La démocratie et les institutions internationales

Séance du lundi 25 octobre 2010

par M. Laurent Stefanini,
Ambassadeur, Chef du Protocole

 

 

Comment faire pour le monde ce que l’Europe a su faire pour elle-même ?” (Ashok KHOSLA, Président du Club de Rome, Président de l’Union internationale pour la conservation de la Nature)

 

Pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’il y ait des citoyens.

La démocratie est la forme politique d’une population autonome et civique. Et c’est bien là la difficulté dans l’ordre international. Peu de nos six milliards et demi de semblables se conçoivent comme des citoyens du monde. La démocratie est partout et nulle part dans la société internationale, très souvent affirmée et au fond rarement et mal pratiquée.

Vous n’en trouverez aucune définition précise dans quelque texte universel fondateur que ce soit. Penchons nous sur les deux textes fondamentaux que sont les préambules du Pacte de la Société des Nations de 1919 et de la Charte des Nations Unies de 1945, élaborés tous deux au sortir de guerres au cours desquelles les démocraties du monde d’alors ont failli sombrer et n’ont remporté la victoire qu’avec peine. Car 1918 et 1945, se sont d’abord et je dirais même surtout les victoires de la démocratie sur le totalitarisme, des libertés sur l’arbitraire et la contrainte.

Vous trouverez dans ces deux textes, des Etats, des peuples, des nations ; vous y trouverez la Justice, le Droit, l’Egalité, la Liberté mais vous n’y trouverez pas la démocratie, ce qui est à mon sens regrettable compte tenu des combats qui ont permis leur élaboration.

Dans le préambule du pacte de 1919, les « hautes parties contractantes », c’est à dire les Etats s’engagent  « à entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l’honneur », « à observer rigoureusement les prescriptions du droit international, reconnues désormais comme règle de conduite effective des gouvernements », à « faire régner la justice et à respecter scrupuleusement toutes les obligations des traités dans les rapports mutuels des peuples organisés ». Elles ne s’obligent ni à pratiquer la démocratie, ni à la promouvoir.

Les « peuples des Nations Unies » qui se substituent aux « hautes parties contractantes » en tête du préambule de la Charte de 1945 sont plus ambitieux. Ils proclament leur « foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes ainsi que des nations, grandes et petites » ; ils entendent « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Même si le terme n’est pas utilisé, l’ambition de démocratiser l’ordre international est là. De fait, le fonctionnement démocratique d’un monde doté d’institutions conçues à cette fin a fait  en 1945 un net pas en avant [1]. Où en est-il soixante cinq ans après ?

« Démocratie et institutions internationales ». Mais d’abord qu’est ce que la démocratie vue de Genève, de New York, de l’Addis-Abeba de l’Union africaine ou de la Shanghai de l’exposition universelle. Je n’ai  pas trouvé de meilleure définition que celle, reprise de Périclès et d’Abraham Lincoln, cher à Barack Obama, celle de l’article 2 alinéa 5 de notre constitution : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ; là est la difficulté. Même si les peuples existent dans l’ordre international et jouissent de droits, à commencer par celui de disposer d’eux-mêmes, ils ne sont pas en tant que tels acteurs des institutions internationales prises dans leur sens le plus large d’organismes disposant d’un statut, public ou privé, leur permettant d’agir collectivement. Ce sont les Etats, les organisations internationales, les organisations non gouvernementales, les entreprises, voire les individus qui agissent dans l’ordre international institutionnel. Pas les peuples.

Disons que s’il y a une démocratie internationale, elle ne peut-être qu’indirecte ou d’une certaine manière pour reprendre un terme venu du Saint-Empire romain germanique « médiatisée ».

Pour structurer mon propos d’aujourd’hui, je souhaiterais développer successivement :

  • en quoi les institutions internationales sont peu à peu devenues fruit de la démocratie,

  • comment beaucoup d’entre elles s’efforcent d’être des protectrices de la démocratie,

  • montrer comment et pourquoi nous vivons actuellement une profonde crise de la « gouvernance »  mondiale démocratique,

  • enfin esquisser quelques réflexions prospectives sur les moyens de sauver la démocratie dans la société internationale.

 

Les institutions internationales se veulent aujourd’hui démocratiques. Le fait est, et c’est heureux, qu’une ambition démocratique les anime.

