Séance du lundi 4 février 2013
par M. Jean-Jacques Annaud,
Réalisateur
Monsieur le Président,
J’ai eu la chance de travailler souvent à l’étranger. J’ai passé plus de temps, durant les trente dernières années, hors de France qu’en France. C’est en Côte d’Ivoire que j’ai tourné mon tout premier film, La victoire en chantant, qui m’a valu l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. C’est en Angleterre, au Kenya et au Canada que j’ai tourné La guerre du feu. Le nom de la rose a été tourné en Allemagne et en Italie, L’ours en Autriche, au Canada et en Italie. J’ai ensuite travaillé pendant huit ans aux États-Unis où j’ai tourné le premier film en trois dimensions et en couleurs. C’est en Inde que j’ai préparé Sept ans au Tibet, mais c’est en Argentine que je l’ai tourné. Stalingrad a été tourné en Allemagne, Sa Majesté Minor en Espagne et Or noir dans les pays du Golfe et en Tunisie.
Ma vision est très française, mais elle est un peu celle d’un Français de l’étranger. Je m’en réjouis car je ne me sens jamais aussi français que lorsque je suis à l’étranger et ce sentiment s’accompagne de beaucoup de fierté. Permettez-moi de vous en exposer la raison.
L’industrie artistique du cinéma a été créée en France grâce à une invention technologique de Louis Lumière. La petite boîte amusante de l’ingénieur bisontin qui permettait de montrer des photos animées a en fait révolutionné le monde. Profitant de cette invention, Louis Lumière, Georges Méliès, la société Gaumont et la société Pathé sont devenus des « montreurs d’images » dans le monde entier. De 1895 à 1900, la France régnait sans partage.
Très vite sont apparus deux courants dans le cinéma. Il y eut le courant documentaire des frères Lumière qui s’illustra particulièrement par les « actualités Pathé » qui présentaient un point de vue français dans les salles du monde entier, bientôt en concurrence avec la Fox américaine. L’autre courant fut celui de Méliès qui se servit de la technologie nouvelle pour raconter des histoires.
Très vite aussi est apparu le concurrent américain, qui disposait de deux atouts. D’une part, son marché était plus grand que le marché français. D’autre part, le public américain était, en Amérique, international. La force du cinéma américain tient au fait que ce cinéma s’adressait à une population qui ne « parlait » pas encore l’américain. En conséquence, il devait faire des films avec des images fortes et racontant des histoires universelles pour un public sans racines américaines. C’est ce qui a fait que, jusqu’à aujourd’hui, les projets sur lesquels travaillent les cinéastes américains, pour le public américain, deviennent immédiatement internationaux.
Depuis longtemps, les représentations diplomatiques françaises aiment à répéter que le cinéma français est le deuxième de l’Occident. C’est tout à fait exact. En Europe, l’Angleterre a perdu ces cinéastes au profit des Majors américaines ; en Italie, Silvio Berlusconi ayant acheté les chaînes de télévision a acheté, à peu de frais, des programmes américains qui ont dissuadé les Italiens d’aller au cinéma. Les grandes cinématographies européennes se sont effondrées, à l’exception de la française.
Il est bon toutefois d’avoir en tête les proportions des parts de marché. Le cinéma américain représente environ 85% de la recette mondiale des salles de cinéma. Le cinéma français représente seulement 4%.
Jusque dans les années soixante, voire soixante-dix, la France a produit une cinématographie populaire très vigoureuse et appréciée non seulement dans toute l’Europe, mais aussi aux États-Unis. On parle encore aujourd’hui de ces stars que furent Gabin ou de Funès ; plus près de nous, Belmondo et Delon ont été et restent de très grandes stars.
L’année 2012 a été extrêmement bonne pour le cinéma français en raison de quelques gros succès, particulièrement Intouchables et The artist. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que, par rapport aux succès américains, ces deux films ne sont que de petits succès. Quand Avatar fait un milliard de recettes, Intouchables ne fait « que » cent millions.
La France produit 270 films par an, soit un par jour ouvrable. Les États-Unis en produisent deux fois moins, mais chaque film est dix fois plus cher. Et comme le prix de la place est le même, que l’on regarde un film français ou un film américain, les spectateurs préfèrent souvent monter dans la grosse Chevrolet plutôt que dans la Deux-Chevaux. La Deux-Chevaux a toutefois son charme et elle constitue non pas une alternative, mais l’alternative.
Il résulte de cette situation que la plupart des cinéastes du monde rêvent d’être français. La raison en est qu’il y a en France un public qui aime le cinéma et des metteurs en scène qui ne conçoivent pas leurs films comme de simples machines à faire de l’argent. Les producteurs français témoignent d’un véritable amour du cinéma et faire fortune n’est nullement leur souci premier. C’est là une spécificité française.
