Une voie française dans la mondialisation

Séance du lundi 21 janvier 2013

par M. Philippe d’Iribarne,
Directeur de recherche au CNRS

 

 

Introduction

 

Les difficultés de la France dans la mondialisation font question. Dans les sondages d’opinion, les Français sont particulièrement nombreux a exprimer une opinion négative à l’égard de celle-ci, accusée de détruire le « modèle social français ». Et l’on voit sans cesse déplorer le fait que la France tire moins bien son épingle du jeu, dans une économie mondialisée, que ne le font d’autres pays, l’Allemagne au premier chef. Les comportements des Français, peu favorables à la compétitivité de l’économie, sont souvent critiqués. Sont dénoncés des rapports sociaux peu coopératifs, la résistance syndicale au développement d’une flexibilité nécessaire dans une économie mondiale hautement concurrentielle, de mauvaises liaisons entre industrie et recherche, le maintien des professions fermées, une faible acceptation du risque entrepreneurial. Certains parlent de société de méfiance. On voit mettre en avant les mérites des manières d’être propres à d’autres sociétés, tels l’esprit d’entreprise américain ou les rapports sociaux apaisés allemands. Et l’on se désole que les Français ne s’inspirent pas plus de ce qui se fait de bon ailleurs, comme la flexisécurité danoise. Dans cette déploration, on ne s’interroge guère sur les raisons pour lesquelles les Français résistent aux remèdes que les meilleurs experts leur prescrivent. On manque cruellement d’analyses précises et détaillées portant sur le rôle que jouent en la matière, d’un côté, des facteurs structurels contre lesquels il serait vain de chercher à lutter et, de l’autre, une manière peu satisfaisante d’utiliser la marge d’action que ces facteurs laissent ouverte. L’objet de la présente communication est d’esquisser une réflexion sur ce thème.

 

Un univers mental dont les grandes orientations résistent à l’évolution du monde

 

La France partage de grandes valeurs avec l’ensemble du monde occidental. Elle est attachée à la démocratie, à la liberté et à l’égalité. Aussi, quand on raisonne en termes de valeurs, on comprend mal que ce qui se fait couramment dans d’autres pays appartenant à ce monde soit à ce point difficile à réaliser chez elle. Mais, si les valeurs sont communes, la manière dont elles s’incarnent varie beaucoup d’un pays à l’autre.

 

Une conception propre de la liberté

 

Quand les sociétés européennes, abandonnant une vision ancienne de la liberté qui la regardait comme le privilège de quelques uns, y ont vu le premier des droits de l’homme, les manières de la concevoir sont restées distinctes [1].

Dans l’univers anglo-saxon, l’idée de liberté est intimement associée à celle de propriété. Ainsi, pour Locke, les « biens propres » d’un individu (his Property), comprennent « sa vie, sa liberté et ses richesses » (§ 87) [2]. Pour lui, l’état de nature, « état de parfaite liberté », est « un état dans lequel, sans demander la permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, ils [les hommes] peuvent faire ce qu’il leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos » (§ 4). Ce qui rend cet état insatisfaisant est le fait que la jouissance du droit correspondant est « fort incertaine et exposée sans cesse à l’invasion d’autrui » (§ 123). Créer une société vouée à la liberté c’est, en protégeant la propriété, mettre chacun à l’abri de l’intervention des autres, qu’elle concerne sa personne ou ses biens. Cette conception de la liberté, le lien entre liberté et propriété, traduisent une vision qui marque profondément la Grande-Bretagne comme les États-Unis.

On trouve dans l’univers germanique une conception de la liberté très différente. La liberté qui fait référence est celle d’un individu transformé, civilisé, par la dépendance où il se trouve par rapport à un tout. Ainsi, Kant regarde avec horreur les arbres « qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres » et, de ce fait, « poussent rabougris, tordus et courbés » pendant que, au contraire « dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits [3] ». Une forme de liberté compatible avec cette vision laisse chacun soumis à la pression civilisatrice du tout. Être libre, c’est avoir voix au chapitre dans les orientations que prend ce tout et, par ce biais, pouvoir considérer que l’on se dirige soi-même.

L’image de l’homme libre qui a prévalu en France est encore différente : jamais contraint de s’abaisser devant quiconque, traité avec les égards dus à son rang, un homme libre n’est pas prêt à s’humilier parce qu’il a peur ou pour satisfaire quelque bas intérêt. Sieyès, bon témoin de cette image, associe la liberté à la noblesse et à l’honneur [4]. La « liberté » a un « prix » que sont « incapables de sentir » ceux qui sont « avides de fortune, de pouvoir et des caresses des grands [5] ». Cette vision se rencontre en France avec constance chez les défenseurs de la liberté, même quand, politiquement « libéraux », tels Tocqueville, ils paraissent le plus influencés par la vision anglaise de celle-ci.

 

Citoyen égal à tous bien que travailleur subordonné

 

Ces différences de visions de la liberté et, corrélativement, de figures du citoyen se traduisent par des manières différentes d’organiser la société [6]. Ces différences concernent en particulier la sphère de l’entreprise et du travail. Dans tous les pays européens ou de cultures européennes, il a été difficile de concilier le rôle de salarié en position de subordination avec la condition de citoyen libre et égal à tous d’une société démocratique [7]. Et la réponse apportée en chaque lieu à cette question épineuse a été marquée par la conception de la liberté qui prévaut localement.

