L’exploitation des ressources alimentaires est-elle durable ?

Séance du lundi 13 février 2012

par Michel Griffon

 

 

L’exploitation des écosystèmes de la biosphère a fourni de tous temps, outre les aliments, une grande quantité de biens et de services : énergie, habitat, vêtement, médicaments, régulation des flux d’eau, biodiversité… L’agriculture constitue la principale activité utilisant les écosystèmes de la biosphère planétaire. La surface utilisée s’accroît historiquement avec la population humaine. Dès le néolithique, il y a eu une transformation des paysages écologiques pour cultiver les sols. Cette transformation, en beaucoup de lieux, s’est traduite par la déforestation et très tôt, on a constaté que celle-ci conduisait à dégrader les potentialités productives des milieux. Après avoir utilisé la fertilité accumulée dans les sols par la forêt, le sol cultivé perd sa structure, est soumis à l’érosion provenant du ruissellement des pluies, l’eau s’infiltre moins dans les sols et les nappes phréatiques, le paysage s’assèche peu à peu et dans certains cas se désertifie, la production alimentaire baisse et viennent les cirses alimentaires. Platon décrit déjà très bien le mécanisme de cette catastrophe écologique quatre siècles avant Jésus Christ. Ainsi, face à ces crises, les sociétés humaines n’ont eu d’autres choix, une fois dégradé le milieu, que de migrer vers des lieux non occupés et de déforester à nouveau. Avec le temps, la croissance démographique poussant le phénomène, les Gaules ont vraisemblablement connu déjà un haut niveau de déforestation. Ainsi, l’agriculture, depuis ses débuts a semble-t-il été amenée inéluctablement à dégrader la biosphère et déboucher sur des crises alimentaires et des migrations. La famine est d’ailleurs mentionnée dans de nombreux textes anciens ; elle est notamment un des quatre cavaliers de l’Apocalypse.

Les famines ont été nombreuses en Europe et en Asie, les deux grandes régions du monde très peuplées. L’Europe du XVIIIème siècle en a connu de très importantes, même si sa population a beaucoup immigré vers les Amériques et l’Afrique. Malthus, préoccupé par ces famines croyait fermement que la famine et la mort constituaient la variable d’ajustement à une production alimentaire qu’il jugeait irrémédiablement limitée alors que la population augmentait. Fort heureusement les faits lui ont donné tort car le progrès technique a permis d’accroître les rendements pas hectare cultivé. La science et la technique ont ainsi produit progressivement des innovations tout au long de l’histoire permettant de détendre la situation de rareté toujours latente dès lors que progressait la population. L’Europe est restée longtemps déficitaire en production d’aliments et a dû avoir recours aux importations. Aujourd’hui encore, elle ne produit pas à un niveau qui correspond à sa demande interne.

La progression démographique s’est accélérée depuis le XIXème siècle et pendant le XXème siècle, elle est passée d’environ 1 milliard à 6 milliards d’habitants, concentrés en Asie et en Afrique. Il en a résulté des pénuries et des famines vers la moitié du XXème siècle, phénomènes accentués par la deuxième Guerre mondiale. A la fin de la guerre, l’Europe manquait d’alimentation. La Plan Marshall a permis un amorçage décisif de progrès technique, relayé par la politique agricole européenne. Les variétés de céréales sélectionnées, l’utilisation intensive d’engrais, la mécanisation et la motorisation ont quadruplé les rendements à l’hectare. L’Inde des années soixante connaissait de sévères déficits alimentaires. Les Etats Unis d’Amérique, craignant que ces pénuries favorisent l’extension du communisme ont investi dans des techniques productives équivalentes à celles proposées en Europe mais adaptées au monde tropical : variétés de riz et de blé sélectionnées, utilisation intensive d’engrais, irrigation. Là aussi, le succès a été rapide et massif. L’Inde n’a plus connu de famines depuis l’avènement de ce qui a été appelé la « Révolution verte ». Cette révolution technique a fait le tour du monde tropical ; connaissant des succès inégaux, notamment en Afrique.

Mais en 1994, un fait observé créait une inquiétude. Les hauts rendements obtenus dans la Vallée du Gange, là où avait commencé la Révolution verte plafonnaient alors que la population devait continuer à augmenter au moins pour les quatre décennies qui suivaient. Rapidement, des observations semblables ont été faites dans d’autres régions de Révolution verte ainsi qu’en Europe. Les causes étaient d’ordre environnemental (baisse des niveaux des nappes phréatiques par exemple) et d’ordre économique (disparition des aides à l’agriculture avec les politiques d’ajustement structurel). Les stocks de céréales ont diminué lentement et en 2007, constatant à l’occasion d’une sécheresse en Australie la faiblesse des stocks mondiaux et de l’offre mondiale, les prix alimentaires ont augmenté brutalement créant des situations insoutenables chez les consommateurs pauvres des pays en développement.