La particularité du modèle français est que le cinéma, dans notre pays, est aidé de manière intelligente, depuis la Libération, par l’État, via le Centre national du cinéma, que de très nombreux pays nous envient. Une partie du financement du cinéma est assuré chez nous par un système unique au monde : sur le prix de chaque ticket acheté par les spectateurs, 10% sont affectés à un fonds qui est ensuite réparti chez les producteurs français. Cette exception française constitue une curiosité commerciale dans la mesure où l’on peut dire que ce sont les succès du cinéma américain qui font vivre le cinéma français.
Il faut mentionner également comme particularité française la loi des quotas qui oblige les chaînes de télévision à passer environ 80% de films français pour 20% de films étrangers.
Toutefois, le cinéma français se heurte à une difficulté majeure, à savoir la disparition progressive du circuit de distribution art et essai. En résumé, les cinéastes français sont perçus comme de véritables artistes, qui offrent une alternative intelligente au cinéma de spectacle, mais dont les œuvres ne sont diffusés que dans de petites salles d’art et essai qui, aujourd’hui, ferment les unes après les autres. Un article du New York Times, il y a un an, expliquait, sous le titre « Art theaters, a hair problem », que le public des salles d’art et d’essai était soit chauve soit chenu. Par rapport au cinéma américain, le cinéma français constitue une alternative culturelle, souvent snob, urbaine et universitaire.
OBSERVATIONS prononcées à la suite de la communication de Jean-Jacques Annaud
Jean Tulard : J’ai appartenu à la Commission d’avance sur recettes du cinéma, à ses débuts, et en ai été chassé ignominieusement par Françoise Giroud, alors ministre de la Culture, parce que je me refusais à accorder des avances pour des films totalement incompréhensibles. Je ne citerai qu’un exemple parmi de nombreux autres, celui du Théâtre des matières de Jean-Claude Biette, auquel je n’ai rien compris. Il y avait, dans la Commission, des gens qui ont feint de comprendre. Le film a fait trois entrées… Les films bénéficiant de l’avance sur recettes sont en fait déjà couverts financièrement et ils n’ont même pas besoin de sortir en salle. J’ai pu le constater à d’innombrables reprises lorsque j’étais dans la Commission. Je voudrais toutefois préciser, au crédit de cette Commission, qu’elle ne coûte rien au contribuable français car son financement est assuré par les 10% prélevés sur le prix des tickets, comme vous l’avez indiqué. Avez-vous vous-même pu bénéficier de l’aide de cette Commission ?
Réponse : J’ai bénéficié de l’aide de la Commission d’avance sur recettes du cinéma pour mon premier film. À l’époque, j’étais réalisateur de films publicitaires et ne connaissais rien au cinéma. Néanmoins, j’ai obtenu l’avance maximale. Comme ce premier film a eu du succès et l’Oscar d’Hollywood, je ne me suis plus adressé, depuis lors, à la Commission, en pensant qu’il y avait bien des cinéastes qui avaient plus besoin que moi de son aide.
Cela ne m’empêche pas de partager votre sentiment sur l’absurdité de certaines décisions. Il faut se rappeler qu’il y a eu pendant un temps en France un courant très puissant qui se fondait sur l’équation suivante : le public est stupide, donc un film qui plaît au public est un film stupide. Remporter un succès commercial avec un film vous faisait immédiatement ranger dans la catégorie des nuls. J’ai ainsi vu, à l’occasion d’une conférence que j’ai donnée à la Femis, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son, les murs de la salle tapissés d’affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Annaud=succès=danger ». C’est cet état d’esprit qui nous a fait perdre les immenses marchés, naguère très demandeurs de cinéma français, que constituaient les pays de l’Est et la Russie, l’Italie, l’Espagne… La raison en est très simple : les distributeurs qui avaient acheté des films bénéficiant de l’avance sur recettes ont, les uns après les autres, fait faillite.
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Bertrand Collomb : Vous vous définissez comme étant un Français très français à l’étranger. Or, vous partez pour la Chine et la Mongolie où, à la demande de la Chine, vous allez faire un film chinois, en chinois, avec des acteurs chinois. En quoi pouvez-vous dire que votre film sera français ? Cela tient-il à un certain regard qui est le vôtre derrière la caméra ? À une certaine forme de sensibilité ?
