La question religieuse en Chine moderne

séance du lundi 4 juin 2012

par M. Vincent Goossaert,
Directeur de recherche au CNRS

 

 

Dans cet ouvrage, nous avons cartographié le paysage religieux du monde chinois et ses changements, de la fin du xixe siècle au début du xxie siècle. Nous avons raconté l’invention des catégories de religion, superstition, science, sectes, etc., tout en soulignant les permutations entre elles : les cultes locaux, autrefois partie intégrante de l’orthodoxie, devinrent des superstitions, et puis furent inclus dans le « patrimoine culturel », et furent parfois réintégrés au sein du bouddhisme et du taoïsme, tout en jouant un rôle dans la politique locale et dans les services sociaux. Les discours moraux et les pratiques de perfectionnement de soi furent réinventés, souvent simultanément, par les partis nationaliste et communiste, par les sociétés rédemptrices et par les leaders réformistes bouddhistes, chrétiens et musulmans. Toute une série de figures politiques ou religieuses, marginales ou puissantes, promirent de remplir les attentes utopiques d’une nouvelle civilisation spirituelle chinoise en reconfigurant les textes, les idées et les pratiques préexistants. Ces réinventions, les emprunts et le « trafic » entre elles, pour employer le terme de Prasenjit Duara [1], sapent toute idée d’une tendance inexorable vers la sécularisation : alors que les projets laïcs autoritaires ont été mis en œuvre de façon agressive pendant plus d’un siècle, les sociétés chinoises, dans toute leur diversité, n’ont jamais été, quant à elles, vraiment sécularisées.

Compte tenu de l’ensemble de ses spécificités culturelles, la trajectoire religieuse du monde chinois ouvre des comparaisons avec celle d’autres régions du monde ; de telles comparaisons permettent de mettre en lumière un certain nombre de leçons générales. L’application brutale et autoritaire d’un modèle laïc-corporatiste durant les périodes républicaine et communiste peut être mise en parallèle avec des expériences similaires, non seulement dans l’empire soviétique, mais aussi dans ces parties du monde musulman (notamment la Turquie kémaliste, mais aussi l’Iran des années 1920 et 1930, l’Irak baasiste d’après l’indépendance, la Syrie, la Tunisie, etc.) qui ont mis en œuvre diverses formes de « laïcité autoritaire [2] ». Dans tous ces pays, l’expression publique des croyances religieuses a été interdite, réformant ainsi l’utilisation de l’espace public et les pratiques corporelles, ce qui n’est sans rappeler les campagnes communistes et celles du mouvement Vie Nouvelle (lancé par Chiang Kai-shek en 1934) ; les sites et les spécialistes religieux furent placés sous le contrôle direct et la surveillance d’organismes d’État spécialisés ; les campagnes visant à rationaliser, à moderniser et à ethniciser la religion furent lancées par les réformateurs ; et les idéologies d’Etat du nationalisme et du progrès vinrent recycler les discours religieux et les pratiques de mobilisation ; et pendant ce temps la liberté religieuse fut maintenue au niveau purement individuel.

Bien que l’influence directe entre ces modèles se soit avérée significative (les modèles turc et soviétique de gestion de la religion ont été souvent mentionnés par les politiciens et les intellectuels chinois), ceux-ci ont également des origines communes dans l’expansion moderne des puissances occidentales, qui ont exporté leurs catégories de religion et de modernité. C’est pourquoi le parcours de ces pays présente des caractéristiques similaires à celui de la Chine. Tout d’abord, les projets de réforme religieuse et de lutte contre la superstition (portés à la fois par les agents de l’Etat et les religieux réformistes) n’ont jamais complètement atteint leurs objectifs. Que ce soit la dévotion orthodoxe traditionnelle en Russie, les confréries soufi et le culte des saints dans le monde musulman, ou les cultes locaux et les traditions rituelles, la géomancie et les médiums en Chine — les croyances et les pratiques religieuses non seulement ont survécu à un siècle de répression, de dénigrement et de diabolisation systématique, mais elles se sont véritablement adaptées et développées en une multitude de formes imprévues. De plus, la religion n’a jamais pu s’adapter à l’espace corporatiste restreint que lui octroyaient les régimes laïcs autoritaires ; c’est pourquoi, elle s’arrangea pour créer de nouvelles formes d’associations et de réseaux qui jouèrent un rôle majeur dans l’émergence de la société civile de ces différents pays, en incluant des œuvres caritatives, des mouvements d’éducation populaire et des organisations non gouvernementales.

