séance du lundi 11 juin 2012
par M. François Gipouloux,
Directeur de recherche au CNRS
Introduction
Les réformes économiques et l’ouverture à l’œuvre en Chine depuis la fin des années 1970 ont considérablement renforcé les fonctions internationales des grandes métropoles de la façade maritime. En d’autres termes, l’espace économique chinois est arraché à sa profondeur continentale par une zone maritime très dynamique, et une frontière invisible se forme entre une Chine maritime, marchande, très internationalisée, échangeant plus avec les grandes métropoles asiatiques qu’avec son arrière-pays, et une Chine continentale, agraire, bureaucratique, et encore relativement autarcique.
Ce basculement vers la mer est la réactivation d’une tradition maritime très ancienne en Chine. Inaugure-t-il la formation d’une Méditerranée asiatique, sur le pourtour de laquelle les grandes métropoles de Hong Kong, Shanghai, Singapour, seraient les points d’ancrages des flux économiques internationalisés ?
Comment ces mégalopoles s’intègrent-elles dans la nouvelle géographie du pouvoir économique ? Où seront les nouvelles Venise, Gênes, Bruges ou Amsterdam du XXIe siècle ?
Méditerranée comme un instrument heuristique
Les espaces économiques clés de l’Asie de l’est sont, depuis trois décennies, en train de se réorganiser le long d’un corridor maritime (voir carte ci-dessous), qui court de la Mer d’Okhotsk au nord, au détroit de Malacca, au sud.

A la différence des espaces terrestres, ce corridor maritime est défini par des flux, (de biens et services, de capitaux et technologies, mais aussi de flux migratoires) plus que par des frontières. Cet espace maritime est de plus hautement polarisé par une chaîne de métropoles en concurrence pour la captation des investissements étrangers et la localisation des sièges régionaux des firmes multinationales. Cette dynamique de l’économie internationale structure un paysage dans lequel le contrôle des flux compte plus que celui des territoires.
Un tel phénomène a des précédents historiques, avec l’apparition de places commandant le commerce mondial sur le pourtour de la Méditerranée à la fin de la période médiévale. Là, la fragmentation de l’ordre politique a conduit à une vive concurrence entre différentes juridictions. Le résultat en a été l’apparition d’innovations institutionnelles majeures, qui ont été au principe du dynamisme économique et politique de l’Europe moderne.
L’histoire maritime nous offre trois analogies qui peuvent nous aider à comprendre la structure du système commercial asiatique. Au XIVe siècle dans l’Europe occidentale et Byzantine, au XVe siècle dans le monde germanique, et au XVIIe et XVIIIe en Asie du sud-est, des systèmes économiques particuliers ont dominé trois régions maritimes : la Méditerranée, la Baltique, et la mer de Chine du sud. Chacune de ces régions disposait d’un réseau de villes portuaires largement indépendantes, d’outils de transport particuliers (galères en Méditerranée, cogges et hourques dans la Baltique, et jonques de haute mer en Asie) d’une ébauche de droit international privé, en Europe du moins, et d’une relation particulière avec le principal Etat territorial ou l’empire auxquelles elles étaient adossées.
Par conséquent l’aspect le plus remarquable de l’espace maritime de la Méditerranée médiévale est qu’il définit l’espace économique en termes de flux. Il brise aussi la dichotomie entre centre et périphérie, ouvre les frontières politiques de l’époque, et met l’accent sur la perméabilité d’unités géographiques fondées sur une pure division politique du monde.
Le concept de Méditerranée est donc traité ici non pas dans un sens géographique, ni même comme un objet historique, mais comme un modèle d’innovation institutionnel : une configuration polycentrique des centres urbains. Gênes ou Venise étaient en leur temps des places commerçantes, qui tiraient leur autonomie de leur situation particulière, à l’articulation de plusieurs juridictions, rivales les unes des autres. Leur puissance navale permettait de sécuriser les voies maritimes, sans qu’elles ne manifestent, au début du moins, d’ambitions territoriales. En somme, la gestion des opérations commerciales et le transport des richesses comptaient plus que le contrôle sur un territoire en particulier ou l’extraction fiscale sur une population donnée.
