La cuisine française dans le monde

Séance du lundi 7 octobre 2013

par M. Alain Ducasse,
Chef cuisinier

 

 

Au risque de vous surprendre, je voudrais commencer par vous dire un mot de la cuisine péruvienne. Curieuse façon, me direz-vous, d’aborder la question de la cuisine française dans le monde. Certes – nous allons faire un petit détour, mais un petit détour qui en vaut la peine.

Début septembre, j’étais donc à Lima pour prendre la parole pour l’ouverture d’un grand événement gastronomique international qui s’appelle Mistura. C’était la sixième édition et la rencontre avait pris une ampleur inégalée. Des dizaines de cuisiniers du Pérou, de l’Amérique latine et du reste du monde se sont retrouvés là pendant quatre jours. Un grand marché d’une centaine de producteurs – agriculteurs, maraîchers, éleveurs – a reçu la visite de dizaines de milliers de curieux. La cheville ouvrière de cet événement s’appelle Gastón Acurio. Il possède une trentaine de restaurants dont la majorité se trouve en Amérique latine mais il y en a plusieurs aux États-Unis et il commence à s’installer sérieusement en Europe. Je dois aussi mentionner que cet homme a appris la cuisine à Paris. Cette anecdote pour dire deux choses. D’abord, vous ne connaissiez probablement pas Mistura, ni Gastón Acurio, ni la « Nouvelle cuisine andine » qu’il a inventée et dont il s’est fait le héraut.

Ensuite, et plus sérieusement, je vous raconte cette anecdote pour vous donner une idée de la scène culinaire mondiale. La cuisine française dans le monde ? Certes, je vais y venir.

Mais parlons un peu du monde tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire totalement globalisé, très multipolaire et complètement communiquant. Des anecdotes comme celles de Mistura, je pourrais vous en raconter beaucoup d’autres. Connaissez-vous MAD ? Encore un grand événement mondial de la cuisine d’aujourd’hui. Il se tient tous les ans en août au Danemark. J’y ai retrouvé cet été des collègues de Chine, des États-Unis, d’Europe que je connais bien.

Je vous donne ces deux exemples, l’un péruvien, l’autre danois, pour illustrer un fait majeur de la scène culinaire mondiale d’aujourd’hui : comme je le disais à l’instant, elle est multipolaire. Vous n’auriez probablement jamais pensé ni au Pérou ni au Danemark comme étant des foyers actifs de la cuisine d’aujourd’hui. Eh bien, si ! Le Pérou, le Danemark – et je pourrais ajouter les Philippines, le Brésil et bien d’autres – sont à présent sur la carte du monde de la cuisine. Et je peux vous garantir qu’ils ne se laissent pas impressionner par les « vieux » pays.

Voici donc en quelques mots le paysage dans lequel il faut situer la cuisine française. Un contexte incroyablement global, dynamique, innovant et concurrentiel. Mais vous imaginez bien que je ne trace pas ce portrait du monde pour en conclure que la fin de l’histoire a sonné pour la cuisine française.

Après ce détour géographique, faisons à présent un petit détour historique. Rassurez-vous, je ne vous infligerai pas un développement historique remontant à la nuit des temps. J’en suis incapable et d’excellents auteurs l’ont fait mieux que je ne saurais le faire.

Je voudrais juste souligner un point qui me semble important pour la suite : la cuisine française a une longue pratique de l’ouverture sur le monde.

