Inégalités et pauvreté depuis trois siècles

Séance du lundi 16 janvier 2012

par Christian Morrisson,
Professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Paris 1

 

 

Les inégalités sont plus aujourd’hui que dans le passé au cœur des débats aussi bien dans les pays avancés qu’en Chine. On s’indigne à propos d’écarts de revenus toujours plus grands à l’intérieur de ces pays tandis que le discours ancien sur les inégalités croissantes de revenu moyen entre pays est encore répété par des organisations internationales et les media. Cependant, comme nous le montrerons, pour la première fois depuis trois siècles les inégalités de revenu entre les hommes ont diminué depuis une vingtaine d’années.

L’objet de cette note est d’expliquer  ces contradictions apparentes en considérant à la fois les deux facteurs de l’inégalité mondiale : les écarts de revenu moyen entre pays et l’évolution de l’inégalité à  l’intérieur de chaque pays.

La première partie de cette note concerne la  baisse de l’inégalité mondiale et du nombre  de pauvres dans le monde au cours des vingt dernières années.. La seconde partie aborde la période 2008-2030 et tente de répondre à la question : cette nouvelle tendance va-t-elle se poursuivre ou s’arrêter ?

 

Première partie (1992-2008)

 

La baisse de l’inégalité

 

Les figures 1 et 2  présentent un bilan sur trois siècles de l’inégalité mondiale. Celle-ci augmente lentement au XVIIIe siècle tandis que le XIXe siècle est marqué par le fossé qui se creuse brutalement entre une minorité, les 20% les plus riches, dont la part passe de 56 à 67% et les 80% les plus pauvres dont la part baisse d’autant. Ainsi le rapport revenu moyen des premiers sur revenu moyen des seconds s’élève de 5 à 8,3. L’inégalité continue à augmenter après 1910, mais lentement : la part des 20% les plus riches atteint 71% en 1992.

Figure 1 : Part des 80 % les plus pauvres et des 20 % les plus riches
Figure 2 : Indicateurs d’inégalité de 1700 à 2008

Les indicateurs d’inégalité traduisent ces rythmes, et soulignent  le caractère exceptionnel du XIXe siècle.

Le coefficient de Gini progresse lentement aux XVIII° et XX° siècles , très rapidement au XIX° siècle. Mais quelle que soit la période  nous observons la même tendance : la part des 80% les plus pauvres ne cesse de diminuer, celle des 20% les plus riches d’augmenter.

La période 1992-2008 marque en revanche un grand retournement : pour la première fois depuis trois siècles l’inégalité mondiale baisse significativement. Le coefficient de Gini diminue de 5,1%. Le Theil, qui est l’indicateur d’inégalité le plus sensible à la part des 20% les plus riches baisse de plus de 11%. Si l’on compare les divers indicateurs d’inégalité ou les parts des 20% supérieurs et des 80% inférieurs, il faut remonter à 1910 pour observer une distribution comparable. Ainsi en moins de 20 ans l’inégalité mondiale est revenue au  niveau, encore très élevé, atteint près d’un siècle auparavant.

Notre estimation est confirmée par les deux autres, celle de Sala-i-Martin (2010) et celle de Bourguignon (2011) qui avec des séries statistiques et des méthodes différentes, arrivent au même résultat.

Pour comprendre la signification de ces variations de l’inégalité mondiale, voyons  la composition des groupes pauvres (les 40% inférieurs), riches (les 20% supérieurs) et intermédiaires (les 40% classés entre ces deux groupes).

La part des « Occidentaux » (soit les populations d’Europe occidentale, du Canada, des États-Unis, de l’Argentine, du Chili, d’Australie et de Nouvelle-Zélande) parmi les 20% les plus riches augmente très rapidement pendant le XIXe siècle. Elle atteint son maximum en 1950 avant de revenir au niveau de 1910 en 1992. En 1820, le seul autre groupe important parmi les 20% les plus riches se trouve en Asie, ce qui est lié au poids démographique de ce continent dans la population mondiale. Mais la part des Asiatiques dans les 20% les plus riches n’a pas cessé de diminuer jusqu’en 1992. Ainsi l’inégalité croissante des revenus a bénéficié uniquement aux occidentaux et  plus tard au Japon, en Corée et à Taiwan, grâce à leurs performances exceptionnelles.

