La question militaire aujourd’hui

séance du lundi 26 mars 2012

par M. Jean-Louis Georgelin,
Général d’armée, Grand Chancelier de la Légion d’Honneur

 

 

Tout le monde connaît la célèbre phrase d’ouverture des Mémoires de guerre du Général De Gaulle :

“Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France”.

On cite moins souvent la phrase où il explique quelques lignes après, lui qui fut un génie politique bien plus qu’un génie militaire, pourquoi il choisit d’entrer à Saint-Cyr :

“Quand j’entrai dans l’armée, elle était une des plus grandes choses du monde”.

Un siècle plus tard, nous n’en sommes plus là et c’est en partie heureux, car cela montre que la question de la guerre ne se pose plus aujourd’hui comme elle se posait à cette époque et que la question de la sécurité de la France ne dépend plus uniquement de ses armées.

A cette époque, les choses étaient de ce point de vue, si j’ose dire, simples : il y avait un ennemi, l’Allemagne ; une revendication territoriale, l’Alsace-Lorraine ; une Europe qui était bien éloignée de l’ordre établi par le Congrès de Vienne ; un empire colonial à maintenir. Le Généralissime désigné avait un rôle fermement établi : préparer les plans d’une guerre de revanche contre un ennemi clairement identifié.

La raison d’être d’une armée forte allait de soi.

Les choses sont moins nettes aujourd’hui : il n’y a plus de menaces à nos frontières, l’Europe est installée dans une paix, une paix militaire en tout cas, durable – c’est pour cela qu’a été voulue l’Union européenne – le recrutement de nos armées ne se fait plus par le moyen de la conscription qui entravait la liberté individuelle de nos jeunes concitoyens. Mais en même temps, cette Europe est immergée dans un monde extraordinairement dangereux, incertain, où la mondialisation crée probablement davantage de tensions qu’elle n’en apaise, dont les gouvernements peinent de plus en plus à maintenir à leurs populations ce niveau de vie qui fut d’une certaine façon l’objectif majeur de leurs politiques. Selon la juste expression de Peter Sloterdjik, le consumérisme y a remplacé depuis longtemps l’héroïsme.

Chef d’état-major des armées, je n’imaginais pas comme ceux qui ont occupé la plus haute fonction militaire de leur époque, avant la deuxième Guerre mondiale, et dans une moindre mesure, pendant la guerre froide, que je puisse recevoir dans mes mains le destin de la France. En revanche, j’étais en permanence obsédé, au-delà de mes responsabilités opérationnelles, par la préparation, la consolidation et la planification d’un outil militaire conforme aux intérêts de notre pays.

L’évolution du monde, la révolution numérique dont on n’a pas fini de comprendre les effets dans tous les domaines de l’activité humaine, la plus considérable révolution probablement depuis celle de l’imprimerie, tout cela a installé un nouveau rapport à la nation, radicalement transformé la réalité de la guerre, sans en altérer l’essence, ni l’éradiquer. Elle a entraîné la réduction considérable du format de nos armées.

Ce sont ces trois points que je voudrais aborder.

* * *

On ne peut pas réfléchir sur la question militaire, c’est-à-dire en premier lieu, l’existence d’une armée, sans se poser d’abord, fut-ce brièvement, la question de la Nation. Car il ne peut y avoir d’armée sans une nation qu’elle a la charge de défendre. La pérennité du triptyque « Gens, Rex, Patria » reste, même dans le monde contemporain, le fondement de la légitimité du soldat. L’existence d’un état souverain ayant le monopole de la violence légitime et d’un gouvernement représentatif lui est indispensable pour qu’il accepte le sacrifice de sa vie et que son sacrifice soit compris par le peuple – on dit aujourd’hui l’opinion publique.

