Séance du lundi 9 janvier 2012
par M. Henri Leridon,
Membre correspondant de l’Académie des Sciences
Aspects méthodologiques
Les inquiétudes sur l’évolution de la population mondiale, comme on le sait, ne sont pas d’aujourd’hui. Au XVIIIème siècle, par exemple, le débat a fait rage entre ceux qui croyaient en un déclin démographique au moins de l’Occident (Montesquieu, Voltaire…) et ceux qui s’inquiétaient d’une croissance potentiellement trop rapide (Malthus). Progressivement, on s’est fait une idée plus précise du niveau de la population mondiale et de son évolution. Le débat a repris et s’est radicalisé dans les années 1960 quand on a pris conscience du fait que le taux de croissance de la population augmentait à un rythme lui-même croissant. Le taux approchait de 2%, ce qui implique un doublement tous les 35 ans (presque en une seule génération), et le compteur des milliards s’incrémentait d’une unité tous les 15 ans… (figures 1 et 2).


En fait, les premières projections dignes de ce nom ont été réalisées par l’équipe de Frank Notestein à l’Office for Population Research de Princeton pour le compte de la Société des Nations, dans les années 1930 et surtout en 1944. Ces dernières constituent le premier grand effort de projections internationales (pays européens et URSS) réalisées selon une méthodologie commune, en partant des meilleurs sources possibles, après un grand travail de documentation et de réflexion sur les techniques de projection et la façon de choisir et implémenter les hypothèses de mortalité et de fécondité (les migrations n’étaient pas prises en compte). A la même époque, Warren Thompson se contentera, pour la Chine et l’Asie du Sud Est, de projeter des taux de croissance, faute de statistiques fiables. Pour la Chine, par exemple, il indique que les estimations de sa population vont de 350 à 500 millions et opte pour la valeur la plus basse.
Après la seconde guerre mondiale, Frank Notestein va insister pour que les travaux initiés à la SDN soient poursuivis au sein des Nations-Unies, et une Division de la population y est créée en 1946. Celle-ci va donc entreprendre la production de projections, cette fois à l’échelle mondiale, ce qui supposait de rassembler d’abord une grande quantité de données pour l’ensemble des pays membres de l’ONU. Les premières projections, en 1950 et 1954, seront encore réalisées par simple extrapolation des taux de natalité et de mortalité.
Les projections de 1963 sont publiées pays par pays, en reprenant celles réalisées par les pays eux-mêmes quand elles existent, ou par les NU dans les autres cas. La fécondité est encore traitée de façon approximative, elle le sera plus convenablement ensuite (utilisation de taux de fécondité par âge). On en arrive en effet à la méthode actuelle, qui consiste à projeter la population par sexe et âge (groupes quinquennaux), en utilisant des taux de mortalité et de fécondité spécifiques à chaque âge. Les hypothèses de fécondité et mortalité donnent lieu à des variantes (2 ou 4) autour de la projection « medium », et l’on ajoute – à titre illustratif – une hypothèse « à fécondité constante [1] ».
L’horizon est d’abord 1980, puis 2000 à partir de 1957, 2025 à partir de 1978, et 2050 en 1994. Nous reviendrons sur les projections à horizon beaucoup plus éloigné.
D’autres organismes que les Nations-unies réalisent aussi des projections, tels la Banque Mondiale ou le Census Bureau. On n’en voit guère l’utilité, car leurs résultats sont proches de ceux des NU, et la Division de la population a réellement acquis une expertise unique et dispose de la meilleure base de données – même si l’on est loin de disposer d’informations précises sur tous les pays du monde ! L’exercice est plus justifié quand il propose une innovation méthodologique intéressante. Ce fut le cas pour l’IIASA (à Vienne) qui a construit en 1976 les premières « projections probabilistes » consistant à assortir le scénario dit « central » d’un intervalle de confiance (production de valeurs correspondant à des intervalles de probabilité à 80 ou 95 %, par exemple). Il faut pour cela introduire de l’aléa dans le calcul, ce qui peut être fait de diverses façons. Nous en donnerons un exemple plus loin.