À l’opposé la part des « Occidentaux » dans les 40% les plus pauvres, déjà faible en 1820, n’a cessé de diminuer depuis pour devenir insignifiante en 1992.

L’Afrique connait l’évolution opposée : en 1820 sa part dans les plus pauvres est proche de celle dans la population mondiale, puis elle s’en écarte  régulièrement jusqu’à maintenant, ce qui traduit les mauvaises performances de cette région, et plus précisément de l’Afrique subsaharienne depuis deux siècles par rapport à la moyenne mondiale.

Parmi  les 40% intermédiaires, les pays d’Europe de l’Est  prédominent avec des pourcentages très supérieurs à ceux dans la population mondiale dès 1820. Depuis le début du XXe siècle les pays d’Amérique latine aussi sont progressivement surreprésentés dans ce groupe.

Pour comprendre l’évolution de l’inégalité mondiale depuis 1820, il faut  décomposer l’indicateur d’inégalité entre inégalité entre pays et inégalité à l’intérieur des pays. Les figures 3 et 4 montrent comment le Theil pour la distribution mondiale des revenus se répartit entre les deux composantes. L’inégalité entre pays serait égale à l’inégalité mondiale si tous les habitants de chaque pays avaient le même revenu. L’inégalité interne serait égale à l’inégalité mondiale si tous les pays avaient le même revenu moyen, étant entendu qu’il existe des inégalités plus ou moins grandes à l’intérieur de chaque pays.

Figure 3 : Inégalités internes et entre pays de 1700 à 2008 (Theil)

 

Figure 4 : Part du Theil entre pays

Les figures 3 et 4 permettent de comprendre la hausse brutale de l’inégalité mondiale au XIXe siècle. En 1700 la part de l’inégalité totale imputable aux écarts de revenu moyen entre pays est négligeable (7%), mais elle s’élève de 10% à 38% entre 1820 et 1910 et cette part poursuit sa hausse au XXe siècle pour atteindre 61% du total en 1992. En valeur absolue ce Theil est passé entre 1700 et 1992 de 0.035 à 0.540, multiplié ainsi par plus de 15. En revanche le Theil qui correspond aux inégalités à l’intérieur des pays a varié entre les deux limites de  0.50 (1910) et 0.32 (1960). Les variations de l’inégalité mondiale ont donc reflété d’abord et avant tout celles de l’inégalité entre pays. L’inégalité interne joue donc en 1992 un rôle secondaire tandis que l’inégalité entre pays a un rôle déterminant. La plupart des citoyens du monde sont riches ou pauvres en fonction de leur passeport et non de leur rang dans la hiérarchie nationale des revenus.

On comprend dans ces conditions le grand retournement de 1992-2008 : pour la première fois le Theil entre pays a chuté : –27% en 16 ans, ce qui est considérable. Au même moment le Theil d’inégalité interne a légèrement augmenté, mais cette hausse n’a pu que freiner une forte baisse de l’inégalité mondiale. C’est donc la convergence des revenus par habitant qui a entrainé la diminution de l’inégalité mondiale. Ces deux événements, convergence d’une part, mais inégalité interne croissante d’autre part méritent réflexion. Le second est moins important mais il est ressenti chaque jour par les habitants des pays où l’inégalité a rapidement augmenté. Le tableau 1 qui compare les taux de croissance du PIB/hab. des pays avancés avec ceux des autres pays pour 1960-1992 et 1992-2008 met en évidence cette nouvelle convergence. Pendant la première période le taux de croissance aux États-Unis et en Allemagne, France et Royaume-Uni est le même que le taux moyen en Chine et en lnde et que le taux moyen au Brésil au Mexique. De plus les pays d’Afrique subsaharienne sont en stagnation ce qui accroît le fossé entre les pays avancés et les pays les plus pauvres. Par suite le Theil entre pays continue à augmenter de 1960 à 1992.