Réponse : On a là la même situation que lorsqu’un peintre français peint Venise. C’est bien Venise qu’il peint, mais selon son œil. Lorsque Bertolucci fait Le dernier Empereur, il s’agit d’un sujet chinois, d’une production anglaise, d’un film tourné en Chine par un Italien. Qu’importe la nationalité ! C’est un film de Bertolucci sur la Chine. Un point, c’est tout.
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François d’Orcival : À la vue des résultats annuels publiés par Unifrance, on est étonné de constater que sur les 270 films que produit annuellement le cinéma français, seuls trois connaissent le succès que vous avez décrit et gagnent de l’argent. Le système français, qui a sans doute contribué à sauver notre industrie du cinéma, n’a-t-il pas un effet pervers en n’éliminant pas les films qui n’ont aucun public ? En outre, malgré ce système d’aide, le cinéma français était, au milieu des années quatre-vingt, au bord de la faillite, tout comme le cinéma allemand, italien ou anglais. Et ce n’est qu’en rajoutant un second dispositif, celui de l’exonération fiscale pour les sociétés d’investissement dans le cinéma français, que celui-ci a pu survivre.
Réponse : Toute assistance, qu’elle soit apportée à l’industrie ou aux arts, produit des effets pervers. Bien évidemment, il y a encore aujourd’hui une masse considérable de films qui n’ont quasiment pas de spectateurs, mais ça n’a guère d’importance puisque ces films sont pré-financés. Par ailleurs, je tiens à souligner que, dans tous les pays du monde, seul un film sur dix se rembourse et seul un film sur cent enregistre d’importantes recettes. L’industrie cinématographique est une industrie de prototypes. Or, quand on lance un prototype, dans quelque domaine que ce soit, on sait qu’il y a plus d’échecs que de succès. Un film qui ne perd pas d’argent, c’est une exception, et un film qui en rapporte, c’est une exception parmi les films qui n’en perdent pas. Que ce caractère d’exception parmi les exceptions soit renforcé par les dispositifs que vous avez cités, c’est ce dont je ne disconviens pas. Il y a les avances sur recettes, il y a les dispositions fiscales et aussi les quotas qui obligent à passer 80% de films français afin de pouvoir passer 20% de films étrangers. Ces mesures sont sans doute celles d’un autre âge, mais elles ont permis de sauver le cinéma français. Le même système a été adopté par la Corée, sur le modèle français, et l’on constate que le cinéma coréen fait preuve d’une très grande vitalité.
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Georges-Henri Soutou : Vous avez dit que le cinéma français dit « populaire » avait eu du succès dans les pays de l’Est. Sans doute cela tient-il à ses qualités intrinsèques qui ont effectivement su séduire le public de l’autre côté du Rideau de Fer. Mais, le fait qu’en pleine Guerre froide, les Soviétiques aient préféré acheter des films aux Français plutôt qu’aux Américains et qu’ils n’aient donc montré que ceux-là a certainement aussi contribué au succès de notre cinéma. Vous avez en outre constaté que le cinéma français populaire rencontrait de moins en moins de succès à l’étranger. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Réponse : L’explication est assez simple. Je ne voudrais pas donner l’impression de faire une fixation contre ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague, Nouvelle Vague qui a duré près d’un demi-siècle…, mais je crois qu’il est bon de rappeler que sont apparus un jour sur le marché une caméra légère que l’on pouvait porter à l’épaule et un film de grande sensibilité qui permettait de tourner en éclairage naturel. Des jeunes cinéastes s’en sont emparés et ont tourné, de façon souvent improvisée, des histoires qui sortaient de leur cœur et qui ont rencontré un grand succès. À bout de souffle de Godard en fut le premier exemple et en est resté l’archétype. L’intelligentsia française a cru alors avoir trouvé dans cette innovation la voie exclusive du cinéma moderne. Il en a résulté que les films de studio, tournés dans des décors en bois et carton peints, avec des grues, des échafaudages, des éclairages artificiels, des acteurs maquillés, etc., ont semblé démodés. Carné, Clément, Duvivier ont été ipso facto relégués comme d’indécrottables radoteurs. J’étais, à cette époque, à l’école du cinéma et je me scandalisais déjà de l’arrogance de la Nouvelle Vague, tant il m’apparaissait que les films de Feyder, La kermesse héroïque, de Jean Renoir, La grande illusion, La règle du jeu, étaient des chefs d’œuvre. Mais la mode voulut qu’on improvisât et fît parfois n’importe quoi pour être dans le vent. J’ai ainsi connu quelqu’un qui, pendant trois semaines, a filmé le désert pendant la nuit, sans éclairage. Et le film a eu quelques spectateurs. Les gens qui aimaient le cinéma français ont été bien entendu surpris par les films de la Nouvelle Vague et, ne les comprenant pas, ils les ont petit à petit délaissés. Pendant ce temps, les studios, ceux de Joinville, de Saint-Maurice, d’Épinay, de Boulogne, de Billancourt, etc. ont fermé et tout le savoir-faire qui s’y exerçait a disparu avec eux. Cela est très dommageable, car le cinéma véhicule tout un ensemble d’images culturelles et constitue une vitrine formidable pour un pays. Aujourd’hui, avec le numérique, les choses sont à nouveau en train de changer. Il suffit, pour s’en rendre compte, de penser à la concurrence effrénée que se livrent les différents pays pour attirer chez eux les cinéastes, notamment par des incitations fiscales. La Belgique rembourse à peu près 50% de tout ce qui est dépensé sur place pour faire un film, le Nouveau-Mexique offre 68% de rabais, tout comme la Colombie britannique, tout comme la Louisiane.