On doit aussi noter que, lorsque l’on examine rétrospectivement les projections proposées depuis une cinquantaine d’années, l’évolution réelle a été assez proche du scénario central des Nations unies, constamment beaucoup plus proche en tout cas que des hypothèses « basse » et « haute » proposées. Il y a donc un assez grand consensus autour de ces projections de population, au moins jusqu’à 2050. Et comme les projections supposent que la croissance de la population mondiale pourrait être ensuite proche de zéro, le consensus peut s’étendre plus loin, jusque vers 2100 par exemple.
Il n’en reste pas moins vrai que des corrections sont constamment apportées, soit pour modifier l’estimation de l’effectif de la population d’un pays (après un recensement, notamment : ceux-ci peuvent réserver des surprises !), soit pour rectifier les estimations de fécondité ou de mortalité, soit pour modifier les hypothèses d’évolution de ces paramètres (si le comportement du pays n’est pas celui « attendu »). Heureusement, au niveau mondial, ces erreurs et corrections se compensent en partie, si bien que l’incertitude au niveau mondial n’est pas forcément supérieure à celle sur un pays donné.
Il faut aussi souligner que les projections démographiques sont effectuées de façon presque complètement autonome. Les facteurs exogènes comme la croissance économique, la stabilité politique, le développement de l’éducation, le changement de statut des femmes… ne sont pris en compte qu’indirectement, dans les théories qui analysent les évolutions de la fécondité et de la mortalité et que l’on mobilise pour justifier les projections retenues pour ces paramètres. On a connu, au cours de la tempête des années 1960-70, une tentative de « modèle mondial global », celui du Club de Rome, dans lequel l’évolution de la population interagissait avec la disponibilité en ressources naturelles, la production industrielle, la disponibilité alimentaire et la pollution. Les conclusions de l’exercice étaient très pessimistes puisque la population mondiale finissait toujours par s’effondrer (par manque de ressources alimentaires, ou par excès de pollution), sauf à réduire drastiquement la fécondité. Bien que l’histoire ne soit pas encore écrite, il est très probable que la crise anticipée n’aura pas lieu (figure 3). Très ambitieux, mais manquant beaucoup de données et de justifications pour les relations supposées entre variables, le modèle a fait l’objet de vives critiques et n’a jamais été repris par la suite.

En dehors du constat que, jusqu’ici, la réalité a été assez conforme aux évolutions réelles, pourquoi les projections démographiques sont-elles jugées fiables à l’horizon de quelques décennies ? Parce que la majeure partie de la population projetée est déjà présente au départ de la projection : pour ces personnes, il suffit de disposer d’hypothèses de mortalité réalistes. Or, habituellement, la mortalité fluctue peu (dans le cas de la population française, par exemple, le nombre de décès annuels est resté compris entre 509 000 et 538 000 de 1990 à 2009, sauf en 2003 du fait de la canicule) et son évolution est assez régulière (on a seulement eu tendance à sous-estimer l’augmentation de l’espérance de vie au fil des générations). Il est vrai que des discontinuités peuvent intervenir, comme avec l’irruption du Sida (nous y reviendrons) ou la chute de l’espérance de vie au moment de l’effondrement de l’URSS : leur impact sur l’évolution de la population mondiale reste néanmoins limité. Les individus qui naitront entre la date de départ et l’horizon de la projection posent davantage de problèmes : leur nombre dépend des comportements de fécondité des femmes de 15 à 45 ans présentent chaque année, comportements beaucoup plus incertains. De plus, après 30 ans, les enfants pourront être ceux de personnes non encore nées aujourd’hui, ce qui introduit une double incertitude. Tant que cette part de la population est minoritaire dans la population projetée, c’est-à-dire à horizon de 40 ou 50 ans, le démographe est assez tranquille ; au-delà, le risque d’erreur augmente rapidement.
