Notice sur la vie et les travaux de Pierre Chaunu

Séance du lundi 18 mars 2013

par M. Philippe Levillain,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Monsieur le Président,
Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques,
Mesdames et Messieurs de l’Académie des sciences morales et politiques et chers confrères,
Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président de l’Université de Panthéon-Sorbonne,
Madame et vous, chers enfants et petits enfants de Pierre Chaunu,
Mes chers Collègues,
Chers Amis,
Mesdames, Messieurs,

Le mardi 3 mars 1983, à la place d’où je m’adresse à vous aujourd’hui, à trente ans de distance, Pierre Chaunu présentait avec feu et générosité la Notice sur la vie et les travaux de Maurice Baumont, disparu en 1981 à l’âge de 89 ans.

Il m’appartient aujourd’hui de satisfaire au même exercice. Je reprendrai, terme pour terme, les mots de Pierre Chaunu relevant « la tâche qui m’incombe, comme le veut la tradition, est difficile et redoutée ». Mais je ne relèverai pas la phrase suivante sur le « poids de l’honneur et l’accablement qu’il engendre ». Je reconnais l’honneur avec des yeux éblouis et je vous exprime ma gratitude pour le bonheur d’appartenir à votre Compagnie. D’autant que, vous ne le saviez pas en portant vos suffrages sur mon nom – candidature unique comme celle de Pierre Chaunu en 1982, le lundi 19 décembre 2011, au fauteuil V de la Section d’histoire et géographie –, vous avez satisfait mon fétichisme pour le chiffre 5 au delà de toute spéculation. Aurais-je pu jamais imaginer occuper un jour le fauteuil V, celui qu’occupa François Guizot en 1837 après la restauration de l’Académie des Sciences morales et politiques ? Ses successeurs vaudraient tous d’être nommés. L’Académie a toujours honoré leurs vertus.

Un moment, j’ai pensé rompre le protocole immuable de cette séance consacrée à illustrer la vie et les travaux de Pierre Chaunu. Précisément en l’illustrant matériellement et en déposant sur la table du Bureau quatre objets symboliques : un enregistrement de la Jeune fille et la mort par Pablo Casals ; une calculette ; une Bible ; un Traité des Passions. Mais il m’a semblé plus séant d’user du langage, si cher à Pierre Chaunu, que de procéder à une démonstration de camelot.

Avant de proposer une biographie historique d’un des « Monstres sacrés » de l’Histoire au XXe siècle – j’emprunte à Jean Cocteau l’expression qui désigne les grands acteurs de grands rôles –, je voudrais esquisser un portrait de l’homme, de l’homme Pierre Chaunu, encore si proche pour sa famille, laquelle partage volontiers sa mémoire avec celle de ses contemporains, attristés encore par cette disparition qui s’appelle la mort. La mort qui fut au cœur vivant de Pierre Chaunu la voix permanente de l’Espérance, la mort qui fut pour lui au commencement.

« À 40 ans – a dit Kipling – un homme est responsable de son visage ». A fortiori l’est-il ensuite, quelques effets trahissant le temps qui ne suspend pas son vol. On eût dit que la stature habitée par Pierre Chaunu était taillée dans le noir granit du Sidobre. Elle portait un visage impérial digne de figurer au Palazzo Altemps à Rome, éclairé, si l’on peut dire, par un regard inquisitorial, mystérieusement porteur d’une promesse de douceur. La bouche ne démentait pas une certaine distance, boudeuse parfois : celle d’une certitude acquise, inaccessible et peu discutable. Mais cette prise instantanée du visage fige un orateur immobile qui était dans la vie un acteur aux mains agiles, aux bras expressifs et aux yeux sévères, quelquefois ourlés par la lumière rase de larmes retenues.

Pierre Chaunu se défendait contre lui-même. Acteur, il l’était dans une étonnante harmonie entre la voix et le geste. Il savait utiliser son grand galop chromatique. Le regard ne démentait jamais ce que la voix affirmait, prétendait, contestait. Mais cette voix s’exprimait sur deux registres : celle de la conscience de l’âme, douce, mélodique, accueillante ; celle du corps, voix des passions irrépressibles, fulgurantes, proches de celle du devin transporté.

Pierre Chaunu a lui-même raconté sa vie et commenté son œuvre à plusieurs reprises dans les medias, notamment chez Jacques Chancel dans Radioscopie, également dans les grands entretiens de l’INA. Célèbre surtout est l’Essai d’ego-histoire publié chez Gallimard en 1987, sous la direction de l’inventif Pierre Nora. On notera avec intérêt qu’il accepta d’emblée une proposition refusée par d’autres « monstres sacrés ». Mais ce genre d’essai devait plaire à Pierre Chaunu qui l’intitula « Le fils de la morte ». Comme l’a écrit François Maspéro, « une vie n’a qu’un seul auteur ». Et comme le remarque Pierre Chaunu lui-même, « il faudrait une vie au moins pour rendre compte d’une vie ». Il parlait de son projet inquiet sur Charles Quint. Cette autobiographie fait partie de l’œuvre de Pierre Chaunu. On peut essayer de la relire comme les restaurateurs d’œuvres d’art essuient la patine du temps et font ressortir des remords, voire des faiblesses. Le fils de la morte est la clé de la partition qu’écrivit Pierre Chaunu, l’amant de Clio.

L’œuvre de Pierre Chaunu est un monument qu’il faut appréhender par séquences. L’harmonie de sa construction progressive ne peut pas relever d’une épure et pas davantage d’un inventaire notarial. Plus qu’architecturale, cette œuvre est musicale, symphonique si l’on veut. On s’épuiserait à chercher des comparaisons ou des analogies. Il est tentant d’écouter les diverses versions qu’en ont offertes les commentateurs – congénères, disciples, admirateurs et adversaires. Telle est la suggestion de la biographie selon Sainte-Beuve. « En quoi le fait d’avoir été l’ami de Stendhal permet-il de le mieux juger ? » objecta Marcel Proust. Il me sera permis de m’en tenir à une lecture sympathique de la fortune historique d’un singulier historien.

 

La jeune fille et la mort

 

« Toutes les familles heureuses se ressemblent. Chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière ». Tolstoï met cette phrase en exergue à Anna Karénine.

C’est au sein d’une famille heureuse que Pierre Chaunu naît le 17 août 1923 à Belleville-sur-Meuse, village situé à deux kilomètres de Verdun et quatre-vingts kilomètres environ de Metz. Jean Chaunu, son père, monté de son territoire de Corrèze lors de la mobilisation, affecté au fort de Verdun, est épargné par la guerre. Il épouse Héloïse Charles, fille de petits agriculteurs vignerons. Le ménage s’installe dans une maison fraichement relevée de ses ruines au pied des côtes de Meuse, « à trois ou quatre kilomètres, peut-être, de l’extrême avancée du front en 1916, au bord de la zone rouge du champ de bataille dont pas un centimètre ne fut épargné par la mitraille et les obus ». C’est près de ce paysage lunaire de la terre la plus remuée durant quatre ans que s’installe une famille heureuse dans le retour à la paix.