Or cette idée de nation, consolidée au cours de plus d’un millénaire, s’étiole, ne va pas plus nécessairement de soi, et ceci pour au moins trois raisons :

Première raison : la mondialisation qui installe une conscience planétaire du destin de l’humanité et bouscule les économies, les marchés, les cultures, abolissant illusoirement l’espace géographique. Dans le même temps, elle redonne vigueur à cette idée de gouvernance cosmopolitique par laquelle, au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, les États avaient espéré garantir la sécurité du monde en instituant au sein des Nations Unies, un Conseil de sécurité et un mécanisme de mise à disposition de forces militaires susceptibles d’assurer en quelque sorte la police du monde.

Deuxième raison : la grande aventure de la construction européenne.

Trois éléments me paraissent devoir être bien présents à l’esprit dans le domaine de la défense lorsque l’on aborde la question européenne :

  • D’abord, la volonté de ses fondateurs, au lendemain de la seconde Guerre mondiale qui avait conduit l’Europe au bord du suicide, était de rendre pour l’avenir la guerre impossible. Or, jusqu’à ce moment-là, toutes les armées des états-nations européens avaient été, principalement sinon exclusivement, dimensionnées, organisées et entraînées dans la perspective d’un conflit inter-étatique européen.  Cette perspective a disparu aujourd’hui et c’est une rupture radicale dans la conception même de nos armées européennes, de notre armée française.

  • Ensuite, pour contrer la menace soviétique qui se levait au même moment, une organisation s’est mise en place, l’OTAN, qui consacrait d’une certaine façon la suprématie militaire des États-Unis, laquelle depuis n’a fait que s’accroître pour atteindre la dimension extraordinaire et unique dans l’histoire qui est la sienne aujourd’hui. Et cette organisation, même après 1967, concernait tout autant la France que ses partenaires dans cette alliance. Ceci a eu pour conséquence que, en dehors des deux anciennes puissances impériales devenues membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, le Royaume-Uni et la France, les états européens, qu’ils l’aient assumé ou qu’ils l’aient laissé faire, ont largement sous-traité, de facto, leur défense aux États-Unis. Ce différentiel de capacités militaires entre les États-Unis et les États-providences européens rendait difficile une reconfiguration vigoureuse, sinon une redéfinition de l’Alliance atlantique après l’effondrement du pacte de Varsovie. En particulier, l’organisation et surtout le financement d’une défense européenne crédible et autonome, pour peu que ces états l’eussent vraiment souhaité, devenaient hors de portée alors même que l’évanouissement miraculeux de la menace rouge appelait à encaisser les « dividendes de la paix ».

  • Enfin, l’Europe appelle des transferts de souveraineté. Or, chacun sent bien que dans le domaine de la défense, au-delà des restructurations industrielles ou de la mise en commun de moyens soigneusement choisis, c’est-à-dire laissant de côté les capacités dures, un tel transfert ne pourrait être que le couronnement d’un processus lent qui verrait les nations européennes mettre un terme au processus de leur affirmation initiée voici seize siècles. Pour l’heure, quelque sage ou souhaitable que puisse être cette perspective, les difficultés nées de l’Euro et du processus de l’élargissement en ralentissent la marche. Ce qui ne doit pas décourager naturellement les initiatives qui sont prises dans ce domaine lorsqu’elles ne sont pas incantatoires et ne méconnaissent pas les exigences de la planification, de la préparation, du commandement et du soutien des actions militaires.

Troisième raison d’affaiblissement de l’idée de nation : avec l’éloignement d’une adversité ressentie et après soixante-sept années d’absence de guerre sur notre territoire – de guerre, c’est-à-dire de morts, de souffrances et de destructions – il semble difficile d’imaginer, pour nos concitoyens, que la survie de cette nation, dont la représentation tend à leur échapper, puisse exiger de leur part un sacrifice à la hauteur de celui qui fut assumé par les générations qui nous ont précédés.