En résumé, pour faire de bonnes projections il faut réunir quelques conditions :
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disposer de données fiables sur les populations initiales, par sexe et âge (l’idéal est un bon recensement) ;
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disposer, pour chaque pays, d’estimations sur les niveaux initiaux, et choisir des hypothèses réalistes sur les évolutions possibles, de la mortalité, de la fécondité et des migrations ;
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choisir un horizon raisonnable.
On procède ensuite par agrégation des résultats obtenus pour les divers pays [2].
Les dernières projections des Nations-Unies
En 2010, les Nations-Unies ont modifié assez radicalement leur méthodologie, en introduisant une composante aléatoire. La démarche est assez complexe et ses bénéfices sont peu évidents. Comme on l’a vu, les projections comportent souvent au moins deux scénarios encadrant une hypothèse centrale, mais cela ne permet pas de définir un « intervalle de confiance » (IC) au sens probabiliste, c’est-à-dire un intervalle à l’intérieur duquel on pourrait dire que la vraie valeur se situera avec une probabilité X % (par exemple 90%). Or pour le responsable politique, il peut être utile de savoir qu’il y a un certain risque (d’une valeur définie) que la population se situe en deçà ou au-delà de la valeur donnée comme la plus probable : par exemple si l’on veut absolument éviter le dépassement d’une certaine dimension de la population, ou de descendre en dessous d’un certain seuil (ceci pouvant s’appliquer à une partie de la population, comme celle au-delà d’un certain âge). On peut donc être tenté de proposer de telles estimations probabilistes. Il n’est pas certain, cependant, que cela aide beaucoup le décideur politique : va-t-on, par exemple, mettre en place une couteuse politique nataliste parce qu’il y a un risque X % d’atteindre un niveau de population jugé trop faible, alors que la politique serait inutile (voire contreproductive) dans tous les autres cas ? Il s’agit en effet rarement de se protéger contre une véritable catastrophe, comme lorsque l’on fixe les normes de sécurité d’un barrage ou d’une centrale nucléaire !
Quoiqu’il en soit, les principes de la démarche suivie par les NU sont les suivants.
Comme d’habitude, il s’agit de projeter pays par pays les deux composantes majeures de l’évolution : mortalité et fécondité.
Côté fécondité, pour un pays P, on remplace l’extrapolation tendancielle utilisée jusque là (fondée sur une fonction doublement logistique) par une approche probabiliste. Durant la phase de baisse de la fécondité, en gros lorsque celle-ci passe d’une valeur supérieure à 5 enfants par femme à deux environ, si la fécondité est égale à F aujourd’hui ou à une date (future) T, la valeur projetée en T+5 est déduite de l’examen des valeurs antérieures à T pour le pays étudié, mais aussi des trajectoires observées dans tous les autres pays étant déjà passés par le niveau F. Ces dernières fournissent un ensemble de valeurs possibles pour l’évolution entre T et T+5, c’est-à-dire de l’écart autour de la « valeur centrale » basée sur l’évolution du seul pays P, que l’on organise dans une loi de probabilités. On construit alors la relation entre F et pour le pays P, sous forme d’un grand nombre de trajectoires possibles (100 000) en tirant au sort, pour chaque valeur de F, une valeur de dans la loi de probabilité retenue. On en déduit ainsi une valeur médiane et les écarts possibles avec des niveaux de probabilités 80% ou 95%, par exemple. La projection centrale (« medium ») utilise les médianes ainsi obtenues.