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Xavier Darcos : Le divorce entre les experts et le public n’est, hélas, pas une exclusivité du cinéma. C’est plutôt pire dans le monde du théâtre ou dans celui des arts plastiques. Il a été mentionné que le Centre national du cinéma et de l’image animée était souvent, par des aides, à la source de la création cinématographique. Mais il faut également signaler qu’il existe, dépendant de lui, un dispositif qui s’appelle Unifrance et qui aide le cinéma français à être diffusé dans le monde. Avez-vous eu recours aux services d’Unifrance et pensez-vous qu’il s’agisse d’un dispositif utile pour le cinéma français ? Par ailleurs, en ce qui concerne la diffusion, il n’est nul besoin d’être expert pour constater le foisonnement, peu après la sortie d’un film en salle, de DVD et autres moyens d’accession au film, streaming légal, streaming illégal, piratage, sans parler des copies de DVD qui sont proposées à des prix ridiculement bas dans de nombreux pays. Comment percevez-vous ce phénomène ?
Réponse : Je connais très bien Unifrance films, dont on m’a du reste à plusieurs reprises proposé d’assurer la présidence. Unifrance fonctionne un peu comme une chambre de commerce, c’est-à-dire qu’il organise des cocktails à la sortie des films pour en assurer la promotion et va même jusqu’à organiser des festivals. C’est un organisme très utile qui agit aussi bien qu’il le peut à la mesure de ses moyens. En ce qui concerne le DVD, on ne saurait méconnaître qu’il est en plein déclin. Il a constitué une formidable deuxième vie pour le cinéma, mais il est aujourd’hui en voie de disparition à cause du « nécessairement-tout-gratuit » qui prévaut, et dans l’esprit des gens, et dans leur pratique. Le cinéma a pour handicap de produire des œuvres facilement transportables par Internet, à la différence des architectes ou des sculpteurs. En ce qui me concerne, le piratage et la diffusion gratuite de mes œuvres sur Internet représentent 60% de recettes en moins pour mes producteurs. Une des conséquences très dommageables du piratage est que les films doivent faire des recettes en salle très, très vite, c’est-à-dire avant qu’on ne les pirate et que les flots de spectateurs dans les salles ne se tarissent. Il est donc exclu d’échelonner dans le temps la diffusion d’un même film selon les pays. Or, le seul public qui soit, dans tous les pays, disponible immédiatement lors de la sortie d’un film, c’est celui des jeunes. Les films s’adressent donc de plus en plus aux adolescents. Pendant longtemps, le cinéma a filmé du théâtre. Puis, il a filmé de la télévision. Aujourd’hui, il filme des jeux vidéo, en grand. Un film qui a du succès, c’est désormais un jeu vidéo sur très grand écran, que l’on voit en 3D, avec des lunettes et en compagnie de copains. Cela vaut principalement pour l’Asie, mais pas seulement. Il en résulte que la matière cinématographique a profondément changé, partout, sauf peut-être en France, grâce ou à cause du système de soutien que nous avons déjà évoqué.
