Être entrepreneur en France

Séance du lundi 25 février 2013

par M. Geoffroy Roux de Bézieux,
Président-fondateur d’Omea Télécom/Virgin Mobile

 

 

Introduction

 

En tant qu’entrepreneur « multirécidiviste », avec plusieurs milliers d’emplois à la clé à chaque nouvelle expérience, je voudrais parler ici au nom de tous ceux qui ont osé un jour prendre le risque en France de créer leur entreprise, de ceux qui ont démarré avec leurs économies dans un simple « garage », de ceux pour qui la figure de l’entrepreneur revêt toujours un sens dans un pays où le dénigrement du « patron » semble de plus en plus s’apparenter à une figure imposée. je vais diviser mon propos en deux parties : qu’est ce qu’un entrepreneur d’abord et ensuite peut on être entrepreneur en France.

 

Qu’est-ce qu’un entrepreneur ?

 

Dans le monde capitaliste qui est le nôtre, l’entrepreneur est un électron libre, un élément perturbateur indispensable, qui s’oppose au statu quo, au business as usual, qui bouscule les certitudes de ceux qui sont « installés », qui crée autour de lui un écosystème favorable, stimulant, à même de générer de la richesse. Ma vision de l’entrepreneur rejoint ainsi celle théorisée il y a tout juste un siècle par un économiste autrichien du nom de Joseph Schumpeter, le vrai penseur du capitalisme moderne, celui qui répond aussi bien à Marx qu’à Keynes.

Cet homme, lui-même fils d’un chef d’entreprise de l’industrie textile, et qui fut longtemps professeur à Harvard, avait compris au début du XXème siècle que le “bon” capitalisme n’est jamais qu’un système dynamique instable, en perpétuelle évolution, sous l’effet de multiples mutations technologiques successives.

Pour Schumpeter, le capitalisme fonctionne par stratifications : chaque strate se substituant à la précédente en la détruisant partiellement et en transformant ce qu’il en reste. D’où l’alternance ininterrompue de phases de croissance et de récession : les premières coïncident avec l’émergence d’une innovation cruciale, qui induit à la fois des gains de productivité et une rafale de nouveaux produits. Puis, lorsque celle-ci a épuisé tout son potentiel, les secondes prennent le relais et se prolongent jusqu’à l’apparition d’une autre rupture technologique, qui, à son tour, drainera toute l’économie. Et ainsi de suite… Dans cette optique, la dépression n’est jamais que la réaction par laquelle l’économie tout entière clôture une phase d’essor.

On a eu la machine à vapeur et le métier à tisser, puis le chemin de fer, le charbon et les métaux au XIXe siècle. Au XXe, ce fut la « fée électricité », la chimie et le moteur à explosion puis le pétrole, le plastique et le moteur électrique. Enfin, au tournant du XXIe, les biotechnologies, les nouveaux matériaux, et bien sûr le numérique ont tout emporté. Au fond, l’innovation est à la fois destructrice du passé et productrice d’avenir. On touche là au concept clé défendu par Schumpeter lorsqu’il parlait de « destruction créatrice » à l’œuvre dans les dynamiques d’innovation.

Cette dynamique vertueuse schumpétérienne n’est cependant possible que par la vertu d’un seul acteur du système : l’entrepreneur innovant. C’est lui qui provoque la rupture salutaire, décisive ; c’est lui qui arrache le système de sa torpeur en l’obligeant à se régénérer. En fait, il stimule la concurrence par son audace en obligeant les autres à s’aligner sur les nouveaux standards qu’il a promus.

L’entrepreneur refuse généralement de se soumettre aux normes et aux standards en vigueur. Ou plutôt, il préfèrera tenter de les dépasser en en créant de nouveaux. Il bouge forcément le premier. Il est celui qui agit et non qui réagit. Il est celui qui prend au bon moment le risque d’introduire sur le marché de nouveaux biens ou services, de nouvelles méthodes de production ou d’organisation du travail. Parce qu’il est persuadé de pouvoir les déboulonner, il essaie de faire ce que les grandes firmes refusent ou renoncent à faire.

Si l’on tient pour acquis que toute organisation génère malgré elle en son sein de puissantes inerties, on comprend que le salut d’une croissance pérenne ne peut venir que d’un individu persévérant, lui-même en rupture avec le système. Ce n’est pas IBM qui a conçu Windows, mais un jeune inconnu nommé Bill Gates, à l’époque étudiant à Harvard. Ce n’est pas Barnes & Nobles, le plus vaste réseau de librairies aux États-Unis, qui a créé Amazon, la plus grande librairie mondiale en ligne. Ce n’est pas Microsoft, devenu à son tour un mastodonte bureaucratique, qui a façonné Google… et ce n’est pas Google qui a enfanté Facebook, le principal réseau social, mais deux étudiants à Harvard âgés de moins de cinquante ans à eux deux.