Il faut tout de même signaler ici un grand précurseur : Auguste Escoffier. À la charnière du 19ème et du 20ème siècle – il est né en 1846 et mort en 1935 – Escoffier a inventé les bases du métier de cuisinier tel que nous le pratiquons aujourd’hui. Je ne parle pas seulement de recettes – encore qu’on lui attribue quelques belles trouvailles comme la pêche Melba. Je pense aux extraordinaires innovations qu’il a apportées dans la pratique du métier. C’est lui qui a inventé par exemple la notion de brigade – c’est-à-dire l’organisation des cuisiniers en équipes spécialisées qui permet de rationaliser la préparation des plats. Et surtout, Escoffier a voyagé. Le monde de l’époque était plus petit, bien sûr. Dans les années 1880, il se partage entre Paris, Cannes, Monte-Carlo et Lucerne. Puis, dans les années 1890, à la suite de sa rencontre avec César Ritz, il va à Londres. Son ouverture sur le monde le conduit même à mettre sur pied une sorte de pari un peu fou : les « Dîners d’Épicure » qui consiste à organiser le même repas, le même jour, dans différentes villes du monde pour faire rayonner la cuisine française. Hélas, l’opération commence en 1912 et, deux ans après, le dernier dîner a lieu. Mais il réunit tout de même dix mille personnes dans 147 villes. Je me sens personnellement, en tant que cuisinier français, très redevable à Escoffier pour la volonté tenace dont il a fait preuve pour accorder la cuisine à son époque et faire apprécier la cuisine française.

Mais j’ai promis que ce détour historique ne serait pas trop long. Donc je saute quelques décennies et je vous propose de vous transporter au début des années 1970. Ce sont les années de mes débuts dans mon métier. Je suis chez Michel Guérard, une grande figure de la Nouvelle cuisine (l’expression aurait été utilisée pour la première fois en octobre 1973, dans la revue de Gault et Millau). Michel Guérard fait partie de ce que certains ont appelé « la bande à Bocuse ». Pierre et Jean Troisgros, Michel Guérard, Alain Senderens, Gaston Lenôtre, Paul Haeberlin et quelques autres : une bande de copains bien plus qu’une école. Et toute la bande voyage allègrement. Il existe une photo qui les montre en partance pour les États-Unis, au pied de l’avion dans lequel ils s’apprêtent à embarquer – littéralement la baguette sous le bras et, à leurs pieds, des malles dans lesquelles sont empilés tous les produits français qu’ils utiliseront pour leur démonstration.

Non seulement ces jeunes chefs bousculent les traditions dans leur pays mais, en plus, ils portent la bonne parole dans le monde entier (le monde de l’époque est sensiblement plus grand que celui d”Escoffier mais n’a pas encore atteint la dimension qu’on lui connaît aujourd’hui). Cuisiniers voyageurs, ils sont les héritiers de la tradition de la cuisine française. J’ajoute au passage qu’il ne s’agit pas que « d’exporter » : certains d’entre eux reviennent du Japon avec quelques idées et s’inspirent volontiers, par exemple, des magnifiques techniques de dressage des assiettes typiquement japonais. Ou encore des cuissons très courtes des légumes et du poisson, caractéristiques, elles aussi, de la cuisine japonaise. On entre donc dans une époque où la cuisine française n’est plus seule au monde…

C’est ici que se situe le grand défi de la cuisine française du 21e siècle. Son rayonnement multiséculaire fait qu’elle est connue partout. En même temps, l’arrivée de nouveaux acteurs qui veulent se faire une place fait qu’elle est parfois mise en cause.

La longue lignée des Carême, Escoffier, Bocuse a donné à la haute cuisine française une prééminence qui est restée longtemps indiscutée. Récemment, cette longue histoire a parfois été présentée par certains, paradoxalement, comme un handicap plutôt que comme un avantage. Il faudrait s’émanciper des normes, il faudrait faire du nouveau à tout prix. La gastronomie française deviendrait synonyme de manières de table complexes et compassées dont il faudrait s’affranchir. La prééminence serait devenue une insupportable révérence. Il faut regarder cette critique avec précaution. Elle a une part de vérité : la cuisine française a exporté un modèle très différent de la cuisine italienne ou de la cuisine asiatique. Un restaurant français à Londres, New York ou Tokyo est presqu’à coup sûr un restaurant chic et cher. Et le client, notamment américain, est rapidement intimidé par les noms des plats, l’ordonnancement du repas, le choix des vins, les manières de table. Tout ceci nourrit la réputation d’arrogance qui est généralement reprochée aux Français dans les pays anglo-saxons. En tout cas, les années passant, la cuisine française s’est forgé une image de cuisine pour l’élite fortunée qui, au fil du temps, s’est retrouvée en décalage avec des façons de se nourrir plus décontractées.

