Séance du lundi 14 octobre 2013
par Mme. Dominique Méda,
Inspectrice générale des affaires sociales
Les Français n’aimeraient plus le travail, ils lui préféreraient le loisir et c’est ce qui expliquerait en grande partie la différence actuelle de niveau de vie entre Français et Américains. Nous n’aimerions plus le travail, la valeur travail aurait été dégradée, nous aurions à la réhabiliter. Les signes de cette dégradation auraient très concrètement pris la forme, ces vingt dernières années, des pré-retraites, des trente-cinq heures, de l’assistance… Les jeunes seraient les plus atteints par cette langueur, devenus quant à eux indifférents, matérialistes, nomades, infidèles, à moins qu’ils n’appartiennent à la fameuse génération Y dont les contours sont si mal définis. Voilà ce que nous avons entendu, ces vingt dernières années, au sujet du rapport des Français au travail.
Une telle vision est-elle exacte ? Est-ce cela que nous révèlent les enquêtes dont nous disposons ? Avant d’aborder ce point, pour mieux comprendre le cadre général et historique dans lequel elle s’inscrit, il est utile de faire un bref retour sur l’histoire longue du travail, qui se confond avec celle de sa valorisation à travers les siècles, avec celle du basculement du travail-trepalium, méprisé, au travail-œuvre, au travail-épanouissement. Tenter de comprendre, donc, comment nous sommes devenus des sociétés « fondées sur le travail ». Je vous présenterai ensuite les résultats des enquêtes avant de m’interroger sur les solutions à ce qui apparaît comme un malaise français.
Une histoire de la valeur-travail
Jean Pierre Vernant nous conjure, notamment dans Mythe et pensée chez les Grecs, de ne pas lire le passé avec nos lunettes de modernes et écrit notamment : « de même qu’on n’a pas le droit d’appliquer au monde grec les catégories économiques du capitalisme moderne, on ne peut projeter sur l’homme de la cité ancienne la fonction psychologique du travail telle qu’elle est aujourd’hui dessinée ».
Ma thèse est que notre concept actuel de travail, loin d’être une catégorie anthropologique, un invariant qui aurait subsisté avec tous ses attributs inchangés à travers les siècles, est le résultat d’une histoire. Notre concept actuel de travail est le point d’aboutissement d’un processus au cours duquel plusieurs couches de signification se sont sédimentées à travers les siècles.
Il fut un temps où nul concept ne parvenait à subsumer sous une signification unique des activités irréductiblement différentes. Vernant souligne qu’on trouve en Grèce des métiers, des activités, des tâches, mais qu’on chercherait en vain « le travail ». La classification des activités, telle qu’elle est présentée par Cicéron, puis la classification médiévale des arts reprendront les distinctions à l’œuvre chez les Grecs. Saint Augustin autorise certes un début de comparaison entre l’opus divin et l’opus humain ; Saint Thomas promeut l’idée d’utilité commune ; Luther, Calvin et Baxter, contribuent, si l’on en croit Max Weber, à une réinterprétation radicale des Ecritures, qui met l’éthique du travail au cœur de la modernité et à lier ce dernier au développement du capitalisme. Mais tant que les représentations philosophiques et religieuses sont restées ce qu’elles furent jusqu’au xvie siècle (surdétermination de l’au-delà, mépris pour le terrestre et le mouvant en faveur de l’immobile et de l’éternel, mépris du gain, de l’accumulation et du commerce, faible valorisation accordée aux activités humaines…), le travail ne pouvait ni être valorisé, ni émerger comme une catégorie homogène rassemblant diverses activités sous un unique concept. Au contraire, « l’invention du travail », qui signifie tout à la fois que l’article défini peut enfin être utilisé (le travail) et que la catégorie trouve son unité, s’opérera lentement à partir du xvie et du xviie siècle, comme l’a rappelé Lucien Febvre dans Civilisation, le mot et l’idée, pour trouver une première définition dans l’œuvre magistrale de Smith.
A partir de ce moment, trois grandes couches de signification vont contribuer à constituer notre concept moderne de travail : le travail va être successivement et en même temps défini comme un facteur de production ; l’essence de l’homme et enfin le pivot du système de distribution des revenus des droits et des protections.