Neuf mois après sa naissance, Héloïse Charles laissait à la vie, sans voix de mère, son fils. Elle devient une photo et Pierre « le fils de l’Héloïse, le fils de la morte ». Le malheur entra chez les Chaunu. L’enfant change de tendresse et le chant de la maternité, entendu en secrète intimité pendant ce bel interstice du possible au certain, du filament au corps du nouveau né, est confié à une tante maternelle et à son mari.

Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Freud ou Jung pour relier à ce drame raconté en famille tous les travaux que Pierre Chaunu entreprendra au delà même de ceux qui concernent la mort, la famille, l’intimité. La mort constitue la tessiture de son œuvre que ce soit au travers d’études sur les testaments parisiens au XVIIe siècle, sur le temps, la population, la décadence. L’enfant, l’adolescent, est élevé au sein d’un foyer attentif et généreux. Son père se remarie et un second glissement s’opère vers son oncle par alliance, officier de carrière. Il ne recevra pas d’éducation chrétienne élaborée. Rien n’y disposait ses parents collatéraux. La dévotion et la pratique religieuse sont en général les fruits de la médiation maternelle.

La mort de ce « plus que père » le fit orphelin des deux côtés. Il avait neuf ans. « Ce fut mon premier chagrin, ma première rencontre avec le malheur… Il était mon compagnon, j’étais le sien ». Pierre Chaunu parla peu de ces années de passage graduel de l’âge de raison à l’âge du choix, de son école où il apprit en autres l’Histoire, qualifié bientôt par ses nouveaux compagnons dans le métier d’historien d’Histoire « historisante » : Pierre Chaunu suit une trajectoire linéaire proposée par l’école de la République. Il passe son baccalauréat en 1940, fait des études supérieures à la Sorbonne, curieusement plutôt calme en ces temps de souffrance, n’est pas croisé par les enjeux de la France vaincue et de la Résistance, à l’instar d’un Lucien Neuwirth qui à 17 ans, comme lui, en 1940, s’embarqua pour l’Angleterre. « À chacun sa vérité ». Il se vit confier par Charles-Henri Pouthas un Diplôme d’études supérieures sur Eugène Sue, type d’histoire sociale et littéraire classique à l’époque. L’agrégation passée en 1947, il est affecté au lycée de Bar-le-Duc.

À ce stade – Pierre Chaunu a 24 ans – il semble parfaitement conforme au modèle que Roland Mousnier établira dans la Revue d’Histoire moderne et contemporaine en 1962 : agrégation vers 25 ans, affectation à un ou deux lycées en province pendant au moins six ans, thèse d’État à 35 ans, professorat en province à 40 ans et Paris, oui, Paris à 45, 50 ans au plus tard. L’Institut est au bout d’une notoriété singulière de bonne courtoisie. Quelques relations scientifiques, politiques, voire mondaines, peuvent étayer la prétention. La carrière est bouclée. Pas tout à fait.

Le hasard va en décider autrement. Le dicton veut que « le destin ne soit pas une question de chance mais une question de choix ». Pierre Chaunu va choisir deux fois.

L’affaire la plus importante se passe à la Sorbonne dans les entours du fameux escalier C, aux marches de guingois bordées de linoléum, flanqué d’un ascenseur poussif qui conduisait aux bibliothèques d’histoire, au 2e étage. Il fut une fois où Pierre Chaunu et Huguette Catella échangèrent quelques mots, bientôt leurs vies. Pierre Chaunu partit pour l’armée et revint avec des moustaches dignes de Rollon. « Le Gaulois est revenu », dit à Huguette un camarade commun. Je cite ce mot d’autrefois, utilisé par la future Madame Pierre Chaunu dans une conversation où un camarade lui parlait d’elle, de Pierre Chaunu et de son avenir : « Nous étions engagés ».

Dans le même moment, Pierre Chaunu rencontrait Fernand Braudel. Il avait été fasciné par lui lors du jury d’agrégation. L’Amérique latine était au programme. Braudel était son aîné de 21 ans. Il était lorrain. Son père était instituteur. Il avait connu son village « à l’heure allemande », pour reprendre le titre du beau roman de Jean-Louis Bory, et rédigé un Diplôme d’études supérieures sur Bar-le-Duc. Coïncidence déjà. Un itinéraire peu classique l’avait conduit en Algérie et au Brésil. Il s’était lié avec Lucien Febvre sur le bateau de retour du Brésil. Mais il était resté en dehors de la fondation et du développement des Annales d’histoire économique et sociale en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch. Il avait engagé sous la direction de Georges Pagès (membre de l’Institut depuis 1920) une thèse sur « Philippe II et la politique espagnole méditerranéenne de 1559 à 1574 », de la paix avec la France par le traité de Cateau-Cambrésis au début de la révolte des Pays-Bas après la mythique bataille de Lépante. Thèse classique d’histoire politique et diplomatique qu’il transforma sous l’influence de Lucien Febvre en « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ».

La métamorphose fut copernicienne et magique. La Méditerranée devint le protagoniste d’un travail monumental et exemplaire, dans lequel Braudel brassa et hiérarchisa avec allégresse l’espace et le temps, disposa le cyclorama et le décor mobile, braqua des lumières à intensité variable. Bref il proposa un opéra grandiose digne de la Scala de Milan ou du San Carlo de Naples.

L’année 1947 s’avère donc une année fétiche pour Pierre Chaunu. Il est reçu à l’agrégation, il se marie, il rencontre Braudel qui soutient sa thèse devant un jury présidé par le célèbre géographe Roger Dion, spécialiste de la vigne au XIXe siècle, en présence de Lucien Febvre, Marcel Bataillon et Ernest Labrousse, bref la Sorbonne ou le Collège de France en hautes statures.

Braudel entre dans un puissant lignage. La même année est fondée la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études en sciences économiques et sociales. Braudel va donner à Pierre Chaunu un sujet de thèse inspiré de la modification radicale proposée à lui par Lucien Febvre. L’esprit des Annales entrait dans la maison Chaunu – je dis bien la maison Chaunu – par le souffle braudélien. Pierre Chaunu, à la différence de son mentor, n’a pas voyagé, ne parle qu’un vague anglais. Braudel va lui offrir l’Amérique latine, indirectement l’Asie avec les Philippines et, en poste de vigie, l’Espagne. Du fond de l’océan, Huguette et Pierre Chaunu allaient faire monter une histoire nouvelle : l’histoire sérielle.