Je ne suis pas sûr que les vertus exigeantes qui sont nécessaires à celui qui accepte de se dresser face à ce mal qu’est la guerre, et que Clausewitz a décrit de manière insurpassable dans son traité De la guerre, soient jugées si positivement aujourd’hui.

Pour me résumer : il ne peut y avoir d’armée sans nation à défendre ; or aujourd’hui, l’idée de nation vacille.

* * *

Quelles sont les risques de guerre aujourd’hui ?

Le monde, qu’il soit « total », « plein » ou « plat » pour reprendre les expressions des mondialistes convaincus, voit cohabiter des états dont les régimes politiques et les développements économique et industriel sont différents : les sources de conflits potentiels sont nombreuses et variées.

Ces trois dernières années, de nombreux événements géopolitiques, économiques, sociaux, religieux et naturels sont venus nous le rappeler. Nous aurions tort de nous laisser égarer par l’illusion orgueilleuse que l’homme puisse parvenir, par la force de son intelligence et le développement de la science qui en résulte, à maîtriser seul totalement les forces du mal : la guerre est une réalité anthropologique. Le monde reste tragique et le militaire est l’incarnation du tragique du monde.

La deuxième Guerre mondiale, vingt-et-un ans après la boucherie de la première, a conduit l’humanité au paroxysme de l’horreur. Les dizaines de millions de morts et de blessés, les crimes indicibles – je pense à la Shoah – et l’apocalypse qu’elle a brandie sur Hiroshima et Nagasaki, ont inspiré au monde entier un sentiment d’horreur absolue de la guerre. La création des Nations Unies et l’instauration d’une justice internationale pour les criminels de guerre ont été une réponse pour tenter de rendre difficile, sinon impossible, le retour d’une telle horreur.

La Charte des Nations Unies a inauguré de nouvelles normes d’emploi de la force et elle ne peut pas être ignorée par les États. Elle a permis avec les opérations de maintien de la paix, qu’elle a d’une certaine façon enfantées, de contenir le développement de nombreux conflits.

Je n’aurais pas, cependant, la naïveté d’oublier que, dans le même temps où se déployait toute cette ingénierie diplomatique au service de la paix, la crédibilité acquise par la menace de l’emploi de l’arme nucléaire – ce que l’on appelle la dissuasion – contribuait et contribue toujours, sur l’autre versant de la sagesse humaine, à contenir aussi toute intention belliciste irréfléchie.

Est-ce à dire que Kant a définitivement triomphé de Hobbes ?

Non bien sûr.

La décennie précédente a vu surgir trois conflits inter-étatiques et il y a aujourd’hui dans le monde dix-huit conflits en cours, tous intra-étatiques, c’est-à-dire des guerres civiles.

Si aucun de ces conflits ne se déroule aujourd’hui en Europe, le Livre blanc français publié en 2008 avait parfaitement identifié les menaces qui, pour nous, se cristallisent dans l’arc de crise qui s’étend de l’océan Atlantique à l’Asie centrale. C’est dans cette zone que se sont concentrées nos interventions militaires et nos préoccupations.

Et c’est l’Asie qui recèle certainement le plus de risques de voir éclater des conflits inter-étatiques : ancienne Asie soviétique, Kurdistan, Cachemire, frontière sino-indienne et afghano-pakistanaise. Sans oublier au-delà la tension autour de Taïwan et, plus au nord, l’instabilité de la péninsule coréenne, l’accroissement des tensions dans la mer de Chine entre la Chine et ses voisins. Tous ces états connaissent d’ailleurs des augmentations significatives de leur budget de défense, qui contrastent avec les baisses observées chez nos partenaires européens.

A côté de ces situations géopolitiques susceptibles de dégénérer en conflit, se développent des vulnérabilités menaçant nos intérêts.

Il y a d’abord, bien sûr, la menace terroriste. L’indéniable succès remporté contre Al-Qaïda, notamment grâce à l’intervention en Afghanistan, ne doit pas faire oublier que le risque terroriste existe partout, qu’il est transfrontalier, ingénieux et fanatique.

La prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs s’intensifie. Elle a été probablement étouffée en Syrie par le bombardement du réacteur de recherche photogène d’Al-Kibar par Israël en 2007, mais elle se poursuit notamment en Corée du Nord qui a revendiqué clairement un essai en 2009 et refuse toute coopération avec l’Agence internationale de l’énergie atomique, la même agence qui dans son rapport de novembre 2011 fait état d’inquiétudes sans précédent sur la vraisemblable dimension militaire du programme nucléaire iranien.

La maîtrise des espaces maritimes et de l’espace extra-atmosphérique sont également deux enjeux capitaux.

L’exploitation des zones économiques exclusives étendues par certains états – dont la France – dans un contexte de raréfaction des ressources terrestres, le maintien de la libre circulation des navires qui assurent 90 % du volume de transport mondial de marchandises, la lutte contre le brigandage et la piraterie, notamment dans la corne de l’Afrique, voilà les défis très concrets posés à la maîtrise des espaces maritimes.

L’accès à l’information en temps réel, les télécommunications, l’emploi généralisé des moyens de positionnement, le rôle critique du suivi des conditions météorologiques, voilà les défis de la maîtrise de l’espace extra-atmosphérique alors même que commencent à se développer les moyens militaires capables de détruire ou d’inhiber les systèmes spatiaux.

Autres sources de tension : celles qui pèsent sur les ressources stratégiques. Les besoins énergétiques primaires devraient croître d’un tiers entre 2010 et 2035 sous l’effet de la croissance démographique et du développement des économies des pays émergents, pas seulement des BRICS, alors même que dès à présent toutes ces sources d’énergie sont sujettes à des crises de natures diverses, mais toutes susceptibles d’entraîner des conflits. A quoi il faudrait aussi ajouter l’eau et les risques de déni d’accès aux autres ressources stratégiques (métaux, terres rares) dont beaucoup sont sous contrôle russe ou chinois.

La criminalité organisée transfrontalière qui exploite pleinement les avantages de la mondialisation (trafic de drogue, d’armes, piraterie) atteint des niveaux tels dans certains États d’Amérique centrale, d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est que c’est leur souveraineté même qui est atteinte. 35 000 morts au Mexique au cours des quatre dernières années provoquées par les narco-cartels !

Sans avoir voulu prétendre à l’exhaustivité, je termine par la menace probablement la plus sensible : la cyber-menace. Notre Livre blanc en 2008 présentait la possibilité à un horizon de quinze ans d’une attaque informatique majeure contre les systèmes d’information nationaux comme l’élément central d’une rupture stratégique totale ; on a effectivement assisté à la montée en puissance du cyber-espionnage, de la multiplication des attaques informatiques contre les États, les institutions et les entreprises.

Enfin et surtout, ayons garde de ne jamais oublier que l’histoire du monde est jalonnée de surprises stratégiques qui en ont profondément transformé le cours.

Face à ce spectre de risques et de menaces bien réels, les démocraties contemporaines – comme les autres États d’ailleurs – disposent d’une gamme de réponses diversifiées avant d’envisager le recours à la force.

Nous ne sommes plus en 1853 où l’Amiral américain Perry menaçait de bombarder le port japonais de Shimoda pour le forcer à s’ouvrir au commerce international, et personne n’envisage aujourd’hui d’envoyer chaque semaine un missile de croisière sur l’usine chinoise fonctionnant au charbon qui sort de terre, sous prétexte qu’elle accroît la pollution des gaz à effet de serre sur l’ensemble de la planète !

Le professeur américain Joseph Nye, auquel j’ai emprunté les deux exemples précédents, a enrichi considérablement la réflexion sur la notion de puissance en théorisant les concepts de « soft », « hard » et « smart  power », le dernier étant évidemment la combinaison des deux premiers.