Ainsi, aux États-Unis, l’orientation suivie, dans la loi et dans les mœurs, a été de chercher à mettre en place des rapports de travail aussi conformes que possible à l’idéal de relations contractuelles entre propriétaires : un fournisseur (le salarié, vu comme propriétaire de son propre corps) et un client (l’employeur). Il revient à ceux-ci de négocier librement les contrats qui les lient dans un environnement permettant d’aboutir à un résultat fair grâce à l’existence d’un certain équilibre entre les pouvoirs de négociation des parties (un level playing field). La législation du travail américaine, telle qu’elle a été construite depuis l’époque du new deal, a pour objet d’assurer cet équilibre et non de se substituer aux parties pour définir ce qui doit résulter de leur accord.

Ce modèle fait référence, bien au-delà des États-Unis, dans l’idéologie managériale. Mais, dans la plupart des pays européens, il ne s’est guère imposé dans les pratiques. Dans la France d’aujourd’hui la mise en avant des droits et des devoirs associés à la place spécifique que chacun occupe dans la société, de par son métier, tient une place centrale dans la régulation des rapports de travail [8]. Cette place joue un rôle décisif pour protéger d’une manière réputée servile d’être en rapport avec ceux qui, à un titre ou à un autre (un supérieur, un client) sont en position de vous faire bénéficier de quelque avantage, à condition qu’on se soumette à leurs exigences.

Ainsi, la mise en avant du métier fournit une manière de raccorder le travail fait dans une position subordonnée, soumis à l’autorité d’un patron, à une vision d’honneur et de noblesse. On trouve, dans ce registre, l’attachement à une forme d’autonomie qu’évoque Michel Crozier à propos des organisations bureaucratiques : « Les subalternes […] n’auront jamais à s’incliner devant la volonté personnelle humiliante de quelqu’un ; ce qu’ils font, ils le font de leur propre volonté et en particulier ils accomplissent leur tâche en dehors de toute obligation directe. Ils s’efforcent de montrer qu’ils travaillent non pas parce qu’ils y sont forcés, mais parce qu’ils choisissent de le faire [9] ».

La législation du travail qui a pris progressivement corps en France donne un grand rôle au statut que chacun possède, aux droits associés à la place spécifique qu’il occupe dans la société. Pour de multiples questions, embauche, licenciement, durée du travail, congés payés, salaires, retraites, formation, etc., un droit du travail, qui s’est progressivement construit, supplante le Code civil. Dans tous ces domaines, les relations entre un salarié et son employeur ne sont que très partiellement régies par un accord entre les parties (qu’il s’agisse d’un accord individuel ou d’un accord collectif). Elles sont marquées par l’existence de droits inhérents à la condition même du salarié. Ces droits, auxquels est associée la notion d’ordre public, ont un poids tel qu’il est interdit aux parties d’y déroger, seraient-elles parfaitement d’accord entre elles pour ce faire [10]. Certes, on cherche parfois à s’affranchir de pareille conception. Ainsi, dans un mouvement général d’abolition des privilèges, la Révolution a supprimé les corporations et instauré la liberté d’entreprendre et de contracter. Mais quand, à la lumière de l’expérience, la dépendance économique dissimulée sous l’égalité juridique a été dénoncée, la voie suivie pour mettre les salariés à l’abri de la dureté d’un rapport strictement contractuel a été de leur construire, pas à pas, ou plutôt de leur reconstruire, un statut.

De son côté le rapport aux clients est pensé en utilisant des termes (prescrire, offrir, accueillir) qui évoquent non pas une soumission intéressée, donc servile, d’un simple prestataire de service à une volonté étrangère, mais au contraire la bienveillance de celui qui domine la situation envers celui qui fait appel à lui. Ainsi, une entreprise du CAC 40 peut écrire, dans son rapport annuel, en parlant de ses commerciaux : « Leur connaissance intime des besoins de leur clients leur permet de prescrire [c’est nous qui soulignons] les solutions les plus adaptées… [11] ». Et cette représentation a un rapport étroit avec les pratiques, pour le meilleur (une grande capacité à aller au-delà du désir immédiat du client) et pour le pire (le manque d’esprit de service souvent reproché aux Français).

 

De grandes attentes envers l’État

 

Les rapports entre l’individu, agissant de son propre chef pour défendre ses intérêts propres, et l’État , vu comme défenseur de l’intérêt général, fournissent eux-aussi une bonne illustration de ce qui sépare diverses visions de ce qu’est un citoyen libre d’une société démocratique. Alors qu’en Grande-Bretagne, le citoyen est largement conçu sur le modèle du propriétaire qui compte sur sa propre action pour défendre ses intérêts, en France, au contraire, les intérêts particuliers ont quelque chose de douteux. Corrélativement l’État est moins regardé comme une menace pour les libertés des citoyens que comme un gardien de l’intérêt général. Dans la mesure où il est au service de quelque chose de grand, il est parfaitement honorable de lui faire allégeance. Cette haute vision de l’État, allant de pair avec un certain mépris pour les « intérêts vulgaires », a toujours fait obstacle au plein développement en France de vraies conceptions « libérales », au sens que lui donnent les admirateurs des institutions anglaises ou américaines [12].