Laissons pour le moment l’histoire et la visite de cette prouesse architecturale qui porte le nom de « Séville et l’Atlantique ». Ce palais aux 7 343 fenêtres ouvre sur un jardin à la Chaunu qui n’a pas encore de nom dans la typologie du genre, qui ne ressemble en rien au jardin à la française tel que dépeint par Victor-Lucien Tapié au début admirable des premières pages de « Baroque et classicisme ». Pierre Chaunu entre dans l’enseignement supérieur en 1959, passées quelques années à cheval entre le lycée et une charge de cours à Paris et le CNRS. Le détail n’importe pas. L’itinéraire étonne. On pouvait s’attendre à une intégration à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), dont les Chaunu avaient élevé les murs portants et établi la première affiche. Un enseignement à la VIe section ne lui fut pas proposé, non plus qu’une charge pour son épouse. Les humeurs seigneuriales n’ont guère de mystères. Elles ne sont qu’humeurs pour intimider. Il advint donc que Pierre Chaunu fut élu en 1960 Maître de conférences en histoire moderne à la Faculté des Lettres de Caen et professeur en 1962. Le destin des Chaunu en fut changé. Une filiation désormais occasionnelle reliait Pierre Chaunu à l’esprit des Annales et leur nouveau grand maître. Élu professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne en 1970, Pierre Chaunu reçut de Fernand Braudel la confidence qu’il réalisait son rêve brisé en 1946 par Pierre Renouvin. Juste retour des choses d’ici bas…

Pendant plus de cinquante ans, Pierre Chaunu allait trouver un public, un laboratoire permanent où tester ses projets scientifiques, un aiguillon à l’innovation constante, à la lecture, à l’écriture. La prolixité de son œuvre, laquelle repose sur quelques mesures musicales répétées comme le violoncelle du Canon de Pachelbel, s’explique par cette confrontation permanente avec les étudiants et les chercheurs. Vigilant vis-à-vis des uns et des autres, il devait occuper pendant de longues années, pour les protéger, les allées du pouvoir au CNRS. Et dans d’autres instances collégiales et syndicales. Il était l’aménité même. Je pourrais en témoigner. Mais le professeur devait un jour goûter aux fruits amers d’une génération pour qui les Première et Seconde guerres mondiales formaient un train chronologique continu. « Être contesté, c’est être constaté », disait-il après Victor Hugo. Ses étudiants de Caen vérifièrent bruyamment son assertion en 1968.

À Caen, les Chaunu s’installèrent en 1960. Ils y prirent racine même après son élection à la Sorbonne. Le Normand prêtera son concours à l’Histoire de la Normandie et à divers Atlas. Le 12, rue des Cordeliers, devint un phalanstère, un kibboutz, une bibliothèque progressive. Maison patricienne du XVIIIe édifiée sur des bases médiévales, postée toute en longueur en étrave contre le flanc gauche de l’ancien couvent des Cordeliers occupé par des Bénédictines, sans couloir. À peine acquise, elle fut endeuillée par la mort de Marc, le fils aîné, à seize ans. Le sceau impitoyable de la mort cachetait le destin du couple qui se protégea quand même grâce à cinq autres enfants.

Pierre Chaunu fut inséparatiste. Sa vie intérieure, sa vie domestique, sa vie professorale, furent tricotées ensemble. À partir de la mort de son fils, il s’habilla de sombre, comme un clergyman, en chemise blanche et cravate noire. La vie chez les Chaunu était régulière et même témoignait d’un sensible refus mondain. Pierre Chaunu ne prenait pas de vacances, même l’été. Il accompagnait sa famille à Hermanville, station balnéaire proche, passait la semaine à Caen, venait le dimanche. Son dernier fils Emmanuel se souvient du cliquetis des deux machines à écrire de marque Japy, sur lesquelles sa mère et sa grand-mère maternelle transcrivaient les manuscrits de l’historien, « moins déchiffrables encore que ceux de Champollion ».

Il était à la tête d’un autre atelier, si l’on peut dire : celui du Centre de recherche d’histoire quantitative, fondé à Caen, où il accueillait, formait, formatait, éclairait et orientait les étudiants qui se vouaient à l’Histoire. Il émerveillait – c’est le mot – les amphithéâtres et ses séminaires. Il émaillait le fil de ses cours de baroques et inattendues improvisations. L’époque était encore de style mandarinal. Mandarin ? « Oui, répondit-il à la question un jour. C’est un homme de progrès, parce qu’il n’existe pas de progrès sans tradition ». C’est au cours de ce séminaire qu’il prononça la célèbre sentence : « Les graphiques des naissances me paraissent plus sûrement annonciateurs que les tendances réunies du Dow Jones, du Nikkei et du CAC 40, et les représentations de l’au-delà de la mort plus opérationnelles que la lutte dite des classes et le cours du Brent à Rotterdam ».

Pierre Chaunu avait plus que des disciples. Il aura des fidèles et même des épigones : Jean-Pierre Bardet, Denis Crouzet et le jeune Samuel de la Bible, Eric Mension-Rigau, à qui il se confiera dans Danse avec l’Histoire en 1998. Devenu professeur à Paris IV-Sorbonne après la défiguration onomastique d’un lieu mythique et son assignation à un chiffre de zone, il animera – Paris aidant – un séminaire célèbre, le mardi à 17 heures, siège du Centre de recherches sur l’Europe moderne. « Trois mille foyers parisiens » et le « Journal d’Héroard » y germèrent et parvinrent à maturité. La « Mort à Paris » y fut recensée et commentée avec le concours de Madeleine Foisil. La mort, le nombre, toujours.

« La Révolution introuvable », selon le titre subtil de l’essai à chaud de son ami Raymond Aron – lequel le fit venir à l’Académie des Sciences morales et politiques – dans un dialogue avec notre confrère Alain Duhamel, ébranla la certitude missionnaire de Pierre Chaunu. Il en niera toujours l’importance. Mais ce produit de la méritocratie républicaine qui enseignait en costume-cravate comme ses maîtres ne comprenait pas pourquoi la duplication était devenue impossible et même méprisable. Il ressentit un déni de paternité. Célèbre devint la réplique qu’il opposa à ses contradicteurs qui le traitaient de « facho » : « pauvres péquenots », dans une colère spinoziste, si l’on peut dire, cette passion triste qui nourrit la haine devant l’étrangeté d’une défiguration de soi-même. Rapportée au politique, l’insulte classait Pierre Chaunu dans le rayon simpliste de l’autorité répressive. Elle voulait évoquer un terme qui roulait depuis des décennies dans les fourgons staliniens et s’était banalisé. Pierre Chaunu chanta la Marseillaise après avoir défendu les CRS qui entouraient la Sorbonne et qui étaient priés de se laisser rudoyer. Il représenta à ses auditoires qu’ils possédaient, eux, des diplômes et un métier, tout fils de paysans fussent-ils souvent aussi.

