Séance du lundi 14 juin 2010
par M. Vincent Lamanda,
Premier Président de la Cour de Cassation
Mesdames, Messieurs,
« Pourquoi la Justice n’a-t-elle pas été érigée, chez nous, en un pouvoir rigoureusement séparé du pouvoir exécutif, comme c’est le cas dans les démocraties du type anglo-saxon ?
Pourquoi n’y joue-t-elle pas le rôle central qu’elle joue dans ces pays ?
Pourquoi ne dispose-t-elle pas ici de la redoutable puissance de recours, que lui confère ailleurs l’indépendance absolue ? ».
Un ancien Garde des Sceaux, membre de votre prestigieuse académie, s’interrogeait ainsi, en 1985, dans un livre sur la France. Alain Peyrefitte, je peux en témoigner, considérait, alors, que les responsables politiques devaient œuvrer, « hors de tout esprit de parti », à rendre « son crédit à la Justice », « le bien commun des Français », selon ses propres mots.
Il appelait de ses vœux une déréglementation. Mais pour « déréglementer sans dérégler » estimait-il, « il faut donner toute leur place au contrat et au juge ».
Un quart de siècle plus tard, « qu’en est-il du pouvoir des juges » ?
Vous m’avez invité à répondre à cette question, sollicitant, dans une vaste et profonde réflexion sur la démocratie, le regard du magistrat.
La démocratie repose sur le respect de la liberté et de l’égalité des citoyens. Elle ne peut s’épanouir sans un pouvoir judiciaire indépendant. Mais ce pouvoir n’est-il pas en quête perpétuelle d’une totale plénitude, d’autant plus inaccessible que son horizon est toujours reculant.
S’interrogeant sur « l’autorité dans la démocratie », votre ancien président, M. le professeur François Terré considère qu’il n’y a pas lieu d’évoquer un « pouvoir des juges », même si, dans l’opinion, se serait renforcée l’idée que d’autorité la justice serait devenue un pouvoir au même titre que le législatif.
Quelques séances auparavant, Madame Goyard-Fabre, évoquant le dogme de la séparation des pouvoirs à travers le prisme d’une étude approfondie de l’œuvre de Montesquieu, a permis de saisir la complexité des liens de principe et de fait qu’entretiennent entre eux le législatif, l’exécutif et le judiciaire, ainsi que le caractère essentiel d’un contrôle réciproque incarnant, plus par une pratique vertueuse que par la force de la norme, cet équilibre intrinsèque à toute démocratie.
M. Pierre Rosanvallon a d’ailleurs montré sur ce point que, si les institutions majoritaires sont nécessaires à un bon gouvernement, il faut aussi « des institutions de consensus » qui leur fassent pendant et concourent à l’harmonie générale.
Notre démocratie offre ainsi le visage d’un équilibre institutionnel non figé, produit d’une longue histoire. Le principe fédérateur trouve son expression la plus accomplie dans la formule « Au nom du peuple français » qui figure en tête de toutes les décisions de Justice. Si le Parlement vote les lois au nom du peuple, les juges les appliquent aussi au nom du peuple.
Or, l’application d’une loi, nécessairement générale, à des cas nécessairement particuliers, implique un travail d’interprétation qui fait participer les juges à l’élaboration du droit. Cette participation à l’élaboration du droit est-elle contraire au principe de légitimité démocratique, les juges professionnels, en France, n’étant pas élus, ou invite-t-elle à repenser la définition de la démocratie ?
Il est convenu d’affirmer que les citoyens font de plus en plus appel aux juges, non seulement pour résoudre les multiples différends survenant dans l’espace public et les relations privées, mais aussi pour apporter des réponses aux grandes interrogations de notre temps.
La société attend du juge qu’il pose les limites de l’acceptable et de l’inacceptable et, au-delà, définisse les règles du vivre ensemble.
On assisterait ainsi à une montée en puissance des juges, traduisant un déplacement du pouvoir de régulation sociale, du législateur vers la justice. La citoyenneté se confondrait de plus en plus avec la qualité de justiciable.
Cette vision mérite sans doute d’être corrigée, parce que la figure du juge cristallise les passions. Il faut se garder de tout stéréotype. Le discours en la matière est trop souvent manichéen, opposant une justice accomplie, dans le respect des valeurs démocratiques, au rouage impersonnel d’une institution sans âme.