Mais il ne faut pas non plus être naïf. Quand je voyais la presse anglo-saxonne, il y a quelques années, faire ses gros titres sur la mort de la cuisine française et l’avènement de la cuisine espagnole, je ne pouvais m’empêcher de sourire. Curieux hasard : c’était à peu près le moment où, aux États-Unis, les « French Fries » étaient rebaptisées « Freedom Fries ». Qu’elle le veuille ou non, la cuisine a décidément partie liée avec la géopolitique. Bref, complètement ou partiellement fondée, la prééminence de la cuisine française est discutée.

Pourtant, les faits sont là : la France est la première école de cuisine du monde. Pratiquement tous les cuisiniers de renom sur la scène mondiale sont passés, pendant leur formation, dans des cuisines françaises, que ce soit en France ou à l’étranger. Je parlais à l’instant du Péruvien Gastón Acurio : il a appris la cuisine en France. Je pourrais citer le très médiatique et très talentueux Catalan Ferran Adrià. Ou l’Italien iconoclaste Massimo Bottura. Ou l’Écossais Tom Kitchin. Ou le Brésilien Alex Attala. Ou l’Américain Dan Barber. Je pourrais continuer encore longtemps cette liste.

Je constate personnellement cette attractivité dans mes établissements. Je compte en permanence une quarantaine de nationalités différentes dans le personnel de mes restaurants, alors que je ne suis présent que dans moins de vingt pays. Cette situation n’est pas exceptionnelle. J’ai procédé récemment à un sondage parmi mes confrères et ils font état de chiffres comparables. Tous les ans, les grands chefs français accueillent et forment dans leur cuisine des dizaines de cuisiniers étrangers.

On pourrait ajouter que cette attractivité de la cuisine française ne joue pas seulement « à l’export ». Beaucoup de cuisiniers étrangers viennent s’installer en France et y font une cuisine française remarquable. Un exemple : Kei Kobayashi. Comme son nom le laisse deviner, ce jeune homme est japonais. Il est né à Nagano dans une famille de cuisiniers. Tout jeune, il voit une émission de télévision sur la cuisine française et il ne pense plus qu’à une chose : c’est cette cuisine-là qu’il veut faire. Pour cela, il vient en France et, quelques années plus tard, il devient sous-chef de mon restaurant du Plazza Athénée, à Paris. Aujourd’hui, il s’est installé à son compte du côté des Halles. Et il fait de la cuisine française, très bien d’ailleurs.

Tous ces cuisiniers qui viennent s’installer en France pour faire de la cuisine française contribuent, eux aussi, au rayonnement de notre patrimoine. Et ils constituent une très belle preuve de l’attractivité de notre cuisine.

Première école de cuisine du monde, la cuisine française est aussi la référence indiscutée en termes d’organisation du travail : comme je l’évoquais il y a un instant, tous les restaurants du monde ont adopté le système des brigades mis au point par Escoffier.

Enfin et surtout, la cuisine française est la référence en matière technique. Elle dispose par exemple de la palette la plus large de modes de cuisson – grillé, sauté, rôti, poêlé, mijoté, à l’étouffée, poché… – là où les autres traditions culinaires n’utilisent qu’un petit nombre de techniques. Elle a inventé aussi une gamme unique et très élaborée de sauces, bouillons, jus, fumets, marinades et émulsions. Elle maîtrise parfaitement la technique de la concentration des saveurs. Enfin, la cuisine française travaille une gamme très étendue de produits, de saveurs et de textures avec laquelle seule la cuisine asiatique pourrait rivaliser

Cette base technique possède une qualité essentielle : l’adaptabilité. Je citais tout à l’heure le nom du Brésilien Alex Attala. Alex mène un travail remarquable qui consiste à redécouvrir les produits de son terroir, notamment de l’Amazonie avec laquelle il a des liens affectifs forts. Mais il le dit lui-même : quand il s’agit ensuite de les cuisiner dans son restaurant de Sao Paolo, il utilise les techniques françaises. Et il le fait parce que ce sont elles qui sont les plus à même de s’adapter à tous les produits et à faire une cuisine aux standards internationaux.