On peut s’interroger sur les idées politiques de Pierre Chaunu, sur son engagement. Il se sentait gaulliste et en tout cas aucune fibre possible avec une gauche socialiste ou sociale, a fortiori communiste ou révolutionnaire. La politique ne l’intéressa pas pendant longtemps, quoiqu’il parlât savamment de l’État moderne, de l’autorité monarchique, des méfaits du léninisme et du stalinisme. Dans sa Notice consacrée à Maurice Baumont, il concède que l’Histoire du Temps présent n’est pas vraiment son affaire, en particulier l’histoire des relations internationales. Elle prend son élan dans les années 70, quand le Comité d’histoire pour la Seconde Guerre mondiale commence sa mue vers l’Institut d’Histoire du Temps présent établi en 1978.

Pierre Chaunu ne disposait pas des outils nécessaires pour apprécier l’esprit et la stratégie idéologique de ceux que Stéphane Osmont appelle, dans un roman sévère, les « Éléments incontrôlés ». La partie mythique du gauchisme et de l’activisme révolutionnaire – octobre 1917, la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie – ne convenait pas à son imaginaire. La sémiologie de Gurvitch, qui influençait son ami Pierre Vilar dans ses travaux sur la Catalogne, n’entrait pas dans son cadre mental. Et l’on peut imaginer que les travaux de sociologues comme ceux de Didier Anzieu sur les slogans de mai 1968 le laissaient rêveur.

Mai 1968 fixa Pierre Chaunu à droite en termes d’image. Cette position lui fut imposée sans qu’il la revendiquât à l’époque par ses écrits. En fait, il était réactionnaire en un sens où l’entendait Cocteau avec probablement trop d’humour : contestataire de la contestation. Il traita, en utilisant les recensions critiques données au Figaro ou dans les revues historiques, de la rectitude politique et intellectuelle et il contribua à fonder comme porte-voix Radio Courtoisie. La parole toujours. La réputation de la station dépassa bientôt son espérance. Il fut de bon ton dans certains milieux de s’y rendre et encore mieux de ne pas s’y rendre. Et, dans le même moment, l’entrée de l’Histoire dans les médias, la constitution d’un modèle de référence autour des Annales vont pousser Pierre Chaunu à entrer dans le cercle restreint des grands augures de Clio. Et les discours de la méthode allèrent se multipliant : Histoire quantitative, histoire sérielle. Un futur sans avenir. Histoire et Population. Histoire et imagination, la transition. Pour l’Histoire. Pierre Chaunu n’entend pas être incorporé à une école. C’est pourtant la saison.

 

Chiffres et lettres

 

C’est en 1960 que Pierre Chaunu soutient en Sorbonne deux thèses : une thèse d’État qui regroupe les douze volumes et les 7 343 pages de Séville et l’Atlantique (1504-1650), et notamment, le dernier volume qui offre la partie interprétative de l’ensemble. Et la thèse complémentaire sur les Philippines et le Pacifique des Ibériques. L’ensemble a été publié graduellement à partir de 1955, sur un rythme soutenu grâce au soutien compensatoire de Braudel. Lucien Febvre, qui mourra en 1956, avait fait la préface apotropaïque du premier volume, celui de l’Introduction méthodologique à la partie statistique. « Amas prodigieux de richesses que, successeurs pacifiques et désintéressés des Conquistadores, nous rapportent des Indes fabuleuses Pierre et Huguette Chaunu, auteurs indissociables et auteurs indiscernables d’un classique de l’Histoire ». Une légende était née : celle d’un couple exceptionnel, fusionnel. « Huguette en tête qui a tout sacrifié », dira Pierre Chaunu lors d’une communication faite à Brest à l’occasion du 250e anniversaire de l’Académie de Marine.

Fernand Braudel avait proposé le sujet qui plut d’abord à Huguette Chaunu, passionnée d’histoire économique et inclinée à la recherche scientifique, bonne mathématicienne par surcroît. L’affaire semblait simple. Mais elle requérait de l’énergie Il s’agissait de vérifier une hypothèse. Celle de Earl Jefferson Hamilton, relayant un obscure comptable sévillan des années 1630, en vertu de quoi la montée du commerce avec la Chine par les galions de Manille (entre Manille et Acapulco) fut responsable du fléchissement massif des trafics de métaux précieux entre le Mexique et l’Atlantique à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, donc de la baisse des prix. Le Pacifique aurait ruiné l’Atlantique.

Les deux chercheurs entreprirent sur cette affirmation un lent – peut-on dire lent ? – dépouillement des registres entreposés à la « Casa de la Contratación », qui permettait de reconstituer, à partir de l’impôt, les fluctuations du commerce atlantique en tonnes et en valeur. Soit plus de 30 000 liasses de 1 000 à 2 000 folios en moyenne. Pierre Chaunu parle d’un « effort insensé, vraiment aux limites des forces humaines ». Et il faut dire que ma génération, qui entrait en Histoire dans les années 1960 comme on fait une croisière, ne parvenait pas à prendre au sérieux ce « millefeuilles », ne cherchait pas à distinguer la perturbation qui en résulterait. Le travail paraissait monstrueusement anormal, alors même que le numérique n’était pas encore imaginable. Annie Kriegel, lors de sa soutenance de thèse d’État en 1964 – Aux origines du communisme français – étonna en révélant qu’elle avait utilisé des aiguilles à tricoter pour ordonner ses fiches prosopographiques.

Or, dira Pierre Chaunu en 2002 à l’Académie de Marine, « Ma chance : m’être aperçu qu’on s’était trompé ». Pour que l’une fût cause par rapport à l’autre, et que les Philippines asséchassent l’Atlantique et Séville, il eût fallu que la corrélation fût négative. Elle était positive. La raison était donc ailleurs. La lecture des grands chroniqueurs des XVIe et XVIIe siècles, en fin et début, amena Pierre Chaunu à une autre corrélation inattendue : démographique. À l’évidence, les populations méditerranéennes portaient des anticorps dont ne disposait pas l’humanité indienne, vivant, par surcroît, en isolats relatifs. Le désenclavement des Amériques avait ouvert la voie à un choc microbien et viral qui foudroya les soixante-dix millions d’hommes sur les quatre-vingts que comptait l’Amérique latine des débuts du XVIe siècle. Pierre Chaunu se rendit aux hypothèses de l’École de Berkeley. « En se penchant sur eux pour les aider, un Las Casas, simple clérigot (lisez tonsuré), leur souffle sans s’en douter la mort au visage ».