La méthodologie est totalement différente quand on atteint le seuil de 2,1 enfants par femme. L’histoire récente a montré que la fécondité pouvait alors soit se stabiliser vers ce niveau, soit descendre sensiblement plus bas avant de remonter. En 2008, les experts des NU avaient fait l’hypothèse d’une convergence ultime vers 1,85 enfant par femme. Ils retiennent maintenant comme limite 2,1, sans que l’on sache exactement pourquoi (hormis le fait que dans quelques pays la fécondité est en effet remontée au-dessus de 1,85), et construisent les projections en utilisant un modèle de séries temporelles qui génère aussi un aléa.
Passons sur la complexité du raccord entre les deux étapes (avant/après 2,1 enfants) qui reposent sur deux démarches indépendantes, et sur le fait que pour nombre de pays encore en transition (une quinzaine de pays africains, notamment) des « ajustements ex-post » aient dû être réalisés. On pourra surtout être surpris que les distributions de probabilités ne soient pas utilisées pour montrer les écarts possibles en effectifs de population au cours de la projection. En effet, les auteurs ont décidé d’ajouter deux variantes « haute » et « basse » à la projection centrale en ajoutant respectivement +0,5 et -0,5 enfant aux valeurs de F au cours de la projection, comme ils le faisaient dans les projections antérieures. En y regardant de plus près, on constate que de tels écarts correspondent généralement à un « couloir de probabilité » de l’ordre de 80%, mais cette justification n’est que suggérée ex-post. L’IIASA, lui, dans des projections probabilistes réalisées en 1996 (selon une méthodologie différente) était allé jusqu’au bout de la logique, en proposant pour les estimations de population totale, l’intervalle de confiance à 95%, par région et pour le monde entier. Voici quelques exemples des deux projections (millions d’habitants) (tableau 1) :

Au niveau mondial, les intervalles sont comparables. Au niveau régional, l’intervalle des NU est généralement nettement plus réduit que celui de l’IIASA.
Côté mortalité, les NU utilisent les « tables types » existantes permettant de générer des taux par sexe et âge sur la base d’une espérance de vie. Il est cependant devenu nécessaire d’envisager des espérances de vie allant jusqu’à 100 ans, ce qui suppose la construction de nouvelles tables ne reposant pas (encore) sur des données observées. Les NU procèdent ici par extrapolation simple des espérances de vie observées (ou estimées) dans chaque pays, en supposant que les gains vont en se réduisant au fil du temps (mais sans fixer de limite absolue). Le cas du VIH-sida fait l’objet d’un traitement particulier, compte tenu de son importance dans certains pays : il a parfois entrainé une réduction de l’espérance de vie de plus de 20 ans, comme en Afrique du Sud ou au Zimbabwe. Une seule variante et proposée : celle d’un blocage de la mortalité à ses niveaux actuels, qui n’a qu’un intérêt pédagogique (montrer ce qui résulterait de la seule évolution de la fécondité, par exemple pour la structure par âge).
Dans le tableau 1 nous avons indiqué les résultats des projections non seulement à l’horizon « classique » de 2050, mais aussi de 2100. On voit que l’incertitude devient très importante à cette dernière date : selon les NU, par exemple, la population mondiale pourrait être comprise entre 6,2 et 15,8 milliards, selon que la fécondité se stabilisait vers 1,6 ou 2,6 enfants par femme. La première hypothèse entraine un déclin inéluctable de la population totale (qui tendrait vers zéro) tandis que la seconde entraine une explosion conduisant à des valeurs peu imaginables, comme les 4,8 milliards en Afrique sub-saharienne. Il y a pire encore : en supposant que la fécondité resterait, dans chaque pays, à son niveau de 2006, les NU avaient projeté une population mondiale égale à… 34 000 milliards en 2300, dont 31 000 en Afrique ! Ce type de projection à très long terme n’a aucun intérêt pour au moins trois raisons :
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parce qu’on ne sait plus sur quoi appuyer des hypothèses à un tel horizon ;
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parce que l’on sait qu’un très faible écart à la croissance zéro conduit inéluctablement soit à l’explosion, soit à l’implosion. Nul besoin de savantes projections pour s’en convaincre : avec +/- 1% de croissance par an pendant 300 ans, l’effectif est multiplié/divisé par 20 ; avec +/-0,5% an, c’est par 4,5. Or 0,5 % croissance (ou 5 p.1000 de natalité) en plus c’est environ 0,6 enfant par femme en plus, soit à peu près l’écart de fécondité entre hypothèses « haute » et « centrale » des NU ;
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parce que l’on est alors obligé, pour éviter une telle explosion, de bloquer les valeurs des paramètres à partir d’un certain moment, au niveau qui assure le maintien permanent du niveau de la population. Ce qui enlève tout intérêt à l’exercice !