 

La mondialisation est une chance pour la démocratie par les échanges qu’elle favorise. C’est à la fois le fonctionnement de la société internationale qui est plus démocratique et chacune de ses institutions internationales qui fonctionne sur un mode plus démocratique.

A la brutale confrontation des Etats nations qui avait caractérisé le XIXème et la première moitié du XXème siècle, s’est substitué un ensemble de mécanismes de coopération et de régulation sans cesse plus démocratique et égalitaire. M. Plantey l’avait souligné il y a trente ans dans ses « principes de diplomatie » : « Ainsi s’élargissent sans cesse les marchés où s’échangent les biens et les services, où se comparent les valeurs. S’y établissent des usages, des prix, des engagements qui constituent des régulations utiles aux rapports diplomatiques [2] ». Le Pape Jean XXIII l’avait déjà constaté pour s’en féliciter dans son encyclique « Pacem in terris » du 11 avril 1963 : « L’humanité, par rapport à un passé récent, présente une organisation sociale et politique profondément transformée. Plus de peuples dominateurs et de peuples dominés ; toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes ….. Les hommes de tout pays et continent sont aujourd’hui citoyens d’un Etat autonome et indépendant ….. L’organisation internationale doit respecter la liberté. Ce principe interdit aux nations toute ingérence dans les affaires internes des autres comme toute action oppressive à leur égard. A chacune, au contraire de favoriser chez les autres l’épanouissement du sens des responsabilités, d’encourager leurs bonnes initiatives et de les aider à promouvoir elles-mêmes leur développement dans tous les secteurs…..  De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales….. Un organisme de caractère général, dont l’autorité vaille au plan mondial et qui possède les moyens efficaces pour promouvoir le bien universel, doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force [3] ».

Cette autorité publique de caractère général, c’est bien sûr l’Organisation des Nations Unies. Elle a pour elle son universalité puisqu’elle regroupe 192 Etats sur les 195 reconnus comme tels. Seuls le Vatican, les Iles Cook et Niue n’en sont pas membres. Elle a pour elle sa légitimité puisque dans la diversité de ses organes principaux, organes subsidiaires et institutions spécialisés elle couvre tous les champs de l’activité humaine avec un souci véritablement démocratique que toutes les opinions, tous les systèmes juridiques, tous les systèmes de valeur même soient représentés et puissent s’exprimer librement.

Mais les Nations Unies n’épuisent pas le champ de la coopération internationale. Les organisations régionales comme l’Union africaine et son NEPAD (ou nouveau partenariat pour le développement en Afrique) ou l’ASEAN pour les Etats du sud-est asiatique, ont une place importante et contribuent aux échanges de vue, à la coopération et donc à la démocratisation de la société internationale.

De fait ces dernières années ont vu se multiplier de nouveaux regroupements régionaux ou nationaux comme l’APEC qui regroupe 21 pays d’Asie et du Pacifique, le G20, transformé depuis 2008 en instance de travail des chefs d’Etats et de gouvernements ou le G3, “global governance group”, qui réunit, à l’initiative de Singapour une quinzaine de petits pays dynamiques. Le G7 devenu G8 avec l’intégration bienvenue de la Russie n’est plus aujourd’hui isolé en tant que cadre interétatique de concertation et de coopération informelles entre gouvernants.

Enfin et surtout, c’est l’Union européenne qui, en tant qu’institution internationale a réalisé l’idéal démocratique dont on voit la force universelle depuis soixante ans. Rares sont les organisations internationales qui ont su à la fois être si respectueuses des Etats qui la compose tout en ayant permis aux peuples et plus encore aux citoyens de faire valoir leurs intérêts et leurs positions. Par son originalité, par ses finalités fédérales au fond, l’Union européenne est une institution internationale très particulière. Mais, outre qu’elle structure le continent le plus riche de notre planète, son fonctionnement démocratique est remarquable. On peut même se demander aujourd’hui si l’on a pas été trop loin avec un système si sophistiqué de poids et contrepoids, “checks and balances” qui aboutit à ce que les trois grands pôles de pouvoir, Conseil, Commission et Parlement se neutralisent parfois ou à tout le moins compliquent  considérablement le processus de prise de décision.

Retenons que la démocratie a fait de nets progrès dans l’ordre international depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la décolonisation et la chute du mur de Berlin.