 

Un monde déstabilisé

 

L’association française entre la conception de la liberté et la logique d’une société de rangs est à l’origine d’une forte tension concernant ce qui touche à l’égalité. Tous les citoyens sont égaux. Mais le regard social distingue des positions jugées plus ou moins nobles. On a des compromis, plus ou moins stables, entre une vision égalitaire et une vision hiérarchique. Ainsi, dans le monde du travail, tous les métiers ne sont pas également nobles, et l’univers des métiers n’est pas ouvert à tous. Il laisse de côté les sans-travail, les précaires, les sans-statut. Mais si le métier de chacun, pour modeste qu’il soit, est respecté, si chacun se sent pleinement considéré dans sa conscience professionnelle et dans son apport à l’œuvre commune, il en résulte déjà, parmi ceux qui ont un métier, une sorte d’égalité relative de dignité. Un aspect fondamental de la manière dont la mondialisation libérale, avec ses effets directs et indirects, est vécue en France est qu’elle déstabilise cette forme de compromis entre les exigences de dignité du citoyen et les réalités de la subordination. Les politiques sont tenus d’affirmer qu’ils vont protéger les travailleurs des effets de la mondialisation libérale mais sont bien impuissants à y arriver. Cela pèse lourdement sur la désaffection dont sont l’objet les détenteurs actuels du pouvoir, et la popularité relative dont bénéficient ceux qui sont vus comme n’ayant pas baissé les bras (Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon).

 

Les effets de la mondialisation libérale

 

Dans une vision anglo-saxonne, le salarié est vu comme propriétaire de sa force de travail, négociant l’usage de celle-ci selon des clauses et pour un temps bien définis. Il peut trouver agréable d’avoir un contrat à long terme, mais cela ne modifie pas l’essence de la relation qu’il entretient avec son employeur. Ce qui compte est que le cadre institutionnel encadrant la négociation entre partenaires assure la fairness de cette négociation. Corrélativement, un enchaînement de rapports contractuels plus ou moins transitoires ne met pas en cause le fait que celui qui enchaîne de tels contrats conserve la dignité d’un propriétaire traité en homme libre.

Une situation formellement identique n’est pas vécue de la même façon quand, comme en France, la possession d’une place bien établie dans la société est perçue comme essentielle dans la conciliation entre la condition de salarié et le statut de citoyen libre d’une société démocratique.

On pourrait citer, à titre d’exemple, les réactions qu’a suscitées, en 2006, la tentative d’instaurer le CPE (Contrat première embauche) qui créait des relations de travail strictement marquées par une logique de marché, relations qui ont été dénoncé comme un retour vers le servage, avec un salarié « taillable et corvéable à merci ».

La mise en cause qui se produit de la place accordée au métier alimente la « souffrance au travail » dont il est fait tellement état de nos jours. Le cas de France Télécom, objet de l’attention des média il y a quelques années, est exemplaire à cet égard. A la question « Êtes-vous fier d’appartenir à France Télécom ? », la proportion de réponses positives a chuté de manière radicale en liaison avec la « modernisation » du management (25 % contre 96 % auparavant pour les non cadres, 52% contre 95% auparavant pour les cadres) [13]. Et cette évolution a pu être mise en relation avec la tendance à remplacer une logique de service public, avec toute la fierté de métier dont elle était porteuse, par une logique de marché. « On met dans les boutiques des techniciens bourrus qui ne supportent pas l’idée de mentir une peu pour mieux vendre » note une enquête [14]. « Les gens n’ont plus de repères, ils sont comme des pions qu’on déplace » commente un syndicaliste [15].

 

Des effets démobilisateurs des tendances actuelles d’évolution des entreprises

 

Les évolutions actuelles du management, qui, sans être liées mécaniquement à la mondialisation, sont influencées par celle-ci, contribuent à la déstabilisation du monde du travail.

Ainsi, de grands efforts sont faits actuellement pour faire échapper le fonctionnement des entreprises à une logique de métier, réputée conservatrice, et à mettre en place, à l’américaine, des batteries d’indicateurs chiffrés (les kpi, key performance index) permettant d’évaluer les résultats obtenus par chacun et de le récompenser ou de le sanctionner en conséquence. Et ces efforts suscitent de nettes réticences. C’est que toute une forme de liberté liée à la possibilité qu’a traditionnellement l’homme de métier de décider par lui-même de la meilleure manière de « bien faire son travail » se trouve mise en cause. Quelle va être la qualité des critères à l’aune desquels il va falloir « faire du chiffre » ? On a beaucoup évoqué leurs effets pervers à propos de l’activité de la police. Ils marquent actuellement celle des chercheurs. Que reste-t-il à celui qui se sent corseté et humilié ? À « faire l’idiot puisqu’on lui demande de faire l’idiot », à saboter les réformes qu’on prétend lui imposer. De plus, chacun se trouve beaucoup plus dans la main du supérieur qui fixe ses objectifs et l’évalue. Il peut arriver que celui-ci soit lui-même parfaitement dévoué au bien de l’entreprise et insensible, dans la manière dont il les traite, à la façon dont ses subordonnés lui font leur cour. Mais cela n’a rien de fatal. Et ce type d’évolution tend alors à développer l’esprit courtisan contre lequel la logique de métier offrait une certaine protection.