Comme toujours, naturellement, rien n’est créé « ex nihilo » mais, c’est un fait, et un fait encourageant, que tout ce que j’ai évoqué jusqu’à présent renforce la pertinence du « soft power », c’est-à-dire la capacité d’agir sur son partenaire-adversaire par la persuasion et l’utilisation de pressions économiques, financières, commerciales, scientifiques, mais aussi sociales, culturelles et religieuses pour qu’il renonce à telle ou telle politique ou à tel type d’action, et ainsi lui imposer sa volonté. Mais ce « soft power » ne sera efficace véritablement dans la quasi-totalité des cas que s’il est appuyé par une menace crédible d’emploi du « hard power », c’est-à-dire de la force militaire qui est toujours emploi des armes et engagement de la vie de soldats.

On le voit de manière éclatante dans trois crises actuelles.

Faut-il intervenir en Iran pour empêcher ce pays d’accéder à l’armement nucléaire au risque de déclencher un conflit que l’on ne pourrait maîtriser, ou bien faut-il accepter de prendre le risque de s’accommoder dans un avenir proche d’un Iran nucléaire ?

Faut-il intervenir en Syrie pour arracher son peuple aux exactions de son dictateur ? Et là, ce sont les partisans d’un droit d’ingérence transcendant, au nom des droits de l’Homme, rebaptisée « R2P » (« responsabilité de protéger ») qui s’opposent aux tenants du respect du principe absolu de la souveraineté des États, derrière les Russes et les Chinois.

En Afghanistan, après dix ans d’une présence militaire continue et infructueuse au regard d’objectifs mal cernés, faut-il, devant l’augmentation des risques pour les soldats de la coalition, accélérer un retrait déjà malencontreusement annoncé dans le discours de West Point de 2009 ou poursuivre imperturbablement l’action en cours ?

Il est tout à fait clair, aujourd’hui, pour nos démocraties que le recours au « soft power » sera toujours privilégié par rapport à celui du « hard power » ; on ne peut que s’en féliciter. Ce qui serait dangereux, c’est de croire qu’il s’y substitue toujours et partout.

L’honneur commande parfois de mettre sa vie en jeu. Vivre dans le déshonneur, c’est-à-dire en ayant perdu la considération des autres et le respect de soi-même, est le pire des châtiments pour les nations comme pour les hommes.

* * *

Quelles sont aujourd’hui les capacités militaires que notre pays a su, pu et voulu conserver ?

Au fond, depuis la sinistre défaite de 1940 et la fin de la seconde Guerre mondiale, nos armées ont connu deux bouleversements :

  • Le premier, voulu par le Général de Gaulle, mené en deux temps en raison du drame algérien, fut celui de la conversion au nucléaire et de la prise en compte de la fin de notre empire colonial. Fontes des effectifs et des budgets – déjà – colossal effort de recherche pour le nucléaire, accoutumance aux vicissitudes de la guerre froide, éloignement de l’action, antimilitarisme latent, bref une époque moralement difficile pour les militaires. Ce fut en gros la mienne de mon entrée à Saint-Cyr au commandement de mon régiment. Pas de place pour la gloire dont a soif toute âme de soldat.

  • Le second fut la conséquence de l’implosion du pacte de Varsovie survenue comme par surprise, en dépit d’une activité sans précédent des services de renseignement de toute nature. En découla, en effet, l’abandon de la conscription et avec elle, on l’oublie toujours, la capacité de mobilisation qu’elle permettait si des effectifs importants s’avéraient nécessaires. Si, aujourd’hui, on rencontre de plus en plus de personnes pour regretter cette disparition, je n’ai pas souvenir qu’il y en eut autant pour en défendre le maintien en 1996. Il est vrai que ces personnes-là le regrettaient pour des raisons qui n’ont rien à voir avec son utilité militaire, la conscription n’étant plus adaptée à la situation géopolitique de notre pays. Car, dans le même temps, la nature même des opérations militaires a profondément changé. Le type de bataille, dans leur ampleur et dans leur durée que l’on a connu pendant la deuxième Guerre mondiale, est désormais peu vraisemblable. Eisenhower aurait-il pu engager avec le succès que l’on sait le débarquement si Hitler avait disposé de satellites ?