De l’apport inestimable de Séville et l’Atlantique, on oublie généralement la dimension anthropologique. « En moyenne, souligne Chaunu, vous avez deux chances sur trois, simple matelot, de revenir vivant du premier aller-retour. Calculez votre chance au troisième ou quatrième voyage : ne vous étonnez pas de voir rarement un matelot qui atteigne la quarantième année ». De la relation entre la vie, la mort, le temps des navigations, les vents et les forces de la mer, Pierre Chaunu tire des phrases étonnantes d’émotion en palimpseste. Et la disparition des Indiens le porte à méditer sur les pertes irréparables qui surviennent lorsque « se déchire le filet de mémoire ». « Jean Bodin avait raison : il n’est de richesse que d’hommes », de jeunes hommes et femmes éduqués. Au cours de l’évolution, nous avons perdu toutes les conduites complexes instinctives de nos lointains ancêtres, « la nature pour nous, c’est la culture », elle se transmet, s’accroît, prospère avec des mots : « Adam nomme faune, flore et choses », elle se garde, passe d’une mémoire à l’autre, la soutient, la protège avec l’écrit qui dispense de l’effort, mais qui perd une partie de ce qu’on gagne ailleurs ».

Pierre Chaunu n’est pas particulièrement poète. Mais la mort et l’écriture du destin sont derrière les chiffres et les statistiques, et lui ouvrent les yeux sur le mystère de l’ineffable, cette comptabilité de l’Au-delà. Telle est la dimension immergée de cette épreuve représentée par Séville et l’Atlantique, même si Pierre Chaunu, face à la mer, n’est pas Michelet et préfère le galion – le redoutable Galion de Manille – aux flots.

Cet excursus sur les marches du sous-entendu n’exclut pas de revenir à l’essentiel : l’invention de l’Histoire quantitative ou Histoire sérielle. Séville et l’Atlantique, en déplaçant l’histoire des prix vers l’histoire des trafics, propose une histoire quantitative pré-moderne, avant les statistiques, qui combine la stricte comptabilité quantitative avec les variations cycliques des trafics, en tenant compte de la vulnérabilité des navigations et des ajustements entre l’offre et la demande. « Une histoire qui s’intéresse moins au fait individuel qu’à l’élément répété partout intégrable dans une série homogène».

Cette exaltation en faveur de l’épaisseur du réel au détriment de la singularité ne dura pas, même si l’observation sérielle resta la démangeaison incessante de Pierre Chaunu comme le renard sous la robe de l’enfant lacédémonien. Il l’avança lui-même en 1977 : « En vérité, il n’y a pas eu foule sur le chemin que nous avions tracé. Nul n’en sera guère surpris car il est rugueux et fastidieux et nous y avons usé quelques unes des plus belles années de notre vie. Sans vaine gloire certes, mais sans complexe non plus. Et tout compte fait, sans regret ». Un de ses fils témoignera que ces années furent au contraire les plus heureuses de la vie de ses parents. Nostalgie classique.

Mais il est vrai qu’aucune description de Séville ni de Cadix ne figurera dans les écrits de Pierre et Huguette Chaunu. Dans Séville et l’Atlantique, la construction statistique entend aller jusqu’à la dernière liasse qui assure la validité de l ‘entreprise, qui ferme à l’erreur même minime, qui verrouille l’érudition. Les statistiques masquent, dans le moment, l’humanité profonde de Pierre Chaunu. Séville et l’Atlantique n’est pas une épopée mais une redoutable épreuve historique du travail indispensable sur l’hypothèse, aussi nécessaire à l’historien qu’au physicien. Curieusement, dans les mêmes années, la troupe de Jean-Louis Barrault reprend le Livre de Christophe Colomb écrit par Claudel en 1929. « Le découvreur de la terre », dira Claudel à Darius Milhaud. Le « porteur de la mort » conviendrait mieux aux héros successifs du désenclavement du monde amérindien.

Pierre Chaunu, trente ans plus tard, écrira un « Christophe Colomb ou la logique de l’imprévisible » qui est aussi sa propre histoire. Et il n’aimait pas l’imprévisible. Et il ne va pas cesser de prédire. Il plaide pour une « Histoire utile ». Lisons : utile à l’humanité pour mesurer son avenir en rappelant, en affirmant, en réaffirmant son passé, lointain et proche, mais dans un « trend » qui porte aux causes, aux efforts, qui explique l’« engineering » social de l’homme. De son épreuve sur l’hypothèse, il retient une règle d’acier : « Refuser délibérément de ne rien accepter qui ne soit mesurable ». Et cette espérance inquiète : « Ce livre durera tant qu’il y aura sur terre des amants de la vie assez passionnés pour que leur existence propre et celle de leurs contemporains immédiats ne suffise pas à étancher leur soif de l’homme et de ses œuvres ».

S’il faut tenter de proposer une cohérence dans les travaux incessants et itératifs de Pierre Chaunu, on peut essayer de les figurer à l’intérieur d’une ellipse à deux foyers : Mort/Vie, indissociables ; Dieu. Entre ces deux foyers, ses écrits, ses conférences se distribuent comme les pierres dans un jardin japonais. Il existe, chez Pierre Chaunu, une sorte d’impératif génétique de la multiplication et de l’enrichissement. Le quantitatif est redoublé par le cumulatif. Toute pierre posée est renforcée. À l’écoute du temps qui passait, de l’heure qui tournait, Pierre Chaunu ne néglige aucun éphémère et perçoit tout effet durable.

De l’histoire quantitative, des flux commerciaux, Pierre Chaunu glisse naturellement à la démographie historique et à la prospective. Il était proche d’Alfred Sauvy. Il restera toujours muni des chiffres, des lettres et de ses instruments de navigation, le sextant et le sablier de loch. Le temps et l’espace, le quotidien et le permanent dans leurs relations, conduisent Pierre Chaunu à une navigation houleuse. « La vie est en constant déséquilibre » dira-t-il avec une conviction évidente et évocatrice.

Il est fasciné par le dynamisme démographique et la féconde vitalité de l’Occident au Moyen Âge. « Le monde plein, c’est quarante hommes vivant au minimum par km2 sur un espace défriché à 80% tel que, monté sur l’un des 130 000 clochers de la chrétienté latine, on en voit cinq ou six à l’horizon. » Mais il sera bientôt saisi d’effroi devant le déclin voire l’implosion démographique de l’Occident, prévisible depuis 1960. C’est la Peste blanche ou comment éviter le suicide de l’Occident en 1976. Le paradoxe est là : entre le microscope et la lunette astronomique, entre les chiffres du trop-plein, la date précise – 3 mai 1960 et l’apparition et le développement de la pilule et Trois millions d’années, quatre vingt milliards de destins (1996). Pierre Chaunu, au contraire de sa réputation de cosmographe, aimait les dates pointues. 1492 : Christophe Colomb ouvre l’Espagne à la civilisation moderne. 3 mai 1960 : la mise en vente dans les drugstores américains de la pilule de Pincus, point de départ d’une nouvelle contraception. Celle qui remplace le mariage tardif prôné par l’Église au XIIIe siècle. De la dénonciation d’une liberté mortifère, porteuse d’une dénatalité conséquence de la pilule, au soutien qu’il apporte à l’Encyclique Humane Vitae en juillet 1968 comme à l’action du Professeur Jérôme Lejeune, le pas est franchi. En sens inverse, la régulation normative du XIIIe siècle, avec le célibat des prêtres institué au Deuxième Concile du Latran ne l’empêche pas de condamner une catéchèse excessive qui a fini par confondre péché avec fornication et plaisir sexuel, loin de l’idéal stoïcien séparant la procréation et le plaisir physique.