De son côté, la rémunération des grands patrons, objet de tant de débats, fait question. Pour les uns, elle est indécente, dans la situation que connaît le pays. Son niveau relève d’une sorte de dérive des mœurs, conjointement avec l’adhésion au « bling-bling », inaugurée par la fameuse soirée au Fouquet’s, qui a marqué le quinquennat précédent. Pour d’autres, elle reste misérable comparée à celles des stars du showbiz ou des vedettes du sport. Il y a, dans ce débat, un symptôme de la position incertaine que les grands patrons occupent dans la société française. Au hit parade des professions les plus estimées, les enquêtes d’opinion les placent bien loin des infirmières, des médecins, ou des enseignants ; il leur manque la forme d’honorabilité dont bénéficient ceux qui consacrent leur vie à de grandes causes. Les média les associent de plus en plus au monde un peu interlope, qui fascine mais que l’on n’estime guère, de la jet set. Dans ce monde, quel est le facteur majeur d’honorabilité, sinon combien l’on « pèse » en millions de dollars ? Les grands dirigeants d’il y a quelques décennies, aux rémunérations beaucoup plus modestes, paraissaient sans doute plus attachés à l’accomplissement d’une mission, et moins à la défense de leurs propres intérêts. Et cette perception ne peut être sans effets sur la manière chacun, au sein des entreprises, s’attache de son côté à défendre ses intérêts.

 

Un climat dégradé

 

En fin de compte, à travers de multiples processus, le personnel des entreprises se sent souvent ravalé au rang de simple outil de production par des dirigeants dont il paraît clair que, vivant dans un autre monde, ils relèvent d’une autre espèce. La ‘France du bas’ est sommée d’accepter d’innombrables réformes, du recul de l’âge de la retraite à la ‘flexibilisation’ de l’emploi ou à la privatisation des entreprises publiques, réformes dont, est-il affirmé, sans doute avec raison, le pays a absolument besoin. Mais pourquoi les accepterait-elle ? Il est noble, certes, de se sacrifier sur l’autel du bien commun, mais qui montre l’exemple ? N’est-ce pas aux puissants de convaincre par l’exemple qu’il est peu honorable de profiter sans retenue des moyens dont on dispose pour faire triompher ses intérêts ? Quand ils ne le font pas, comment éviter que prospère un climat délétère, entre luttes mesquines pour la défense de petits intérêts et désengagement à l’égard d’un monde décevant, que peut accompagner la culture douillette des ‘35 heures’, pendant que les laissés-pour-compte hésitent entre découragement et révolte ?

 

Des perspectives imaginaires

 

Pour sortir de la crise qui résulte de l’incapacité à faire advenir une réalité qui réponde à un idéal d’égalité plus que jamais proclamé, on voit évoquer des perspectives largement imaginaires, faisant fi des réactions du corps social et oubliant que la société française a ses manières propres de réagir.

L’optique libérale, qui a actuellement le vent en poupe, considère qu’il faut faire confiance aux mécanismes du marché pour assurer à chacun la place à laquelle il est destiné, compte tenu des capacités dont la nature l’a gratifié et de la manière dont il a fait fructifier ce qu’il a ainsi reçu. Il revient au marché du travail, au marché de l’éducation, au marché du logement de mettre en correspondance les caractéristiques de chacun et la position qu’il occupe. Chacun doit accepter sans broncher la place que lui assigne le jeu du marché. Ailleurs, est-il affirmé, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, c’est ainsi que les choses se passent et la société s’en trouve bien. Mais c’est justement ailleurs, là où le marché est regardé comme une sorte d’instance sacrée à qui il revient de fixer, à l’abri de toute intervention d’un pouvoir arbitraire, la place que chacun occupe dans la société ; une instance dont les verdicts, s’ils rendent inégales les positions sociales, laissent inentamée une égalité conçue comme une égalité politique ; une instance contre laquelle seuls les insensés peuvent se révolter.

Vouloir transplanter en France un tel imperium du marché, c’est n’être guère sensible à tout ce qui sépare l’univers mythique où baigne la société française de l’univers mythique anglo-saxon. C’est oublier que, dans cet univers mythique français, les questions de statut sont centrales, que c’est l’égalité sociale, et pas seulement l’égalité politique, qui est objet de lutte. C’est oublier que le marché n’y est pas regardé comme l’instance capable de fixer de manière légitime le statut économique et social de chacun, mais comme une sorte de monstre froid pour qui les hommes ne sont que des marchandises et sous la domination duquel il faut refuser de tomber. C’est croire qu’un pays peut faire bonne figure dans la « guerre économique » mondiale avec des salariés qui, convaincus qu’ils sont maltraités, sont mûrs pour la révolte ou le repli.

Cette optique libérale est en concurrence avec une autre optique, actuellement sur la défensive mais qui n’a pas dit son dernier mot. Pour celle-ci, qui se veut fidèle à l’idéal républicain d’égalité sociale, le fait que tous ne soient pas également armés pour réussir n’est pas regardé comme un fait de nature ; c’est un effet du jeu social, de la capacité des dominants à défendre et à transmettre leurs privilèges. Il faut défendre sans faiblesse, et même à chercher à développer les aspects les plus protecteurs du « modèle social français » : minima de salaires élevés, protection contre les licenciements, réduction de la durée du travail ; il faut laisser le moins possible aux employeurs la possibilité de mettre en concurrence les demandeurs d’emploi et de choisir, en les ayant longuement mis à l’essai, celui qui offre le meilleur « rapport qualité/prix », éviter la concurrence du « plombier polonais ». En théorie, agir ainsi protège ceux que le jeu de la concurrence et du marché tend à reléguer dans des positions subalternes. Mais cette optique fait, elle aussi, bon marché des réactions du corps social. Elle ne se préoccupe guère de savoir quel sera le destin réel de ceux qui sont mal armés pour séduire un employeur : que va-t-il leur advenir quand d’autres, mieux armés, leur font concurrence ? Qu’arrivera-t-il quand cette concurrence est d’autant plus sévère que ce que l’employeur doit débourser est quasi-identique, qu’il ait affaire à ce qu’il considère comme un « bon » ou un « mauvais » élément.