Alors que dans certains cas, le secteur religieux de la société civile était suffisamment influent pour atteindre le pouvoir politique, comme en Turquie, dans la plupart des autres cas il était relégué à une zone grise ambiguë ou à une posture d’opposition à l’Etat. Le monde chinois a connu ces deux mouvements, notamment à Taïwan, où les groupes religieux qui se sont développés en dehors des réseaux corporatistes contrôlés par l’Etat ont aussi joué un rôle important dans la formation de la société civile et dans la transition vers la démocratie. Il est important de souligner que ce n’est pas la nature politique intrinsèque des traditions religieuses en question (bouddhisme, islam, christianisme, etc.) qui a causé l’émergence de groupes religieux actifs dans la société civile, mais plutôt la gestion autoritaire de la religion de la part des régimes laïques qui a forcé le développement des religions dans des lieux autres que leur domaine « traditionnel », à savoir les temples de quartier, les mosquées ou les églises qui étaient fortement contraintes par des systèmes de contrôle hiérarchiques sous l’autorité de l’Etat. En ce sens, les régimes politiques sécularisés ont contribué à produire les formes modernes de religions.

Mais l’histoire moderne de la religion en Chine, comme dans d’autres parties du monde, ne se résume pas au simple contrôle de l’Etat et à la résistance et adaptation religieuse. Ce qui ressort de notre récit d’un siècle de religion chinoise est une créativité et une invention formidables, et pas seulement lors du « renouveau religieux » des dernières décennies. On peut également faire des rapprochements avec d’autres parties du monde où, même si les régimes politiques n’étaient pas autoritaires et pouvaient avoir une approche plus libérale vis-à-vis de la laïcité, l’Etat et la religion se sont réinventés dans une interaction permanente, comme cela s’est produit dans le monde chinois. Le parallèle le plus intéressant est sans doute celui avec l’Inde : selon Peter van der Veer, c’est dans la rencontre coloniale, qui s’est poursuivie dans la trajectoire post-coloniale après 1947, que l’état-nation indien et les « religions » indiennes ont été inventées [3]. Cet auteur met en évidence une production simultanée de la « religion », de la laïcité et de la modernité : la séparation des religions et de l’Etat produit de nouvelles formes nationales de religion, et provoque leur développement dans la sphère publique [4]. Ainsi, les productions religieuses de l’Inde du xxe siècle offrent quelques points communs avec celles de la Chine : certaines constituent des réseaux mondiaux basés sur les techniques du perfectionnement de soi ; d’autres, plus proches des sociétés rédemptrices chinoises, tentent de recycler les techniques corporelles (y compris les arts martiaux), la tradition des textes classiques (qu’elles impriment, enseignent et diffusent) et les idéaux universalistes pour mobiliser les populations à travers tout le pays dans des mouvements revivalistes. Alors que ces mouvements critiquent l’idéologie laïque de l’Etat indien (notamment dans le cas des mouvements affiliés d’une façon ou d’une autre à l’hindouisme politique), ils sont le fruit même du sécularisme moderne, tout comme la vague des sociétés rédemptrices chinoises pendant les années 1910, 1920 et 1930, et la vague du qigong, des mouvements confucianistes et des nouveaux groupes religieux basés à Taïwan à partir des années 1970, qui demeurent également des produits des sécularismes chinois.

Même si elles peuvent s’avérer éclairantes pour la compréhension du dernier siècle de l’histoire religieuse et politique de la Chine, ces comparaisons n’ont pas de valeur prédictive très forte, si ce n’est celle de suggérer que les groupes religieux joueront sûrement un rôle dans tout futur changement social et politique. En effet, dans l’esprit du plus grand nombre, l’aspect le plus important de la question religieuse chinoise est ce que lui réserve l’avenir, plus particulièrement en RPC. Bien que d’autres régimes politiques chinois jouent un rôle en fournissant des modèles et en dialoguant avec la société de Chine continentale, nous nous concentrons ici sur la République Populaire elle-même. Nous commençons par aborder la question de l’avenir de la religion en Chine, sous forme de trois scénarios parallèles — qui amplifient tous davantage la complexité du domaine religieux et de la « question » de la religion dans la société chinoise. A la lumière de cette complexité, nous développons ensuite la question religieuse en cinq problématiques imbriquées qui sont apparues à partir de la moitié du XIXe siècle, sont restées en suspens, et, avec l’influence grandissante de la Chine et son intégration dans le système mondial, ont été transposées sur la scène internationale.