Ces grandes cités maritimes ont activement contribué à la création d’instruments juridiques spécifiques, qui se sont déployés en dehors des structures de l’Etat. Le développement du droit commercial international au Moyen Age peut être perçu comme appartenant au cadre plus large de la lex mercatoria, du droit des marchands.
Plusieurs caractéristiques de la Méditerranée médiévale nous intéressent ici: des réseaux de relations interpersonnelles reposant sur des infrastructures intangibles, ethniques ou religieuses, fondées sur la confiance, et l’exclusion de ceux qui la trahissaient. Des innovations techniques et de nouveaux instruments désignés pour l’organisation du commerce : associations de marchands, procédures de rassemblement des capitaux, partage des risques, contrats d’assurance, formules permettant le change et le prêt à intérêt, etc. Enfin, le développement de nouveaux instruments juridiques progressivement codifiés par les guildes, les autorités municipales, et finalement, les Etats territoriaux.
L’importance des institutions : l’élaboration du droit commercial privé
Le système commercial méditerranéen a utilisé des instruments juridiques qui allaient au delà du cadre de l’Etat et exprimaient déjà, outre leur caractère général, uniformité et continuité. Par conséquent, le droit commercial privé et le droit maritime ont été d’emblée d’une portée plus large que les textes qui gouvernaient les constitutions des villes, ou les coutumes. Le droit des marchands était le refus d’un ordre imposé et l’aspiration à un ordre contractuel.
Les républiques maritimes de l’Italie médiévale et les villes de la Ligue hanséatique pouvaient prospérer parce qu’existait une tradition de villes indépendantes en Europe. Ces deux modèles urbains ont créé un cadre juridique qui protégeait les intérêts des marchands. Dans les deux cas, la Méditerranée et la Baltique, les libertés municipales dessinaient les contours d’une souveraineté urbaine dotée de quatre caractéristiques : une marine marchande et militaire ; la maîtrise des voies de communication maritimes et de leur points stratégiques pour des opérations commerciales sans ambitions territoriales ; la préservation et la consolidation d’une tradition de droit civil ; et plusieurs instruments éprouvés de droit commercial.
Royaumes Maritimes et villes indépendantes en Asie orientale
Passons à l’Asie de l’est. Existe-t-il une tradition de villes indépendantes, de métropoles marchandes en Asie ? Les exemples sont rares et ne permettent pas une comparaison point par point avec l’histoire européenne. Ils éclairent cependant la vitalité des relations commerciales intra-asiatiques avant l’arrivée des puissances européennes.
Srivijaya
Commençons par Srivijaya. Du VIIe au XVIe siècle, le royaume maritime de Srivijaya étendait son influence sur l’île de Sumatra et la partie occidentale de l’île de Java, la péninsule malaise et l’isthme de Kra. Sa suprématie reposait sur une marine puissante, capable de tenir en respect la piraterie. Durant près de trois siècles, sa puissance navale a permis à l’économie de Srivijaya de prospérer grâce au commerce maritime. Sa position stratégique sur l’ile de Sumatra et son alliance avec son vassal Kedah lui ont garanti le contrôle du détroit de Malacca. Son autorité sur le détroit de la Sonde lui a permis de dominer les échanges entre l’Inde et la Chine, avec lesquelles elle développe des relations commerciales.
Malacca – Cité Etat et empire marchand
Un second exemple est Malacca. Située sur la côte occidentale de la péninsule malaise, la ville commande le détroit reliant l’Océan indien au Pacifique, et devient vite le principal entrepôt de toute l’Asie du Sud-est.
A partir du XVe siècle, les réseaux commerciaux de Malacca s’étendent jusqu’à l’Inde, la Perse, la Syrie. La ville devient également un des maillons essentiels du commerce extérieur chinois. Le commerce y est entre les mains de quatre syabandar, (« maîtres du port ») représentant les grandes communautés marchandes de la ville : Gujaratis, Indiens du sud, Javanais et Chinois.