On a eu une manifestation exemplaire de cette coexistence de visions antagonistes, à l’occasion des débats qui ont accompagné le référendum sur le projet de Constitution européenne. Le ‘modèle français’ a été aussi passionnément combattu que défendu, dans une sorte de dialogue de sourds peu attentifs aux spécificités françaises.

Le ‘mal français’ a été abondamment dénoncé [16]. L’éditorial par lequel le journal Le Monde a accompagné l’annonce des résultats du référendum est exemplaire à cet égard [17]. Sont stigmatisés, tout au long du texte, « l’appel d’air nationaliste et protectionniste », « la crispation nationaliste », « la crainte du changement », « un consensus français attaché à ce que rien ne change ». Il est affirmé que « le système français – exception ou modèle, comme on voudra – ne marche pas », qu’il faut « cesser de se bercer de l’illusion d’un idéal français ». « La compétition internationale est une donnée dont aucun pays ne peut s’abstraire, sauf à faire le choix de l’immobilisme et de la pauvreté » ; c’est « d’une plus ou moins mauvaise alchimie nationale » que relève le niveau du chômage. De multiples prises de position ont mis en avant les mêmes arguments. Se singulariser, c’est s’affaiblir. « Les partisans du non se retrouvent avec un tas de ruines : une France inaudible et incomprise de ses partenaires, contrainte avec retard et avec des coûts plus élevés à s’adapter aux exigences du temps sous peine de décliner inexorablement [18] ». Rester à l’écart du grand courant de l’économie mondiale, c’est se ranger du côté des perdants. « L’exception française ne fait que recouvrir des archaïsmes qui déroutent nos partenaires et qui nous coûtent très cher : en prestige, mais aussi en emplois et en niveau de vie […]. Il va aussi falloir comprendre que la compétition économique est le seul moyen de ne pas régresser. Le non semble porté par une peur profonde de la compétition, comme si nous avions décidé que nous ne pouvons pas être compétitifs […]. Le protectionnisme ne protégera pas les perdants, il ne fera que paralyser les gagnants [19] ». Dans cette perspective, il faut savoir s’inspirer de l’exemple de ceux qui, ailleurs, ont réussi. Ainsi, pour Nicolas Sarkozy, « Ce n’est pas faire du mimétisme idéologique que de vouloir s’inspirer de ceux qui, en Europe, ont su trouver le plein-emploi et de vouloir tourner le dos aux méthodes de ceux qui n’en finissent pas de s’enfoncer dans le chômage de masse. C’est au contraire de l’aveuglement idéologique que de refuser dans notre pays ce qui se fait ailleurs [20] ». Bien d’autres partagent ce point du vue : « Les statuts, les corporatismes, l’accumulation des réglementations, passent à leurs yeux [des syndicats] pour des boucliers sociaux, alors qu’il ne s’agit que d’entraves. L’extrême-gauche rêve de stopper la mondialisation, d’interdire les licenciements, de maîtriser le marché, de vivre mieux sans travailler plus ni autrement : chimères ! Quand à la gauche réformiste, elle ne se résout pas au blairisme, mais où sont ses contre-projets, ses propositions inédites, quels desseins nouveaux a-t-elle élaborés ? La France oppose un désert idéologique à l’invasion britannique [21] » ; « Inutile de brandir le modèle social français comme s’il s’agissait d’un chef d’œuvre impérissable. Il est devenu un sabre de bois. […] La France qui s’est longtemps vécue comme exemplaire est condamnée à apprendre les recettes des autres [22] ».

Pendant ce temps, d’autres pourfendent la vision libérale : « la liberté est celle de s’enrichir, l’égalité est une servitude, quand à la fraternité, c’est celle des communautés. […] Bref, une américanisation à la française ! ». Et c’est une tout autre voie qui est prônée : « Soit la gauche prend au mot ce qu’elle dit – nous vivons une crise de régime, le libéralisme est une déferlante –, et alors elle s’unira sur un vrai projet de gauche et crédible, et se rassemblera pour la défense, par la rénovation, du modèle français, elle sera utile pour les Français, efficace pour la France. […] Soit elle s’émiettera […], les ‘liquidateurs’ l’emporteront et personne ne sait quand et comment elle s’en remettra [23] ». Parfois, le discours se fait plus rude. Ainsi pour Arnaud Montebourg, le projet de la droite « est d’une extraordinaire violence politique. Il consiste à aligner la France sur la pire des régressions anti-sociales, dans une mondialisation déréglée et ultralibérale [24] ». Selon la motion qu’il a défendue au Congrès du PS, « Il ne s’agit pas seulement de se donner comme objectif de ‘réguler’ le capitalisme mondialisé […]. Il s’agit de le maîtriser, de l’encadrer, de le dompter, de le soumettre même ».