Cette valeur universelle de la démocratie a d’ailleurs été consacrée par deux initiatives remontant à la fin des années 1990 :

  • celle de l’Union interparlementaire qui regroupe depuis 1889 les parlements du monde, qui a son siège à Genève et qui a adopté à l’unanimité, lors de la session de son conseil interparlementaire du Caire de septembre 1997, une “déclaration universelle sur la démocratie”. Cette intéressante déclaration consacre un certain nombre de principes :

    • ainsi que “dans tout Etat, l’autorité des pouvoirs publics ne peut être fondée que sur la volonté du peuple exprimée à la faveur d’élections sincères, libres et régulières” (paragraphe 5 du préambule)

    • ou que “l’Etat de démocratie garantit que les processus d’accession au pouvoir, d’exercice et d’alternance du pouvoir permettent une libre concurrence politique et émanent d’une participation populaire ouverte, libre et non discriminatoire, exercée en accord avec la règle de droit, tant dans son esprit que dans sa lettre” (paragraphe 5 de la déclaration).

  • d’autre part une “communauté des démocraties” a été créée en juin 2000 à Varsovie à l’initiative des Etats-Unis. Cinq conférences ministérielles se sont tenues depuis lors, la dernière à Lisbonne en juillet 2009. Regroupant 120 pays membres, la “communauté des démocraties” réaffirme la valeur des textes conventionnels universels existants et nourrit de projets le “Fonds des Nations Unies pour la démocratie” créé en 2005 et dont les quelques dizaines de millions de dollars (1,8 million de contribution annuelle pour la France) sont  modestes mais utiles. Reconnaissons toutefois que ces deux processus ont peu d’écho.

 

Les institutions internationales d’aujourd’hui ne sont pas seulement un fruit de la démocratie, elles sont aussi protectrices de la démocratie.

 

En perfectionnant les “quatre libertés” affirmées dans la Charte de l’Atlantique = liberté d’expression, liberté de religion, liberté de vivre à l’abri du besoin et liberté de vivre à l’abri de la peur = les Nations Unies ont su après 1945 mettre en place un système protecteur, sans cesse perfectionné depuis. La Charte des Nations Unies elle-même affirme dans son préambule la “foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes ainsi que des nations grandes et petites” et engage tous les Etats membres dans son article 1er paragraphe 3″ à développer et encourager le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion”.

Dès l’origine, en 1946, a été créée la Commission des Droits de l’homme sous l’impulsion de René Cassin, entouré de quatre remarquables personnalités; Eleonor Roosevelt (Etats-Unis), John Peters Humphrey (Canada), Zhang Pengjun (Chine) et Charles Habib Malick (Liban), dont le travail a débouché sur la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à Paris, au palais de Chaillot, en 1948, lors de la 3ème Assemblée générale des Nations Unies. Les droits reconnus dans cette Déclaration universelle ont été développés et surtout rendus juridiquement contraignants dans les décennies suivantes par deux pactes contraignants signés en 1966, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; ces trois textes, Déclaration et Pactes forment la “charte des droits de l’homme”. Cet ensemble a lui-même été complété par plusieurs conventions internationales sur “l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale”, “sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes”, “sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants”, sur les “droits de l’enfant”, sur les “droits des personnes handicapées”;

Mieux encore, des instances de mise en œuvre de ce corpus juridique veillant à l’application des instruments internationaux ont été établies :

  • le Haut-commissariat aux droits de l’homme, créé en 1993 à l’issue de la conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne dont Mme Navanethem Pillay, magistrate sud africaine, est l’actuelle titulaire après Mary Robinson (Irlande), Sergio Vieira de Mello (Brésil) et Louise Arbour (Canada). Doté de neuf bureaux régionaux, de onze bureaux nationaux, de onze “composantes droits de l’homme dans les missions de paix” et de quatre “conseillers droits de l’homme”, d’un budget annuel de 150 millions de dollars, le Haut commissariat aux droits de l’homme a un rôle de vigilance important et utile.

  • Le Conseil  des droits de l’homme, créé en 2006 en remplacement de la Commission des droits de l’homme, peu efficace et très politisée. Organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, composé de 47 membres élus pour trois ans, dont la rotation est organisée chaque Etat ne pouvant siéger que pendant deux mandats consécutifs, tenant trois sessions ordinaires par an, d’au moins dix semaines, le Conseil des droits de l’homme a mis en place des mécanismes originaux comme l'”examen périodique universel”, évaluation critique par les pairs de la situation des droits de l’homme dans tous les Etats des Nations Unies.