Après avoir apporté un éclairage nuancé sur cette montée de la figure du juge dans notre démocratie, il conviendra de s’interroger sur les causes profondes de son inachèvement.
A première vue, les attributs symboliques de la fonction de juger semblent outrepasser les limites traditionnellement assignées à la « juris dictio ». Il revient au juge, par l’usage de ses pouvoirs, de rétablir l’harmonie troublée par la survenance du différend ou la commission de l’infraction. A cette fin, et depuis une soixantaine d’années, les attributions du juge ont été démultipliées. Sont progressivement apparus différents juges : des enfants, des tutelles, des baux, de l’expropriation, des affaires familiales, de l’exécution, de l’application des peines, des libertés et de la détention, le dernier en date étant « délégué aux victimes ».
Dans une société émiettée que la fin des idéologies et le silence des intellectuels laissent en quête de repères, le juge s’est vu assigner le rôle d’ultime instance de régulation sociale. Il s’est non seulement retrouvé seul face au flux des contentieux dits de masse, mais tout aussi peu armé pour dire le vrai dans des situations complexes où il n’y a, parfois, ni preuve, ni évidence avérée. La multiplication contemporaine des procès à dimension exceptionnelle, mobilisant un grand nombre de victimes et d’intervenants divers, illustre parfaitement ce phénomène.
Pour autant, ce serait se leurrer que de considérer que les juges sont seuls à garantir les normes et à assurer cette sécurité juridique, apanage de l’Etat de droit, et que revendiquent les citoyens.
Ce sont aujourd’hui près d’une cinquantaine d’autorités administratives indépendantes qui se voient investies du rôle d’instance de régulation et de contrôle dans une infinité de domaines essentiels, spécialement dans le secteur économique.
On assiste, en outre, à un double mouvement. D’une part, un recours accru aux juges non professionnels, qu’il s’agisse des juges de proximité créé en 2003 ou de la généralisation récente des juridictions consulaires, sous couvert de la réforme de la carte judiciaire, d’autre part, par la prolifération des modes alternatifs de règlement des litiges. Leur développement est l’une des caractéristiques de l’évolution de la justice en ce début du XXI siècle. A la faveur d’un discours stigmatisant volontiers le fonctionnement insatisfaisant d’une justice étatique, mais aussi dans le souci de recentrer le juge sur sa mission essentielle, l’arbitrage, la transaction, la conciliation et la médiation se sont développés avec l’appui des pouvoirs publics. En témoigne, notamment, la possibilité d’obtenir l’aide juridictionnelle pour parvenir à une transaction avant l’introduction d’une instance. Cette justice négociée, hors l’intervention du juge, ne se restreint pas aux différends d’ordre privé. Par exemple, les mesures alternatives aux poursuites se sont imposées, ainsi que la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, dite « plaider coupable », où le rôle du juge se limite à homologuer ou non la peine « proposée » par le parquet.
La rénovation du Conseil supérieur de la magistrature manifeste aussi une conscience aiguë de la nécessité d’affermir la clef de voûte de l’institution judiciaire. Sur le chemin vers l’émancipation, la réforme constitutionnelle du 27 juillet 1993 a constitué une étape importante. Elle a permis la diversification du mode de désignation des formations compétentes pour les magistrats du siège et du parquet et l’accroissement des attributions du Conseil à l’égard des juges.
La réforme constitutionnelle du 21 juillet 2008 va encore plus loin, puisqu’elle instaure l’effacement du Président de la République et du garde des sceaux de cette instance dont ils donnaient — fût-ce sans motif – l’impression de limiter l’indépendance. Désormais, le Premier président de la Cour de cassation présidera la formation compétente pour les nominations des magistrats du siège et le procureur général près cette Cour, celle en charge des magistrats du parquet.
Mais, dans le même temps, la composition du Conseil a été modifiée. Pour les nominations des magistrats du siège, les juges y sont désormais minoritaires — 6 sur 15 —, cas unique en Europe. L’autonomie budgétaire du Conseil ne lui a pas été reconnue, de sorte qu’il continuera à tenir ses moyens de fonctionner du ministre dont il est chargé de contrôler les propositions de nomination de magistrats.