Les différentielles par régions (et pays), l’urbanisation, les migrations
La population mondiale devrait passer, selon l’hypothèse centrale, de 7 milliards aujourd’hui (6,1 en 2000) à 9,3 milliards en 2050 (légèrement plus que dans la projection faite en 2008). La valeur centrale est encadrée par les deux valeurs « haute » et « basse », respectivement 10,6 et 8,1 milliards.
Diversités régionales
Où les 3,2 milliards d’habitants supplémentaires vivront-ils ? La croissance sera concentrée sur deux continents : l’Asie, où la fécondité a déjà beaucoup baissé mais où l’inertie accumulée dans les décennies récentes reste élevée (sa population augmentera en 50 ans de 1,42 milliard, soit + 38 %, représentant près de la moitié du total de la croissance mondiale), et en Afrique où la fécondité est encore forte (+ 1,38 milliard, soit + 170 %) [Figure 4]. L’Amérique latine augmentera de 44 % (+230 millions) tout comme l’Amérique du Nord (+43 % soit +134 millions). La population européenne, quant à elle, est supposée diminuer légèrement (-8 millions).

En Asie, la croissance concernera principalement le sous-continent indien : + 832 millions, dont 638 en Inde ; la population du Pakistan sera multipliée par un peu moins de deux entre 2000 et 2050. La fécondité a déjà beaucoup baissé en Inde : 2,7 enfants par femme aujourd’hui. Dans sept Etats (sur les 15 les plus peuplés), la fécondité est inférieure à 2,5 enfants par femme, avec un minimum au Kérala (1,8). Dans 5 autres Etats, en revanche, elle dépasse encore 3 enfants (avec un maximum au Bihar : 4,3). A l’évidence les évolutions qui expliquent la basse fécondité des Etats du sud, comme le Kérala (alphabétisation, développement économique, bonne information sur les méthodes de régulation des naissances, baisse de la mortalité infantile…) tardent à produire tous leurs effets dans les Etats du nord. Mais, globalement, la forte croissance à venir de la population indienne doit beaucoup à un mécanisme d’inertie : même le Kérala, par exemple, affiche encore une croissance au rythme annuel de 1%.
La fécondité chinoise est déjà nettement inférieure à celle de l’Inde (environ 1,6 à 1,7 enfant actuellement, peut-être moins), et comme la baisse a été plus rapide l’inertie démographique est moindre. On a aussi assisté à une assez forte homogénéisation des comportements, en dehors des grandes « municipalités » de la côte est (Shanghai, Beijing et Tianjin) où elle ne dépasse pas 1,2 enfant par femme. C’est là, en effet, que la politique de l’enfant unique a été réellement appliquée à grande échelle. Ailleurs, des exceptions sont tolérées (notamment pour les ethnies minoritaires dans les provinces de l’Ouest et du nord) ; l’objectif des autorités chinoises n’est d’ailleurs pas d’aboutir à un taux de fécondité proche de 1 enfant au plan national. Au total, la population chinoise devrait être très proche en 2050 de sa valeur actuelle (1,3 milliard).