La France a fait partie des premiers pays à se soumettre à l'”examen périodique universel” en mai 2008 = ou comme les “procédures spéciales” extra-conventionnelles, confiées soit à des groupes de travail, soit à des personnalités dénommés “rapporteurs spéciaux” ou “experts indépendants”.

Ce tableau ne serait pas complet si l’on négligeait le rôle protecteur de la justice pénale internationale, qu’il s’agisse des tribunaux pénaux internationaux institués par le Conseil de sécurité en vertu des pouvoirs que lui confère le chapitre VII de la charte (ex-Yougoslavie, Rwanda), des juridictions hybrides, produit d’un accord entre l’Etat concerné et l’ONU (Sierra Leone, Cambodge ou Liban après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri), et bien sûr de la Cour pénale internationale créée par le traité de Rome du 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002.

Ces institutions demeurent fragiles. Le Conseil des droits de l’homme en particulier peine à sortir des ornières où la Commission des droits de l’homme s’est trouvée enlisée. Il demeure, comme l’écrivait mon collègue Daniel Vosgien qui suit ses travaux, dans la revue “Correspondances” du ministère des affaires étrangères du 2ème semestre 2008 consacrée au 60ème anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme un “assemblage hasardeux, à la composition partielle, dont la capacité dépend de la combinaison des volontés politiques qui s’y expriment. Saurons-nous empêcher sa domination par des Etats peu méritants en matière de respect des droits de l’homme ? On y assiste à la fois à une incantation permanente au consensus qui a pour effet d’aplanir le discernement des situations au profit d’une approche exclusivement thématique et davantage centrée sur les droits économiques sociaux et culturels et à une excessive polarisation nord-sud autour des droits civils et politiques et des situations dans certains pays [4]“.

Mais rien n’égale le système conventionnel européen autour de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée par le Conseil de l’Europe en 1950, dont le bras juridictionnel est la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Rappelons que ce système conventionnel qui couvre l’ensemble du continent européen est introduit en droit communautaire puisque le préambule de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne “réaffirme les droits qui résultent notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme”.

 

La crise actuelle du fonctionnement démocratique et à des fins démocratiques des institutions internationales.

 

Je vois à cette crise, très perceptible depuis une décennie quatre causes principales.

  • la première de ces causes est l’arrivée dans l’ordre international de nouveaux acteurs qui entendent s’exprimer directement, les entreprises et les organisations non gouvernementales principalement. Ces acteurs, ces corps intermédiaires nouveaux et incontrôlés par les Etats n’obéissent pas à une logique de souveraineté élective et démocratique. Ceci étant, le phénomène n’est pas nouveau et voilà bien une trentaine d’années qu’on le constate et l’analyse. Et puis, des mécanismes d’association de ces nouveaux acteurs ont pu être progressivement mis en place, ainsi pour les entreprises le “Global compact”, le “pacte mondial” des Nations Unies que connaît bien Bertrand Collomb ou le “Conseil international des entreprises pour le développement durable” qu’il a présidé. Plus généralement l’association des entreprises, des ONG, des syndicats au travail des représentants d’Etat est maintenant organisée, sous l’égide du Conseil économique et social des Nations Unies dans le cadre de ce que l’on appelle les “partenariats de type II” définis et précisés lors du sommet mondial sur le développement durable de Johannesbourg de 2002. Les partenariats de type II associent sur un pied d’égalité les gouvernements, les groupes régionaux, les autorités locales, les ONG, le secteur privé et les institutions internationales. La “société civile”, dont le nom et le concept est apparu récemment a ainsi trouvé une place et un rôle dans l’ordre international. Elle ébranle cependant et complique le rôle des représentants des Etats dans leur synthèse a priori démocratique des besoins de leur population.