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Jean-Claude Casanova : Le système économique du cinéma français a été en partie inventé par un inspecteur des finances qui s’appelait Guy de Carmois. À vrai dire, il s’agit d’un très étrange système puisqu’il assure le financement d’une corporation par l’impôt. Tout repose en effet sur des impôts non consentis par le contribuable et non vérifiés annuellement par le Parlement. L’avance sur recettes est une taxe de 10% que je paye sur le prix de mon ticket. Cette taxe reversée à la corporation du cinéma voit s’ajouter en outre la taxation des compagnies de télévision, les niches fiscales concernant le cinéma et enfin, last but not least, le financement, par les régimes sociaux, des intermittents du spectacle. Il y a donc une gigantesque corporation, de plus de 300 000 personnes qui est intégralement subventionnée par l’impôt. Je n’y verrais nul inconvénient si la France ne refusait pas dans le même temps les droits d’inscription dans les universités, qui sont également une taxe parafiscale. Mais il est vrai que financer les universités ou la science n’est pas considéré comme quelque chose d’important dans notre pays, surtout quand on prend en compte les très admirables productions du cinéma français… Outre qu’il n’y a aucun contrôle parlementaire sur la taxation exercée, le cinéma français n’est pas non plus soumis à un quelconque contrôle de qualité. Aux États-Unis, les films sont jugés par le public et c’est donc la demande qui exerce un contrôle de la production. En France, ce n’est pas le cas. Du reste quelles sont les finalités recherchées ? Et qui vérifie que ces finalités ont bien été respectées ? Si ces finalités sont par exemple l’exaltation la France, comme le cinéma américain exalte les États-Unis, je ne suis pas sûr que l’argent public soit toujours bien utilisé par le cinéma français. Quoi qu’il en soit, s’il n’y a pas de contrôle des finalités, cela signifie qu’une corporation est devenue suffisamment puissante en France pour se financer par un système de pressions et que la culture a succédé à l’agriculture avec, comme point commun, le navet.
Réponse : Je suis en parfait accord avec vous. Il n’y a effectivement aucun contrôle si ce n’est celui d’une élite autoproclamée, très bien organisée pour la défense de ses seuls intérêts. En ce qui concerne le patriotisme véhiculé par le cinéma, il faut savoir qu’un film américain montrant l’Amérique qui perd n’a aucune chance de réussir. La situation outre Atlantique est toutefois en train d’évoluer, le patriotisme est ébranlé et un certain nombre de films qui montrent des côtés peu aimables de l’Amérique n’en connaissent pas moins le succès. Le film Argo en est une bonne illustration. En France, la désespérance est une tendance lourde de l’ensemble de la société et celle-ci est souvent prête à se délecter d’une vision pessimiste. Les racines de ce pessimisme sont, à mon avis, à trouver, depuis les années cinquante, dans la perte des colonies, le recul de la langue française et aujourd’hui le recul de l’économie. En ce qui concerne le financement des films, nous avons déjà évoqué les 10% sur le prix des tickets. Un tiers du coût des films est en outre couvert, volens nolens, par la télévision, puisque celle-ci est soumise à une sorte de mécénat obligatoire, sans contrôle aucun. Néanmoins, je ne suis pas sûr que les Français soient choqués que l’on utilise de l’argent public pour sauver une industrie qui, au bout du compte est facteur de prestige.
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Bernard d’Espagnat : Ma question n’entre pas tout à fait dans le périmètre du sujet que vous traitez, mais elle s’y rattache dans la mesure où elle aborde le contenu des films. Je m’étonne de l’omniprésence de la violence dans le cinéma contemporain. La violence au cinéma n’est pas condamnable en soi. Vos films, au demeurant, comprennent des scènes de violence, mais il s’agit toujours d’un moyen de servir le scénario et non d’une fin en soi. En revanche dans nombre de films que l’on peut voir à la télévision aujourd’hui, la violence est quasi permanente. Quelle perception avez-vous de ce problème ?
Réponse : Une anecdote permettra peut-être de répondre à votre interrogation. Mon film L’amant a failli ne pas passer aux États-Unis parce que j’y montrais un rapport amoureux, chose inacceptable. Dans le cinéma américain, on peut montrer autant de têtes qui explosent ou que l’on écrase que l’on veut. En revanche, la sensibilité américaine répugne à voir sur un écran la pointe d’un sein, sauf si le sein, après un combat au sabre, tombe et apparaît détaché du corps. Cela tient sans doute à ce que la société américaine a été fondée par la conquête physique, armée, violente, comme le rappelle indirectement le deuxième amendement de la Constitution américaine. Le cinéma américain reflète cette situation et, comme il est devenu populaire dans le monde entier, la violence est devenue la norme. Pour cette raison, les films sans hémoglobine sont aujourd’hui fort rares.
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Marcel Boiteux : Autrefois, on comprenait très naturellement l’histoire et le déroulement des films. Aujourd’hui, le spectateur ne comprend généralement pas tout car on lui présente une succession de séquences très courtes, difficiles à relier entre elles, comme si, au montage, on avait voulu massacrer le travail de l’auteur ou, tout au moins, lui donner du mystère. À quoi peut tenir ce phénomène ? « Dans la vie, m’a-t-on dit, on ne comprend pas tout ; pourquoi faudrait-il tout comprendre au cinéma ? ». Réponse pas très satisfaisante, sauf cas particuliers…. On m’a dit aussi : « Le spectateur moyen d’aujourd’hui a été habitué dans son plus jeune âge à voir des heures de pubs, qui sont les seules histoires assez brèves pour qu’un jeune enfant ait l’impression de les comprendre. Il est donc formé à ne voir que des séquences extrêmement courtes, et il faut tenir compte de cette évolution ». Est-ce là l’explication, ou y en a-t-il une autre qui m’échappe ?
