Internet et démocratie

Séance du lundi 11 octobre 2010

par M. Isabelle Falque-Pierrotin,
Présidente du Forum du droit sur Internet

 

 

Je vous remercie M. le Président, Mesdames, Messieurs, de votre invitation de cet après- midi.

Le sujet que vous avez bien voulu m’offrir est dans son énoncé parfaitement binaire : aide ou danger ?

Quoi de mieux pour parler d’informatique. Cependant je vois là surtout un clin d’œil que vous adressez à la question de l’internet et de la démocratie car justement les choses, nous le savons tous, ne se résument pas à cette alternative entre le 1 et le 0, l’aide ou le danger. Je ne me risquerais assurément pas à venir, ici, dire ce qu’est la démocratie. D’autres plus érudits dans cette question l’ont fait fort justement durant ce cycle de conférences. Je retiendrais néanmoins deux idées simples à propos de la démocratie : la démocratie est un régime politique qui donne au peuple la prééminence, elle s’appuie sur l’état de droit.

L’objet de la discussion, c’est l’internet. Celui-ci a profondément changé dans les dernières années. D’objet technique qui intéresse surtout des spécialistes, l’internet est devenu un objet social qui concerne aujourd’hui 35 millions de Français et plus d’un milliard et demi d’individus dans le monde. Alors que nous n’en avions qu’un usage technique, l’internet n’étant ni plus ni moins qu’un moyen commode de déplacer de l’information d’un bout à l’autre de la planète, il y a un lustre exactement, avec le web participatif, nous sommes passés à autre chose : les internautes possèdent un blog, sont utilisateurs d’un réseau social, chattent, twittent … ils ont pu se projeter dans cet univers technique et l’habiter.

 

Avec le web 2.0, l’internet est devenu un territoire social

 

Ce changement de nature de l’internet est déterminant dans l’analyse de ses rapports à la démocratie.

Si chacun d’entre nous est en ligne et y développe sa vie sociale, il devient en effet légitime de réfléchir à l’incidence de ces nouveaux usages sur nos équilibres et pratiques politiques. Il devient également légitime de s’interroger sur le système politique lui- même qui semble émerger dans le monde en ligne.

Nous allons nous intéresser ensemble à ces questions mais je voudrais de prime abord vous dire qu’il m’a semblé fort délicat de conclure sur celles-ci et que je vous invite plus à l’ouverture d’une boîte à outil qu’à un traité scientifique sur la démocratie en internet.

 

Internet comme outil pour la démocratie

 

Le premier éclairage que je souhaite apporter au sujet est de discuter de façon concrète de l’apport des outils de l’internet au fonctionnement de nos démocraties représentatives.

On nous parle depuis de nombreuses années de la crise de la démocratie participative, de la désaffection des citoyens pour la chose politique et de la baisse de la participation aux élections comme conséquence d’une défiance vis-à-vis du politique.

Pour certains, internet serait un remède. Il permettrait aux citoyens d’être mieux informés, de mieux contrôler leurs élus et in fine, de leur offrir une participation accrue à la prise de décision publique. Ces assertions sont en grande partie vraies mais doivent être relativisées.

 

Internet : contrepouvoirs, transparence et participation citoyenne

 

C’est assurément sur le terrain de la liberté fondamentale de communication que se situe l’apport majeur de l’internet à la démocratie. Cette liberté est double : c’est le droit d’être informé mais surtout celui de s’exprimer.

Droit d’être informé, tout d’abord. Internet représente en ce sens un progrès considérable. Il donne la possibilité à chacun d’entre nous d’accéder à une somme d’informations unique dans notre histoire. Cet accès illimité à l’information est pour la démocratie une richesse indéniable, faisant des citoyens des individus plus avertis et responsables.

Naturellement, ces possibilités peuvent inquiéter les pays pour lesquels le contrôle de l’information est un élément clé de la stabilité politique du régime. Très récemment, les opposants au Président Ahmadinejad ont ainsi utilisé le service de microbloggging Twitter pour dénoncer les fraudes électorales lors de sa réélection. Quelques temps après, le site a été fermé.

La Chine, quant à elle, travaille depuis plusieurs années à ce qu’elle appelle le bouclier doré, the « Golden shield ». Dans un pays qui compte plus de 360 millions d’internautes, il s’agit de construire un internet clos, dont les contacts avec l’extérieur sont strictement contrôlés. À travers différentes technologies de filtrage, les autorités surveillent et contrôlent les contenus accessibles sur la toile ; mais dans le même temps, elles utilisent également internet comme une soupape de liberté pour l’expression de la population. À souffler le chaud et le froid, la démocratie en Chine progresse à petits pas.