  • la seconde cause de la crise du fonctionnement démocratique des institutions internationales vient de ce que celles-ci ne reflètent plus les rapports de force mondiaux. Plus interdépendant, plus globalisé, le monde d’aujourd’hui est aussi plus hétérogène. Le poids relatif des Etats européens décline ; De grands Etats-Continents, qu’il est convenu d’appeler les “pays émergents” apparaissent, Chine, Inde, Brésil, Afrique du sud. Certains ont des institutions nationales démocratiques, d’autres moins. Comment faire fonctionner démocratiquement un monde dont les institutions datent d’il y a soixante ans alors que depuis lors la population mondiale a été multipliée par trois et n’est plus répartie comme auparavant. Deux institutions sont au cœur de la crise de représentativité, le Conseil de sécurité des Nations Unies et le Fonds monétaire international. Le Président de la République l’a mis en lumière dans son discours à l’Université de Columbia en mars 2010 :  “Comment voulez-vous que nous puissions régler dans le cadre de l’ONU les grandes crises, les grandes guerres, les grands conflits si l’on pense que l’on peut le faire sans l’Afrique, sans les trois quarts de l’Asie, sans l’Amérique latine, sans un seul pays arabe? Est-ce que c’est raisonnable ?…. Alors on me dit “oui, mais il y a l’Assemblée générale des Nations Unies, ils en sont tous membres”. Il y a 192 pays dans le monde, le G192. Alors on passe d’un système au Conseil de sécurité où l’on veut régler les problèmes sans les deux tiers de l’humanité à un système où le dernier qui n’est pas content peut bloquer l’accord de tous les autres [5]“. L’échec en décembre 2009 de la conférence de Copenhague, sur le changement climatique est à cet égard révélateur et emblématique. Arrêtons nous y un moment. De quoi s’agissait-il? De compléter et d’approfondir un accord, la convention cadre de lutte contre les changements climatiques, conclue à Rio de Janeiro, en 1992, à l’âge du multilatéralisme triomphant qui a suivi la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Cet accord, toujours en vigueur, repose sur un certain équilibre du monde où une vingtaine d’Etats, les pays de l’OCDE (Europe, Etats-Unis, Canada, Japon….), dits de l’annexe 1 s’engagent d’une part à agir, puisqu’ils représentent 80% du produit intérieur brut mondial et 80% des émissions de gaz à effet de serre, d’autre part et si l’on peut dire accessoirement, à aider le reste du monde, les pays de l’annexe 2, à limiter leurs émissions. Cet accord a encore pu être complété cinq ans plus tard par des objectifs et des engagements chiffrés, à Kyoto, en 1997, même si le refus de ratification des Etats-Unis, première puissance économique et premiers émetteurs de gaz à effet de serre, pourtant alors sous administration démocrate, de tradition multilatéraliste, a affaibli dès l’origine ce protocole. Mais quinze ans plus tard, les rapports de force ont changé et le mécanisme est grippé. Les pays de l’annexe 1, sur lesquels seuls pèsent des contraintes précises représentent  moins de 50% des émissions, dont 16% pour les membres de l’Union européenne, ne sont pas parvenus à faire pression sur ce “reste du monde” devenu “l’essentiel du monde” conduit par le groupe BASIC = Brésil, Afrique du sud, Inde, Chine, intraitable sur quatre principes =

    • Maintien des principales contraintes sur les pays industrialisés historiques;

    • Protection de leur souveraineté contre toute ingérence extérieure;

    • Responsabilité quasi exclusive des pays de l’OCDE dans le financement international des actions menées par les pays en développement;

    • Méfiance à l’égard de tout marché universel des droits à émettre qui ne différencierait pas assez pays du Nord et pays du Sud.

Le résultat est que le texte de négociation d’une centaine de pages, fruit pourtant de deux ans de travail traduisait encore trop de divergences, comprenait trop de passages entre crochets et que sa mise au net à 192 était inaccessible.

La centaine de chefs d’Etats et de gouvernements présents à Copenhague en décembre 2009 = j’insiste sur ce chiffre, car cela ne s’était jamais vu jusqu’alors de réunir autant de responsables politiques suprêmes de leur pays en un seul lieu = ont dû, dans l’urgence et la précipitation, se rabattre sur une déclaration politique très édulcorée et reposant sur le volontariat de chaque Etat.

  • Au delà du dysfonctionnement des institutions internationales créées au milieu du XXème siècle et perfectionnées depuis, on peut voir une troisième cause de la crise de la démocratie au plan mondial dans la contestation en profondeur du modèle occidental européen et nord américain.

    Qui conteste ce modèle = on pense évidemment d’abord au monde musulman où une religion révélée inspire de plus en plus le droit, le fonctionnement des sociétés, l’exercice du pouvoir politique sans faire nécessairement de l’individu-citoyen, du respect de son autonomie et de son expression libre le pivot des mécanismes politiques. Ce n’est pas si nouveau et n’oublions pas que les rares Etats du monde musulman non colonisés alors se sont abstenus lors de l’adoption de la déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Mais au delà, depuis quelques années, ce monde se structure, avec par exemple la création de l’Organisation de la conférence islamique, dont le siège est en Arabie saoudite ou bien de l’Organisation arabe musulmane pour la science et la culture. A cet égard, le lancement par les premiers ministres espagnol et turc du “dialogue des civilisations” n’aide pas, à mon sens, à conforter la valeur universelle du modèle humaniste et démocratique occidental.