Réponse : Votre question est tout à fait pertinente. La narration cinématographique a connu une évolution considérable en raison du changement de support. Dans une salle de cinéma, face à l’écran, le spectateur est captif. Devant un téléviseur, chez lui, le spectateur est moins attentif, distrait qu’il peut être par son entourage. Il faut donc, faute de pouvoir s’assurer longtemps de son attention, lui délivrer rapidement, c’est-à-dire brièvement, différents messages. Par ailleurs, la taille de l’écran, réduite aujourd’hui souvent à celle d’un smartphone, ne permet plus de montrer simultanément le personnage qui parle, la pièce dans laquelle il se trouve et le paysage sur lequel donne la fenêtre. Il faut donc faire se succéder rapidement trois plans différents. Cette approche nouvelle a profondément modifié le goût du spectateur pour l’image. Il faut aujourd’hui travailler sur des « images courtes » – et l’ancien réalisateur de films publicitaires que je suis en connaît la force – et cette forme, c’est évident, prime trop souvent sur le fond. Le plan fixe est aujourd’hui condamné et le metteur-en-scène doit faire se succéder les plans au rythme effréné des jeux vidéo. On parle aux États-Unis d’« adrenalin movies ». Presque 90% des films qui sortent actuellement appartiennent à ce genre. Ils sont destinés à des jeunes gens, à de jeunes hommes qui ont un trop-plein de testostérone et qui ont besoin de l’excitation visuelle que procurent les séquences rapides.
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Jean-David Levitte : Vous partez en Chine pour un an. Y aurez-vous une liberté totale et la garantie de pouvoir faire ce que vous souhaitez ?
Réponse : Comme vous le savez peut-être, mon film Sept ans au Tibet m’a valu d’être banni de Chine pendant très longtemps. Aussi, lorsque des Chinois m’ont proposé de tourner un film d’après le roman de Jiang Rong, Le totem du loup, ai-je été très étonné. On m’a toutefois rassuré et indiqué que je pourrais filmer à ma guise. Jusqu’à présent, tout se déroule si idéalement que je crains que ça ne dure pas. En arrière-plan, il faut savoir que Le totem du loup est un roman très politique avec un message écologique fort concernant la destruction de la steppe et le mal-vivre futur qui affectera (et affecte déjà) Pékin, message à destination du gouvernement pour qu’il agisse. Si j’ai bien compris, les cinéastes chinois sont considérés comme trop chinois pour traiter ce sujet brûlant et les cinéastes américains comme trop américains pour qu’ils puissent donner des leçons à la Chine. Je suis donc en quelque sorte un compromis qui a priori ne devrait offusquer personne et je dois dire que tout est fait, pour le moment au moins, pour me rendre mon séjour et mon travail en Chine agréables. De toute façon, si l’on devait me mettre des bâtons dans les roues, je m’en irais immédiatement.
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Pierre Delvolvé : Le régime des intermittents du spectacle, qui ne concerne évidemment pas que le cinéma et qui est contesté par des institutions telle que la Cour des comptes, peut-il perdurer encore longtemps ? Vous avez évoqué les quotas de films français qui doivent passer à la télévision. Ce système n’a-t-il pas une incidence sur le format et sur la conception des films dont on sait ou espère qu’ils passeront à la télévision ? Vous avez été, avec Guillaumet, les ailes du courage, le pionnier du film de fiction en 3 dimensions. Est-ce que la 3D change, non seulement le regard du spectateur, mais aussi la technique du réalisateur ? Enfin, s’agit-il d’une voie d’avenir pour le cinéma ?