En Afrique, la croissance concernera surtout l’Afrique sub-saharienne, notamment dans sa partie Ouest, mais la population d’Afrique du Nord augmentera aussi. Le pays le plus peuplé, le Nigéria, avec une fécondité de 5,6 enfants par femme actuellement, triplera sa population en 50 ans (de 124 à 390 millions) et risque de la doubler encore dans les 50 ans suivants. Le rythme d’accroissement sera semblable au Congo (ex-Zaïre), avec 149 millions en 2050, et un peu inférieur en Ethiopie (145 millions à la même date). Le record sera détenu par le Niger, avec un quadruplement de sa population (et une fécondité actuelle de 7,2 enfants).
En Europe, la population sera globalement stable, mais de nombreux pays devraient voir leurs effectifs diminuer : de 26% en Ukraine, 14 % en Russie, 9 % en Allemagne ou en Pologne. Beaucoup dépendra de l’évolution de la fécondité (pour le moment très basse dans ces pays), et aussi des flux migratoires, difficiles à prévoir.
L’urbanisation
On assistera donc à une « redistribution » internationale des populations, mais une autre évolution majeure sera la concentration urbaine. En effet, sur la période 2007-2050, la population des villes augmentera davantage que la population mondiale (+ 3,1 milliards contre + 2,5), et sa part dans la population totale passera de 49 à 70 % [3] (tableau 1). Comme pour la population totale, la croissance de la population urbaine se situera essentiellement dans les pays en développement (+3,0 milliards). A l’horizon 2015, si Tokyo restera de loin la mégalopole la plus peuplée (36 millions), trois autres métropoles dépasseront légèrement 20 millions (Bombay, Mexico et San Paolo) et deux autres en seront proches (New York et Dehli). Toutefois la croissance des agglomérations de plus de 10 millions d’habitants ne représentera qu’une faible part de la croissance urbaine : le plus gros (près de la moitié) se fera dans des villes de moins de 500 000 habitants, et une bonne partie (30 %) dans les villes de 1 à 5 millions d’habitants.
Cette forte croissance urbaine posera d’importants défis en termes de gouvernance : problèmes de logements, de sécurité alimentaire, d’accès à l’eau potable… La situation sera particulièrement critique dans les métropoles d’Afrique subsaharienne, dont beaucoup sont des villes nouvelles, sans activité économique particulière, et incapables dès lors de fournir à leurs population un accès aux services de base et des ressources en quantités suffisantes. Il faut aussi être conscient du fait que la population des grandes métropoles est supérieure à celle de nombreux Etats, alors que les municipalités disposent rarement de moyens d’actions comparables à ceux des Etats.

Le problème des migrations
On compte aujourd’hui 175 millions de personnes nées dans un pays autre que celui de leur résidence (75 millions en 1975), dont 16 millions de réfugiés gérés par le Haut Comité pour les réfugiés ou les Nations Unies (auxquelles s’ajoutent 26 millions de personnes déplacées dans leur propre pays). Soit 2,6% « d’immigrés » en moyenne mondiale, mais 19% de la population d’Océanie est née à l’étranger, 13% de celle d’Amérique du Nord (35 millions d’immigrés aux Etats-Unis), 7,7% de celle d’Europe, 2% de celle d’Afrique, et moins de 2% ailleurs. Les migrations intracontinentales sont particulièrement importantes en Afrique et en Asie.
Les principaux motifs de migration sont bien connus : économiques (attraction de régions où l’on espère trouver des opportunités d’emploi inexistantes dans le pays de départ), regroupement familial (très important), déplacements forcés (réfugiés).
Comment les prendre en compte dans les projections ? Les données disponibles sur les mouvements migratoires sont en général très limitées. Faute d’enregistrement fiable de ces mouvements aux frontières (ou plus tard), on se contente souvent d’estimer le solde net des entrées et sorties entre deux recensements. Ceci ne donne aucune indication sur la répartition par sexe et âge, qui serait nécessaire pour une mise en œuvre complète de la méthode des composantes présentée plus haut. On répartit donc le solde global par sexe et âge sur la base d’autres sources (données sur les visas ou titres de séjours, enquêtes diverses…). Reste encore à faire des hypothèses sur l’évolution future des taux de migrations : le caractère très erratique des flux migratoires rend l’exercice difficile ; on se contente souvent de volumes constants.