La principale cause de changement, c’est évidemment le développement fulgurant des technologies modernes.

La révolution numérique fut, d’abord, une révolution militaire. Les débats tactiques dans les années 1980-1990 étaient dominés par ce que l’on appelait justement la révolution des affaires militaires, la RMA en anglais. Tous les domaines de l’action des forces armées ont été fortement impactés. Je me limiterai à trois constats :

  • Premier constat : l’exercice même du commandement a été profondément bouleversé. Les systèmes actuels permettent de diffuser le même niveau d’information à tous les niveaux hiérarchiques. Les capacités des moyens dédiés au renseignement – capteurs, système de traitement – ont été décuplées, au risque de donner l’illusion de tout savoir. Ils autorisent également une intervention, à tout moment, des niveaux stratégiques et politiques sur les niveaux tactiques élémentaires.

  • Deuxième constat : la précision garantie des armes terrestres, navales et aériennes permet la diminution des effectifs engagés et minimise considérablement les dégâts collatéraux et non l’inverse.

  • Troisième constat : l’exposition médiatique instantanée du théâtre d’opération fait de l’opinion publique un acteur réel de la conduite stratégique des opérations en cours.

Voilà pour l’essentiel.

Quelles sont dès lors les missions de nos armées aujourd’hui ? Car un militaire, vous le savez, ne fonctionne bien que si le pouvoir politique lui donne des missions claires. Dans le cas contraire, cela peut conduire à des dérapages, comme ce fut le cas en Algérie.

Au prix d’un effort d’adaptation sans équivalent dans les autres corps de l’État, elles sont passées d’un outil de défense du territoire face à la menace soviétique à un instrument souple et réactif capable d’agir sur les trois côtés de ce que j’ai appelé “le triangle stratégique”.

Elles doivent être d’abord en mesure, en permanence, quelle que soit par ailleurs la situation du monde et l’activité de notre diplomatie, de protéger notre nation d’une menace qui pèserait sur ses intérêts vitaux, c’est-à-dire sa survie. C’est la raison du choix que nous avons fait de maintenir une force de dissuasion cohérente, crédible, mais adaptée.

Quand on voit le nombre des pays qui sont prêts à tout – y compris à se mettre au ban de la communauté internationale – pour se doter d’une telle force, il est permis de penser que ce choix reste pertinent dans un monde qui n’est pas prêt, en dépit de postures généreuses, de se débarrasser des armes nucléaires, pas plus qu’il n’est à sa portée d’avoir les moyens d’éradiquer la guerre.

Nos armées doivent être évidemment toujours prêtes à participer à la sécurité de notre territoire métropolitain ou outre-mer, que ce soit face à des troubles de l’ordre public, ou que ce soit le résultat de catastrophes naturelles ou d’accidents majeurs. S’il est légitime que leurs moyens soient mis au service de la nation sur son sol dans de telles circonstances, comme ce fut du reste, toujours le cas dans notre histoire, il faut néanmoins avoir présent à l’esprit que les effectifs actuels ne permettent plus de voir les choses de la même manière qu’à l’époque de la conscription. Le dernier Livre blanc a justement remis à l’honneur plus qu’il ne l’a inventé le concept de défense et sécurité nationale, prenant acte que le citoyen ressent davantage le besoin de sécurité sur le territoire national que de sécurité extérieure. Un effort important est entrepris dans ce domaine qui vise à mieux organiser la complémentarité des moyens civils et militaires disponibles dans des situations très diverses.