Réponse : Il est vrai que le régime des intermittents du spectacle donne lieu à de très nombreux abus, le pire étant que ce sont principalement les sociétés de télévision d’État qui sont à l’origine de ces abus. Le plus grand pourvoyeur d’intermittents du spectacle est Radio France où l’on paye des gens pendant trois semaines et laisse à la charge des ASSEDIC le paiement des trois semaines suivantes, et ainsi de suite. Les sociétés de production de films sont moins concernées dans la mesure où elles n’emploient des intermittents que pour les besoins spécifiques d’un film, et non pas toute l’année. En ce qui concerne les rapports cinéma-télévision, on constate que la plupart des films du cinéma français sont d’authentiques films de télévision, avec un casting de télévision. Par nécessité, le cinéma français est devenu un cinéma de télévision. Si je me suis passionné pour la 3D dès l’apparition de cette technique, c’est parce que j’ai toujours pensé que la tendance profonde du cinéma a toujours été de se rapprocher autant que faire se peut de l’expérience de la réalité. Dans l’esprit des frères Lumière, le cinéma était une amélioration de la photographie. L’invention du son, puis l’introduction de la couleur sont allées dans le même sens, même si mes confrères de l’époque y ont vu dans un premier temps la fin du « vrai » cinéma. On sait ce qu’il en est advenu. Pour la 3D, le port obligatoire de lunettes constitue aujourd’hui un inconvénient qui freine sa diffusion à grande échelle. Mais la 3D n’en est pas moins un projet d’avenir, ne serait-ce que par rapport au piratage. En effet, pour voir un film en 3D dans sa version originale, il est nécessaire d’aller au cinéma. On ne peut pas le faire sur son écran d’ordinateur. Le jeune public ne s’y trompe pas et se rend en masse dans les salles où sont projetés des films en 3D. Il faut toutefois se garder d’une hyper-utilisation des effets 3D avec une pluie incessante d’objets qui jaillissent vers le spectateur – et finissent par le lasser. L’odyssée de Pi est, avec sa 3D douce, non agressive, un très bon exemple de ce qu’il convient de faire. En Chine, on ouvre actuellement trois salles chaque jour, toutes dotées d’un équipement 3D d’excellente qualité. Et dans ce pays où tout ce qui peut être piraté l’est, les salles 3D sont pleines de spectateurs, en dépit du prix.
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Jacques de Larosière : Ce qui serait normal dans un pays démocratique, ce serait de rendre les subventions remboursables, peut-être pas intégralement, mais au moins en partie en cas d’échec. Je conçois que ce soit là une idée dérangeante pour le petit groupe de gens qui pillent la ressource publique comme il a été indiqué, mais il me semble que l’on devrait sanctionner l’échec. Vous avez à votre actif une formidable filmographie, avec des œuvres aussi différentes que L’ours, Le nom de la rose, Les ailes du courage ou Stalingrad que vous semblez avoir réalisées sans jamais céder à l’air du temps ou aux pressions diverses. Par vos œuvres, vous avez réussi à porter haut et loin le nom de la France et sa culture. Pourriez-vous nous dire comment vous avez réussi à vaincre les obstacles et aussi si les films que vous avez tournés sont particulièrement chers ?
Réponse : Punir l’échec est une idée parfaitement iconoclaste puisqu’en France on punit le succès. Le sentiment égalitariste des Français conduit communément à couper toute tête qui dépasse. C’est là une manière d’être contre laquelle il est très difficile de lutter. En ce qui concerne ma carrière, mon parcours a été très atypique car, après avoir fait des études très classiques de latin et de grec en A’, j’ai fait les deux écoles de cinéma, Louis Lumière et la Femis. Le hasard a alors voulu que je fasse des films publicitaires. Cela m’a valu dans les journaux, ne serait-ce que parce que je gagnais beaucoup de récompenses et que j’étais vu par beaucoup de spectateurs, des critiques qui, quand elles n’étaient pas mauvaises, étaient désastreuses. Un peu las de ce dénigrement, je suis alors parti pour les États-Unis. Ma chance fut de n’avoir pas eu de soucis matériels grâce aux films publicitaires que je faisais et d’avoir pu ainsi faire des films de cinéma comme je l’entendais, sans avoir eu à me préoccuper du succès commercial ni des pressions d’où qu’elles vinssent. Cette indépendance d’esprit a toutefois souvent fait fuir les producteurs et j’ai toujours eu beaucoup de mal à trouver des gens prêts à investir dans mes films aux scénarios jugés improbables.
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Alain Besançon : L’éditeur Bernard de Fallois me parlait dernièrement d’un roman français, écrit par un Suisse et dont l’histoire se déroule en Amérique autour d’un héros américain. Ce livre, me disait de Fallois, s’est très bien vendu partout, notamment à l’étranger où les acheteurs ont loué le caractère français de l’écriture et de l’intrigue. Est-ce que ces acheteurs étrangers n’expriment pas là une sorte de nostalgie de la France, un goût pour la francité semblable à celui qui assure le succès de vos films partout dans le monde, auprès de spectateurs qui sans doute gardent le souvenir lumineux des films de Carné, de Renoir, de Clouzot, etc. ?