Autre problème : si l’on traite simultanément de plusieurs entités (tous les pays du monde, par exemple) il faut être cohérent dans les prévisions de mouvements entre pays : le nombre d’émigrés d’un pays P doit se retrouver dans la somme des immigrés en provenance de P dans tous les autres pays.
Dans les projections des NU, les nombres de migrants (nets) entre continents sont maintenus constants au-delà de 2010, au niveau de 2 millions par an. Les mouvements se feront principalement encore vers l’Amérique du Nord et l’Europe, au détriment de l’Asie, de l’Amérique latine et – dans une moindre mesure – de l’Afrique. Les taux de migration nette excèdent rarement 0,5 % à l’échelle d’un pays (le taux de croissance naturelle dépasse fréquemment cette valeur, et va jusqu’à 3%). En 2000, le taux global pour l’ensemble des pays développés était de +0,2 % par an, et celui des PVD de -0,05 % par an.
En taux (nets), l’Afrique perdra une fraction 0,2 p.1000 de sa population chaque année sur la plus grande partie de la période 2000-2050, l’Asie 0,3 p.1000, l’Amérique latine environ 1 p. 1000, tandis que l’Amérique du Nord gagnera 3 à 4 p.1000 et l’Europe un peu moins de 1.
Dans l’ensemble, les experts considèrent que les NU sous-estiment probablement l’ampleur des migrations des prochaines décennies. On évoque, d’ailleurs, un nouveau problème : le réchauffement climatique, qui pourrait générer de nouvelles migrations, pour deux raisons principales: la désertification de certaines régions, en raison d’une baisse des précipitations, et la montée des eaux, couplée à une plus grande fréquence et une intensité accrue des cyclones ou tornades en bord de mer [4]. Le réchauffement pourrait aussi rendre cultivables des zones actuellement stériles, et provoquer un « appel » de populations vers ces nouveaux territoires.
Rappelons cependant qu’une migration de masse ne s’effectue pas toujours hors des frontières nationales, et quand c’est le cas le déplacement s’opère le plus souvent vers un pays voisin. L’idée de millions de migrants affamés se déversant vers des pays riches du Nord est donc peu réaliste. Compte tenu des travaux disponibles, il semble raisonnable de supposer que 50 à 100 millions de personnes, dans une hypothèse déjà pessimiste, pourraient être poussées à migrer en raison du réchauffement climatique, à l’horizon 2100. Cette dernière précision est essentielle : la montée des eaux sera progressive, et l’adaptation devra se faire sur plusieurs générations. Le chiffre de ces migrants forcés resterait ainsi nettement en dessous de celui des migrants « spontanés » (ils seront sûrement plus de 200 millions, d’après les projections faites sur 2000-2050) – sauf à envisager une montée des eaux océaniques beaucoup plus importante.
Les défis à relever
On peut donc attendre une assez forte croissance de la population mondiale dans les quatre prochaines décennies. Le premier défi à relever sera de nourrir 9 milliards d’hommes en 2050, alors qu’environ 1 milliard sont déjà sous-alimentés aujourd’hui (et encore plus en déficit de certains nutriments essentiels). La tâche est difficile, mais pas impossible. Il faudra jouer à la fois du côté de la demande et du côté de l’offre.