Se basant sur les tendances observées en Chine parmi toutes les traditions, et également confirmées dans la plupart des régions du monde où l’on observe une perte de la foi dans les idéologies et dans les institutions laïques, ces trois scénarios présupposent que la religiosité ne va cesser d’augmenter. Rodney Stark et William Sim Bainbridge ont observé que, historiquement, là où existait une alliance entre l’Etat et une religion dominante, comme par exemple dans l’Europe d’avant les Lumières (ou bien en Chine, sous l’empire des Qing qui constituait lui-même une institution religieuse dominante), la dissidence politique devint un péché religieux. Dans un tel contexte, l’opposition politique a généralement cherché une légitimité à travers la fusion ou l’alliance avec l’hétérodoxie religieuse, qui trouvait son expression dans les révoltes hérétiques. La seule autre option était celle de rejeter les fondements sacrés de l’Etat en attaquant l’idée même de légitimité religieuse [5]. Cette solution radicale a été expérimentée pour la première fois avec la Révolution Française, elle a évolué vers le marxisme, a pénétré la sphère intellectuelle chinoise suite au mouvement du Quatre mai jusqu’à devenir l’idéologie dominante après 1949. Ainsi, le mouvement politique radical, dans sa tentative d’éradication de la religion, remplace les promesses religieuses de récompenses dans l’au-delà par la promesse de gratifications futures ici-bas — et, en échange de la promesse de ces récompenses, demande un engagement, une ferveur et une abnégation ascétique comparables aux sectes religieuses les plus radicales.

Mais, avec l’arrivée de la révolution, cette promesse utopique n’est pas remplie. Les inégalités et la souffrance perdurent tandis que les individus ne cessent de connaître des désirs et des espoirs insatisfaits. Face à la désillusion révolutionnaire, le régime chinois, avec les réformes post-maoïstes, pouvait continuer à promettre encore des récompenses à venir et commencer à assurer, pour des centaines de millions d’individus, la prospérité matérielle attendue depuis longtemps. Mais même quand la prospérité est atteinte, l’argent, les télévisions, les climatiseurs, les maisons aménagées de neuf et les voitures privées, les banquets copieux et les clubs de karaoké ne peuvent remplacer le sens ultime et la vie éternelle promis par la religion. Une fois perdu l’espoir de pouvoir satisfaire tous leurs désirs ici-bas, le riche et le pauvre deviennent également plus réceptifs aux bénéfices dans l’au-delà promis par la religion. Et tandis que l’enthousiasme utopique qui a soutenu la construction d’un nouvel ordre social cède à la déception, au cynisme, à l’apathie et à la corruption, les bénéfices sociaux ici-bas proposés par la religion — une orientation morale, des liens communautaires, un sens et un but — en deviennent d’autant plus attractifs.

En supposant que l’avenir verra un développement de la religiosité populaire, les tendances de l’évolution du paysage religieux chinois nous permettent de tracer trois scénarios possibles pour le futur — dont chacun semble suivre une logique différente conduisant à des résultats variés, mais qui, en réalité, se déroulent simultanément, conduisant à une complexification continue [6]. Ces scénarios présument que la tendance observée depuis la fin des années 1970, dans laquelle l’évolution de la gouvernance de l’Etat chinois ouvre graduellement plus d’espace pour la recherche et l’expression spirituelles et religieuses, se poursuivra. Ainsi la question n’est pas tant de savoir si le peuple chinois deviendra dans l’ensemble plus religieux et si l’expression d’une telle aspiration sera ou non plus aisée, mais plutôt comment évoluera la configuration sociale et institutionnelle de cette religiosité croissante.