En revanche de 1992 à 2008, le taux de croissance moyen du PIB/hab. des quatre pays avancés diminue — 1,7% — tandis que le taux moyen de la Chine et de l’lnde passe de 2,3 à 6,3%. Certes l’Indonésie continue à dépasser les pays avancés, mais seulement d’un point. Surtout des pays aussi importants que le Mexique, le Brésil ont le même taux que les quatre pays avancés. Par ailleurs les taux de la Turquie, de la Thaïlande baissent même s’ils gardent un avantage par rapport aux quatre pays de référence. Ainsi, contrairement à ce qu’on écrit parfois, la période 1992-2008 n’est pas caractérisée par une convergence au bénéfice de tous les pays émergents, mais par la domination des deux plus grands pays du monde par leur population qui en sont les grands bénéficiaires. Pendant la période précédente la Corée avait connu  des taux de croissance à long terme de 6%. Mais le changement radical pour la distribution mondiale des revenus, c’est l’apparition de deux puissances représentant 50 fois la population de la Corée et croissant en moyenne de 6,3% par an au lieu de 1,7% dans les quatre pays avancés.

Cette nouvelle convergence est liée à un événement capital que Freeman résume en ces termes : « almost all at once in the 1990s, China, India and the ex-Soviet bloc joined the global economy » ce qui a doublé le nombre d’actifs intégrés au marché mondial. C’est l’entrée de ces deux pays dans le processus de mondialisation à partir de 1990, à des rythmes et dans des contextes différents d’un pays à l’autre, qui a entraîné le rattrapage des pays avancés par la Chine et l’Inde ainsi que par de nombreux pays émergents, comme la Turquie, la Thaïlande, le Chili et beaucoup d’autres qui ont des taux de croissance supérieurs à ceux des pays avancés, mais un poids relativement faible par rapport à la Chine et l’lnde. De plus l’écart entre le taux moyen des pays avancés et celui des pays d’Afrique subsaharienne qui accroissent aussi leurs exportations a beaucoup diminué. L’augmentation des taux de croissance du PIB/hab. en Chine et en Inde depuis le début des années 1990 n’est pas liée uniquement à celle des exportations de biens et de services. Des réformes structurelles faisant passer l’économie d’un régime contrôlé à une économie de marché, des investissements considérables en éducation et en capital physique ont joué un rôle déterminant dans l’accélération de la croissance. L’lnde en apporte la preuve : elle atteint un taux de croissance supérieur à 5% malgré un rapport exportations/PIB nettement inférieur à celui en Chine où la croissance est tirée par les exportations tandis que la part de la consommation des ménages dans le PIB reste faible. Mais sans cette ouverture aux marchés extérieurs et aux investissements étrangers, ces deux pays n’auraient pas atteint de tels taux de croissance.

Pendant la même période, l’inégalité des revenus à l’intérieur des pays avancés a nettement augmenté dans plusieurs et n’a diminué dans aucun. Par suite le Theil correspondant à cette inégalité interne a augmenté de 20% entre 1992 et 2008, ce qui a réduit d’un quart l’impact de la baisse du Theil relatif à l’inégalité entre pays. Cette hausse de l’inégalité interne est imputable en partie à des facteurs qui n’ont  aucun rapport avec la mondialisation. En revanche un facteur important, le progrès technique, fait l’objet de débats. Pour les uns il n’a aucun rapport avec l’ouverture extérieure, pour les autres ils sont liés car l’ouverture oblige les entreprises à investir de plus en plus dans la technologie (au bénéfice de salariés très qualifiés et aux dépens de nombreux  salariés moins qualifiés) afin de conserver un avantage par rapport aux concurrents étrangers, notamment aux concurrents qui paient des salaires beaucoup plus faibles.