Le succès de Malacca dépend largement de sa capacité à devenir l’acteur principal dans le commerce des épices en Asie du Sud-est (clous de girofles des Moluques, noix de muscade des îles de l’archipel de Banda) et à jouer le rôle d’intermédiaire dans la vente des textiles indiens. La plupart de ces activités étaient conduites par un réseau international de courtiers et de négociants.
Le commerce maritime des îles Ryûkyû
L’archipel des Ryûkyû (aujourd’hui Okinawa) est également une plaque tournante des échanges entre la Chine et le Japon, du XIVe au XVIe siècle. Un réseau de commerçants chinois, qui avaient été chassés des côtes chinoises en raison des restrictions imposées sur le commerce par les Ming, se trouve désormais au centre des échanges assurés par l’archipel.
Le système commercial des Ryûkyû repose sur le commerce d’entrepôt pour des produits venant de l’Asie du sud-est — le Siam, Patani, Malacca, Palembang, Java, Sumatra, le Vietnam et les pays de la Sonde. Les produits japonais — les sabres et l’or— sont échangés contre l’ivoire, l’étain, les pierres précieuses, le poivre et autres épices, mais aussi le bois de sappan, qui est utilisé dans la médecine traditionnelle et dans la teinture des textiles.
Une grande quantité de ces produits étaient réexportés vers la Chine, le Japon ou la Corée. Tandis que la majorité des pays d’Asie du sud-est paie tribut à la Chine, le chinois devient la lingua franca pour les échanges commerciaux ou diplomatiques. Le commerce d’entrepôt que les Ryûkyû ont développé avec le reste de l’Asie et en particulier avec l’Asie du sud-est dépend d’un dense réseau de marchands et d’interprètes, établis de Luzon à Sumatra, et de l’Annam au Siam.
L’âge d’or du commerce Ryûkyûain dure près deux siècles, de 1385 à 1570. Le déclin est provoqué par un grand nombre de facteurs, les incursions de pirates qui dévastent les côtes chinoises, l’arrivée des Portugais dans un jeu commercial où la concurrence se fait toujours plus vive, et la prohibition des activités maritimes, qui affecte les marchands chinois du Fujian et du Guangdong.
Taiwan à l’époque de Coxinga (Zheng Chenggong)
Dernière illustration, Taiwan. A la chute de l’empire Ming, Zheng Chenggong (1624-1662), un rebelle loyaliste et son fils Zheng Jing (1661-1683), fondent un royaume éphémère à Taiwan. A partir de ses deux points d’appuis—Amoy and Jinmen— Zheng déclenche une guerre navale contre les Manchous, qui avaient interdit le commerce maritime. Taiwan devient un emporium pour toute l’Asie du sud-est: les soieries exportées au Japon depuis la Chine transitent par l’île, de même que les peaux de cerf qui servent à fabriquer au Japon des cuirasses et des boucliers. Cette puissance maritime tire son pouvoir du contrôle de routes commerciales qui s’étendent des Philippines au Vietnam et du Japon jusqu’au Siam en passant par les Ryûkyû.
Les réseaux de marchands chinois comme structure unificatrice du commerce intra-asiatique
Dans les différents exemples que nous venons de mentionner, trois puissants réseaux chinois opèrent sur une base inter-régionale et jouent un rôle clé dans la structuration du commerce maritime intra-asiatique: ce sont ceux des marchands du Zhejiang, du Fujian, et du Guangdong. Leur influence s’étend jusqu’au golfe du Bohai au nord, et au sud, jusqu’au Vietnam et à Java. En fait ces réseaux s’articulent à la fois sur des activités de cabotage le long des côtes chinoises et de commerce ultra-marin. Par ailleurs, l’oscillation est continue entre commerce légal et contrebande, voire piraterie. Elle est entretenue par la double structure du commerce maritime sous les Ming, tributaire et privé, le dernier étant loin d’être totalement absorbé par le premier.
Plusieurs périodes de prohibition des activités maritimes, promulguées par le pouvoir impérial de 1661 à 1685, et de 1717 à 1727, ne semblent guère avoir eu d’impact sur le développement du commerce ultramarin.