Le premier scénario est celui encouragé et largement attendu par la plupart des observateurs occidentaux, qui conduirait au développement de la liberté religieuse et d’un espace autonome pour les communautés spirituelles. La Chine suivrait le chemin de Hong Kong et Taïwan, en adoptant le modèle occidental d’un Etat laïque avec une approche générale de laissez-faire en ce qui concerne le secteur religieux. Force est de constater que la tendance en Chine continentale procède timidement dans cette direction — la religion communautaire et les groupes n’appartenant pas aux associations soutenues par l’Etat sont souvent tolérées, les autorités cherchent à « normaliser » les églises privées et les temples non enregistrés, qui sont de plus en plus acceptés du moment où ceux-ci ne créent pas de problèmes particuliers. De leur côté, certains chercheurs en Chine défendent ardemment l’idée d’une plus importante libéralisation de la religion — souvent sous couvert d’appliquer les principes du « marché » aux groupes religieux : à l’instar du monde des affaires qui a été autorisé à agir et à entrer librement en concurrence au sein d’un cadre réglementaire équitable, l’Etat devrait arrêter de gérer, poser des restrictions ou financer les groupes religieux mais les laisser tout simplement exister et n’intervenir juridiquement qu’en cas d’infraction à la loi ou de mise en danger de la société.

Toutefois, même si de plus en plus de démarches ont été réalisées dans cette direction, au moment où nous écrivons, il n’existe aucun indice indiquant que l’Etat abandonnera volontiers un modèle d’administration religieuse qui, dans ses caractéristiques principales, a été élaboré dans les années 1950. Même s’ils tolèrent les formes non-officielles de religion, les fonctionnaires à tous les niveaux de l’Etat observent, gardent des dossiers et laissent entendre qu’ils peuvent intervenir chaque fois qu’ils le jugent nécessaire. En effet, du point de vue des autorités, trop de risques sont liés à une prolifération sans entrave de centaines de milliers de groupes religieux, dont certains pourraient aggraver les tensions interethniques et interreligieuses, chercher à miner le système sociopolitique, ou menacer l’intégrité territoriale de la RPC ; par ailleurs cela conduirait à l’apparition de milliers de nouvelles sectes guidées par des Bouddhas, des messies et des empereurs autoproclamés. L’Etat préfère se montrer plus tolérant vis-à-vis de la pratique locale, sans pour autant étendre l’espace légal de la religion, et ceci afin de conserver sa liberté d’éradiquer ou de limiter tout groupe qu’il estimerait dangereux pour la stabilité sociale et politique. Le résultat le plus probable de ce premier scénario débouche ainsi sur une zone grise croissante de légalité incertaine pour les groupes, les temples et les églises. Ceux-ci sont certes autorisés à se multiplier et sont tolérés, mais ne sont ni intégrés dans le système de l’Etat, ni ne bénéficient d’un statut juridique [7].

Le second scénario voit la Chine se positionner dans une configuration se rapprochant du modèle des Qing, modèle où l’Etat agit comme l’arbitre ultime de l’orthodoxie religieuse, en favorisant et même en promouvant certains symboles et certaines traditions religieuses plus que d’autres. Ceci se produit à travers un processus de cooptation mutuelle et d’interpénétration entre les groupes religieux et les fonctionnaires d’Etat. Ce processus est déjà à l’œuvre : il est particulièrement répandu dans les zones rurales grâce aux relations entre les temples et les autorités locales. Il se produit aussi à plusieurs niveaux, jusqu’à l’Etat central lui-même, via la « canonisation » de rituels et aussi de divinités en tant que patrimoine culturel immatériel. Les cultes d’Etat dédiés à Confucius, à l’Empereur Jaune et à d’autres héros et ancêtres civilisateurs participent aussi de cette logique, tout comme les différents degrés de soutien discret ou officiel au bouddhisme, au confucianisme et au taoïsme, ainsi qu’à la religion communautaire de la part de certains fonctionnaires du gouvernement. L’interventionnisme du pouvoir, telle la désignation de certains groupes comme « sectes », et le choix des réincarnations tibétaines, constituent des exemples de la volonté de l’Etat de diriger l’orthodoxie religieuse en excluant et incluant les groupes et les individus du champ religieux. Cependant, puisque l’Etat demeure résolument athée et laïc, il n’est pas en mesure de revendiquer l’autorité religieuse ; la légitimité de ses interventions demeure suspecte pour de nombreux croyants. Le terrain commun pour une entente mutuelle avec l’Etat s’avère toujours d’une essence autre que simplement religieuse, comme par exemple le développement économique, le tourisme, le patrimoine culturel, le nationalisme, la stabilité sociale, la santé, etc. — faisant ainsi échouer l’objectif propre à l’Etat de circonscrire strictement le secteur religieux. Le résultat débouche sur une zone grise croissante d’activités religieuses ; celles-ci se déclinent sous couvert d’autres étiquettes, parfois modifiées ou détournées par la logique même de ces autres secteurs, qui viennent brouiller la ligne entre ces activités et la catégorie étroitement définie de religion. Les négociations directes (au niveau cosmologique aussi bien qu’au niveau politique) entre l’Etat, les divinités et les communautés religieuses, qui étaient au cœur de modèle de gouvernance de l’empire Qing, demeurent inconcevables aujourd’hui, à moins que l’athéisme officiel ne soit abandonné au profit d’autre chose, une possibilité qui n’est envisagée que par un petit nombre d’acteurs.