Le capitalisme entrepreneurial a ceci de vertueux qu’il stimule en permanence le système. Il en assure l’auto-régulation. C’est une machine à produire de la concurrence. L’entrepreneur innovant bouscule en effet les certitudes des acteurs « dominants ». En leur temps, avant de devenir les mastodontes que l’on connaît, Microsoft et Google étaient bien des start-up, cherchant à imposer l’innovation de rupture qui allait régénérer leur secteur.

L’entrepreneur enclenche sans le vouloir une dynamique vertueuse. Dans son sillage se faufilent ainsi d’autres entrepreneurs, prêts à rebondir sur l’innovation première et à l’améliorer. En cela, le capitalisme d’entrepreneur induit son propre écosystème, avec au centre une innovation majeure, décisive, puis en périphérie, une succession de business models dérivés. Que vaudrait ainsi aujourd’hui l’iPhone sans ses dizaines de milliers d’applications dédiées ? Peu de chose en vérité au regard des autres smartphones. Apple a inventé une machine révolutionnaire et une machine à cash ; les « suiveurs », eux, l’ont exploitée au mieux en démultipliant son potentiel.

 

L’ADN de l’entrepreneur

 

Au-delà de tout déterminisme, on ne naît pas entrepreneur, on le devient. Et la plupart des êtres humains sont appelés à le devenir, pour peu que le système dans lequel ils évoluent le leur permette. C’est le « coup de génie » du capitalisme tel que je le conçois : il repose sur un désir universel qui est au cœur du genre humain. Créer son activité, monter sa société, c’est presque un choix philosophique. Entreprendre ne s’apprend ni dans les amphis, ni dans les livres. Cela se vit. Cela se sent. Cela répond à une envie. Ce n’est ni une profession, ni une rente de situation, c’est un leadership particulier.

L’entrepreneur est en fait un leader économique, pas toujours rationnel, qui se focalise sur ses chances de réussite. Il pousse son ou ses idées fortes à leur maximum sans s’embarrasser des contingences. Il risque son capital ou son emploi en allant au bout de son idée. On touche là à un point fondateur, quasi immémorial : l’individu éprouve un besoin viscéral de porter un projet, de le défendre, de l’accompagner de A à Z. Tout être humain a en lui cette flamme entrepreneuriale qui ne dit pas son nom. Depuis la nuit des temps, l’Homme a cherché à progresser, à améliorer ses conditions de vie en prenant en main sa destinée. Je suis intimement convaincu que ce désir de liberté et d’autonomie est au cœur de l’être humain. Au risque de provoquer certains, je pense sincèrement que l’homme n’est pas né pour le salariat, en tout cas pour le salariat « taylorisé », mais pour l’entrepreneuriat. Sous toutes ses formes et sous toutes ses latitudes ! Le meilleur exemple que je puisse donner est tiré de mon expérience personnelle quand je travaillais pour L’Oréal en Pologne au début des années 1990 : après quarante-cinq années de dictature communiste, il a suffi de quelques mois à peine pour que surgissent des dizaines de milliers de patrons en herbe… dont certains bien sûr étaient d’anciens communistes ! L’entrepreneur est l’exact inverse du rentier qui ne cherche qu’à accumuler. Son but ne se borne pas à amasser pour amasser. Il n’est pas obnubilé par l’argent. Bien sûr, l’argent fait partie des motivations pour démarrer un projet, mais parmi tous les créateurs de start-up que j’ai pu côtoyer, par exemple dans la période une peu folle de la bulle Internet ou comme président de l’association CroissancePlus, rares étaient ceux dont c’était la motivation première. D’ailleurs, ceux qui étaient dans ces dispositions n’ont généralement pas créé grand-chose ! Et même si certains ont réussi un “hold-up” en revendant très vite leur société avant que la bulle n’explose, ils sont en réalité une minorité. Évidemment, l’entrepreneur ne dénigre pas le profit, sans cela il courrait à sa perte. Mais ce qui le fait avancer, c’est avant tout le challenge. Le goût du jeu. La satisfaction de créer et de gagner un marché ou un produit l’emporte largement sur la perspective du gain immédiat. Les sommes récoltées viennent juste couronner sa tentative d’imposer ses idées.