Ce balancement savant qui revient à élever continuellement l’observation et la dissection des éléments de la civilisation humaine, du premier homme qui cassa un galet et de son chemin au lendemain du Big Bang vers la formule meurtrière et claire d’Einstein, porte à qualifier Pierre Chaunu d’inclassable ou d’atypique. On ne saurait s’insurger contre cette appréciation pour commode qu’elle soit. On pensera plus tôt qu’il est un franc-tireur fondamentaliste. Loin de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (ancienne VIe section) qui s’abritait dans la Maison des Sciences de l’Homme, élevée grâce à la Fondation Ford sur le terrain de l’ancienne prison du Cherche Midi, de triste témoignage, face à l’hôtel Lutetia, il ne renia jamais ses inspirateurs. « Par le cœur et la vision globale de l’Histoire, je suis toujours demeuré le disciple très libre mais fidèle de Fernand Braudel ».

Mais cette assignation à l’extérieur du mur qui ceinturait le carré magique Sèvres-Babylone-Gallimard-Panthéon-Sorbonne mit Chaunu aux commandes de sa propre écriture de l’Histoire et de sa philosophie à la fois émotive et cérébrale. La VIe Section et la MSH pratiquaient une sorte d’étalonnage des travaux au mètre braudélien, détenteur des grands référents (Simiand, Labrousse, Marx) que Pierre Chaunu avait lus, médités, concassés, métissés avec ses propres choix d’historien. Sur Marx, Chaunu était d’ailleurs très clair : « Y a-t-il aujourd’hui une histoire sociale qui ne soit pas peu ou prou une histoire marxiste ? Karl Marx a tellement marqué notre temps qu’il est aussi proprement impossible de n’être pas, sous certain angle, marxiste à notre époque qu’à d’autres moments, cartésien ou aristotélicien ». Mais très tôt un grand écart se dessina. Braudel avait édifié une immense cathédrale sans autel pour une liturgie du temps. La hauteur de la voûte signifiait davantage la magnificence d’une certaine (et nouvelle ?) intelligentsia historique qu’elle n’exprimait la reconnaissance de l’homme – au sens de se re-connaître – au sein de l’univers. Pierre Chaunu, sur cette cathédrale engloutie, celle de ses premiers pas dans le catholicisme, édifiait un temple protestant. Au sens figuré comme au sens propre.

 

Passions

 

Vers les passions orageuses de Pierre Chaunu, il faut voler avec des idées simples. Pierre Chaunu et Dieu ont un point commun : ils parlent la même langue. Seule grande différence, ils n’ont pas les mêmes amis. Mais ils sont l’un et l’autre infiniment bons, prompts à la colère, imaginatifs. Ils aiment tous les deux Bach et Mozart, comme les anges. « Les anges, pour faire plaisir à Dieu, lui jouent du Bach ; pour leur plaisir, ils se jouent du Mozart et Dieu, en cachette, se penche pour ne pas en perdre une miette ». Pierre Chaunu se penche aussi tandis qu’il écoute la cantate Eine feste Burg ist unser Gott, écrite pour la Fête de la Réformation. Ils partagent même une demeure.

Dieu en a de plus somptueuses comme celle de Rome que le sigisbée anglican de Corinne, Oswald, eût préféré voir en ruines à l’unisson du forum romain.

Pierre Chaunu n’ira à Rome qu’une fois. Il dira qu’il imaginait l’Urbs ainsi sans l’avoir vue. Il écrivait des biographies de Dieu : Brève histoire de Dieu (1992). Et dans La violence de Dieu (1978), il réussit même à lui imposer des statistiques linguistiques. Dieu appréciait visiblement le petit temple de Courseulles-sur-Mer, ouvert au culte le dimanche matin. Situé à une vingtaine de kilomètres de Caen, rue du Temple, le modeste édifice n’accueille guère plus de cent personnes. Il se présente sur une rue calme en face de demeures patriciennes ceinturées de murs compacts et élevés. Il est inattendu. Ses arrières sont inexistants et les murs qui les forment sont relevés par des tags colorés exprimant la Foi, l’Espérance et la Charité. Le temple, en soi, n’a aucune importance si ce n’est son insignifiance. Pierre Chaunu y présida le culte pendant plus de vingt ans. Il releva un lieu abandonné qu’il institua en Église au sein des Églises évangéliques libres s’établissant au milieu du XIXe siècle. La référence parfaite en est le Temple de l’Étoile fondé à Paris par Eugène Bersier au lendemain de la guerre de 1870. Pierre Chaunu a raconté plusieurs fois sa « conversion ». La période qui précède cet événement est matière à plusieurs positions : Athée ? Peut-être. Agnostique ? Plutôt. Mal armé de toute façon « devant le Dieu qu’on essayait de lui présenter ». Il n’est pas question d’une quelconque vie sacramentaire à une époque où la chrétienté en France connaissait une efflorescence que la Guerre mondiale et la pastorale des enfants instaurée par Pie X (la Première communion) avec l’engagement de la jeunesse avaient favorisée. Il n’est pas négligeable que Pierre Chaunu déclare ne pas avoir trouvé dans son instruction religieuse à mettre « un nom authentique sur la source de l’être ». Nommer, exprimer une parole. L’aimant de la recherche spirituelle veut se fixer là.

Toute conversion est une rencontre. Classique est le thème du retournement de la volonté ou de la dépossession du soi à l’instar de Saint Paul ou celui de l’acceptation augustinienne de la « discipline catholique » selon les mots de Jean Guitton, laquelle réduit l’intervalle entre l’homme et Dieu.