Le xviiie siècle est celui où le terme de travail trouve son unité comme « travail abstrait ». Le travail est détachable, marchand, abstrait ; La définition qu’Adam Smith donne du travail dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations est purement instrumentale : le travail est ce qui crée de la valeur.
Sur ce premier niveau, le xixe siècle ajoute une dimension essentielle et radicalement nouvelle : il fait du travail le modèle de l’activité créatrice. C’est une révolution conceptuelle et c’est là que se forme notre idée moderne, prométhéenne du travail, celle-là même que nous projetons sur le passé lorsque nous imaginons les hommes ayant toujours « travaillé » puisqu’ayant toujours transformé leur milieu. En Allemagne, l’idéalisme allemand et notamment Hegel fondent philosophiquement l’idée que le travail est l’essence de l’homme. Grâce au travail l’homme détruit le donné naturel qu’il a face à lui. Marx assimile activité humaine et travail. Le travail est désormais conçu dans son essence et rêvé comme épanouissement de soi et moyen du développement de toutes les facultés humaines.
Une troisième couche de signification est introduite dans le concept de travail à la fin du xixe siècle : c’est le moment où la pensée socialiste adopte cette vision du travail comme valeur créatrice et émancipatrice sans plus y mettre les conditions qu’y mettait Marx. Pour Marx, le travail était en soi pure puissance d’expression, une liberté créatrice, mais pour actualiser cette puissance, le travail devait d’abord être libéré – et le salariat aboli. Mais loin d’être aboli, le lien salarial est devenu au contraire le lieu d’ancrage des différents droits : droit du travail, droit à la protection sociale mais aussi droit à consommer. Le salaire est devenu le canal par où doivent se répandre les richesses et par le biais duquel un ordre social plus juste et véritablement collectif se mettra progressivement en place. Dès lors, l’État se voit confier une double tâche : être le garant de la croissance et promouvoir le plein-emploi, c’est-à-dire donner la possibilité à tous d’avoir accès aux richesses ainsi continûment produites.
Le XXe siècle hérite donc d’un concept de travail composé de plusieurs dimensions qui sont contradictoires. Le travail continue d’être assimilé, comme en témoigne l’étymologie (trepalium, instrument destiné à ferrer les chevaux et parfois instrument de torture), à une activité difficile, à un effort pénible, trace que l’économie a conservée en considérant le travail comme une « désutilité ». Le 20ème siècle sera à la fois celui du développement du taylorisme mais celui où les conditions concrètes seront réunies pour permettre aux êtres humains de voir dans le travail autre chose qu’un gagne-pain douloureux : le vecteur privilégié de l’expression et de la réalisation de soi.
L’éthique de l’épanouissement met en son centre les sentiments de l’individu et la capacité de l’activité exercée à lui permettre de développer ses aptitudes, de les expérimenter, de transformer le réel selon ses visées propres. Elle introduit une dimension de création dans l’activité développée et signifie que ce qui compte dans l’activité déployée n’est pas d’abord ou exclusivement un objectif extrinsèque à celle-ci (l’obtention d’un revenu ou d’une place) mais bien un objectif intrinsèque, interne à l’activité, qu’il s’agisse des visées de celle-ci, de la fierté ou de la satisfaction que son exercice procure, des relations qu’elle permet, des expériences dont elle est l’occasion.
Des attentes immenses posées sur le travail
Les résultats présentés ci-après sont issus d’une part, de l’exploitation des enquêtes européennes abordant la question du rapport au travail (par exemple l’European Values Survey, l’International Social Survey Programm, l’European Social Survey…), et d’autre part, d’une campagne d’entretiens réalisés dans six pays européens, le tout ayant été réalisé dans le cadre d’un programme de recherche européen intitulé Sprew : Social Pattern of Relation to Work coordonné par Patricia Vendramin et qui a donné lieu au livre que nous avons publié aux Presses Universitaires de France : Réinventer le travail. Les limites que présentent de telles enquêtes y ont été rappelées.