De 1680 à 1717, 524 navires chinois sont partis pour Manille, soit en moyenne 14 chaque année. Pendant la période de prohibition du commerce maritime (hai jin), de 1717 à 1727, 128 navires chinois appareillent pour Luzon, soit 12 par an en moyenne. Enfin, lorsque la prohibition des activités maritime est levée, de 1727 à 1760, 439 jonques chinoises font voile vers Manille, soit 13 par an en moyenne. En d’autres termes, la prohibition des activités maritimes n’a pas eu d’impact visible sur les échanges commerciaux avec l’Asie du Sud-est.
De plus, durant la période d’interdiction du commerce entre la Chine et le Japon, les marchands chinois soucieux d’éviter les contrôles, partent pour le Siam, Batavia, Hanoi et le Cambodge pour de là, gagner le Japon. En fait, l’interdiction des activités maritimes a paradoxalement favorisé la formation de réseaux de commerce chinois vers l’Asie au lieu de la contraindre. Les grands ports de l’Asie du sud-est (Batavia, Manille, Macao, Malacca) prospèrent quand la Chine est fermée, et périclitent dès que la Chine s’ouvre.
Le retour de la Chine au centre et la montée des tensions
Nous sommes souvent prisonnier d’une analyse des économies pré-modernes où nous focalisons notre attention sur les lieux d’exercice du pouvoir. Fascinés par la clairvoyance et l’efficacité de l’administration chinoise, nous suivons ce qui se passe au centre, parce que c’est là que le rayonnement du pouvoir est le plus fort. Nous négligeons ce qui est considéré comme la périphérie, parce qu’elle est loin du centre précisément, et parce que nous pensons que la capacité d’influence du pouvoir y est moindre.
Or ce qui s’est joué en Chine du XVIe au XVIIIe siècle, avec le développement du commerce maritime intra-asiatique, puis au XIXe siècle, avec l’ouverture des ports chinois au commerce international, et enfin durant les trois dernières décennies du XXe siècle avec le décollage économique des zones maritimes de la Chine de l’est, invite à penser autrement.
En analysant le commerce maritime en mer de Chine du sud aux XVIIe et XVIIIe siècle, nous avons assisté à la remise en question de l’orthodoxie et du monolithisme du pouvoir par une périphérie au dynamisme exubérant. Sommes-nous revenus aujourd’hui à une époque où le rôle économique des villes compte plus que celui des Etats ? Comment la Chine s’insère-t-elle dans une telle dynamique ?
En 2011, le PIB de la Chine a dépassé celui du Japon. L’objectif des dirigeants chinois est de surpasser les Etats-Unis pour devenir la première puissance économique mondiale. Sur quels leviers la Chine peut-elle jouer pour atteindre cet objectif ? La première étape a été la réinsertion de la Chine dans le jeu économique mondial avec la transformation des provinces côtières en gigantesques zones de sous-traitance internationale. Le prochain défi est sans nul doute le développement du marché intérieur par le biais d’une urbanisation massive. Mais ce jeu complexe, où se réarticulent les relations entre centre et périphérie n’est pas exempt de dangers.
De profondes lignes de fractures apparaîssent dans la dynamique chinoise, porteuses de changements et de risques majeurs.
-
Un réalignement des hiérarchies régionales est en cours. La structure éminemment administrative et militaire des armatures urbaines chinoises est altérée par l’émergence de grandes métropoles commerciales, à vocation internationale. Shanghai ambitionne de détrôner Hong Kong et de devenir le principal centre logistique et financier de la Chine. Mais l’exportation des produits chinois est loin d’être assurée par Shanghai de façon prépondérante. Shanghai n’est pas encore le nouveau Hong Kong de la Chine, et n’est même pas le Hong Kong du delta du Fleuve Bleu… D’autre part, l’apparition d’un centre financier unique en Chine est peu probable. Ce n’était pas le cas dans les années 1920, cela semble difficilement imaginable à l’horizon 2020.