Un autre éclairage sur l’importance de la liberté d’accès à l’information offert par internet est le débat actuel qui a cours aux États-Unis et en Europe sur la notion de net- neutralité.

La « net neutralité » est un des principes fondateurs de l’internet et elle illustre le présupposé démocratique de celui-ci.

Cette approche vise à éviter qu’un opérateur technique ou un État ne privilégie la circulation de tel ou tel contenu ou ne limite l’accès à tel autre : le réseau doit être ouvert à tous, partout, à tout type d’information ou de service.

Le débat qui se noue actuellement entre gouvernements, entreprises et société civile porte sur la réalité actuelle de ce principe et sur la nécessité de le défendre au nom des valeurs originelles du réseau.

Ce débat, quelles que soient les conclusions et mesures auxquelles il va conduire en Europe ou aux USA, souligne qu’il y a intrinsèquement dans l’internet l’idée que la liberté de communication, en particulier dans son volet accès, est le bien commun le plus précieux du réseau, une sorte de bien public donné au peuple.

Internet comme outil de la démocratie c’est aussi, peut-être même surtout, la liberté de s’exprimer, d’autant que là réside probablement l’apport le plus novateur du réseau.

Avec internet et les technologies du web 2.0 en particulier, chaque individu est un émetteur potentiel à partir de son blog, des forums de discussion qu’il fréquente, sur son « mur » de Facebook… ; de ce fait, l’internet brise le schéma de communication des médias traditionnels fondé sur la rareté de la position d’émetteur. Dans la presse ou la télévision en effet, celui qui prend la parole est, pour l’essentiel, un expert patenté. Sur l’internet en revanche, un quidam pourra s’exprimer et son influence sera fonction non de ses titres mais du contenu spécifique qu’il est capable de produire.

En découle, une hiérarchie potentiellement différente de l’influence avec l’entrée en lice de nouveaux leaders d’opinion. Lors de la dernière élection présidentielle française par exemple, sont apparus ceux que la presse a qualifié de « blogueurs influents », en charge d’analyser la blogosphère politique. Ce sont eux qui ont mis à l’agenda de la réflexion collective la question de la publication en ligne des sondages avant la fermeture du bureau de vote.

Internet permet donc une diversification des points de vue, une prise de distance par rapport aux émetteurs traditionnels, toute chose de nature à enrichir le jeu politique et la démocratie.

Cette « mise à plat » de la communication contribue-t-elle positivement à la formation de l’esprit critique des internautes ou n’assiste-t-on pas seulement à une surenchère dans la fourniture d’information ?

La réponse ne va pas de soi : il y a beaucoup de rumeurs sur internet qui leur offre une caisse de résonance inégalée. On a même qualifié internet de « poubelle de la démocratie ».

Mais, pour étudier les internautes depuis quelques temps, il me semble que, en général, ceux-ci sont plus vigilants par rapport à l’information disponible en ligne que par rapport aux médias traditionnels.

Peu de gens font de la télévision, comprennent le fonctionnement des émissions et peuvent décrypter les images ou les messages ; en devenant des producteurs d’information, les internautes se confrontent aux codes du média, à la manipulation et la multitude des sources et ils aiguisent leur esprit critique.

Dans certains cas, cet esprit critique peut devenir particulièrement subversif. Prenons le service Wikileaks. Celui-ci est devenu en quelques années le réceptacle de toutes les fuites relatives aux documents confidentiels. Récemment l’armée américaine s’est fait épinglée par la diffusion sur ce site d’images vidéos montrant clairement une bavure des soldats américains ouvrant le feu depuis un hélicoptère de combat contre des civils désarmés, journalistes de Reuters en Irak. Alimentés par un réseau de correspondants anonymes bien informés, envoyés cryptés, des millions de documents convergent vers ce site et sont mis à disposition du public ; le site est désormais hébergé par le parti pirate suédois afin d’échapper aux pressions.

Il devient donc difficile pour les gouvernements d’occulter les informations qu’ils ne souhaitent pas voir diffuser. Est-ce bon ou mauvais pour la démocratie, chacun en jugera. Ce qui est sûr, c’est que nous entrons dans une ère de transparence accrue qui s’impose aux gouvernements. Ce qui est sûr, c’est que l’association de la disponibilité de l’information, de la culture de l’information libre, de la possibilité technique de diffuser largement et de l’impunité, fait de l’internet un puissant outil de contre pouvoir.