Est de nouveau posée la question qui a tant marqué le XIXe : comment faire en sorte que la liberté d’entreprendre n’entraîne pas d’écrasement du faible par le fort ? Le monde anglo-saxon a son approche, mais jusqu’où est-elle transposable en France ? Et, si l’on parle de moderniser le modèle social français, que cela implique-t-il en pratique ? Que faut-il conserver et que faut-il réformer ? Comment combiner de manière réaliste ce qui demeure et ce qui change ? Pour ce faire, on ne peut se dispenser de se confronter aux pesanteurs du monde, sans oublier la manière dont le corps social donne sens aux situations et y réagit.

 

Mieux tirer parti des spécificités françaises

 

Un même univers mental peut conduire, selon les circonstances, à des comportements très différents. En particulier, en France, le désir de grandeur et le refus de déchoir peuvent conduire dans des proportions très diverses à une manière d’être créative et conquérante au service d’une grande œuvre ou à une manière d’être défensive, attachée aux avantages acquis et au statut. Et selon que l’une ou l’autre de ces manières d’être se trouve activée, la capacité des entreprises à répondre aux défis auxquels elles se trouvent confrontés peut varier dans de larges proportions.

 

Une histoire riche en contrastes

 

Si, dans les diverses phases de son histoire, la France a accordé une place centrale à l’opposition entre ce qui est plus ou moins grand, noble, elle a oscillé, et oscille toujours, entre plusieurs manières de vivre cette opposition, qui l’ont conduite, selon les époques, à des destins très divers. Selon les individus, selon les groupes sociaux, selon les circonstances de l’existence, selon les moments de l’histoire l’une ou l’autre tend à l’emporter. Elles sont inégalement porteuses de grandeur ou de décadence.

Un premier registre, qui colore les rapports sociaux tout au long de l’histoire, est celui de la morgue et du ressentiment. Il est présent de manière particulièrement éclatante dans l’œuvre de Sieyès. Le ressentiment du Tiers y répond tout au long à la morgue des privilégiés d’où sourdent « le mépris, l’injure et les vexations de toute espèce » dont il est victime [25]. Et le mépris reçu se transfère sur ceux qui sont situés au bas de l’échelle sociale, dont Sieyès s’indigne qu’on ait pu laisser croire qu’ils « appartenaient véritablement au Tiers état [26] ».

Un deuxième registre est celui de la futilité. Il tient une grande place dans la vision de la France que l’on trouve en bien des pays. La Bruyère l’a mis au centre de ses Caractères. Il incite chacun à briller comme il peut, avec les moyens dont il dispose. Il ne s’agit sans doute pas, en cherchant les honneurs, d’être vraiment grand, mais de faire semblant de l’être, d’en avoir, dirait-on aujourd’hui, le ‘look’.

Un troisième registre est celui de l’honneur. C’est en faisant son devoir sans chercher son intérêt qu’il incite à être grand. L’histoire de France telle qu’on la racontait autrefois aux enfants a longtemps donné une place de choix à des personnages, plus ou moins mythifiés, Vercingétorix, Bayard, Pasteur, présentés comme des modèles d’une telle manière d’être. Dans notre monde postmoderne, son évocation fait quelque peu sourire. Mais sa réalité, plutôt pratiquée que célébrée, n’a pas disparu du corps social.

Selon les époques, l’un ou l’autre de ces registres occupe le devant de la scène. La fin de l’ancien régime, la Terreur, les massacres de septembre, ont donné une place centrale au premier. La Régence, la ‘Belle époque’ ont préféré le second. L’immédiat après guerre, dans la foulée de la Résistance, autour de la grande figure du Général de Gaulle et d’une pléiade de grand commis de l’État a été la dernière grande manifestation du troisième.

 

Honneur conquérant, honneur défensif

 

Cette diversité de manières de vivre ensemble permises par une même culture doit beaucoup au fait que l’honneur a deux dimensions, ce qui est vrai en particulier dans le monde du travail ; l’une qui est tournée vers ce que l’on doit faire pour être à sa hauteur : « faire son travail », être un « bon professionnel ; l’autre qui est tournée vers ce que l’on ne doit pas accepter sous peine de déchoir, à la fois dans la manière d’être commandé et dans les tâches que l’on vous demande d’accomplir. Ces deux dimensions marquent l’une et l’autre la manière dont chacun agit. Et, selon la position qu’il occupe comme selon la manière dont il est traité, c’est l’une ou l’autre tendance qui va prévaloir chez chacun.

Pour celui pour qui il va pratiquement de soi qu’il sera traité avec les égards dus à son rang, et qui a traditionnellement une large marge d’initiative lui permettant de cultiver sa propre manière d’agir, c’est le fait d’être ou non à la hauteur de sa fonction qui est l’enjeu central. L’honneur du métier tend alors à être à la fois une source d’investissement dans son travail et de dynamisme conquérant. La manière dont le corps des Ponts et Chaussées s’est lancé dans l’urbanisme dans les années 60, et le corps des Télécoms dans la modernisation du réseau téléphonique un peu plus tard en ont été de bons exemples.

La situation est bien différente pour celui qui n’a guère de possibilité de s’affirmer positivement dans son travail et qui de plus est traité comme un simple pion par des supérieurs qui ne manifestent aucune considération à son égard. Son honneur est alors de se défendre en s’arc-boutant sur son statut, en refusant de n’être qu’une variable d’ajustement dans les projets des grands, voire en se désengageant massivement de son travail.