-
L’alliance traditionnelle entre grands marchands et le pouvoir impose, aujourd’hui comme hier, un lourd handicap à l’entrepreneur chinois. Un « plafond de verre » sépare une économie de marché exubérante au niveau local, et de grands groupes industriels, édifiés sur des monopoles conférés par le pouvoir. Comment de grands entrepreneurs capitalistes pourraient-ils apparaître dans de telles conditions ?
Revenons un instant sur les mécanismes de création de la richesse en Chine. La prospérité est en Chine pensée comme un empilement de richesses, sans que l’on se soucie d’en assurer les fondations. Mais qui s’enrichit sous les Ming ? Les marchands de sel, les fournisseurs des armées bref, les négociants à qui l’administration impériale a conféré un monopole.
Une dangereuse illusion d’optique a fait prendre de riches marchands chinois pour des capitalistes. Ce qu’ils ne sont pas, parce que leur richesse est toujours éphémère, vulnérable, fragile devant le pouvoir administratif.
Le marchand à l’époque impériale, nous l’avons vu, a besoin de protection, car il opère dans un univers où règne la défiance et le risque politique. Il peut facilement être accusé par l’administration de se livrer à des activités illégales, tant la frontière entre ce qui est licite et la contrebande est floue et ténue. Il lui faut donc s’assurer de solides appuis, qu’il recherchera auprès de l’administration locale (en la corrompant) ou auprès de puissantes bandes de pirates. Au XVIIe siècle, cette quête des soutiens administratifs ou militaires fait partie du répertoire des stratégies rationnelles du petit marchand soucieux de voir ses affaires se poursuivre.
Pourquoi les associations de marchands ne parviennent-elles pas à imposer leur dynamique propre, et donner lieu à des arrangements institutionnels qui s’inscriraient dans la durée ? Peu de chercheurs se sont posé la question. La pérennité des dispositifs facilitant les affaires semble pourtant être une des clés, en Europe, de l’influence des marchands et de leur constitution en une couche sociale autonome.
Dans ce contexte, la question de l’influence politique des grandes familles marchandes auprès de la cour de Pékin mérite une attention particulière. Les récentes études menées sur les communautés de négociants de Huizhou [1] soulignent leur influence sur l’administration impériale, dans la mesure où, grâce à l’entrée de leurs fils dans la carrière mandarinale, ils étaient capables de peser sur des secteurs clés de la bureaucratie ou de la sensibiliser à la culture marchande, contrecarrant ainsi l’idéologie confucianiste.
Que les marchands de Huizhou, ce district du sud de l’Anhui, une province déshéritée du centre de la Chine, produisent au XVIIIe siècle un nombre élevé de lettrés n’est en définitive que le signe d’un comportement éminemment rationnel : protéger son statut, assurer la pérennité de ses opérations commerciales. Or c’est là précisément que le bât blesse : pourquoi est-il indispensable de s’assurer des protections au plus haut niveau de la bureaucratie pour pouvoir continuer ses affaires ?
Il est tentant d’esquisser ici un parallèle avec la situation qui prévaut aujourd’hui en Chine : les nouveaux personnages clés du système économique chinois sont les dirigeants des grandes entreprises d’Etat, et les promoteurs immobiliers. Deux catégories de personnes qui sont très dépendantes de la nomenklatura. En effet, sans relations avec l’administration, il n’est pas d’affaire envisageable. Ce n’est pas le marché, en tant que processus, qui rend possible l’accès aux ressources, mais les connivences et la corruption. Les connexions appropriées permettent d’avoir accès au capital détenu par le gouvernement (le système bancaire est entièrement entre les mains de l’Etat, près de 95% de ses prêts va aux grandes entreprises d’Etat) et d’obtenir les autorisations nécessaires. La grande incertitude juridique à laquelle sont confrontés les entrepreneurs chinois ne peut être partiellement réduite que par l’obtention de puissants parrainages au sein de l’appareil du Parti.
Mais la vraie question est toutefois ailleurs. Au XVIIIe siècle, les grandes familles de marchands se battent-elles pour libérer la concurrence des interférences de la bureaucratie ? Souhaitent-elles autrement dit un environnement des affaires caractérisé par des règles claires ? Si l’expression n’était pas anachronique, nous serions tenté de dire par un cadre juridique transparent ? Cela ne semble pas être le cas. Les marchands préfèrent toujours contrôler l’administration locale grâce à une corruption ciblée et donc s’impliquer dans le pouvoir régional [2].