Côté demande alimentaire, il faudra impérativement diminuer la consommation moyenne de calories, déjà trop élevée dans de nombreux pays : la valeur recommandée de 3000 kcal/jour/habitant est déjà dépassée dans les pays industrialisés (3400 en moyenne, jusqu’à 4000 parfois). Il faudra tout spécialement diminuer la consommation de calories d’origine animale : une calorie d’origine animale consommée (en viandes, œufs ou produits laitiers) demande en effet plusieurs calories végétales pour être produite ; quand ces calories sont consommables par l’homme (ce n’est pas le cas des herbages) on « gaspille » donc de précieuses calories. Il faudra aussi s’efforcer de réduire les pertes et les gaspillages, dans la distribution et au moment de la consommation, qui pourraient dépasser 30% des produits alimentaires. Côté offre, on peut compter sur une certaine extension des surfaces mises en culture (à condition que cela ne se fasse pas exclusivement au détriment des forêts) et une augmentation des productivités. Mais, s’il existe des réserves de productivité évidentes dans certaines régions (comme en Afrique, où le problème alimentaire sera de toute façon majeur), il faudra ailleurs développer des techniques de production plus respectueuses des sols et de l’environnement : dans les pays les plus avancés, les rendements devraient donc plutôt diminuer.
Si l’on peut espérer disposer, à l’horizon 2050, de ressources alimentaires globalement suffisantes (voir les rapports Agrimonde et de l’Académie des sciences) les déficits seront importants dans certains pays : ceux-ci seront donc très dépendants des marchés mondiaux. Or, pour diverses raisons, les prix risquent de connaître des fluctuations désastreuses et de provoquer des crises (voire des émeutes) locales, notamment en zones urbaines.
Les ressources en eau constitueront aussi un problème considérable. Leur raréfaction sera source de tensions (elle l’est déjà dans certains bassins fluviaux), et la communauté internationale devra être très vigilante pour éviter que ces tensions ne dégénèrent en conflits. Les changements climatiques risquent là aussi d’aggraver les problèmes.
Les migrations climatiques dont nous avons parlé pourront aussi poser localement des problèmes majeurs : on voit déjà que l’Inde se protège contre les migrations en provenance du Bangladesh.
Enfin, l’urbanisation massive sera aussi, on l’a dit, sources de difficultés de gestion considérables.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] A noter à cet égard que c’est la fécondité de chaque pays qui est maintenue constante : la moyenne mondiale ne le reste pas du tout, les pays à forte fécondité initiale prenant de plus en plus de poids dans la population totale (l’indice synthétique de fécondité passe de 2,8 à 3,9 enfants en 50 ans, dans ce scénario de « fécondité constante » !)
[2] Cette procédure permet de définir des hypothèses d’évolution adaptées à chaque pays, mais elle comporte un certain degré d’arbitraire quant au choix des « entités de base ». Supposons qu’un pays soit composé de deux entités, la plus petite (A) gardant une fécondité supérieure à 2,1 enfants par femme, la fécondité de l’autre (B) tendant vers 2,1. Si l’on projette le pays entier, et si le poids de l’entité (A) est faible, la fécondité de l’ensemble (A+B) sera rapidement proche de 2,1 et le taux de croissance de la population tendra vers zéro. Inversement, si on laisse la population de l’entité (A) croître de façon géométrique, elle finira par dépasser celle de (B) et déterminera l’évolution de l’ensemble (A+B). Une petite « dépendance » d’un pays peut ainsi faire exploser la population du pays entier si l’on agrège les deux ensembles. Un argument, cependant, pour effectuer les projections au niveau national, et non à un niveau plus fin, est que si A et B appartiennent au même pays, il est très peu probable que leurs évolutions démographiques puissent diverger longtemps.
[3] Les projections de population urbaine sont faites séparément de celles de population totale. Nous utilisons ici les projections de 2007. A noter que les estimations de la population urbaine sont difficiles à vérifier, la notion de « ville » n’étant pas un concept statistique ayant une définition universelle.
[4] On pourrait ajouter les déplacements de populations induits par certains projets de développement, comme les grands barrages, ces projets étant impulsés par des déficits en eau dans d’autres régions.