Enfin, dernier éclairage sur l’internet comme outil pour la démocratie, de nouvelles formes de participation politique émergent et les politiques l’ont bien compris. En 2005, l’internet avait été le support de la campagne du NON au Traité avec l’apparition d’un simple citoyen Étienne Chouard, devenu en quelques mois un blogueur influent.

Depuis lors, il a été conquis par les professionnels de la politique dans le but de favoriser une démocratie plus participative ; peut-être aussi de ne pas laisser cet espace inoccupé. Ségolène Royale en particulier, lors de la dernière campagne présidentielle, a souhaité via son site « Désirs d’avenir », faire appel aux citoyens afin que ceux-ci contribuent à l’élaboration de son programme politique. Plus de trois cent mille contributions ont été reçues, complétées par des manifestations politiques plus classiques. Ce n’est pas le lieu ici de juger de la pertinence ou de l’efficacité de cette démarche mais il est clair que celle-ci n’a été rendue possible que grâce à l’outil puissant des technologies de l’information permettant de recevoir toutes ces contributions, de les analyser et, le cas échéant, en tirer la substantifique moelle. Ici, la technique rend possible une innovation démocratique.

De la même manière, internet facilite la prise de parole ou la consultation des citoyens sur des sujets divers. Les exemples sont légions et intéressent divers niveaux, local ou national. En Écosse ou en Allemagne, les parlements proposent ainsi des systèmes de pétitions en ligne pour « consulter » le peuple. La encore, la technologie rend possible un fonctionnement démocratique direct qui serait impossible à organiser dans la vie réelle car trop coûteux.

Un dernier exemple de l’apport d’internet à la démocratie pourrait être la campagne du Président Obama qui s’est elle aussi appuyée largement sur les technologies pour faire de chaque électeur sympathisant, un campainer. L’objectif ici était plus prosaïque, moderniser la propagande électorale et lever des fonds, mais tous ces exemples démontrent clairement que candidats et élus ont souhaité utiliser l’internet pour moderniser, voire enrichir le fonctionnement de la démocratie traditionnelle.

 

Des effets finalement limités ?

 

Malgré les avancées réelles que l’on constate, il faut cependant relativiser ces apports car les changements introduits par l’internet sont peut être plus ténus qu’ils n’y paraissent. Le premier exemple de cette distance qu’il nous faut prendre avec l’idée d’une démocratie plus directe tient à la capacité de tous les individus à participer.

Dire que l’internet permet à tous de s’exprimer ou d’accéder à l’information serait nier la grande diversité des internautes. Ceux-ci sont certes égaux technologiquement, mais ils restent largement marqués par leurs différences sociales et culturelles La fracture numérique que l’on identifie souvent aux zones blanches est aussi présente en ce qui concerne la prise de parole dans la sphère publique et la participation. Car l’internet, même s’il est multimédia reste en effet essentiellement fondé sur une expression écrite ; il favorise, comme le démontrent clairement les études [1], les plus scolarisés et les plus connectés, donc les classes sociales les plus favorisées.

On peut donc s’interroger très légitimement comme le fait Thierry Vedel, chercheur au CEVIPOF, sur le fait que ceux qui participent sur internet participaient ou étaient déjà intéressés par la politique. Ensuite, l’apport d’internet en termes de hausse de la participation aux élections reste modéré. Le vote électronique n’a pas provoqué de hausse significative de la participation pour les élections pour lesquelles il est admis ; au mieux, a-t-il maintenu les taux de participation. Enfin, à la suite du philosophe Marcel Gaucher, on peut souligner un effet général et plus insidieux d’internet pour la démocratie. Dans un article sur les médias, le philosophe constate que les moyens de communication de masse utilisés au cours du XXème siècle avaient un effet unificateur de l’espace public. L’internet quant à lui obéit à un modèle qui n’est plus essentiellement descendant mais plus omnidirectionnel et fragmenté. Ce phénomène, s’ajoutant à celui de la multiplication des médias audiovisuels, pourrait conduire à une fragmentation, voire un éclatement, de l’espace public. Cette fragmentation serait porteuse de risque pour la démocratie car elle remettrait en cause les éléments partagés par la communauté nationale.