L’un des résultats majeurs de ces enquêtes est que le travail occupe une place centrale dans la vie des Européens. L’hétérogénéité européenne apparaît néanmoins dès que l’on distingue le degré d’importance accordée au travail. La France occupe une position très particulière puisque près de 70% des personnes interrogées déclarent le travail « très important », alors que c’est seulement le cas de 40% des danois ou des britanniques. Comment expliquer ces différences et cette position française ? Si la corrélation négative existant entre le niveau de revenu par habitant et l’importance accordée au travail (plus le PIB/habitant est élevé, moins l’importance accordée au travail est forte) est vérifiée dans de nombreux pays européens (mais pas en France), un autre lien est en revanche observé dans toute l’Europe : celui qui relie le taux de chômage et l’importance accordée au travail. Plus le taux de chômage est élevé, plus l’importance accordée au travail est forte : dans les pays qui doivent faire face à un chômage de masse, les habitants considèrent plus souvent le travail comme « très important ».
Mais les Français présentent une autre spécificité : être les plus nombreux à plébisciter l’intérêt intrinsèque du travail, c’est-à-dire le contenu de l’activité de travail. Certes, les aspects intrinsèques du travail ont acquis à la fin du xxe siècle une importance croissante dans la plupart des pays européens. Mais les Français semblent à l’avant-garde de ce mouvement. Plus généralement, les entretiens confirment que ce qui est particulièrement apprécié et attendu du travail ce sont ses dimensions expressives et relationnelles :
Les jeunes et les femmes sont les catégories les plus porteuses de ces attentes. Les enquêtes européennes mettent en évidence que, contrairement à ce que l’on entend trop souvent, les jeunes sont à la fois moins « matérialistes » que les autres tranches d’âge, plus attachées aux dimensions expressives et relationnelles du travail mais aussi à l’utilité de leur travail pour la société. Les attentes des jeunes ne sont pas différentes de celles des autres tranches d’âge mais elles sont plus intenses : les jeunes souhaitent plus que les autres un travail dans lequel on gagne bien sa vie, qui permet de s’épanouir et où l’ambiance est bonne. Les jeunes femmes ont désormais des attentes expressives à l’égard du travail au moins aussi développées que celles des jeunes hommes.
Et pourtant, les Français sont aussi ceux qui sont les plus nombreux à souhaiter que le travail prenne moins de place dans leur vie. C’est ce que nous avons appelé le paradoxe français. Comment l’expliquer ?
Une des explications réside dans la très médiocre qualité des relations sociales et des conditions de travail et d’emploi françaises, qu’illustre non seulement les résultats des enquêtes européennes déjà citées mais aussi la dernière enquête de la Fondation de Dublin qui met en évidence la position assez dégradée de la France en matière de conditions de travail :
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27 % des salariés français se déclarent stressés dans leur travail (contre 10% aux Pays-Bas, 12% au Danemark, 15% en Finlande) ;
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59 % déclarent travailler à des rythmes très élevés et 62 % dans des délais très serrés pendant au moins un quart du temps ;
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51 % indiquent qu’ils sont consultés en cas de réorganisation de leur travail, bien moins qu’aux Pays-Bas (65 %), en Irlande (64 %) ou au Danemark (62 %) et 31 % déclarent pouvoir influencer les décisions qui sont importantes pour leur travail contre 40 % pour la moyenne des 27 pays de l’UE.
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21 % se déclarent très satisfaits de leurs conditions de travail, un niveau inférieur à celui de la moyenne de l’Europe à 27 (25 %), et en particulier de l’Allemagne (29 %), de la Grande-Bretagne (39 %) et de l’Espagne (23 %).
Le souhait que le travail prenne moins de place manifesterait donc une position de retrait, de lassitude vis-à-vis du travail.