Une étude récente du FMI (2011) considère que l’ouverture des échanges et le progrès technique ont eu des avantages pour les pays avancés comme la baisse des prix des biens de consommation et une croissance stimulée, mais ont aussi présenté des inconvénients pour les salariés à revenu moyen. Ceux-ci ont perdu leurs emplois dans l’industrie pour retrouver des emplois dans les services qui sont le plus souvent non ou peu qualifiés et procurent des salaires faibles. Comme les services créent aussi pour une petite minorité des emplois très qualifiés et très bien payés, on a une structure de salaires nettement plus inégalitaire qu’avant. L’exemple des cinq économies avancées suivantes : États-Unis, Japon, Allemagne, France et Royaume-Uni confirme cette thèse. La part de l’emploi dans l’industrie a baissé de 2000 à 2007, y compris en Allemagne, qui a un surplus commercial. Des études empiriques montrent que la diminution des emplois dans l’industrie est liée à une accélération des importations de biens manufacturés en provenance des pays émergents. Le FMI conclut que l’inégalité croissante des revenus dans la majorité des pays avancés est en partie une conséquence de cette perte des emplois industriels à cause des importations. De plus il note que la réallocation de la main-d’œuvre des secteurs où la productivité du travail augmente rapidement vers des secteurs où elle augmente souvent lentement va freiner la croissance dans les pays avancés. Cette étude, qui s’appuie en partie sur un article récent de Michael Spence (prix Nobel), lie donc inégalités accrues et croissance ralentie à une ouverture totale aux importations de biens manufacturés.

L’étude de L’OCDE (2011) met en évidence d’autres  facteurs qui ont contribué à augmenter les inégalités dans les pays avancés, comme la libéralisation des marchés du travail et des biens depuis les années 1980 qui a accru significativement les inégalités de revenu . À l’opposé les progrès de l’éducation dans le secondaire et le supérieur ont réduit les écarts de salaire.

Le tableau 2 résume l’évolution de l’inégalité dans une douzaine de pays avancés. D’abord on constate que celle-ci n’a pas progressé dans plusieurs pays : Corée, France, Italie, Japon et Norvège. En revanche dans la majorité des cas le coefficient de Gini a augmenté nettement, la Suède étant en tête (+17%) suivie par le Canada et l’Allemagne (+ 12%). Tous les pays où l’inégalité s’est ainsi accrue ont pratiqué une ouverture de leurs marchés (pour les biens, les capitaux et la main-d’œuvre) sur l’extérieur. Ce résultat est en accord avec le théorème de Stolper-Samuelson puisque l’ouverture extérieure entraîne une spécialisation de ces économies dans les secteurs intensifs en capital et en main-d’œuvre très qualifiée tandis que la main-d’œuvre peu qualifiée perd ses emplois dans des secteurs où les importations se substituent à la production nationale.

Le résultat surprenant est plutôt l’absence de hausse de l’inégalité. Notons d’abord que les deux pays asiatiques concernés, Corée et Japon, ont toujours fermé leur marché du travail à une main-d’œuvre étrangère par un contrôle strict de l’immigration. D’autre part dans ces pays des mentalités traditionnelles freinent toute hausse exagérée des écarts de salaire à la différence des pays anglo-saxons, notamment des États-Unis. Ces deux pays protègent d’autre part leurs productions agricoles. Le cas de la Norvège est exceptionnel parce que ce pays bénéficie d’une rente pétrolière considérable qui peut contribuer au financement des dépenses sociales. Le cas de la France où la hausse est limitée à 3% est le plus intéressant parce que l’environnement économique et monétaire de ce pays est très proche de celui de l’Allemagne où l’inégalité a augmenté de 12%. Cette différence résulte de politiques différentes. Les autorités en France ont choisi d’augmenter le salaire minimum plus vite que le salaire moyen alors que cette contrainte n’existe pas en Allemagne. Le régime français d’indemnisation des chômeurs est plus favorable que le régime allemand, notamment depuis les mesures restrictives prises par Schröder. D’autre part la fiscalité sur le patrimoine est plus lourde en France qu’en Allemagne. En France environ un quart des familles ayant un patrimoine supérieur à 2.5 millions d’euros ont quitté le pays depuis 30 ans, ce qui réduit les inégalités de revenu. Ainsi par diverses mesures un pays peut compenser en partie l’impact inégalitaire de l’ouverture extérieure et du progrès technique.  Il y a ainsi hausse des inégalités de revenu primaire, mais non des inégalités de revenu monétaire disponible. Nous en avons la preuve : en France le coefficient de Gini avant impôts et transferts a augmenté autant qu’en Allemagne (+ 12%) de 1992 à 2008. Mais ce coefficient après impôts et transferts n’a pas varié tandis qu’il progressait aussi de 12% en Allemagne.