D’une façon générale, tous les pays émergeant sur la scène culinaire mondiale utilisent des techniques françaises qui, appliquées aux produits et aux traditions culinaires locales, leur permettent d’inventer leur propre expression culinaire nationale.

Je vous donnerai un autre exemple, plus personnel. Il y a quelques mois, j’ai ouvert un restaurant à Doha, au Qatar. J’ai procédé selon mon habitude c’est-à-dire que j’ai commencé par m’imprégner des traditions culinaires locales et à partir à la recherche des produits locaux. Parmi eux, j’ai remarqué le chameau – en fait, le chamelon, le jeune chameau. Inutile de vous dire que je n’avais jamais cuisiné de chameau de ma vie. Mais j’ai à ma disposition une palette de techniques – les techniques culinaires françaises. J’ai donc trouvé la solution et il y a aujourd’hui à la carte du restaurant de Doha un chameau façon Rossini qui rencontre, je dois le dire, un franc succès.

Pardon d’être chauvin un instant mais je pose la question : quelle autre cuisine offre ainsi un corpus de techniques qui peuvent s’adapter aussi bien aux produits amazoniens qu’aux produits moyen-orientaux ? De fait, ni la cuisine italienne, ni la cuisine asiatique – deux cuisines pour lesquelles j’ai, par ailleurs, infiniment de respect et d’affection – n’en sont capables.

Former et attirer les talents étrangers, fournir les bases de l’organisation et des techniques : il n’y a pas une seule cuisine au monde qui peut afficher ce genre de résultat. Nous n’avons décidément pas besoin d’avoir des complexes : la cuisine française ne réussit pas si mal ! Inutile de céder à la tentation nationale de l’autodénigrement. Pour autant, faut-il nous reposer sur nos lauriers ? Évidemment non. La cuisine est devenue une industrie et la concurrence est rude.

Lorsqu’une grande chaine hôtelière ou un grand acteur de l’industrie du loisir cherche un consultant pour créer un restaurant, il y aura toujours un Français dans la consultation. Mais pas seulement. Lorsqu’un jeune veut suivre une formation en cuisine, il pensera toujours à des écoles françaises. Mais pas seulement : il peut aussi se tourner vers des écoles américaines ou suisses. Encore une fois, nous ne sommes plus seuls au monde.

La cuisine française doit donc s’adapter à ce nouveau contexte.

C’est pour favoriser cette mutation que j’ai réuni autour de moi une douzaine de collègues – Yannick Alléno, Alain Dutournier, Gilles Goujon, Mchel Guérard, Marc Haeberlin, régis Marcon, Thierry Marx, Gérald Passédat, Laurent Petit, Anne-Sophie Pic, Guy Savoy et Pierre Troigros – au sein du Collège Culinaire de France. Paul Bocuse a accepté d’en prendre la présidence d’honneur et Joël Robuchon de co-animer cette association avec moi. Je tiens beaucoup à cette initiative car elle se donne comme premier objectif de jouer collectif – un objectif essentiel pour faire progresser l’ensemble de la profession. Je ne vais pas développer ici notre programme d’actions. Disons simplement qu’il s’agit de renforcer la présence de la cuisine française sur la scène internationale et d’accentuer nos efforts de formation.

Pour conclure, je dirai ma confiance dans la capacité de la cuisine française à garder sa place dans le monde. Bien sûr, elle ne s’imposera plus sur le mode de la domination exclusive, indiscutée et sans partage. Pour être franc, je ne le regrette pas car ce genre d’attitude appartient à une époque révolue.

En revanche, elle gardera toute sa place en adoptant une posture d’influence – une attitude plus respectueuse, plus moderne et, en réalité plus féconde.

Texte des débats ayant suivi la communication