Entre les deux extrêmes, on trouve toute une gamme d’attitudes, avec des combinaisons, parfois étranges pour un regard extérieur, de dévouement à sa tâche et de susceptibilité, d’innovation personnelle et de résistance aux changements impulsés d’en haut.

Les manières d’agir des Français, crispation sur les statuts, manque de flexibilité, difficultés à coopérer entre patronat et syndicats, ou entre entreprises et chercheurs, qui sont dénoncées comme autant d’entraves à une adaptation productive à la mondialisation, trouvent largement leurs racines dans l’aspect défensif de l’honneur.

On a, par exemple, une bonne illustration de ce lien, dans les positions qu’a adoptées un syndicat pourtant réformiste, la CFDT, concernant l’emploi des seniors. Elle a affirmé que « Sur le vieillissement et la productivité (article 1), la CFDT a réussi à intégrer que ‘le vieillissement de la population active n’a pas d’impact sur la productivité moyenne’ [27] ». Ce propos surprend. Il est courant d’invoquer l’usure par le travail pour refuser de reculer l’âge de la retraite, ou demander d’abaisser celui-ci, et il est peu raisonnable d’affirmer que cette usure n’a aucune influence sur les capacités de ceux qu’elle affecte. Dans d’autres pays, tel le Japon, où les seniors sont nettement plus nombreux à travailler qu’en France, il paraît aller de soi qu’on n’a pas à leur demander les mêmes performances qu’à de plus jeunes et que, en contrepartie, ils ne peuvent prétendre aux mêmes salaires. Mais, dans une vision française, affirmer que, pour garder un emploi, les seniors ont besoin d’un rabais sur le coût de leur travail c’est affirmer qu’ils ne méritent plus le rang qui a été le leur. C’est attenter à leur statut et par là à leur dignité.

La place prise par cet aspect défensif de l’honneur n’est pas une donnée de nature. La façon dont un individu va agir, en investissant plus ou moins dans un honneur créatif et conquérant ou dans un honneur défensif crispé sur la défense des avantages acquis, dépend beaucoup de la manière dont il est traité par ceux qui le dirigent. Plus il se sent traité comme quantité négligeable, variable d’ajustement dans les recompositions de l’appareil productif et simple exécutant tenu de mettre en œuvre sans discuter ce qui lui est imposé, plus il a des chances de se cabrer contre les directives qu’il reçoit, quelles que soit leur pertinence.

 

Des atouts à cultiver

 

Plongée dans une mondialisation qui soumet son économie au grand vent de la concurrence, la France a du mal a raccorder ce qu’exige l’adaptation à cette concurrence, sous peine de voir la place qu’elle tient dans l’économie mondiale continuer à s’effriter, et la manière dont elle assure le raccord entre la dignité du citoyen et la condition de salarié. Les pressions auxquelles est soumis son modèle social comme la manière dont les entreprises sont gérées sont concernées. Sans doute la conception particulièrement radicale dont l’Union européenne joue le jeu de l’ouverture à la concurrence ne facilite-t-elle pas ce raccord, mais, du moins à court et moyen terme, elle paraît difficile à infléchir. Il lui reste à s’en accommoder. Cela concerne à la fois le management de ses entreprises et l’orientation des politiques sociales. Bien des pistes sont à creuser dans l’un et l’autre registre.

Aucune fatalité n’oblige les entreprises françaises à singer le management américain. Quand elle a la possibilité de s’exprimer, la forme d’autonomie à laquelle les Français sont attachés, avec une alliance de manière créative de « faire son métier » et d’allégeance à quelque chose de grand est particulièrement précieuse dans un monde complexe et turbulent où il est souvent difficile de définir des objectifs précis qui explicitent de manière sensée ce que le travail de chacun est susceptible d’apporter. Au lieu de tenter de reformater leurs Français, à coup d’universités d’entreprises où des consultants « internationaux » prêchent la bonne parole d’un management prétendu universel mais en fait inspiré par la culture politique américaine, au lieu de tenter de les enfermer dans des réseaux de procédures et de KPI gérés par des managers qui, de plus en plus, considèrent qu’ils n’ont pas à connaître le métier de ceux qu’ils dirigent, elles feraient mieux de cultiver les vertus d’une forme française de management, et s’employer à ce que cette forme soit explicitée et enseignée. Et si, dans un contexte de concurrence internationale exacerbée, elles ont besoin de flexibilité interne, il importe, dans la manière de l’obtenir, de ne pas traiter comme de simples pions ceux à qui elles demandent d’évoluer. C’est une condition pour éviter qu’ils ne s’enferment dans une forme défensive d’honneur.