Adam Smith avait sans doute tort de ravaler le comportement des agents économiques à un simple calcul rationnel, où la main invisible du marché corrige la somme des égoïsmes individuels. La joie d’entreprendre est le moteur le moins connu mais peut être le plus efficace du capitalisme. Tous les créateurs d’entreprise vous le diront, ils n’ont jamais été aussi heureux que dans les premiers mois après la création, pourtant les plus stressants et les plus difficiles. Quand jour après jour, on voit dans la douleur émerger ce à quoi on a rêvé pendant des mois ou des années !

Enfin, un entrepreneur n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il suscite autour de lui des vocations pour continuer à faire grandir son entreprise. L’une de mes plus grandes fiertés chez Phone House ? Voir une bonne dizaine de mes collaborateurs se lancer à leur tour, en montant leur propre projet. Alors tous entrepreneurs ? Peut-être pas, mais en tout cas, tous entreprenants dans l’âme.

 

“N’ayez pas peur…” Entreprendre, c’est oser. C’est donc risquer.

 

Pourquoi sommes-nous incapables de faire émerger des Facebook ou des Cisco de ce côté-ci de l’Atlantique ? Bien sûr, le potentiel « entrepreneurial » de l’Europe et de la France en particulier est freiné par un certain nombre de contraintes administratives et fiscales. Les Echos titraient il y a quelques jours sur « le pays aux 400 000 normes » ! Il existe une multitude de rapports sur le sujet, qui expliquent « pourquoi nos PME ne grandissent pas » ! Comme président de CroissancePlus, j’ai participé à un certain nombre de commissions ou de rapports qui tous formulaient des propositions concrètes pour lever ces barrières. Mais j’ai toujours nourri une certaine frustration.

Au-delà des raisons objectives et opérationnelles, subsistent d’autres raisons plus profondes, de nature démographique, culturelle ou psychologique. J’en veux pour preuve que ces difficultés se retrouvent dans presque tous les pays d’Europe, cela malgré des systèmes fiscaux ou administratifs très différents. D’ailleurs, hormis la société allemande S.A.P, aucun leader mondial n’a été créé ex nihilo en Europe depuis trente ans ! C’est un fait. La société de consultants BCG ne classait que huit entreprises européennes parmi les cinquante groupes les plus innovants dans le monde.

 

Blocage français vs. Réussite américaine

 

Primo, le marché. Le marché américain est un vrai marché unique. Un entrepreneur américain qui innove touche potentiellement 350 millions de clients parlant tous la même langue, tous soumis grosso-modo aux mêmes règles fiscales et administratives et ayant tous le même niveau de vie (ou presque). À l’inverse, un entrepreneur européen, lui, doit d’abord devenir leader sur son marché domestique, avant de pouvoir songer à grandir hors de ses frontières. Et là, il se heurte à de très nombreuses difficultés. Car l’Europe n’est en réalité qu’une union douanière géante. Quand il s’agit de créer une filiale, d’embaucher des collaborateurs, d’appliquer les règles fiscales… les difficultés liées aux différences entre pays commencent. Et bien souvent, le leader domestique finit par capituler. Il reste sagement confiné dans son pays, en attendant d’être avalé par le poids-lourd mondial, souvent américain. Pour moi, l’élargissement de l’Union fut une erreur non pas tant sur le principe que dans l’exécution, car elle a amplifié ce côté union douanière, en rendant le marketing et la vente de produits ou services dans l’Europe élargie beaucoup plus difficile. Il y a davantage de points communs entre un consommateur ou un client industriel de Californie et du Middlewest qu’entre un consommateur ou un industriel de Roumanie et d’Irlande. Langue, niveau de vie, éducation, notre marché commun ne l’est justement pas ou pas assez. Et cette hétérogénéité nous coûte cher ! Je l’ai vécu moi-même lorsqu’après avoir cédé l’entreprise The Phone House, j’ai essayé de transposer le même concept dans d’autres pays d’Europe avec l’aide de mes nouveaux actionnaires: succès dans les grands pays européens Espagne, Allemagne, mais échec patent en Europe de l’Est.

Secundo, la nature du capitalisme. Le capitalisme américain du XXIe siècle est avant tout un capitalisme « culturel ». D’une part, l’hégémonie américaine dans toutes les formes de création ou de contenus à travers ou grâce au véhicule de la langue anglaise constitue un formidable atout pour diffuser les innovations dans le monde. D’autre part, l’attractivité des États-Unis dans la technologie et les médias est telle qu’elle aspire les meilleurs ingénieurs du monde : 25% des étudiants de troisième cycle y sont étrangers. Et ce sont eux qui inventent les technologies de demain. En réalité, les « codes culturels » de l’innovation technologique et industrielle sont aujourd’hui 100% américains.