Le troisième scénario voit l’Etat relancer sa mission civilisatrice et adopter certaines caractéristiques fonctionnelles de la religion, d’une manière analogue aux religions « civiles » ou « politiques » d’autres pays — une tendance à laquelle nous avons assisté sous des formes différentes durant le régime impérial, républicain et socialiste [8]. Utilisant des moyens de propagande renforcés et plus sophistiqués ainsi que le ralliement d’artistes de premier plan, tel le réalisateur Zhang Yimou [9] et s’appuyant selon les circonstances sur la civilisation chinoise ancienne, notamment le confucianisme, ou bien sur la mythologie traditionnelle, le projet civilisateur est utilisé pour toucher une population de citoyens patriotes et pour projeter le « soft power » sur la scène mondiale ; par ailleurs, ce projet se sert de temps en temps de la religion pour atteindre cet objectif. Puisque ce scénario repose sur les ressources culturelles de la civilisation traditionnelle chinoise et vise à former des citoyens moraux, il ouvre et favorise un espace discursif ayant trait aux concepts de moralité, de spiritualité et de tradition qui trouvent leur source dans la religion. Mais comme l’Etat demeure résolument athée, il ne peut pas se substituer complètement à la religion (et il n’en a plus le désir depuis la fin de la Révolution Culturelle), ni s’engager sérieusement dans des visions du monde de type théologique et cosmologique. Le résultat qui en découle est à nouveau une zone grise croissante de discours entourant la spiritualité, la moralité, la tradition et la religion, dans lequel il est légitime d’évoquer des sujets provenant de sources religieuses, mais pas de promouvoir sérieusement la théologie et la cosmologie qui les sous-tendent.

Ces trois scénarios se déroulent simultanément, et tous aboutissent à un plus grand espace et à une influence plus grande de la religiosité dans la société chinoise, dans un contexte de « communisme distendu [10] » offrant aux groupes sociaux une ouverture plus importante mais ni pleine reconnaissance ni vraie autonomie. Pour différentes raisons qui se résument au fait que l’Etat n’est pas laïc et religieusement neutre, mais engagé dans un projet de civilisation idéologiquement athée et matérialiste, et en lutte contre la religion, il ne peut pas être pleinement et directement en prise avec l’espace religieux qu’il a accepté et permis d’élargir. Aucun de ces scénarios ne peut donc s’exprimer parfaitement. Tous ceux-ci conduisent à une zone de plus en plus grise de groupes non institutionnalisés, de pratiques et de discours dans une relation floue et ambiguë avec les normes et les institutions de l’Etat. En conséquence, la religiosité populaire prolifère, non seulement au-delà de la portée réglementaire de l’État, mais aussi au-delà de la portée normative des institutions religieuses officielles, qui disposent de peu de place pour se renforcer et s’étendre, et de peu d’influence sur la vie religieuse des masses. Les institutions religieuses chinoises étaient historiquement déjà très localisées ; elles furent décimées durant la période maoïste, et furent encore très bridées dans leurs actions quand elles réapparurent durant la période de réforme. En outre, dans la mesure où elles sont conformes à l’idéologie laïque de l’État et offrent une religiosité peu exaltée, elles s’avèrent moins attrayantes que les groupes plus vigoureux mais moins institutionnalisés, qui se développent le plus rapidement et répondent à la soif populaire — ceux qui offrent un rapport plus intense à la tradition, une discipline spirituelle plus épanouissante, ou des réponses plus innovantes aux défis de la vie moderne. Pendant ce temps, l’escalade des tensions ethniques entre les Hans et les groupes ethniques minoritaires peuvent renforcer l’identité religieuse de ces derniers, plus particulièrement dans le cas des bouddhistes tibétains et des musulmans ouïgours. La Chine est ainsi devenue un gigantesque laboratoire religieux, dans lequel toutes sortes de spiritualité et de religiosité — traditionnelles, modernes, et postmodernes, anciennes et inventées, indigènes ou importées, et toutes les combinaisons entre elles — sont devenues possibles dans une énorme marmite, une zone grise en expansion qui tombe en grande partie hors du contrôle juridique et institutionnel direct de l’Etat.