L’augmentation de l’inégalité dans la majorité des pays avancés qui était prévisible en raison de l’ouverture aux flux de biens, de capitaux et de main-d’œuvre s’est conjuguée avec celle dans les ex-pays socialistes qui était elle aussi prévisible. En effet c’est à partir de 1990-1991 que les pays socialistes de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est passent à l’économie de marché et à la propriété privée des moyens de production tout en s’intégrant pour certains au marché mondial, un second choix qui n’est pas lié automatiquement au premier. En tout cas le premier choix devait accroître fortement l’inégalité des revenus, comme l’indique le tableau 2 où l’on voit  de fortes hausses du coefficient de Gini en Pologne et en Tchéquie. II en va de même en Russie et en Hongrie.

Le cas de la Chine est particulier. D’une part il y a davantage d’inégalité à cause de l’expansion du capitalisme privé et de la dérégulation des marchés du travail comme dans les pays précédents, la Chine étant une économie en transition. Mais la Chine est un cas différent car son PIB par habitant égal à la moitié ou au quart de celui des pays précédents en 1992, la classait  parmi les pays émergents étant donné ce niveau et un taux de croissance exceptionnel de 1992 à 2008. Or dans beaucoup de pays émergents l’inégalité a diminué pendant cette période conformément au théorème de Stolper-Samuelson, puisque l’ouverture extérieure dans ces pays favorisait les secteurs intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée.

Or la Chine a développé rapidement à partir de 1990 les industries à main-d’œuvre qualifiée comme l’aviation, les équipements médicaux et de mesure, le matériel électronique. La part de ces produits dans les exportations est passée d’un pourcentage négligeable à près de  30% en 2008. La Chine a donc développé à la fois les exportations traditionnelles d’un pays riche en main-d’œuvre peu qualifiée comme les textiles, vêtements, jouets et les exportations d’un pays avancé. Par ailleurs les exportations de produits agricoles, intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée, sont interdites. Enfin les autorités n’ont pas donné la priorité au développement agricole comme l’avait fait Taïwan au même stade de développement de telle sorte que l’écart de productivité entre secteur agricole et autres secteurs s’est accru rapidement pendant cette période, ce qui signifie une inégalité croissante de revenu moyen entre zone rurale et zone urbaine.

Le tableau 2 montre que l’inégalité des revenus a baissé dans les pays émergents qui ont tiré parti de la mondialisation pour obtenir une croissance rapide tirée par les exportations. Dans tous les pays le mécanisme correspondant au théorème de Stolper-Samuelson a joué son rôle. Mais en Amérique Latine il s’est conjugué avec une politique nouvelle de transferts monétaires aux plus pauvres qui a eu un impact important dans des sociétés très inégalitaires où la part des 20% les plus pauvres était très inférieure à leur part dans les autres pays. Toutefois on observe la même baisse de l’inégalité dans d’autres pays comme la Thaïlande et la Turquie malgré un contexte différent (inégalité initiale moindre et pas de  changement radical de la politique d’aide sociale). Ces résultats optimistes sur l’impact des exportations dans des pays en développement concordent avec les conclusions d’une étude de Bourguignon et Morrisson (1989) qui avaient analysé cet impact et montré l’incidence favorable sur la distribution des revenus des cultures d’exportations en provenance des petites exploitations et des industries exportatrices de biens manufacturés.

 

Le recul de la pauvreté

 

La figure 7 donne une image frappante de la victoire de l’humanité sur la pauvreté : pour la première fois depuis trois siècles, le nombre de pauvres et de très pauvres diminue et il ne s’agit pas de variations à la marge. En effet, le nombre de personnes très pauvres chute de 1 280 millions à 760 millions entre 1992 et 2008 ; ainsi 520 millions de personnes sont sorties de la misère. Dans le même temps le nombre de personnes pauvres diminue de 650 millions (de 2 800 à 2 150 millions).