L’autre explication consiste à interpréter ce désir non pas comme l’expression d’une volonté de retrait du fait des conditions de travail dégradées mais plutôt comme le désir de voir le travail permettre l’exercice d’autres activités jugées très importantes, aussi importantes que le travail : la famille, la vie sociale, les activités amicales, le loisir ou encore les activités politiques et citoyennes. La France apparaît comme le pays où le sentiment que le travail déborde sur les autres sphères de vie et empêche qu’un temps suffisant y soit consacré est particulièrement souligné. Les Français sont par exemple les plus nombreux à indiquer que leur emploi les empêche de consacrer le temps qu’ils souhaiteraient à leur famille et à leur couple. C’est également le pays où le désir de disposer de plus de temps pour sa famille est particulièrement vif et où la question « dans votre vie, la famille est-elle importante ? » remporte le plus grand nombre de suffrages. Ceci doit être évidemment rapproché du fait que la France est un des pays qui compte le plus de femmes avec enfants dans sa population active et on peut penser que c’est la voix de ces femmes que l’on entend particulièrement dans cette revendication d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. C’est en effet encore à celles-ci qu’incombe aujourd’hui la prise en charge principale des activités familiales et domestiques, comme le mettent en évidence les derniers résultats de l’enquête Emploi du temps. On ne doit donc pas interpréter ce désir de réduction de la place occupée par le travail comme un désir de farniente ou un signe de paresse mais comme le souhait d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
Des enquêtes plus récentes, qui n’ont aucune prétention à la représentativité mais qui nous intéressent néanmoins particulièrement parce qu’elles donnent accès aux représentations des cadres et professions intermédiaires mettent en évidence que le malaise touche désormais ces catégories. Le questionnaire proposé par Radio France à ses auditeurs sur le sens du travail en 2012, dans laquelle les opinions des CSP très diplômées sont sur-représentées, met en évidence de façon très impressionnante le décalage entre l’ampleur des attentes, de nature très majoritairement expressives, symboliques et relationnelles posées sur le travail par ces catégories et la réalité du travail qui apparaît, pour une forte proportion des personnes s’étant exprimé, comme de plus en plus difficile à supporter. Le sentiment de perte de sens du travail est notamment lié à l’augmentation de la pression liée à la recherche effrénée de productivité et de rentabilité, ressentie comme faisant obstacle à la possible réalisation d’un travail de qualité.
Tout se passe comme si les bouleversements intervenus dans le travail depuis les années 1990, notamment le développement du chômage, de la flexibilité, l’appel à l’engagement et à la subjectivité, la substitution de la compétence à la qualification constituaient désormais, pour l’ensemble des catégories socio-professionnelles, un immense obstacle à la satisfaction des attentes individuelles à l’égard du travail.
Est-il possible de faire droit aux immenses attentes dont le travail est l’objet ?
Cette situation de décalage intense entre les attentes qui se portent sur le travail – attentes d’expression de soi et de réalisation de soi – et la réalité des conditions de travail et d’emploi peut-elle être corrigée, améliorée ? Mieux, est-il possible de prendre appui sur les attentes portées par les jeunes et les femmes, – attentes d’un travail plein de sens, utile à la société, intéressant, bien intégré dans le reste de la vie et permettant pleinement l’exercice de leurs autres responsabilités familiales et sociales par les hommes et les femmes -, pour réinventer le travail ?
Quelles en seraient les conditions et les entreprises seraient-elles prêtes à aller jusqu’au bout d’un processus qu’elles ont largement accompagné voire suscité : car ce sont bien elles qui ont, au début des années 90, proposé le développement de nouvelles organisations du travail, susceptibles de laisser plus de place à l’autonomie, à l’engagement, à l’implication des salariés et de sortir d’un taylorisme jugé archaïque. Mais tout montre, qu’au moins en France, elles n’ont pas été jusqu’au bout du processus qui a abouti plutôt à des situations d’autonomie contrôlée, où les salariés à la fois sont incités par un management par objectif à développer leur initiative mais où l’inflation des prescriptions et des logiques gestionnaires s’appuyant sur des indicateurs de performance individuels et souvent purement quantitatifs contrecarrent la possibilité de faire un travail de qualité et enferment les salariés dans des injonctions contradictoires qui peuvent devenir insupportables.
Qu’impliquerait donc le fait de faire droit aux attentes des salariés ? Sans doute trois types d’action : remettre la qualité du travail au centre du processus de production ; développer l’implication, la participation des salariés ; redéfinir la norme de travail à temps complet.