    Mais, au-delà de cette affirmation de l’identité et de l’originalité politique du monde islamique, apparait également, dans des zones du monde étrangères à l’islam, la remise en cause du fonctionnement démocratique des institutions nationales ou internationales au profit d’une nouvelle forme de “despotisme éclairé” ou plutôt de “technocratisme éclairé”, dont la Chine est aujourd’hui le modèle.

    Les problèmes sont d’une telle ampleur, l’enchevêtrement des enjeux si difficile à démêler, l’éducation et la formation de citoyens éclairés si inégales, le poids et la cohérence des Etats du monde si divers que le principe “un homme, une voix” est difficile à maintenir debout dans la société internationale comme celui de l’égalité souveraine des Etats.

  • Enfin, la quatrième cause tient aux limites de la démocratie elle-même, plus sensibles encore dans l’ordre international que dans l’ordre interne, mais je sors là des limites de ma communication.

Comme l’a écrit Myriam Revault d’Allonnes dans son récent ouvrage “Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie”, “on cherche désespérément aujourd’hui les signes d’une invention ou d’une réinvention politique effective, tant s’impose l’incapacité de la “démocratie” contemporaine à répondre aux nouvelles donnes de la réalité = la mondialisation, les développements insaisissables du capitalisme financier, l’insécurité sociale croissante, l’épuisement des modalités traditionnelles de l’action politique, la dilution des idéaux, l’absence de tout réconfort existentiel [6]“. Comment concilier souveraineté des peuples et défense des libertés des individus? Il y a aujourd’hui tant de peuples qui ont voix aux chapitres et tant d’individus à protéger. La démocratie des Etats contemporains est caractérisée  par la fréquence des élections, l’omniprésence du contrôle par la presse, l’évaluation voire l’abandon immédiat des politiques publiques menées. Ces handicaps frappants dans l’ordre interne sont encore exacerbés dans la société internationale ; Comment retrouver le temps de l’action, de la mise en œuvre sereine et complète d’une politique.

Ce qui frappe dans la vie internationale d’aujourd’hui, ce sont les occasions de rencontre de nos dirigeants. Mais est-ce parce qu’ils se rencontrent plus qu’ils peuvent agir mieux? Lundi et mardi dernier se tenait à Deauville un sommet franco-germano-russe occasion d’utiles échanges entre Mme Merkel, M. Medvedev et M. Sarkozy, hier  et avant-hier, à Montreux, se réunissait le sommet de la francophonie, avec une trentaine de chefs d’Etats et de gouvernements, jeudi et vendredi prochains à Bruxelles ce sera le Conseil européen des 27, dans quelques jours les 11 et 12 novembre, à Séoul, le sommet du G20. Les hauts responsables politiques, qu’ils soient démocratiquement élus ou non d’ailleurs, se croisent sans cesse  dans le cadre d’institution toujours différente et de format sans cesse modifié. Les échéances nationales n’étant en phase, il faut sans cesse reconstruire une confiance et un esprit de coopération, par exemple entre M. Chirac et M. Schroeder, puis Mme Merkel et M. Chirac, enfin M. Sarkozy et Mme Merkel pour n’évoquer que l’entente franco-allemande, l’un des fondements essentiels de l’action de nos deux nations démocratiques dans le monde tel qu’il va. Loin de moi l’idée de minimiser l’importance de cette noria de rencontres, mais comment en faire un mécanisme d’action politique démocratique?

 

Face à cette crise que nous ressentons, comment peut-on imaginer une nouvelle “gouvernance” démocratique dans l’ordre international.