Fig. 7 : Les effectifs de pauvres

La figure 8 permet de mieux comprendre ce recul de la pauvreté. Elle indique les pourcentages de pauvres et de très pauvres depuis le début du XVIIIe siècle avec des seuils de pauvreté qui sont constants en valeur absolue et qui permettent d’obtenir des pourcentages qui correspondent aux estimations de la Banque Mondiale en 1992. Ces pourcentages n’ont cessé de baisser depuis trois siècles, par exemple de 95% à 51% pour les pauvres en 1992. Mais la croissance de la population mondiale a été si rapide, ayant été multipliée par 9 entre temps, que le nombre de pauvres a continué à augmenter : il a été multiplié par 5. C’est seulement depuis 1992 que le recul de la pauvreté est plus rapide que la croissance de la population mondiale, de telle sorte que les nombres de pauvres et de très pauvres diminuent. C’est la conséquence d’une accélération de la baisse du pourcentage de pauvres (et de très pauvres) : en 16 ans il passe de 51% à 32%, un gain de presque 20 points, alors qu’il avait fallu 170 ans pour obtenir une baisse de 40 points.

Fig. 8 : Les pourcentages de pauvres dans le monde

Ce recul de la pauvreté ne s’est pas fait d’une manière uniforme. L’essentiel s’est produit en Asie et plus particulièrement Asie de l’Est. Ainsi en Chine environ le quart de la population a franchi le seuil de pauvreté, soit plus de 300 millions de personnes. Près de la moitié des pauvres qui ont franchi ce seuil dans le monde sont donc des Chinois. En revanche dans les pays d’Afrique subsaharienne, la pauvreté a peu reculé.

 

Deuxième partie : les évolutions possibles de l’inégalité et de la pauvreté d’ici 2030

 

L’évolution de l’inégalité mondiale

 

Comme la diminution de l’inégalité mondiale de 1992 à 2008 résulte uniquement d’une baisse des inégalités de revenu moyen entre pays, toute prévision de l’évolution dans ces deux prochaines décennies repose sur les choix que l’on fait pour prévoir les revenus moyens dans les pays ou groupes de pays de notre base. Nous avons retenu deux hypothèses, l’une pessimiste celle de Maddison, l’autre optimiste celle de l’OCDE. Maddison a fait des prévisions  fondées sur l’extrapolation des taux de croissance du PIB/hab. observés entre 1990 et 2003,  et ramené le taux pour la Chine à 4.5 au lieu de 7.5. Cette méthode est défavorable pour les pays d’Afrique subsaharienne qui avaient connu une quasi-stagnation pendant cette période. Les prévisions d’une équipe de l’OCDE dans l’ouvrage Économie de la lutte contre le changement climatique (2009) reposent  sur des prévisions relatives à l’évolution du stock de capital physique, de capital humain et de la productivité totale des facteurs dans chaque pays. Il en résulte pour la période 2008-2030 des taux de croissance du PIB/hab.supérieurs de 1 à 2 points pour la Chine, l’lnde et l’Indonésie et de 2 à 3 points pour de nombreux pays africains.

Si l’on suppose que la distribution des revenus à l’intérieur des pays ne change pas de 2008 à 2030, l’inégalité mondiale (mesurée par le coefficient de Gini) est la même en 2030 qu’en 2008 si l’on choisit les prévisions de Maddison et il y a même une baisse de la part des 40% les plus pauvres qui s’explique par les prévisions pessimistes pour l’Afrique. Mais si l’on choisit les prévisions de l’OCDE, la baisse de l’inégalité mondiale se poursuit : le coefficient de Gini recule de plus de 9%, le Theil de 20%. La part des 10% les plus riches diminue de 50 à 45% tandis que la part des 60% les plus pauvres gagne presque autant.

Ces résultats ne tiennent compte que des écarts de revenu moyen entre pays, mais, comme nous l’avons vu pour la période 1992-2008, il faut aussi prendre en compte les changements des distributions internes des revenus. Celles-ci ont évolué dans un sens inégalitaire de 1992 à 2008, ce qui a atténué la baisse de l’inégalité mondiale des revenus. II faut donc se poser la même question pour 2008-2030 : l’inégalité interne des revenus continuera-t-elle a augmenter ou non ? Puisque dans les pays avancés les deux facteurs clés de l’inégalité sont la dérégulation  et le progrès technique nous avons supposé que le premier facteur ne jouerait plus à l’avenir et donc que le second entrainerait une hausse de l’inégalité interne égale à la moitié de celle observée en 1992-2008. Pour les autres pays on a supposé une distribution des revenus stable.