Un autre effort est à faire, à la fois au sein des entreprises et dans la législation du travail, pour trouver une forme de compromis, adaptée à un contexte de mondialisation libérale, entre les exigences d’une économie hautement concurrentielle et une manière digne de traiter ceux qui sont mal armés pour répondre à ces exigences. Comment les accompagner dans le chemin difficile qu’il leur faut parcourir ? Un certain déni par rapport aux questions dites d’« employabilité’, ou du moins une insistance quasi-exclusive sur les aspects de formation et de ‘qualification’, a conduit à ne porter qu’une attention sporadique au sujet. D’autres pays y sont attentifs, non sans résultats [28]. Les tentatives, encore modestes, faites en France ont eu des résultats prometteurs. Toutes choses égales par ailleurs, les chômeurs qui ont bénéficié de telles politiques retrouvent un emploi plus rapidement et l’emploi retrouvé est plus stable. On peut citer, dans cette perspective, l’expérience certes modeste mais riche d’enseignements d’une grande entreprise qui, à la suite d’une opération de restructuration, a créé une filiale de services chargée d’employer ses salariés « difficilement reclassables ». L’opération, moins coûteuse pour elle qu’un plan social, a évité aux intéressés de rejoindre la cohorte des chômeurs de longue durée [29]. Au-delà du cas singulier, cette expérience montre qu’il est possible de raccorder les exigences du marché et les questions de statut beaucoup mieux que cela n’est fait habituellement. Certes, des efforts importants ont dû être faits des deux côtés. Les personnes concernées ont perdu leur métier et leur pleine appartenance à une entreprise prestigieuse. Les premières missions ont été difficiles à vivre. Mais l’épreuve a été surmontée. « La fierté s’est transformée en capacité à relever un défi personnel », commente un ancien syndicaliste CFDT, responsable de la nouvelle entreprise. De son côté, l’entreprise a dû innover dans sa manière de répondre aux exigences de rentabilité portées par le marché. Comme l’économie d’un plan social a couvert les dépenses qu’elle a dû engager, elle n’a pas affaibli sa capacité concurrentielle. Mais la manière dont elle s’y est prise a exigé pour le moins que, dans ses rapports à son personnel, elle échappe à une conception pure et dure d’une logique marchande.

Si il est impossible de sortir totalement de la crise actuelle du ‘modèle social français’, il y a en tout cas moyen de la réduire. Cela exige de multiplier, tant dans l’action des pouvoirs publics que dans celle des entreprises, les possibilités de vivre de façon honorable les adaptations inévitables aux contraintes de la concurrence et du marché. Et cela exige aussi de ne pas déclarer inévitables celles de ces contraintes qu’aucune fatalité n’impose.

 

Conclusion

 

Pour des Français qui se sont vus longtemps comme devant montrer la voie au monde, admettre qu’ils ne sont que Français peut être frustrant, voire humiliant. Et dès lors, la tentation peut être grande de rejeter, dans un geste de dépit, ce qui n’est pas à la hauteur des rêves. L’universalisme français peut facilement conduire de l’arrogance à la dépression : si on ne peut se donner en modèle, c’est qu’on ne vaut rien. Comment dès lors rester vêtu malgré tout de la grandeur de l’universel ? Sortir du ‘provincialisme’ français, être pleinement européen, ou ‘citoyen du monde’, ou encore copier ce qui se fait dans la société américaine, ne plus vivre qu’en parlant anglais, les voies ne manquent pas. Mais une autre attitude est possible : plus modeste, admettant que la France n’est que la France ; plus confiante, croyant que dans ses limites, elle a quelque chose de particulier à apporter au monde ; plus réaliste, sachant qu’une société ne peut oublier ses mythes.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Philippe d’Iribarne, « Trois figures de la liberté », Annales, septembre-octobre 2003

[2] John Locke, Two treatises of Government (1690), edited by Peter Laslett, Cambridge University Press, 1960.

[3] Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, in Œuvres philosophiques,  Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1986, p. 194.

[4] Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat? (1789), Champs Flammarion, 1988.

[5] Ibid, p. 56

[6] Philippe d’Iribarne, L’envers du moderne, CNRS Editions, 2012.

[7] Cf., pour les Etats-Unis, Eric Foner, The Story of American Freedom, op. cit. et, pour la France, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[8] Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989, L’étrangeté française, Seuil, 2006 et Penser la diversité du monde, Seuil, 2008.

[9] Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil, 1963, p. 289.

[10] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit.

[11] Lafarge, Rapport annuel 2004, p. 23

[12] Lucien Jaume, L’individu effacé, ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1997

[13] Sondage cité dans Libération, 15 décembre 2009

[14] Isabelle Monnin, « Souffrances en ligne », Le Nouvel Observateur, 17-23 septembre 2009

[15] Cité dans Challenges, 17 septembre 2009

[16] Le terme, mis en valeur par Alain Peyrefitte dans son ouvrage Le mal français, Plon, 1976, est repris aujourd’hui ; cf. Alain Duhamel, « Le mal français », Libération, 5 octobre 2005, à propos de la crise de la SNCM.

[17] Editorial de Jean-Marie Colombani, Le Monde, 31 mai 2005

[18] Yves Méry, « L’Europe désorientée, la France déboussolée », op. cit.

[19] Charles Wyplosz, « Le non : un drame pour la France, pas pour l’Europe », Le Monde, 23 avril 2005

[20] Propos rapportés dans Le Monde, 14 mai 2005

[21] Alain Duhamel, « L’invasion britannique », Libération, 6 juillet 2005

[22] Alain Duhamel, « Crise d’identité française », Libération, 13 juillet 2005

[23] Jean-Christophe Cambadélis, « PS, les données du problème », Libération, 20 septembre 2005

[24] Didier Hassoux, « Le débat divise aussi le PS », Libération, 7 octobre 2005

[25] Emmanuel Sieyès, op. cit., p. 45

[26] Ibid., p. 64

[27] Syndicalisme hebdo CFDT, n° 3047, 20 octobre 2005

[28] Bruno Crépon, Muriel Dejemeppe, Marc Gurgand, « Un bilan de l’accompagnement des chômeurs », Connaissance de l’emploi, n° 20, septembre 2005

[29] « Arcelor essuie les plâtres », Libération, 10 octobre 2005