 

A mon sens, il faut d’abord toujours réaffirmer la valeur de l’homme contre tout ce qui porte atteinte à son intégrité. Comme le Président de la République le rappelait dans son discours de Davos en janvier 2010 “les citoyens attendent de la démocratie qu’elle les protège [7]“. M. Kouchner l’a développé dans son discours de clôture à la conférence des ambassadeurs d’août dernier : “un danger nous guette, celui qui plane sur l’universalité des droits. Tous les jours nous entendons cette remise en cause. Au nom du nationalisme, de spécificités culturelles, de particularités ethniques, géographiques ou même de prescriptions religieuses, certains contestent ce que nous avons en partage et mettent en avant des traits distinctifs qui seraient emblématiques de leurs valeurs, de leurs visions du monde, et de leur représentation de l’homme. Comment peut-on concevoir que des condamnations en justice d’un autre âge, comme la lapidation, respectent mieux la dignité des êtres humains parce qu’elles seraient  conformes à des justices transcendantes acceptées par des peuples attachés à leur croyance [8]“.

La France et ses dirigeants ont à cet égard, une responsabilité essentielle   de porte parole. Restons ferme sur nos valeurs et nos principes. Il ne me semble pas que ce combat passe par l’élaboration de nouvelles normes mais bien par une meilleure application de normes existantes suffisamment précises et nombreuses.

Ensuite, Il faut conforter les Etats dans leur rôle, d’autant plus qu’ils sont les garants de l’application sur un territoire donné, au profit d’une population donnée de l’application de ces normes justement. Le ministère des affaires étrangères et européennes dispose au sein de sa direction de la mondialisation, du développement et des partenariats d’une “mission de la gouvernance démocratique”. Sa tâche d’assistance est essentielle, en particulier dans les Etats avec lesquels nous avons une longue tradition de coopération et d’appui, en Afrique notamment.

M. de Montbrial disait dans son discours d’ouverture de la première “World policy conference”, à Evian en octobre 2008  “on a besoin des Etats. Les Etats sont importants, tout simplement, parce qu’ils représentent par définition les critères collectifs. Non seulement on a besoin des Etats, mais on a besoin de la coopération entre les Etats. On en a encore plus besoin aujourd’hui en raison de l’accélération de l’Histoire [9]“.

Il faut défendre la personne humaine, soutenir les Etats, il faut aussi  réformer les institutions internationales, à commencer par le Conseil de sécurité et les institutions financières internationales. La tâche sera dure, les résistances des égoïsmes nationaux fortes, surtout en provenance des nouvelles grandes puissances que leur poids tout neuf rend nationalistes. La France qui prendra le 12 novembre pour un an la présidence du G20 et du G8 a dans ce domaine une responsabilité historique. Jean-David Levitte saura mieux que moi présenter nos ambitions pour l’année à venir.

* * *

La démocratie est un combat. Elle ne va pas de soi, dans le cadre des institutions nationales comme dans celui des institutions internationales. Elle suppose un esprit civique, une éducation, un certain niveau de prospérité économique.

Depuis les graves crises internationales du 20ème siècle, elle est une référence obligée; Les textes fondateurs sont là. Les mécanismes existent. Elle risque pour autant de devenir une coquille vide si les grandes démocraties occidentales, au premier chef européennes, qui ont inventé et fait vivre la démocratie moderne ne se mobilisent pas alors que la société internationale est en mutation rapide et que ses transformations ne vont pas toujours dans le sens de la protection de l’homme et de l’autonomie politique du citoyen.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Thèse de doctorat en Droit sur “les origines comparées de la SDN et des Nations Unies ” soutenue par M. François Stéfanini le 15 mars 1949 devant MM. C. Rousseau (Président), J.J Chevalier et Mme S. Bastid.

[2] ” De la politique entre les Etats ; Principes de diplomatie “, Alain Plantey (Pedone, Paris, 1987, § 398, page 103)

[3] Encyclique “Pacem in terris ” du 11 avril 1963 § 42, 43, 120, 137, 138

[4] Article de M. Daniel Vosgien dans la revue ” Correspondances ” du Ministère des affaires étrangères n°65, 2ème semestre 2008, page 7

[5] Allocution du Président de la République, Nicolas Sarkozy, à l’Université de Columbia (New York, 29 mars 2010), page 4

[6] “Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie”, Myriam Revault d’Allones (Le Seuil, Paris, 2010, page 10)

[7] Allocution du Président de la République, Nicolas Sarkozy, 40ème Forum économique mondial (Davos, 27 janvier 2010), page 8

[8] Discours de clôture de Bernard Kouchner à la Conférence des ambassadeurs (Paris, 27 août 2010), page 2

[9] Discours d’ouverture de la première “World policy conference” (Evian, 6-8 octobre 2008) de Thierry de Montbrial