La conversion de Pierre Chaunu fut un choc lié à un événement très vif. Il la vécut comme la foi qui arrive à l’homme, qui n’est pas adhésion de l’intelligence, à ce qu’on ne peut ni percevoir ni constater, qui n’est pas non plus un élan de soi vers Dieu. L’homme est justifié par la rencontre que Dieu désire avec lui. L’événement, en l’occurrence : la lecture de Un destin, Martin Luther de Lucien Febvre, publié en 1928. L’ouvrage, l’opuscule (environ quarante pages) avait été malmené dans l’instant et ne trouve d’admirateurs que grâce au culte des Annales à partir de 1947. Luther y était présenté comme un mystique impulsif, en dialogue direct avec Dieu. Sans Église, Pierre Chaunu trouvait sa voie selon la parole de Luther : « L’Église ne crée pas la Parole. Elle est créée par Elle ». Et l’événement crée l’institution. Ce choc de la rencontre avec Luther est le sujet d’une impressionnante confession. « Lucien Febvre a résumé en quarante pages le parcours douloureux du Frère Martin, empêtré dans l’impossible collaboration de l’homme à son salut par l’étroite comptabilité des œuvres, jusqu’à la lumière de Par la foi qui est le Par la grâce seule, en des termes qui n’ont jamais été égalés. Il était clair que « Martin Luther, c’était moi ». Ce n’était pas l’histoire de Luther que Lucien Febvre racontait, mais mon histoire. J’ai failli me lever et je me suis demandé : comment a-t-il pu connaître ainsi ma propre, ma douloureuse histoire ? » Partant pour l’Espagne en 1948, je me suis dit : « Je serai donc protestant ».

Le paradoxe attend Pierre Chaunu sur le chemin que lui indique Luther et qu’il médite pendant ses voyages entre la France et l’Espagne. Il demande son entrée dans une Église de la Réforme, qui est calviniste, calvinienne préférait-il. L’admiration pour un Pasteur y contribue. Le « converti » est sensible aux coups de cœur. Toute sa vie dorénavant, il va s’efforcer de tenir la balance entre l’institution et l’inspiration, entre Calvin et Luther. De la Réforme, il compose une longue méditation, savante et célèbre qu’il considère au pluriel, qu’il remanie constamment, qu’il vit : « Le temps des réformes », 1984. Il ne nie pas le conflit qu’il vit même dans sa famille à se présenter et à vivre en calvino-luthérien. Il s’établit au cœur de la tension entre deux théologies, théocentrique et christocentrique. En un mot, la parole et l’écriture, la relation entre sola fide, seulement par la Foi, et sola sciptura, seulement par l’Écriture. Il n’est pas seul en pareil occurrence. Il préfacera les Traités réformateurs de Luther, mais il confessera : « Faire une biographie de Calvin sera pour moi une rude ascèse ».

Mais il est émouvant de voir Pierre Chaunu ferrailler avec une ardeur juvénile et les maladresses d’un théologien du dimanche face à l’histoire mouvante du vocabulaire de ces deux orthodoxies, « ambi-orthodoxie » dira-t-il, face à la géographie de leurs mouvements entre pays allemands et pays helvètes, et à la scissiparité des Églises protestantes, la porosité des frontières. Sa logique dans l’examen des rythmes qui scandait les affrontements entre les deux courants de l’orthodoxie de la Réforme le conduit même à examiner une coïncidence entre le flux résultant de l’histoire de celle-ci et la chronologie de l’histoire économique. Le terme de « corrélation » fait partie du vocabulaire essentiel de l’historien Pierre Chaunu, puisque tout est assemblage et différence. Toutefois, prince de l’unité de l’Histoire, le calvino-luthérien considère l’œcuménisme d’un œil méfiant. « Œcuménique, je crois que je le suis très profondément et absolument. J’ai une sorte d’allergie à l’égard de l’œcuménisme institutionnel ». Et « il n’y a rien que je déteste autant, dans le catholicisme, que ce qui est imitation de la Réforme ». Et il ne partage pas les propositions de son ami Jean Delumeau sur les concessions respectives nécessaires entre Réformés et Catholiques.

Membre de la Société d’histoire du protestantisme français, Pierre Chaunu n’en sera jamais une cheville ouvrière. Il lui prête un libéralisme orientant vers un rationalisme desséchant. Voyageant entre sa foi au risque permanent de sa formulation et les questions que lui posent, pour sa plus grande inquiétude, et l’Église de Rome et les autres confessions dont le judaïsme, Pierre Chaunu s’abrite derrière sa manière d’être chrétien : à travers la parole de Dieu et à travers le salut par la Foi. Et il demande aux autres orthodoxies d’être fidèles à elles-mêmes, d’être conformistes. Cette considération l’écarte de tout sectarisme, de toute haine. Son admiration – ou plutôt sa compréhension – envers le catholicisme et Rome est liée à l’authenticité de sa position d’Église apostolique, hiérarchique et doctrinale. « Comment ne pas céder à l’évidence de l’Au-delà de toute intelligibilité, comment ne pas comprendre que Dieu nous aime différents ? Je ne sais qu’une chose, que la main secourable qu’Il a tendue à Frère Martin. Il l’a, à moi aussi, tendue à travers l’intelligence qu’Il a donnée à Frère Martin de Sa parole ».

La Parole. Pierre Chaunu est hanté par l’espoir de percer le voile de l’Écriture, dont il ne discute pas l’inérrance en la prononçant, en araméen : « Bereshit bara Elohim », à savoir la création ex nihilo par un Dieu transcendant, par un totalement Autre. C’est sa traduction. Cette répétition, cette réminiscence à l’envers, dirait Kierkegaard, ce retour à l’inchoatif, met le récitant en Dieu. Comme le « Tulita kumi » (Jeune fille, lève toi !) prononcé par le Christ lors de la résurrection de la fille de Jaïre, qui provoquait ses larmes, versées aussi en prononçant les paroles du Bon larron. Toucher le moment de « l’inscripturation », selon le mot de son ami François Bluche, c’est à dire, en clair, l’étincelle de la Parole surnaturelle à sa traduction naturelle, tel est l’espoir de Pierre Chaunu. La foi de Pierre Chaunu, le protestant, est une actualité sensible, intelligible et confiante. Certains de ses textes ressemblent à des prières et même en sont. Son savoir encyclopédique, constamment enrichi par ses lectures boulimiques, lui permet d’échapper à l’envahissement mystique dont Luther fut saisi pour un temps.

Il n’est rien qui échappait à la vigilance critique de Pierre Chaunu. Sa cosmogonie se construisit par le livre, les livres. À l’affût du sens, il repère tous les moyens opératoires pour capter les nouveautés. Mais son point d’appui, sa cabane de guetteur, restent les grands siècles de l’Espagne, la France et les Lumières où toutes les tribulations humaines sont commentées de manière désordonnée. Pierre Chaunu écrit la géopolitique de l’espace, de l’esprit, du Diable et du Bon Dieu, du sexe et de la mort. Il a ses terres : l’Espagne et la France.