En ce début de xxie siècle, cependant, un changement radical s’est fait jour dans la façon dont les élites chinoises perçoivent cette religiosité croissante et multiforme. L’engagement idéologique en faveur de la laïcité radicale est plus faible que jamais. Avec la montée en puissance de la Chine sur la scène mondiale, sa prospérité croissante et sa confiance en elle, on observe moins que jadis d’autodénigrement et de rejet de l’héritage traditionnel chinois, des coutumes religieuses ainsi que des préoccupations éthiques, et même une identification plus positive avec celles-ci. Une focalisation sur la croissance économique est en train de céder la place à des préoccupations plus larges concernant la qualité spirituelle de la vie et les conséquences morales du matérialisme absolu, entraînant une plus grande considération des enseignements religieux, qu’ils soient d’origine chinoise ou étrangère. Un siècle de guerre idéologique soutenue, à plusieurs reprises, par une grande partie des élites intellectuelles et politiques chinoises contre la quasi-totalité des formes de religiosité est en train de s’apaiser. Et après un siècle de survie, de résistance, d’adaptation, de réinvention et de renouveau, les nombreuses formes de religion qui existent aujourd’hui en Chine, tout en se transformant, grossissent et gagnent en force. Les relations de la Chine avec elle-même, avec le monde et avec la religion connaissent un changement profond. Le maître-récit de la modernisation et de la laïcisation, ainsi que des réponses qu’il a provoquées, entraînant les innombrables changements qui ont fait l’objet de ce livre, sera de moins en moins opérationnel à mesure que le nouveau siècle avance. Aussi il est légitime de se demander de quoi il sera suivi.

La « question religieuse » chinoise reste donc plus insoluble que jamais. La question elle-même peut être considérée selon cinq problématiques distinctes qui se posent de façon aussi aigue aujourd’hui qu’il y a un siècle. La première est la question de la religion, de la modernité et de la sécularisation — le problème que les européens ont commencé à se poser à l’époque des Lumières : comment réduire la domination religieuse sur la culture et sur la société afin de libérer l’esprit humain et faire avancer la marche du progrès. Au début du xxe siècle, cette question semble avoir été résolue en Occident — la religion a été remise à sa place, restreinte à la sphère privée et à la subjectivité individuelle et, à travers l’éducation, la philanthropie et les missions, à la socialisation des jeunes, des malades, des pauvres et des colonisés. Les catégories comme la religion, la science et la superstition, ainsi que les fondements théoriques et disciplinaires des sciences sociales elles-mêmes, étaient enracinées dans la première question et dans sa résolution présumée via la modernisation et la sécularisation. L’autorité sur les éléments de la vie sociale et culturelle — la cosmologie, la théologie, la connaissance, l’éducation, le rituel, la moralité, le perfectionnement de soi, les temps et les lieux sacrés, la légitimité politique, la santé, la charité, etc. — était recherchée par et répartie entre les institutions de plus en plus différenciées du gouvernement, de la religion et de la science.