L’analyse de Marcel Gaucher est donc simple : les médias de masse ont accompagné la démocratie ; internet, média du choix et de l’autonomie de l’individu par rapport aux sources, rend plus difficilement identifiable ce qui nous rassemble tous. Je partage la dynamique générale de cette idée car, à bien y regarder, internet favorise la constitution de communautés qui ont à la fois une réelle capacité de mobilisation, voire de résistance par rapport à l’état de droit et aussi, sont largement autocentrées.

Pour prendre un exemple tiré d’un travail que nous avons mené en 2009, à la demande du Premier ministre, sur le racisme sur internet, je vous dirais que l’internet permet à des gens des transgressions qui étaient difficilement envisageables dans le monde physique. Il se forme par le réseau de véritables communautés qui partagent une idéologie commune, ici de haine. Les matériaux qui autrefois étaient difficilement accessibles, circulent désormais sans contraintes et sans guère d’interdit. Les serveurs qui abritent les contenus et les discussions en question sont hors de notre territoire et le relatif anonymat que confère l’internet permet de libérer la parole au sein du groupe. Les mêmes communautés peuvent parfaitement exister sur n’importe quel sujet ou sur n’importe quel centre d’intérêt. Elles peuvent même être parfaitement légales. Mais ce qui frappe, c’est que bien souvent, elles conduisent à ne discuter qu’entre soi et ne partager que le point de vue commun.

Donc, internet favorise la fédération et l’entretien des « affinités », y compris à la marge de l’état de droit, mais peu le dialogue entre celles-ci pour construire le bien commun. Une telle évolution est bien sûr très étrangère à notre démocratie d’une part, parce qu’elle sous-entend la possibilité de transgressions collectives difficilement sanctionnables ; d’autre part, parce que, la démocratie en tant que système politique de la République, doit se nourrir d’une vision commune et partagée entre les membres de la communauté nationale.

Conclusion : au terme de cette première partie, on mesure donc plus finement l’apport d’internet comme outil de transparence et de contreprouvoirs, de participation mais aussi de fragmentation.

 

Le risque systémique d’internet : la tentation de la société de surveillance

 

Le deuxième éclairage que je souhaitais apporter au débat de ce jour est celui d’une analyse plus systémique de l’internet. Au-delà de ses apports, limités ou non à nos démocraties, il convient en effet de s’interroger sur la dynamique politique générale qui est à l’œuvre via internet et ici, je voudrais insister sur la notion de « société de surveillance ». Ce terme est entré pleinement dans le débat public en 2006 à l’occasion de la conférence internationale des commissaires à la protection des données qui s’est tenue à Londres. Il part du constat que nous sommes dans une situation technique sans précédent. Jamais en effet nous n’avons pu disposer d’une telle panoplie « d’outils » numériques au contact de l’humain. Pour s’en convaincre, il faut considérer nos smartphones qui permettent de nous géolocaliser à quelques mètres près, des puces RFID qui vont renvoyer de l’information sur nos objets ou nos déplacements, du déploiement massif de la vidéoprotection, de la biométrie, des comptes multiples dont nous disposons pour acheter, nous cultiver, discuter ou travailler. Prises indépendamment les unes des autres, ces techniques n’offrent qu’un aperçu très sommaire de notre vie personnelle et professionnelle. Mais en les agrégeant, et cela est maintenant possible, on peut disposer d’une solide base de contrôle des individus à distance.

Qui contrôle ? Les États, tout d’abord, qui depuis 2001 et au nom de la lutte anti-terrorisme, renforcent leur surveillance de la toile. Tous les pays sont peu ou prou concernés. En France, pas moins de cinq lois qui, dans les dernières années, ont eu pour objet ou effet de renforcer la surveillance de l’internet : loi sur la sécurité quotidienne de 2001, loi sur la sécurité intérieure de 2003, loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, loi sur la lutte contre le terrorisme de 2006 et maintenant, la loi LOPPSI 2.

Cette vague sécuritaire est objectivement légitimée mais elle conduit, de fait, à une restriction des libertés en ligne. L’enjeu démocratique sera ici de mesurer la proportionnalité des atteintes et cette proportionnalité ne va pas de soi. Le filtrage de la pédopornographie est un bon exemple. Le débat parlementaire a vu s’opposer d’un coté, les parlementaires souhaitant, au nom des libertés et compte tenu des risques de surblocage (censure) des sites, l’intervention du juge judiciaire ; de l’autre, le Gouvernement retenant l’autorité administrative et pour tout dire la police comme autorité de filtrage pour des raisons d’efficacité. Le débat à ce jour n’est pas clos mais il illustre que, même sur une question hautement consensuelle, pour que le filtrage soit considéré comme démocratique, alors il faut que des garanties sérieuses soient construites et apportées. Mais la montée de la société de surveillance ne revient pas qu’aux États. Les entreprises n’échappent pas à cette tentation qui est au cœur de leur modèle économique.