Cet « entreprenariat politique » dont il faudrait cerner les modalités et l’efficacité, fait partie, hier comme aujourd’hui, de la stratégie des grands négociants. Qu’il puisse déboucher à long terme sur une accumulation du capital est douteux. En d’autres termes, l’élargissement de l’influence familiale va toujours de pair avec la recherche du profit, mais il est plus facile d’accéder à la richesse en manipulant les institutions gouvernementales au niveau local qu’en améliorant la compétitivité de son entreprise.
La Chine des XVIe-XVIIIe siècles semble fonctionner comme une économie capitaliste : même dynamisme apparent des marchands, vaste diffusion des méthodes de gestion commerciale, changements dans la morale confucéenne, etc. et pourtant….la richesse des marchands et cette effervescence du marché ont du capitalisme la dynamique apparente. Mais il y manque un élément essentiel. Le capital, ou plus précisément, les procédures juridiques, qui permettent, l’alchimie particulière qui transforme l’épargne en capital.
Conclusion
La reconquête du centre par la périphérie à laquelle nous assistons aujourd’hui dans le domaine économique n’est pas sans susciter un vigoureux contre-jeu de Pékin. Cette riposte du centre prend appui sur l’appareil de propagande, le Parti, l’armée, et le nationalisme de la jeunesse. Il a également comme levier une relative recentralisation de la fiscalité opérée depuis 1994. Deux dynamiques sont donc à l’œuvre. L’une compacte, celle du pouvoir central, l’autre diffuse, celle de la périphérie, qui mêle dynamisme du marché et ouverture sur l’étranger.
En leur temps, Gênes, Venise ou Lübeck étaient des places globales dont l’influence dépassait largement les territoires dans lesquelles elles étaient enchâssées. Aujourd’hui, la gigantesque zone de sous-traitance formée par les zones côtières chinoises se transforme en une plate-forme pour la logistique et la finance. Ce phénomène implique un découplage durable entre territoire et souveraineté. En ce sens, l’histoire de l’Asie fait se télescoper les temporalités, et se joue à différentes échelles : locale régionale, continentale, intercontinentale, océanique et en dernier ressort, mondiale.
Si retour de la Chine au centre il y a, il semble qu’il ne puisse s’opérer qu’en réconciliant une tradition continentale et une tradition maritime. Ce nouvel équilibre devra être atteint sans que la Chine n’effraie ses voisins en Asie.
Il semble également qu’il ne puisse se faire sans renoncer à ce qui a fait la fortune de la Chine au cours des trois dernières décennies : des investissements massifs et l’exportation de produits à bas coûts, sans prise en compte du marché intérieur. Ce modèle a atteint ses limites. Une croissance obtenue par des institutions prédatrices est fragile. Le monolithisme du pouvoir engendre une forte instabilité au sommet. Une croissance sans « destruction créatrice », autrement dit une croissance extensive sans ruptures qualitatives dans les progrès de la productivité par tête, ne saurait être durable.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Voir en particulier, Zhang Haipeng, Wang Jingyuan, Huishang yanjiu, Beijing, renmin chubanshe, 2010 ; Wang Jingyuan, Wang Shihua, Hui shang, Anhui renmin chubanshe, 2004 ; Li Guojun, Li Linqi, Huishang yu minqing huizhou jiaoyu, Hubei jiaoyu chubanshe, 2001 ; Ye Xian’en, Rujia chuantong wenhua yu huizhou shangren, in Zhou Chaoquan, Zhao Huafu, eds. Proceedings of the 1998 international conference on Hui studies, Anhui daxue chubanshe, 1998.
[2] Sur ce point, voir Roderick Ptak, « Merchants and maximisation, notes on Chinese and Portuguese entrepreneurship in East Asia », in Roderick Ptak, China and the Asian Seas, Ashgate varorium, Aldershot, 1998, p. 40.