Réponse : Pour aller dans votre sens, je ne peux que vous dire mon émotion lorsque je constate la puissance de l’idée de la France en Chine aujourd’hui. Certes, il y a des raisons politiques à cela. Comme nous l’avons déjà évoqué, le Parti communiste a préféré longtemps importer de la littérature française plutôt qu’anglo-saxonne. Jiang Rong, dont je vais adapter le roman, est lui-même un grand admirateur de Stendhal et de Hugo. L’ami avec lequel il a vécu dans une yourte pendant la Révolution culturelle est peintre, lui-même grand spécialiste de l’école de Barbizon. Il est très touchant de voir la force d’attraction qu’exerce encore la culture française auprès des Chinois cultivés et j’espère pouvoir contribuer, par mon travail, à rapprocher plus encore nos deux pays, sachant que la France offre une alternative face à la culture américaine, présentement mal perçue en Chine.
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Yvon Gattaz : Je fais partie des gens qui ne vont jamais au cinéma. Si j’évite les salles obscures, ce n’est pas par claustrophobie, ni en raison du prix d’entrée, ni par manque de temps, ni par crainte de devoir supporter l’odeur du patchouli de la voisine. C’est parce que je fais partie des PME, c’est-à-dire des pauvres malentendants, de ceux dont « l’ouïe commence à dire non ». On sait bien que quand on est aveugle, ça fait pleurer alors que quand on est sourd, ça fait rire. Pourtant la situation est dramatique pour ceux qui, comme moi, ont l’ouïe faible. Les prothèses auditives nous permettent d’avoir une ouïe quasi normale, mais il subsiste néanmoins un handicap : nous ne pouvons pas entendre l’audio qui mélange fond sonore et parole. La parole sur fond sonore nous est incompréhensible. Or, il est fort rare que la parole, dans le cinéma contemporain, ne soit pas couverte par un fond sonore. N’y aurait-il pas moyen de remédier à cette situation ?
Réponse : Vous pouvez vous réjouir car, les nouveaux DVD, en particulier les Blue Ray, comportent de plus en plus souvent des sous-titres destinés précisément aux malentendants. Je viens de refaire L’ours avec sous-titres et je m’attaque dès demain au Nom de la rose. Par ailleurs, certaines salles de cinéma ont mis en place un système de sur-titrage comme à l’opéra. Ne croyez pas que tout cela soit fait par compassion, mais tout simplement parce que les cinq millions de malentendants français constituent une niche commerciale que les producteurs et distributeurs souhaiteraient bien exploiter.
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Marianne Bastid-Bruguière : Pourriez-vous nous dire qui est votre partenaire en Chine ? S’agit-il de l’organisme d’État en charge du cinéma ? En outre, comment avez-vous obtenu que le projet de tourner un film d’après le roman de Jiang Rong vous soit confié ? À titre d’information historique, permettez-moi d’indiquer que le premier film qui fut montré en Chine l’a été le 14 juillet 1896, par le consul français à Hankou, Paul Claudel, en présence de Chinois. Vous bénéficiez sans doute, en tant que Français, du fait que dans tous les manuels scolaires chinois, y compris ceux du primaire, est reproduit le tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple, qui assurément excite l’imaginaire des jeunes Chinois. Les statistiques que vous avez évoquées comprennent-elles les cinémas indien et égyptien, naguère encore très vigoureux ? Pourriez-vous nous donner quelques précisions sur la situation du cinéma en Inde et en Égypte actuellement ?
Réponse : Je travaille avec China Film Group Corporation (CFGC), qui est aujourd’hui la plus grosse compagnie de cinéma du monde, avec près de huit mille salles. Je suis en rapport direct avec le président et le vice-président. Ce sont eux qui sont venus me chercher, et non pas l’inverse. La raison en est sans doute que tous mes films, à l’exception de L’amant et de Sept ans au Tibet, ont fait partie des dix films étrangers dont la Chine autorise chaque année la projection dans le pays. C’est là une chance exceptionnelle que j’ai eue et qui m’a du reste valu d’être étudié dans une université dès la sortie de mon premier film. Le film dont vous parlez, montré par Paul Claudel était, me semble-t-il, le couronnement de l’empereur du Japon filmé par un opérateur Lumière. Il s’agissait donc d’une actualité. Le cinéma indien produit énormément de films, dont un très grand nombre de productions musicales. Les places sont très peu chères et les cinémas très fréquentés. En nombre de films produits, le cinéma indien est le premier au monde. Le cinéma égyptien a été un très grand cinéma au Moyen-Orient, mais, pour des raisons politiques et religieuses, il a beaucoup perdu en créativité et en rayonnement.