Facebook et ses 500 millions d’utilisateurs, Google avec ses centaines de millions d’utilisateurs ne tirent en effet leurs profits que de l’exploitation des données personnelles de leurs clients. C’est à travers un ciblage publicitaire toujours plus performant grâce aux nouvelles technologies que le client peut se voir proposer des services gratuits attractifs. En réalité, collectivement, nous échangeons de la gratuité contre des données personnelles. Ces pratiques des entreprises privées sont d’autant plus préoccupantes que l’internet est par nature transnational.

La question du contrôle « démocratique » de ces gigantesques bases de données ne paraît pas un vain mot. Même si elles s’en défendent les sociétés de l’internet, pour la plupart de grandes entreprises américaines, disposent désormais d’une capacité de discussion réelle avec les États. Aussi bien sur la question de la vie privée que de la net neutralité, elles sont en capacité d’imposer des standards ou des pratiques qui leur sont propres. Vis-à-vis de l’État de droit, cette situation ne peut que nous alarmer car elle marque un changement dans les relations entre les parties prenantes, l’État se trouvant en quelque sorte dépassé dans son rôle de protection des citoyens.

Les individus, enfin, alimentent cette société de surveillance. D’une part par leur indifférence : la plupart profitent des services gratuits qui leur sont offerts sans se plaindre réellement d’une atteinte à leur vie privée. À ce jour, l’arbitrage collectif se fait en faveur de l’accès au service et, graduellement, une approche nouvelle de la vie privée se met en place. Peut-être se réveilleront-ils un beau jour ? D’autre part et de façon plus active, en participant eux-mêmes à la surveillance du réseau. En effet, compte tenu de la masse des informations diffusées, un contrôle centralisé et a priori est impossible et trop coûteux ; aussi dans beaucoup de législations, chacun d’entre nous est appelé à la vigilance, via des mécanismes de signalement ou de notification de contenus litigieux [2].

Ce faisant, ce sont donc tous les membres de la communauté qui sont chargés de la surveillance des autres utilisateurs. Se diffuse ainsi progressivement une culture « citoyenne » de la surveillance. Est-ce un progrès de la démocratie au bénéfice d’une responsabilisation accrue des personnes ou une montée de la délation ? Tous ces éléments soulignent le fait que l’internet et les technologies de l’information portent en eux, dans leurs potentialités mêmes, un risque antidémocratique majeur, celui de la société de surveillance et qu’il nous appartient de définir, de façon collective et ouverte, l’état de droit sur ces questions ; sinon, la démocratie pourrait être accaparée, soit par les États et leurs besoins, soit par les entreprises.

Ce n’est pas bien sûr la technologie qui est en cause mais l’usage que l’on en fait. Internet nous ferait entrer, et le constat est bien amer vis-à-vis des pères fondateurs de l’internet qui rêvaient d’un internet libre et ouvert, dans la société décrite par Michel Foucault, celle du panoptique, du contrôle à distance, par le regard, par l’autocontrôle. Le territoire numérique, enjeu d’un nouveau modèle politique ? Au terme de cette analyse, l’on se sent un peu perplexe face aux forces en présence et l’on pourrait sombrer dans un certain pessimisme en termes de capacité de maîtrise.

Nous réalisons que toutes les dimensions du problème sont liées les unes aux autres et que l’internet est à la fois sujet et objet de l’étude. On a constaté que l’internet n’était pas un levier automatique de démocratie mais qu’il pouvait revivifier la démocratie représentative en lui apportant une dimension participative ou semi-directe réelle, probablement plus fructueuse dans le quotidien de la vie civique (e-petition, consultations citoyennes…) que pour les élections elles-mêmes. Ces nouvelles pratiques font écho à l’idéologie fondatrice du réseau. À rebours, on voit se dessiner des risques sérieux antidémocratiques dans le monde en ligne, de censure, de fragmentation, voire de sécession.