Telle était la question et les catégories qui l’encadraient. Elle a été posée par les réformateurs chinois au début du XXe siècle, qui s’interrogeaient sur la façon dont la Chine pouvait elle aussi suivre le chemin de la modernisation et surmonter le poids de ses traditions et de ses superstitions. Mais ils étaient alors confrontés à la deuxième question religieuse : le paysage culturel et social chinois était organisé très différemment de celui ayant cours en Europe. Les concepts de la modernité découpait la réalité d’une manière très différente, et leur mise en place se révéla être une question épineuse, comme nous l’avons retracé en détail dans cet ouvrage : les concepts et les pratiques bannies du domaine de la religion ne disparurent pas complètement mais mutèrent rapidement et de façon imprévisible en sociétés rédemptrices, utopisme politique, mouvements de qigong, etc. Les régimes politiques modernes des sociétés chinoises, qu’ils soient républicains, coloniaux ou communistes, à la suite de l’histoire spécifique de leurs négociations avec les idéologies traditionnelles et occidentales et les formations sociales, organisèrent des répartitions institutionnelles différentes des éléments variés de la culture. Et puisque cette deuxième question — celle d’une inadéquation entre les catégories occidentales et chinoises — est toujours réapparue, la première question demeurait aussi incertaine.

En République Populaire, une troisième question, plus grave et plus précise se posait : la « question religieuse », qui était explicitement liée à la politique du PCC, ne faisait pas simplement référence au vaste problème de modernisation, mais à la problématique spécifique de loyauté au régime et au système socialiste. La religion comportait souvent des formations sociales suspectes pour le PCC, qu’il s’agisse de systèmes fonciers « féodaux » ou d’institutions centrées sur des finalités détachées du monde, et qui étaient souvent ouvertement hostiles au socialisme et au Parti, ou culturellement dominants au sein des groupes ethniques frontaliers. La question pour le PCC était la suivante : comment éloigner de la religion les membres de ces formations sociales, sans les aliéner de l’autorité du Parti ? Et, pour la période intermédiaire pendant laquelle la religion continuerait d’exister, comment créer des institutions religieuses qui pourraient être compatibles avec le système socialiste ?

A partir des années 1990, il est devenu clair que la modernisation ne conduit pas au déclin de la religiosité, qui était en pleine expansion. La question initiale de la sécularisation fut rouverte ; la deuxième question des catégories se posa elle-même de nouveau avec le développement de la religion communautaire, du qigong, des mouvements confucianistes, etc., tous redéployés dans les domaines de la santé, de la science, de l’éducation, de la charité ou du patrimoine culturel ; et la troisième question — celle de la loyauté politique de la religion à l’Etat-nation — n’avait pas disparu avec les réformes, puisque les campagnes de l’époque maoïste, en particulier pendant la Révolution Culturelle, avaient aliéné du PCC de nombreux croyants. Par ailleurs, avec l’ouverture de la Chine et le rythme soutenu de la globalisation, les communautés religieuses chinoises sont de plus en plus liées aux réseaux internationaux, diminuant de ce fait le contrôle du régime sur les flux d’informations et ouvrant des espaces pour des alliances transnationales.

Ces connections mondiales relient le peuple chinois à un monde dans lequel la religion est devenue une question importante. La « question religieuse » n’est plus maintenant un problème uniquement chinois mais mondial, et on peut affirmer que cette dimension mondiale représente le quatrième aspect contenu dans l’expression question religieuse. Dans un monde post-moderne, la question de la religion et de la modernisation n’est visiblement pas résolue — les théories relatives à la sécularisation ont été remise profondément en cause par une religiosité croissante et affirmée dans la plupart des régions du monde. La question de la catégorie de la religion s’est également imposée en Occident, avec le déclin des églises traditionnelles, la croissance des formes non-institutionnelles de spiritualité et de religiosité, et la sensibilité croissante pour les histoires et les expériences religieuses non-occidentales. Avec les réseaux et les organisations religieuses transnationales qui deviennent des acteurs importants sur le plan géopolitique, mais qui ne cadrent pas parfaitement avec les frontières nationales ou même culturelles — ébranlant ainsi l’hypothèse du « choc des civilisations » de Huntington — la question de la compatibilité entre la religion et l’Etat-nation se pose partout.

Enfin, la cinquième question est celle qui se pose aux communautés, aux individus et aux institutions religieuses dans un contexte social radicalement transformé : après plus d’un siècle de tumulte dans le monde entier, la religion ne constitue plus la base de l’intégration sociale, ayant été remplacée par des structures politiques, bureaucratiques et économiques sécularisées [11]. La religion deviendrait-elle un répertoire de rêves et de pratiques à vendre sur les marchés de la culture, des loisirs, de la santé et de la psychothérapie ? Constituerait-elle une source de symboles et de rituels pour les projets de construction de l’identité locale, nationale ou ethnique ? Agirait-elle comme un auxiliaire de l’Etat dans sa prestation de services sociaux, ou s’efforcerait-elle de réinvestir la sphère publique [12] ? Proposerait-elle des critiques radicales aux valeurs laïques, conduisant à des mouvements sociaux utopiques ? Construirait-elle des formes alternatives de relations sociales, intégrées mais toujours distinctes de la logique du marché et de l’État ? Ou bien encore, là où l’autorité séculière est affaiblie, tenterait-elle de reconstruire la société sur un fondement sacré ?