Les figures 5 et 6  présentent l’évolution de 2008 (chiffres observés) à 2030 en fonction de ces hypothèses. Nous tenons compte ici à la fois de la réduction éventuelle des inégalités de revenus entre pays et de l’augmentation des inégalités à l’intérieur des pays. Selon que la Chine et l’lnde évoluent vers un modèle de croissance aussi ou moins inégalitaire, le coefficient de Gini baisse de 7% ou de 9% lorsque l’on retient les prévisions de l’OCDE sur la croissance. La baisse de 7% pour le Gini atteint 14% pour le Theil. La part des 20% les plus riches est réduite de 67.5% à 61%. Dans le cas le plus favorable l’inégalité mondiale reviendrait à son niveau de 1870 et plus d’un siècle de hausse serait effacé.

Fig. 5 : Indicateur d’inégalité de 1992 à 2030

 

Fig. 6 : Indicateur d’inégalité de 1992 à 2030

Mais le tableau est beaucoup plus sombre si l’on choisit les prévisions de Maddison : l’inégalité mondiale augmente (+ 2% pour le coefficient de Gini et nettement plus pour les autres indicateurs). La part des 40% les plus pauvres diminue et celle des 10% les plus riches s’accroit car les effets de la stagnation des pays les plus pauvres (en Afrique) se conjuguent avec la hausse de l’inégalité interne dans de nombreux pays avancés ainsi qu’en Chine et en Inde.

Ces résultats montrent que la poursuite de la baisse de l’inégalité mondiale n’est pas acquise. Une conjonction de la stagnation dans les pays pauvres avec l’augmentation de l’inégalité interne dans les pays qui ont un poids important peut entraîner une augmentation de l’inégalité mondiale. Celle-ci serait faible, mais d’une part l’écart croissant de revenu moyen entre pays pauvres et pays avancés avec une incidence considérable sur les flux migratoires, d’autre part l’augmentation des inégalités internes déjà très élevées en Chine, aux États-Unis ou au Royaume-Uni aurait des conséquences politiques et sociales imprévisibles.

Pour apprécier ces deux scénarios, il est utile d’indiquer les parts respectives des inégalités entre pays et à l’intérieur des pays dans l’inégalité mondiale. Si l’on fait des prévisions optimistes, les inégalités de revenu entre pays joueront un rôle mineur en 2030 : leur part dans l’inégalité totale chutera à un tiers au lieu de deux tiers en 1992 et encore plus de la moitié en 2008. Avec un tiers, la contribution de l’inégalité entre pays reviendrait à sa part en 1890. Cela signifie que, comme au XIXe siècle, ce sont les inégalités à l’intérieur de chaque pays qui compteront le plus. On retrouvera une situation où le rang de chaque individu dans la distribution de son pays joue un rôle déterminant. En revanche avec les prévisions pessimistes de Maddison, la contribution de l’inégalité entre pays à l’inégalité totale resterait légèrement supérieure à la moitié.

 

L’évolution de la pauvreté

 

Les figures 9 et 10 montrent les conséquences des prévisions sur la croissance du PIB/hab. Avec les prévisions optimistes de l’OCDE on pourrait espérer une réduction de moitié du nombre de pauvres, de 2 à 1 milliard, et la quasi disparition de la misère (le nombre de très pauvres tombe à 140 millions). En pourcentage ceci signifie que le pourcentage de pauvres passe de 32 à 12%. Ce dernier pourcentage montre le succès obtenu si on le compare à un chiffre encore très récent, 51% en 1992.

Fig. 9 : Les effectifs de pauvres en 2030

 

Fig. 10 : Les effectifs de très pauvres en 2030

En revanche avec les prévisions de Maddison, les nombres de pauvres et de très pauvres resteraient stables. Il y aurait seulement un progrès en termes de pourcentages. Alors que  la population mondiale augmente, on noterait  une faible baisse. Mais après le succès des années 1990 et 2000, les effectifs de pauvres et de très pauvres retiennent l’attention, et sur ce point il n’y aurait pas le moindre progrès. On remarquerait  même une légère progression du nombre de très pauvres. Ces résultats sont liés aux prévisions pessimistes de Maddison pour la croissance en Afrique subsaharienne où les effectifs de pauvres et de très pauvres continueraient à augmenter tandis qu’ils baisseraient en Asie.