Des efforts ont été accomplis pour améliorer le fonctionnement des juridictions. Mais, dans le domaine des frais de justice, les crédits, autrefois évaluatifs, sont devenus limitatifs. Justifiée par la nécessité incontestable d’une meilleure gestion des finances publiques, cette mesure peut se révéler de nature à limiter le recours à des expertises coûteuses et pourtant souhaitables pour la manifestation de la vérité.
En dépit d’avancées, le pouvoir des juges, qui visent à garantir la liberté et la dignité des personnes, ne s’épanouit donc que timidement. On pourrait presque parler d’un progrès négatif, tant la marche vers un pouvoir toujours plus affirmée semble parfois se faire à reculons.
Qu’on le veuille ou non, le douloureux souvenir des Parlements de l’Ancien Régime hante toujours les esprits.
Nos institutions judiciaires qui ont, de longue date, précédé l’instauration de la démocratie, sont héritières d’une lente construction, issue de l’unicité du pouvoir souverain des rois et fondée sur le rôle de justicier du Monarque.
Dans l’ancienne France, la justice est conçue comme une arme dans la reconstruction du pouvoir royal contre les seigneurs, les villes, l’Église. Elle est utilisée pour l’assimilation de territoires à la couronne. Elle doit répondre aux besoins nouveaux engendrés par la montée en puissance de l’État central. Pour les mêmes raisons, la justice est investie d’un rôle de soutien au Trésor. De ces diverses missions résulte un inexorable enchevêtrement des rôles entre des fonctions administratives et judiciaires.
Traversant les siècles, l’ambiguïté foncière des Cours de l’Ancien Régime a laissé une trace durable dans les esprits et certains n’hésitent pas, aujourd’hui encore, à invoquer le spectre des Parlements, en dépit du caractère anachronique de la comparaison.
Au 18e siècle, la majorité des remontrances parlementaires a trait à l’enregistrement d’édits fiscaux.
Dans d’itératives remontrances du 6 juillet 1760, la Cour de Parlement de Rouen s’adresse ainsi à Louis XV : « Un roi, une loi, un parlement ; un parlement qui s’est accru pour porter au loin les influences de la Justice, mais dont toutes les branches partent du même tronc, et ne sont, avec lui, qu’un seul et unique olivier de paix, ayant ses racines antiques dans les fondements de la monarchie et couvrant d’une ombre salutaire toute la surface du royaume. (…) La loi du royaume est le pacte sacré de votre alliance avec la nation française ; c’est une espèce de contrat qui destine le souverain à régner et le peuple à obéir. A la vérité, nul ne peut vous demander compte de l’exécution de cet engagement solennel, si ce n’est Dieu seul, qui en fut le dépositaire et qui stipula pour nous. Mais nous pouvons, comme à lui, vous demander, avec respect, avec soumission et avec cette importunité que le ciel souffre, l’accomplissement de vos promesses ».
Le 7 novembre 1760, le Chancelier Lamoignon leur adresse une réponse sans appel : “Si les différentes Cours du royaume établies par les ordonnances sont égales entre elles, il s’ensuit qu’elles ne forment pas la même Cour ; que vous ne devez point délibérer sur ce qui se passe hors de votre ressort”.
Il reproche aux magistrats rouennais : “Le projet formé d’établir qu’ils tenaient leur pouvoir de leur essence ; que leur essence était aussi ancienne que la monarchie ; que leur consentement était nécessaire dans la confection des lois ; qu’il n’était rien dans le royaume qui ne fut soumis à leur inspection ; que toute l’autorité royale appartenait à l’exercice des offices dont sa majesté les avait revêtus et de persuader aux peuples que c’était dans leurs seules assemblées, souvent tumultueuses, que résidaient l’honneur et l’amour de la Justice”.
En écho à ces mots forts, Chateaubriand relève justement à propos des parlementaires : “Ils réclamaient les Etats Généraux, n’osant s’avouer qu’ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique. Ils hâtaient de la sorte la résurrection d’un corps, dont ils avaient recueilli l’héritage, lequel, en reprenant vie, les réduirait tout d’abord à leur propre spécialité, la justice.”
Tirant les leçons du passé, l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790, toujours en vigueur, proclame : “Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeurent séparées des fonctions administratives. Les juges ne peuvent, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs ni citer les administrateurs devant eux à raison de leurs fonctions”.
Mais la Révolution française a voulu aussi limiter le pouvoir des juges à la seule application de la loi, conçue comme la norme émanant de la souveraineté nationale, seule expression légitime de la volonté démocratique.