Enfin, tertio, l’attitude face au risque. Force est de reconnaitre que l’Europe, et en particulier la France, sont devenues rétives au risque et à l’incertitude. Or le modèle schumpétérien ponctué de crises et de ruptures est à l’évidence un modèle à risques. Il y a sûrement pour partie des explications de type culturel ou sociologique. D’abord, nous sommes un vieux continent ou plutôt un continent de Vieux : la démographie européenne déclinante – parfois dramatiquement –, contribue certainement à notre manque de dynamisme entrepreneurial. Ensuite, s’ajoute le problème de notre immigration : alors qu’aux États-Unis le modèle d’intégration transforme rapidement l’immigré en entrepreneur créateur de richesses, en Europe, à quelques exceptions près, la difficulté de s’intégrer dans le monde économique fait de l’immigration plus une charge qu’un atout.

Reste les sempiternelles explications déterministes : les habitants du continent nord-américain, parce qu’ils ont « pris un jour le bateau », parce qu’ils sont ou parce qu’ils descendent tous d’immigrants, seraient génétiquement plus enclins à l’aventure et donc à la prise de risque. Et à l’inverse, nous serions ceux qui sont restés, et donc les moins aptes à cette prise de risque. Un peuple de paysans face à un peuple de marins ! J’avoue éprouver une certaine difficulté presque philosophique face à cette hypothèse génétique. Par contre, il est indéniable que cela joue un rôle important dans la culture du pays et du continent, sur les modèles que donnent à suivre les médias. Cette attitude face au risque et à l’inconnu me parait être la clé pour comprendre nos difficultés et notre retard récurrent.

 

Apologie du risque

 

À chaque fois que j’interviens sur un campus ou dans une Grande École pour aborder la problématique de la création d’entreprise et que l’on me demande un conseil, je cite spontanément l’apostrophe de Jean- Paul II aux jeunes des Journées Mondiales de la Jeunesse en 1997 : « N’ayez pas peur ! ». Dans la société de défiance qui est la nôtre, il y a dans le cœur de l’homme également la place pour la peur du risque et de l’échec.

L’aversion au risque est une des choses les moins bien partagées au monde. Par tempérament, certains sont prêts à tout ; d’autres à presque rien. Généralement, quand on a peu à perdre, on ose provoquer le destin. Près d’un tiers des créations d’entreprise sont le fait de demandeurs d’emploi. A contrario, quand on est engoncé dans ses certitudes, et surtout dans le confort et la sécurité que confère le salariat, quand on rêve de carrières balisées et d’itinéraires bien rectilignes, on hésite à remettre l’ouvrage sur le métier. La peur du vide. Et malheureusement, toutes les entreprises ne récompensent pas les collaborateurs qui prennent des risques bien que ce soit inscrit noir sur blanc dans les chartes éthiques desdites entreprises…

Entreprendre, c’est oser. C’est donc risquer. Risquer d’échouer, mais aussi… de réussir ! Or, en France – parce que l’on ne baigne pas dans cette culture de la gagne –, l’entrepreneur n’a pas le droit à l’erreur. Il minimise donc les risques par peur de l’échec. Il est vrai que depuis sa plus tendre enfance, on lui a infligé la sélection par éliminations successives. Toute sa vie, on lui a appris à se situer d’abord par rapport à ce qu’il n’a pas réussi. Il est imprégné de négativisme. Aux États-Unis, en revanche, c’est l’inverse. L’expérience de l’échec est presque initiatique : on apprend de ses tâtonnements successifs. Là-bas, les trajectoires linéaires sont suspectes. Il faut être repassé maintes et maintes fois par la case départ. Plutôt que de stigmatiser les erreurs, on valorise les réussites. On récompense les mérites professionnels systématiquement. Un climat de confiance auquel est habitué le petit Américain dès le cours élémentaire. Sait-on ainsi que 80% environ des plus grosses firmes américaines n’existaient pas il y a près d’un demi-siècle ? Une proportion ahurissante au regard du « conservatisme » qui sévit chez nous. En France, pas une société créée au cours des quatre dernières décennies ne figure aujourd’hui dans le Top 40 du capitalisme hexagonal.

Je pense qu’il est urgent de réhabiliter le risque. Donner envie aux jeunes diplômés comme aux cadres installés de « sortir » de leur zone de confort. Lorsque j’étais sur orbite chez L’Oréal, la tentation était grande de ne surtout pas bouger. De rester bien au chaud. On ne veut plus prendre le risque d’entreprendre parce que l’on pense avoir beaucoup plus à perdre qu’à gagner. L’entrepreneur est celui qui saura alors à un moment miser son argent et pas seulement celui des autres. C’est là la preuve ultime de son engagement.