 

Conclusion

 

Nous pouvons retirer cinq enseignements de l’histoire des années 1992 à 2008.

  • Pour la première fois depuis le début du xviiie siècle, l’inégalité mondiale a cessé d’augmenter et elle a même baissé d’une manière significative et incontestable.

  • La cause de cette baisse est la diminution de l’inégalité de revenu moyen entre pays, phénomène lié à la mondialisation dont ont bénéficié les pays émergents et la Chine.

  • L’inégalité interne des revenus a augmenté dans de nombreux pays avancés en raison de plusieurs facteurs, dont la mondialisation, mais cette hausse n’a fait qu’atténuer les conséquences d’une nette réduction de l’inégalité entre pays.
  • Pour la première fois depuis le début du xviiie siècle, le nombre de pauvres et celui de très pauvres dans le monde ont diminué et cela dans des proportions importantes.

  • Ces événements sont liés à une baisse rapide du nombre de pauvres (ou très pauvres) originaires d’Asie de l’Est tandis que le nombre de pauvres originaires d’Afrique continue à augmenter. Ils sont liés aussi à une augmentation du nombre de personnes d’Asie de l’Est parmi les 10% ou les 20% les plus riches au monde, tandis que la part des pays avancés dans ce groupe diminue.

A l’avenir, l’évolution de l’inégalité mondiale et de la pauvreté dépendra principalement  des pays africains et des deux plus grands pays, Chine et Inde.

La croissance du PIB/hab.  et de la population en Afrique sont des variables clés pour l’évolution de la pauvreté et de l’inégalité dans le monde. Toutes les simulations montrent qu’une baisse significative du taux de croissance démographique a un impact favorable considérable sur la pauvreté et l’inégalité mondiales. Il en va de même pour toute hausse du  taux de croissance du PIB/hab. Malheureusement la croissance rapide récente des économies africaines n’est pas assurée jusqu’en 2030, car elle dépend beaucoup du boom des matières premières, sans que le secteur industriel prenne le relais, faute de débouchés extérieurs et d’un large marché intérieur.

Le second facteur clé est la croissance en Chine et en Inde. Un écart des taux de croissance avec les pays avancés de 4 points au lieu de 2 points entraîne, toutes choses égales par ailleurs, une baisse significative de l’inégalité mondiale.

Mais la croissance dans ces pays risque d’être freinée par une réduction de l’ouverture des pays avancés à leurs exportations. Une telle réduction est possible sous la pression de l’opinion publique à cause de l’augmentation de l’inégalité interne dans de nombreux pays avancés. La baisse de l’inégalité mondiale depuis une vingtaine d’années et le recul rapide de la pauvreté risquent de ne  pas éviter de telles réactions  de la part des populations issues de la classe moyenne et victimes d’une baisse de leur revenu et du chômage.

 

ANNEXES

 

Tableau 1 : taux de croissance du PIB/hab.

1960-1992

écart

1992-2008

écart

États-Unis, Allemagne,

France, Royaume-Uni

2,4

1,7

Chine,Inde

2,4

0

6,3

4,6

Indonésie

2,9

0,5

2,8

1,1

Pakistan

3,1

0,7

1,7

0

Thaïlande

4,1

1,7

3,2

1,5

Turquie

3,6

1,2

2,3

0,6

Brésil,Mexique

2,4

0

1,7

0

Afrique subsaharienne

0

moins 2,4

1

moins 0,7

Tableau 2 : Variation du Gini de 1990-92 à 2008

PAYS AVANCÉS
Suède

plus 17%

Canada, Allemagne,Danemark,Pays-Bas

plus   12-13%

Australie,États-Unis,Royaume-Uni

plus 8-9%

Corée,Japon,France,Italie,Norvège

Stable

PAYS EN TRANSITION

Chine

plus 24%

Russie

plus 22%

Hongrie

plus 7%

Pologne

plus 16%

Tchéquie

plus 25%

PAYS ÉMERGENTS

Brésil,Mexique

moins 7-8%

Chili

moins 3%

Pérou

moins 11%

ThaÏlande

moins 5%

Turquie

moins 17%