On devrait dire : les Espagnes et la France. Il a aussi ses Amériques, celle des Amérindiens et celle de la pilule de Pincus. L’Espagne, où les Chaunu ne s’installèrent jamais en seconde résidence, abritant les origines de leur rêve héroïque et fécond, resta dominée par la figure de Charles Quint. L’Empereur l’intimidait. « Le Pape et l’Empereur sont tout. Un suprême mystère vit en eux », disait Victor Hugo pour Hernani. L’Empereur sans le Pape. La papauté ne distinguait pas assez la fonction et l’homme, unis étroitement en vicaire du Christ.

Pierre Chaunu admirait que Charles Quint ait accepté, favorisé la cohabitation de la confession catholique et luthérienne. Surtout Charles Quint était l’ « Espagne aux quatre vents. Une histoire qui domine pour un très long temps encore la dialectique de l’homme et de l’espace, le rapport de l’homme au sol ». Lisons : l’homme à la croisée des grands chemins de l’Histoire, le cavalier cher à Delacroix. Il va s’y reprendre à deux reprises pour s’approcher de cette figure guerrière, poétique et sage. Un cours : L’Espagne de Charles Quint (1973). Et enfin, en l’an 2000, Charles Quint avec Michel Escamilla. De Charles Quint, Pierre Chaunu aurait pu dire ce que Mauriac disait de Claudel : « Comme le Servin, on le contemple ». Pierre Chaunu était-il trop français au point de ne pas garder un phare en Espagne ? L’Histoire de l’Espagne franquiste ne lui donna pas de soucis particuliers. En réalité, ce Lorrain professant en Normandie se sentait français pour inventaire de tout compte. « La France est une patrie, elle est naturellement la plus belle, la plus naturellement aimée des Français », écrira-t-il en 1992 dans Ce que je crois. Il sait la France et la décrit dans L’obscure mémoire de la France en 1988 à la veille de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution. Il lui propose des miroirs de son intelligence : baptisée en 495 – date discutée – soit : Baptême de Clovis, baptême de la France en 1996, vieillie – La France ridée en 1978. Ses paysages l’enchantent. Sa décadence démographique le taraude. Ses rixes idéologiques le mobilisent, à partir du moment où elles portent atteinte à l’unité de son Histoire.

En cherchant à « relier », Pierre Chaunu se lancera par phases événementielles dans la polémique. Le Figaro, une fois encore, allait lui servir de tribune où interpeler le monde contemporain en brandissant des ouvrages qui offraient matière à une confrontation. Par exemple, « l’ère du bonheur » de 1981 – post tenebras, lux –, relevé par Jack Lang, lui offre l’ironie du rappel à la formule de Calvin. « Rien ne vous sera épargné », s’écria-t-il en 1983. Un ouvrage de Ronald Sécher – Monographie d’un village vendéen – lui offrit la rampe de lancement pour le terme de « génocide », massacre programmé des populations royalistes. Et de ramasser en un seul « coup de torchon » – si j’ose dire en ce lieu – François Furet et Alain Besançon, son récent confrère, Georges Lefebvre et Albert Soboul, les hérétiques et les orthodoxes, lesquels n’avaient pas tort : « Le jacobinisme montagnard porte dans ses chromosomes le code génétique de Lénine, Staline et Pol Pot ». La dénonciation de la raison pure et de la dialectique en Histoire portera son style jusqu’à la fusion incandescente, brûlant les yeux de l’enfant indien pour l’aveugler.

Pierre Chaunu accumula à partir des années quatre-vingt toutes les calomnies qui dérivent du terme de « facho » lancé en 1968 : antisémite ? Dieu sait en l’occurrence s’il ne l’était pas, bouleversé dans son adolescence à l’école par le traitement infligé à des camarades de classe dont on lui disait qu’ils étaient juifs. Raciste ou lepéniste : stigmatisation encore plus infâmante pour quelqu’un qui opposa au leader du Front national sa plus grande véhémence et le tourna même en dérision publiquement un 1er mai. Rappelons aussi que Pierre Chaunu créa à Rabat, à la demande du Roi Hassan II, conforté par le gouvernement français, une petite université pour les enfants du Roi. Membre du Haut Conseil de l’Intégration à partir de 1994, il se placera sur deux versants : celui du triste constat de la dénatalité française et de la marée immigratoire ; celui de la compensation satisfaisante d’un flux évitant la désertification du territoire français, quelque péril qu’il en fût dans l’acculturation. Fondamentaliste pragmatique. Bref inclassable même en accumulant les définitions successives possibles.

 

René Char et Pierre Chaunu

 

Quand la mer commença à se retirer et le soir probable de sa vie passionnée commença à changer la lumière dans ses yeux aux aguets de la mort, Pierre Chaunu se prépara à vivre ce qu’il savait, à croire davantage. « Marthe savait la résurrection. Il lui restait à la croire », avait-il écrit en 1982 dans Ce que je crois. Au fil des pages de son œuvre, on peut repérer les pointillés de plus en plus fermes de la ligne qu’il tracera in fine dans la suspension du souffle. « Je suis un enfant des Lumières qui a découvert la racine judéo-chrétienne – il serait plus juste de dire que Dieu a rencontré – et qui se situe dans la tradition évangélique réformée. « Je n’ai rien renié, j’ai simplement relié ». Cette conduite « religieuse », au sens où il l’entend, connaît nombre de virages et de virages en épingle à cheveu, des alternances de sens. Pierre Chaunu, plutôt rebelle à l’Histoire du temps présent, se prit de goût pour le jugement intellectuel, politique et moral de son temps, également pour les comparaisons : le secrétaire de Philippe II, Antonio Perez, avec Béria, la clémence de Charles Quint envers Luther avec celle du général Mc Arthur envers l’Empereur du Japon. Ses curiosités permanentes se prêtaient l’éclat de leurs feux réciproques. Le prédicateur se doubla parfois d’un imprécateur, un Léon Bloy protestant. Et l’angoisse démographique, la peur prospective de la décadence furent balancées par la grandeur exaltée de la création. « Je suis la liberté dans un monde vrai ».

Quand la mer commença de se retirer et que le soir probable de sa vie passionnée commença à changer la lumière dans ses yeux aux aguets de la mort, Pierre Chaunu accorda sa foi de savant à la compagnie de deux femmes : celle qu’il tenait dans ses bras et celle qu’il priait chaque jour, à l’encontre de l’orthodoxie de sa confession : Marie. Les Protestants sont féministes et les ancêtres du « gender ». Sa demeure de la rue des Cordeliers était devenue un compactus de livres entassés comme des briques ou des lingots. Tout le « dit » de Pierre Chaunu était là. René Char, dans les Feuillets d’Hypnos, écrits en 1943, au cœur du feu de la Résistance, écrivit : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Pierre Chaunu eût pu signer cette phrase sur l’inspiration dans l’engagement au service de l’homme pour qu’il sache se pencher sur son passé et épouser son avenir. Mais il laisse un testament imprescriptible.