La question n’est plus simplement la place de la religion dans la configuration institutionnelle de plus en plus contestée et évolutive des États et des cultures nationales, mais bel et bien le rôle de la religion elle-même dans la construction sociale, et dans l’intégration institutionnelle d’une société mondialisée extrêmement interconnectée mais particulièrement instable — une société mondialisée qui constitue désormais le cadre dans lequel les questions religieuses nationales se jouent. C’est dans un tel contexte que la Chine joue un rôle grandissant dans les affaires du monde. Par sa taille, son poids économique en expansion, et son influence culturelle émergente, la Chine aura inévitablement un impact majeur sur la configuration religieuse de la société mondiale — mais un impact dont nous pouvons seulement dire avec certitude qu’il apportera au monde toutes ses questions religieuses non résolues.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Prasenjit Duara, « Religion and Citizenship in China and the Diaspora », in Mayfair Mei-hui Yang (dir.), Chinese Religiosities: Afflictions of Modernity and State Formation, Berkeley, University of California Press, 2008, pp. 43-64.

[2] Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’islam, Paris, Fayard, 2008.

[3] Peter Van der Veer, Imperial Encounters. Religion and Modernity in India and Britain, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; « Global Breathing. Religious Utopias in India and China », Anthropological Theory 7(3), 2007, p. 315-328.

[4] Ashiwa Yoshiko et David L. Wank, « Making Religion, Making the State in Modern China: An Introductory Essay » (in Making Religion, Making the State: The Politics of Religion in Contemporary China, Stanford, Stanford University Press, 2009) expriment un point de vue similaire pour la Chine.

[5] Rodney Stark et Sims Bainbridge, The Future of Religion, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 524-526 ; sur un sujet analogue, voir aussi Li Xiangping, Xinyang, geming yu quanli zhixu: zhongguo zongjiao shehuixue yanjiu,Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 2006.

[6] Pour d’autres scénarios, voir Yang Fenggang, « Cultural Dynamics in China: Today and in 2020 », Asia Policy,4, 2007, p. 41-52 ; Chan Kim-Kwong, « Religion in China in the Twenty-First Century: Some Scenarios », Religion, State & Society. Towards a Contextual Ecclesiology: The Catholic Church in the People’s Republic of China (1979-1983): Its Life and Theological Implications, Hong Kong, Phototech System, 1987.

[7] Ce scénario est similaire au « marché gris » de la religion décrit par Yang Fenggang (« The Red, Black and Gray Markets of Religion in China », The Sociological Quarterly, 47, 2006, p. 93–122.

[8] Concernant des propositions explicites d’adoption du confucianisme comme religion d’Etat ou religion civile, voir David Ownby, « Kang Xiaoguang: Social Science, Civil Society, and Confucian Religion », China Perspectives,4 2009, p. 101-111 ; Yang Fenggang, « Confucianism as Religion? Sociological Reflections », in Confucianism and Spiritual Traditions in Modern China and Beyond, Joseph B. Tamney & Yang Fenggang (dir.), Boston, Brill, sous presse.

[9] Zhang Yimou a été le chorégraphe de la cérémonie d’ouverture pharaonique des Jeux Olympiques de 2008, qui était fortement inspirée par le symbolisme traditionnel et confucéen.

[10] Yves Chevrier, « De la révolution à l’Etat par le communisme », Le débat,no. 117, 2001, p. 109-110.

[11] Benoît Vermander, « Religious Revival and Exit from Religion », China Perspectives,4, 2009, p. 4-16 ; Karel Dobbelaere, Secularization: An Analysis at Three Levels, Brussels, P.I.E.-Peter Lang, 2002.

[12] José Casanova, Public Religions in the Modern World, Chicago, University of Chicago Press, 1994.