Enfin, et c’est la partie la plus visible aujourd’hui de l’action militaire, les armées d’un pays comme le nôtre, membre permanent du Conseil de sécurité, fort d’une histoire qui en fait encore un acteur majeur sur la scène internationale, se doivent d’être en mesure de participer à la stabilité du monde. C’est le sens de la présence de contingents français dans les coalitions internationales mises sur pied sous l’égide de l’ONU, dans le cadre de l’OTAN ou de l’UE. C’est le sens des déploiements actuels de 8 000 de nos soldats, marins et aviateurs dans une trentaine d’opérations dont trois, l’Afghanistan et le Kosovo dans le cadre de l’OTAN, le Liban sous casque bleu, constituent l’essentiel.

Pour être en mesure de faire face à l’ensemble des missions que je viens d’évoquer sommairement, nos trois armées disposent de moyens à la fois modestes par rapport à ce qu’ils furent jusqu’à la fin de la guerre froide, mais cohérents par rapport à la situation de notre pays en Europe et dans le monde, par rapport à ses alliances, par rapport à ses probabilités d’emploi. Ils sont le résultat d’un compromis difficilement élaboré entre les moyens financiers jugés accessibles pour notre sécurité, sans porter atteinte aux priorités de l’État-providence, sur fond d’endettement spectaculaire d’un côté et, de l’autre, la modernisation de nos équipements, la recherche, le coût de l’entraînement nécessaire d’une armée professionnelle moderne, la juste rémunération du personnel et, bien sûr, le coût direct de l’engagement de nos forces dans les opérations extérieures.

Nous sommes aujourd’hui, dans nos moyens nucléaires comme dans nos moyens conventionnels, dans une juste suffisance atteinte réformes après réformes, sous le slogan archi-usé d’une armée plus resserrée, mais plus musclée. La courbe intégrant tous les paramètres de notre outil militaire a-t-elle désormais rejoint l’asymptote, c’est-dire la droite qui traduit la volonté de la France de rester une puissance majeure ? Il faut avoir pour apprécier cette problématique un certain nombre de repères simples présents à l’esprit.

D’abord des repères financiers.

La part du budget des armées dans le budget de l’État, qui était de 28 % au sortir de la guerre d’Algérie, s’établissait à 15 % à la fin de la guerre froide et dépasse à peine les 10 % aujourd’hui. En part de PIB et en normes OTAN, il était respectivement de 5 %, 3 % et atteint aujourd’hui 1,6 %. Il représente 32 milliards d’euros. C’est le cinquième budget militaire du monde, loin derrière les États-Unis (700 milliards de dollars) et le deuxième en Europe après les Britanniques, ces deux budgets représentant de l’ordre de 45 % de l’ensemble des budgets de défense de l’UE.

Avec ce budget, que parvenons-nous à faire ?

D’abord à maintenir une force de dissuasion crédible, avec une capacité de simulation incontournable depuis le renoncement définitif aux essais. Cette force qui absorbe moins de 10 % des crédits militaires permet de détenir un peu moins de 300 têtes à comparer aux 8 500 américaines et 11 000 russes.

Elle conserve une force aérienne qui lui donne souplesse et précision et une force océanique, indispensable pour disposer d’une capacité de frappe en second, réduite à 4 sous-marins, ce qui est le minimum pour pouvoir armer une patrouille à la mer en permanence, permanence sans laquelle notre dissuasion serait vidée de sens.

Ensuite, nous avons su préserver et renforcer notre capacité autonome d’analyse, d’observation, d’anticipation sans laquelle il ne peut y avoir d’exercice sérieux de notre souveraineté.

Nos moyens de renseignement, confortés par l’un des premiers réseaux diplomatiques du monde, appuyés par une ambitieuse politique de recherche et d’acquisition spatiales, la première en Europe, par la constitution d’un réseau serré de capteurs techniques – notamment de drones – et humains (analystes, linguistes) ont été clairement affirmés comme la première priorité dans notre actuelle loi de programmation.