On a enfin, en filigrane, un objet technique, le réseau des réseaux, dont le fonctionnement est assez obscur mais qui, en lui-même, porte une vision politique d’ouverture et de neutralité ou bien de fermeture et de contrôle.

Alors que faire ? Nous ne pouvons qu’être fort modeste à ce stade. Que va-t-il se passer ? Internet va-t-il se refermer comme il s’est ouvert et, à l’image de la Chine, les pays autoritaires vont-ils constituer des intranets clos, le réseau des réseaux devenant un agglomérat de réseaux indépendants et non communicants ? Ou au contraire, va-t-on voir prévaloir une vision universaliste de l’internet ?

Le réseau devenant une ressource internationale partagée et cogérée par la communauté mondiale se voit attribuer des règles communes sur les points fondamentaux qui forment les valeurs du réseau. De ce fait, progressivement les systèmes politiques convergent. L’avenir d’internet et de la vision démocratique qu’il peut incarner n’est pas écrit et il résultera de forces extrêmement diverses et avant tout, des choix qui seront faits par les individus.

Je voudrais insister sur deux points avant de conclure :

En premier lieu, le niveau international doit faire l’objet d’une vigilance particulière par rapport à cet enjeu de la démocratie numérique. Internet, nous l’avons vu, offre une capacité inégalée d’affranchissement par rapport à la norme nationale. Or, la démocratie, c’est aussi le respect de l’état de droit et celui-ci est par voie de conséquence, largement reporté au plan international. De ce fait, l’avenir de la démocratie numérique se négocie de plus en plus au sein des enceintes nternationales, gouvernementales ou non. Nous devons donc y être présents pour promouvoir une certaine vision de l’internet.

Plusieurs sujets sont cruciaux : outre celui de la gouvernance technique de l’internet, la net neutralité, la vie privée, la liberté d’expression. Ces négociations détermineront les principes de fond qui prévaudront dans l’univers numérique mais aussi l’équilibre des pouvoirs entre États, entreprises et société civile. En effet, au-delà des normes internationales en gestation, l’enjeu est aussi de savoir si et comment diplomates, représentants des entreprises ou des ONG travailleront ensemble pour construire un dispositif crédible et légitime.

En matière de vie privée, par exemple, les questions sont délicates : les garanties mondiales en matière de protection des données personnelles vont-elles être données via des standards mondiaux autogérés par les entreprises ou adopte-t-on une approche normative mondiale sous le contrôle des États ? La France s’est clairement prononcée en faveur d’une convention internationale, l’Europe est plus hésitante et les pays anglo-saxons ou asiatiques privilégient l’autorégulation. L’enjeu démocratique ici se traduit à la fois par la fabrication d’un consensus mondial sur les règles et sur le dispositif pour les faire respecter. Ces consensus seront peut-être différents selon les sujets car les différences culturelles, politiques, économiques… d’un pays à l’autre sont considérables. La constitution d’un bloc démocratique, regroupant un certains nombre de pays partageant les mêmes principes est peut-être une approche à étudier.

Le second point est qu’il faut réaliser qu’internet façonnera les démocraties du 21e siècle et non l’inverse. Internet porte en effet en lui un changement de culture. Pour en donner quelques caractéristiques : abolissant le temps et l’espace, il met en place ou accompagne, une société plus horizontale que la nôtre, dans laquelle les individus sont plus autonomes par rapport aux institutions ou au territoire national, tout en étant fortement demandeurs de liens. Le collectif existe mais plus dans la fraternité entre semblables que dans un système de solidarité global et vertical. Les entreprises quant à elles sont devenues des acteurs majeurs de ce territoire numérique, parfois plus puissantes que les États : Facebook est présenté par certains comme le 3e État de la planète. Les jeunes générations sont parfaitement immergées dans ce nouvel univers et celui-ci impose une nouvelle approche politique. En effet, on ne pourra pas gouverner au 21e siècle comme au 20e siècle.

On ne pourra pas retourner en arrière, dans l’avant internet. Il faut intégrer les changements de comportements et de valeurs que suscite cette société numérique et, au lieu d’en avoir peur, s’en nourrir même. Si elles ne le réalisent pas rapidement, les démocraties occidentales prennent le risque de perdre le lien de confiance qu’elles doivent entretenir avec le peuple comme assise de leur légitimité, prennent le risque de disparaître, juste par désuétude. Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] V. not. CREDOC Enquête « Conditions de vie et Aspirations des Français », La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française (2009) p. 105

[2] Loi 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique cf. art I.5 et 6. I. 7