ma carrière au lycée Ronsard de Vendôme et, naturellement, m’échut le devoir de prononcer le discours de distribution des prix. On me laissa la liberté du thème et, dans ma candeur de jeune professeur, je me dis que c’était l’occasion de rencontrer des parents et de leur parler de leurs devoirs. Bref, je choisis alors de parler de « l’école des parents », titre que je donnai à mon exposé. Bien mal m’en prit. Le président de la séance, qui n’était autre que le directeur général des enseignements du second degré de l’époque, lui-même ancien professeur au lycée de Vendôme, se déclara furieux de ce choix. Il estima que c’était une offense faite à la dignité des parents, que choisir un tel sujet était faire preuve d’un manque d’éducation total et il me menaça d’un déplacement d’office. Je dus à l’intervention d’un inspecteur général, qui allait devenir un membre éminent de cette compagnie, je veux dire Pierre Clarac, d’avoir pu garder mon poste. Bref, l’école des parents avait alors la plus mauvaise presse.
Aujourd’hui, les temps ont changé. Ils ont changé en théorie car on admet que les parents devraient recevoir une éducation, mais rien, officiellement du moins, n’est fait pour assurer cette éducation des parents.
J’en viens à présent aux professeurs. Dussè-je vous faire sursauter, les professeurs, quelle que soit la discipline considérée, ne reçoivent aucune formation professionnelle. Sans doute me direz-vous que j’oublie le CAPES et l’Agrégation. Je ne les oublie pas, mais ce ne sont absolument pas des exercices de formation professionnelle. Ce sont des exercices destinés à améliorer le niveau des connaissances dans une discipline donnée, mais ça ne répond pas au besoin qu’ont les professeurs de se trouver un jour devant des élèves et devant le devoir de les intéresser.
J’ai gardé pour la fin ce qui, à mes yeux, est le plus grave et le plus important. Notre Éducation nationale, non seulement ne se soucie que des élèves et des étudiants et pas du tout du reste de la nation, mais, parmi ces élèves et ces étudiants, elle néglige un nombre considérable d’entre eux, tous ceux qui ont une vocation technique ou professionnelle, tous ceux qui sont destinés à exercer un métier réputé manuel. L’Éducation nationale se comporte à leur égard avec une espèce de condescendance désolante.
Mon sujet est d’une actualité brûlante puisque la Troisième Chambre de la Cour des comptes vient de publier un rapport fort suggestif qui m’a été donné. Ce rapport met en accusation la fausse conception de l’égalité, qu’il nomme « la sacro-sainte égalité républicaine », dont se rend coupable l’Éducation nationale. Au nom de cette égalité, on a créé le collège unique où l’on a fourré tout le monde. C’est absurde car cela a engendré la pire inégalité des chances étant donné que l’on a négligé le fait que mettre tout le monde dans le même moule éducatif revient à désorienter tous ceux que la nature n’a pas faits pour recevoir ce type de formation.
Au lieu d’un collège unique, il aurait fallu au contraire envisager une grande diversité de filières. Mais les conditions sont nombreuses pour obtenir cela. D’abord, il faut restaurer, à l’issue du premier cycle du second degré, un véritable palier d’orientation selon les goûts et les aptitudes de chacun. Cela implique une égalité entre les filières, une respectabilité de ces filières, qu’elles soient à dominante scientifique, littéraire ou technique. Il faut une égalité de rémunération des maîtres. On se rappelle le mot de Rimbaud : « La matière est rugueuse à étreindre », plus rugueuse que les concepts ; c’est pourquoi j’envisagerais volontiers une prime particulière attribuée aux maîtres du technique.
Il existe des lycées professionnels. Il existe aussi des comités d’apprentissage. Mais y êtes-vous jamais allé voir ? Le plus inquiétant est que si j’étais devant un auditoire de recteurs, j’oserais à peine leur poser la même question. Les comités d’apprentissage sont placés sous la houlette conjointe de l’Éducation nationale et de l’Emploi. C’est excellent, au moins en théorie. Du reste, ne serait-il pas souhaitable que l’ensemble de nos filières d’éducations soient placées sous cette houlette conjointe de l’Éducation nationale et de l’Emploi ? Ce serait probablement un gage d’ouverture de notre système d’éducation aux réalités pratiques de ce monde. J’ajouterai d’ailleurs que ce n’est pas seulement une tutelle conjointe de l’Éducation nationale et de l’Emploi qui est souhaitable ; il faudrait une triple tutelle : Éducation nationale, Emploi et médias. Alors là, nous aurions une garantie d’ouverture et d’actualisation de notre système d’éducation.
Nous sommes loin de tout cela. Alors que faire ? Le dire autant que faire se peut de façon que notre pauvre Éducation nationale sorte du ghetto dans lequel elle s’est retirée et que notre éducation soit conforme à l’idéal de la démocratie, c’est-à-dire à l’idéal de la vie.
L’un d’entre vous me disait l’autre jour que mon sujet était une tautologie, car démocratie et éducation sont la même chose. Rien de plus vrai, mais comme nous sommes loin de cette vérité là !