Mais savoir sans pouvoir n’est qu’une illusion. Il nous faut conserver des moyens d’action suffisants. Je ne vais pas les détailler. Je veux simplement me limiter à ce que nous appelons les contrats opérationnels, c’est-à-dire les moyens maximums que nous devons être capables de mobiliser à partir de nos armées :

  • en permanence, être prêts de manière autonome à engager dans un cadre national ou multinational une force d’action ou de réaction de 5 000 hommes, avec les moyens de projection et d’appui aérien et naval correspondants.

  • en six mois pouvoir projeter : une force terrestre pouvant aller jusqu’à 30 000 hommes à 8 000 km pour une durée d’un an, une force aérienne de 70 avions, une force navale ou aéronavale de combat.

Notre dispositif est appuyé par des forces de souveraineté dans nos DOM-COM de 7 800 hommes et de présence en Afrique et dans le Golfe de 4 800 hommes.

Mais surtout, soyons convaincus que cet outil militaire, taillé au plus juste, vaut d’abord par la détermination et le dévouement des femmes et des hommes qui ont, en toute connaissance de cause, choisi la carrière des armes.

Il regroupe 225 000 militaires, 70 000 civils auxquels il faut ajouter 34 000 réservistes. En 1989, il y avait 600 000 militaires pouvant être porté à plus d’un million après mobilisation. Ces militaires forment un corps social au sein de la Nation dont ce serait une faute d’ignorer les aspirations – et en premier lieu la reconnaissance de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font – sous prétexte qu’ils ne disposent pas, et c’est évidemment normal, de droits syndicaux.

Ce corps a un statut propre, récemment rénové par une commission présidée par l’un des vôtres, qui maintient fermement les fondements de l’état militaire : disponibilité, neutralité, discipline, loyalisme.

Mais la plus grave faute qui pourrait être faite, à son encontre, est celle qui consisterait à ignorer ce qu’il y a d’exceptionnel et d’unique en son sein : le devoir de sacrifice qui justifie des règles particulières et des dispositions spécifiques, exorbitantes du droit commun. Le soldat donne et accepte de recevoir la mort. L’armée, c’est ce qui doit pouvoir fonctionner lorsque tout le reste s’est effondré. Banaliser le métier militaire est à mes yeux la plus grave menace qui pèse sur nos armées. Les récents développements judiciaires consécutifs à une embuscade meurtrière en Afghanistan – dépôts de plainte pour mises en danger de la vie d’autrui – ne sont pas à cet égard rassurants.

* * *

« Quand j’entrai dans l’armée, elle était une des plus grandes choses du monde. Sous les critiques et les outrages qui lui étaient prodigués, elle sentait venir avec sérénité et, même, une sourde espérance, les jours où tout dépendrait d’elle » écrivait De Gaulle.

Aujourd’hui, l’armée française, patiemment, stoïquement, agit et se prépare pour les missions qu’elle doit remplir – ou pourrait – pour la sécurité et la défense de notre pays.

Le rôle de la puissance militaire n’est plus le même dans le monde qu’à l’époque du jeune lieutenant De Gaulle. Nous l’avons compris. Plus que dans le passé, la puissance d’une nation pour faire prévaloir ses vues, défendre ses intérêts, imposer sa volonté si nécessaire, repose sur une combinaison plus subtile de pouvoirs diversifiés. Mais dans une crise, ils ne sont crédibles que s’ils sont soutenus par de réelles capacités militaires. Si les Européens l’oublient, ailleurs dans le monde on le sait : la puissance militaire reste « l’ultima ratio ».

Les moyens, les structures de notre armée, comme souvent dans notre histoire, sont à la limite des capacités exigées par les ambitions que notre pays affiche pour consolider un monde plus juste, plus humain et plus solidaire. Prenons garde tous ensemble à conserver cet héritage, car il est à la fois le meilleur atout de la France en Europe et sur la scène internationale et reste l’assurance de son avenir.