Dès lors se posait à nouveau la question « malthusienne » mais sous une forme nouvelle : les ressources alimentaires seraient-elles suffisantes pour faire face à la fin de la vague démographique mondiale ? Les situations par grande région étaient très différentes et elles le restent encore aujourd’hui. L’Asie à presque utilisé toutes ses réserves de terre et utilise déjà beaucoup son potentiel d’irrigation alors que sa population continue de croître : elle devient de plus en plus structurellement importatrice. La région du Maghreb et Moyen Orient n’a pas de réserve en terre et utilise la presque totalité de son potentiel d’irrigation : d’importatrice elle va passe à une situation très importatrice d’aliments. L’Afrique Subsaharienne va connaître une croissance démographique de grande ampleur et dispose de terres, mais les ressources en terre sont éloignées des grands moles de population ; il est donc probable que se déploient des migrations intérieures et que se posent des questions politiques sur l’acceptation de ces migrations par les populations autochtones. Il y a ensuite des grandes régions exportatrices. L’Europe est peu exportatrice en raison de sa compétitivité qui est relativement faible comparée à d’autres régions. De même les Etats Unis d’Amérique qui utilisent de plus en plus leur production agricole comme source de biocarburants. En revanche, l’Australie et le Canada restent de grands exportateurs en raison de leurs vastes espaces productifs et des leurs faibles coûts de production. Le Brésil et l’Argentine sot de plus en plus des géants exportateurs, principalement de maïs et de soja, car ils ont à la fois l’espace, les techniques, les compétences, de faibles coûts de production dus entra autres à des hauts niveaux de productivité permis par des très grandes parcelles, mais ces exportations se font au détriment de la forêt tropicale. Enfin, la Russie et l’Ukraine ont des capacités exportatrices élevées qui s’exprimeront lorsque la gestion des exploitations sera améliorée et l’agriculture sortie définitivement des conséquences du communisme agraire. Au total, la sécurité alimentaire des pays déficitaires sera donc assurée inévitablement en partie par des importations.

Mais ce tableau risque d’être fortement perturbé par des évolutions qui se dessinent à long terme. D’abord, le changement climatique, à l’horizon 2070 devrait désertifier en partie le Brésil et diminuer ses capacités d’exportation. L’Afrique Subsaharienne  devrait aussi  subir des changements de climat pénalisant la production agricole. En revanche, le Canada, le Nord de l’Europe, le Nord de la Russie et de la Chine pourraient bénéficier de meilleures températures et d’une meilleure pluviométrie, ce qui devrait permettre un surcroît de production. L’Europe, dans sa majorité, pourrait avoir un climat plus sec. L’agriculture sera donc sollicitée pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre et séquestrer du carbone. Elle sera aussi sollicitée pour protéger la biodiversité menacée par le changement climatique.

D’autres évolutions sont très probables. D’abord, la hausse des prix de l’énergie qui rendra trop onéreuses certaines opérations culturales comme le labour, et qui se traduira par des prix élevés des engrais azotés, peut-être aussi des engrais phosphatés. Cette élévation des charges est à mettre en relation avec la probabilité de prix agricoles plus variables et plus volatils. En effet, l’enjeu du commerce alimentaire étant renforcé, et les situations temporaires d’excédent pouvant être alternées avec des situations temporaires de déficit, on peut penser que cela se traduira pas une instabilité des prix.

L’ensemble de ces contraintes obligera donc l’agriculture à s’adapter. Il lui faudra en effet produire plus, diversifier sa production (aliments, énergie, nouveaux matériaux…), réduire les consommations en eau, réduire les émissions de gaz à effet de serre, séquestrer du carbone dans les sols, cultiver la biodiversité, réduire les pollutions aux engrais et aux produits phytosanitaires, déduire les coûts et s’adapter à une plus grande variabilité des prix. Cette complexité ne manque pas d’interroger sur le risque, à nouveau, d’une situation malthusienne. L’éviter implique donc, là encore, de faire évoluer la technologie. Après avoir étudié les alternatives possibles, la recherche s’oriente aujourd’hui vers une agriculture « écologiquement intensive », c’est-à-dire utilisant intensivement les mécanismes écologiques existants en les amplifiant : maximisation de la photosynthèse, recyclage systématique des résidus de culture, maximisation de la production de matière organique et de sa minéralisation, stockage maximal de l’eau dans les écosystèmes, utilisation des relations naturelles de prédation et parasitisme pour contrôler les pullulations d’espèces envahissantes… Combinée aux biotechnologies, l’écologie intensive devrait permettre de produire assez pour les 9 milliards d’habitants que la planète accueillera en 2050, en utilisant de manière viable les ressources des écosystèmes.

Texte des débats ayant suivi la communication