Ce qu’il faut comprendre et faire comprendre, c’est que l’échec fait partie du système capitaliste : le capitalisme d’entrepreneur est une sorte de concentré darwinien de l’évolution. Il faut bien que certains échouent afin que d’autres réussissent. C’est une logique intrinsèque au système. Que n’a-t-on dit de la bulle Internet ? Dix ans après l’éclatement de celle-ci, on a toujours tendance à dénigrer les entrepreneurs qui ont émergé à ce moment-là. Mais l’économie de l’immatériel s’est imposée sur la longueur. Certes, ce n’est pas le nouvel âge d’or dont certains ont claironné l’avènement. Mais ce n’est pas non plus la catastrophe annoncée. Les start-up qui ont survécu au grand coup de grisou des marchés financiers sont aujourd’hui de vraies entreprises qui dégagent des bénéfices, investissent et continuent d’embaucher. Mais toutes ces entreprises ont été le produit d’une évolution darwinienne, d’une sélection impitoyable.

Le groupe Google par exemple n’est pas né ex nihilo. Quand Google est apparu, au même moment des centaines d’autres projets similaires voyaient le jour aux quatre coins des États-Unis, dans des garages et sur les campus. Seuls une dizaine ont survécu la première année puis ont progressivement disparu ou ont été rachetés. Avant de s’imposer comme le mastodonte absolu de la nouvelle économie, Google a donc profité du travail de sape de ses prédécesseurs. Les plus petits, les moins assurés, ont été engloutis. Seuls ceux dont le business model était le plus équilibré ont pu traverser les années et survivre aux ressacs.

Oui l’échec fait partie intégrante du capitalisme que je défends : échouer, faire faillite, surtout quand on entraîne des collaborateurs avec soi n’est pas la face la plus acceptable ni la plus glorieuse du système, mais elle est indispensable au processus de sélection, lui-même nécessaire à la croissance.

La question centrale est donc de réhabiliter le risque en France, dont je rappelle qu’il est un des seuls au monde à avoir inscrit le principe de précaution dans sa constitution. Le principe de précaution est à l’exact opposé de l’esprit d’entreprise.Ce qui nous amène à réfléchir sur les notions des destins individuels face aux destins collectifs. Le risque de l’entrepreneur reste toujours un risque individuel, même si parfois il peut être pris à plusieurs. Face à ce risque se dresse le rempart de l’assurance qui, elle, demeure toujours collective. On ne peut évidemment ni décréter ni imposer le goût du risque. L’État peut et doit encourager et récompenser les éléments les plus dynamiques de la société, mais cela ne saurait suffire à créer une société entreprenante, car celle-ci comme toute société démocratique doit se nourrir d’un consensus chez les citoyens. Il faut donc arriver à convaincre nos concitoyens que le risque est intrinsèque à l’économie moderne, que les crises économiques ne sont pas une parenthèse mais au contraire inhérentes à un monde en bouleversement à la fois sur le plan géopolitique et sur le plan technologique. Bref, nous devons accepter l’idée d’évoluer dans une « société du risque » selon l’expression du sociologue allemand Ulrich Beck.

De ce monde en ébullition, il faut à la fois accepter l’incertitude et tirer parti en utilisant au mieux les éléments moteurs de la société. C’est donc bien un débat sur notre destin collectif d’Européens que nous devons ouvrir. Les Américains ont choisi de n’avoir comme destin collectif que la somme de leurs destins individuels, avec toutes les conséquences sociales que l’on connait. Les Chinois ont « choisi » de n’avoir qu’un destin collectif, même si on peut raisonnablement se demander si ce système de capitalisme non-démocratique peut perdurer au-delà d’une génération. Et nous, les francais ? Qu’avons-nous décidé ?

 

Conclusion

 

Nous avons longtemps cru possible d’humaniser le modèle schumpétérien : laissez les entrepreneurs entreprendre, moins efficacement qu’ailleurs certes, et assurer collectivement les plus faibles contre les conséquences des ruptures et des crises de l’économie. Ce qui revient à accepter d’avoir une croissance plus faible mais plus régulière. Ce système a eu un immense mérite : celui de faire consensus au sein de la majorité de la population et donc de participer à l’avènement de la démocratie pacifiée en Europe après la guerre. Peut-on continuer comme cela ? Je ne le crois pas. Car le risque de « Disneylandisation » du continent est réel si on ne bouleverse pas le modèle européen. Il faut le réinventer. La mondialisation de l’économie ne nous laisse plus le choix.