Cette conception révolutionnaire, qui dénie au juge tout pouvoir d’interprétation, imprégnera longtemps la vision française de l’office du juge. Les juges devaient se borner à appliquer la loi dans son expression littérale.
Répudiant la démarche inductive qui caractérise le raisonnement du juge dans les pays de « common law », les légistes prétendent encadrer le travail du juge dans les limites rigides d’un syllogisme. Avec pour prémisse majeure la loi ; pour prémisse mineure, le fait ; le jugement est censé s’imposer de lui-même, comme l’expression la plus achevée d’un processus purement déductif.
Selon cette conception classique, le pouvoir du juge, qui reçoit les deux prémisses, est d’appliquer la loi et non de dire le droit.
Pour autant, quelques années plus tard, l’article 4 du Code Civil imposera aux juges le devoir de trancher, même dans le cas “du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi”, sous peine d’être “poursuivi comme coupable de déni de justice”. Le code légitime ainsi le pouvoir du juge d’interpréter la loi et de l’adapter aux évolutions de la société.
En tout état de cause et quelle que soit la qualité de sa motivation, la décision du juge se présente toujours comme l’application de règles préexistantes. Nul n’ignore toutefois qu’une décision aux effets entièrement différents aurait pu être aussi bien motivée, et prétendre, avec une égale vraisemblance, appliquer le droit.
Ce pouvoir réel concédé aux juges de contribuer au progrès du droit par l’adaptation, au travers de leur jurisprudence, de textes souvent anciens, à la réalité économique et sociale, se trouve conforté par les évolutions européennes et internationales.
En Europe, avant même l’institution du Parlement européen, les juges de Luxembourg ont œuvré pour poser les bases d’un ordre juridique commun ; tandis qu’à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l’homme a énoncé, au fil de ses décisions, un corpus de droits fondamentaux dont l’affirmation a été déterminante pour faire progresser l’Etat de droit, y compris dans les démocraties les plus solidement établies. Par son existence même, la Cour de Strasbourg contribue à prévenir les abus qui peuvent être tolérés ailleurs au nom, notamment, de la lutte conte le terrorisme, ou que suscite la pression des événements internationaux.
C’est ainsi que les pouvoirs des juges nationaux s’étendent bien au-delà du ressort de leur juridiction nationale, par l’affirmation accrue du principe de compétence universelle et la multiplication, dans les textes, des cas d’extra-territorialité de la loi nationale. Cette extension se conjugue et gagne en substance à la lumière de l’action des juges internationaux. La question de la refondation des pouvoirs est d’autant plus aiguë qu’on attend du juge qu’il pallie l’absence, à l’échelle européenne, voire mondiale, d’un véritable pouvoir politique, législatif et exécutif.
Mais, là encore, ce n’est pas sans difficulté : par exemple, bien que s’inscrivant dans le droit fil des tribunaux pénaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Rwanda (1994), la Cour pénale internationale n’a vu que difficilement le jour, l’une des principales démocraties du monde ayant refusé le principe de sa juridiction.
Les interrogations sur l’usage fait par le juge de ses pouvoirs, les difficiles conditions d’un accord sur les critères d’évaluation qu’il convient d’appliquer à son action, révèlent combien les principes regardés naguère comme universels ne sont plus acceptés comme allant de soi aujourd’hui. Divers facteurs y contribuent notamment : la mondialisation économique, la diffusion massive-quasi universelle-des technologies de l’information et de la communication, ainsi que la montée en puissance des normes internationales et supranationales.
Dans un monde où s’accordent tant de contraires et où s’opposent tant de semblables, le juge est constamment sollicité pour équilibrer les passions, les intérêts, les pouvoirs, rappeler le poids des valeurs communes. Il se trouve placé, parfois malgré lui, au coeur de tous les enjeux humains, économiques et sociaux. Une institution comme la notre voit s’élargir chaque jour son rôle particulier.
Plus généralement, un constat s’impose : même dans les sociétés moins démocratiques que la nôtre, le citoyen ne se satisfait plus de quelques principes généraux et vagues, dont il ne perçoit pas l’application dans sa vie quotidienne.
Il est de moins en moins résigné à ce que de nombreux secteurs de la vie économique et sociale échappent à l’exigence de justice.
C’est à l’aune de cette exigence que l’on mesure le progrès de l’idéal démocratique.