L’enquête de la Fondation de Dublin citée a mis en évidence que les salariés français semblent disposer de moins d’autonomie, de responsabilité, de marges de manoeuvre, de possibilités d’initiative que les salariés d’autres pays européens, notamment les salariés des pays nordiques. Nos hiérarchies seraient plus pesantes, les prescriptions plus formalisées, le contrôle en cours de travail et a posteriori par le biais d’indicateurs plus développé, les conflits éthiques de valeur plus fréquents.
L’enquête de la Fondation de Dublin met également en évidence une moindre consultation et une moindre implication des salariés français en cas de changement, de réorganisation, de restructuration mais aussi au quotidien dans le travail. Les organisations du travail peuvent être classées selon le degré d’implication des salariés qu’elles permettent (le terme original est « involvement working organisation ») : une organisation « implicante » (responsabilisante, apprenante, responsabilisante, participative…) permet aux salariés d’avoir une capacité d’influence sur les tâches qu’ils ont à effectuer et sur les décisions qui concernent leur travail. Les travaux très récents réalisés à partir de cette vague de l’enquête confirment ceux qui avaient été fait sur les précédentes : la France est mal placée, en tous cas moins bien que les pays nordiques, les pays anglo-saxons et même les pays de l’Est s’agissant du développement de ce type d’organisation. Or, les salariés les plus impliqués dans la prise de décision sont aussi moins confrontés à des risques physiques dans leur environnement de travail, connaissent de plus forts niveaux de bien-être et moins de stress, sont moins absents en raison de problèmes de santé et réalisent un travail de plus grande qualité.
Un grand nombre d’observateurs s’accordent à reconnaître que les espaces de parole, de débat, de prise en compte des avis des salariés manquent cruellement et qu’il est urgent d’ouvrir de tels espaces et de remettre de la discussion et de la délibération sur de nombreux aspects du travail au quotidien. Une telle démarche appelle sans doute une re-conceptualisation de l’entreprise, la reconnaissance que celle-ci n’est pas un instrument au service des seuls propriétaires ou actionnaires mais un projet commun porté aussi et peut-être surtout par les salariés. Je renvoie sur ce point aux propositions développées par Isabelle Ferreras dans Gouverner le capitalisme, consistant à promouvoir une organisation où serait pleinement reconnu l’apport des travailleurs, notamment grâce au « bicaméralisme » et à l’élection des dirigeants de l’entreprise par deux chambres, celle des « représentants des apporteurs en capital » et celle des « représentants des investisseurs en travail ».
Enfin, prendre au sérieux les attentes des salariés suppose de remettre au cœur des discussions la question du temps de travail et plus généralement la question de l’articulation des temps et des rythmes sociaux. Les salariés français sont les plus nombreux à se plaindre de la mauvaise articulation entre vie professionnelle et vie privée et cela n’est pas sans lien, je l’ai dit, avec la forte présence de femmes avec enfants dans la population active. Il est désormais parfaitement établi que si les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes et si leurs attentes par rapport au travail sont d’une intensité au moins égale sinon supérieure à celles des hommes, l’arrivée d’un enfant contribue à rendre leurs conditions d’inscription dans l’emploi moins favorables que celles des hommes : elles continuent en effet à avoir de moindres taux d’activité et d’emploi, à présenter de hauts taux de sous-emploi, presqu’un tiers travaillent à temps partiel, les différences de salaires restent très importantes comme les montants des retraites, les différents phénomènes s’enchaînant logiquement.
Plus précisément, selon la dernière enquête « Emploi du temps » française, les femmes prennent toujours en charge la plus grande partie du temps familial et domestique (près de quatre heures quotidiennes contre moins de deux heures et demie pour les hommes) et consacreraient en moyenne au travail, pour celles qui sont en emploi, 29h par semaine contre plus de 37h pour les hommes en emploi. Cette situation très particulière est liée aux conditions dans lesquelles les femmes ont rejoint massivement, depuis les années soixante-dix, le marché du travail et plus précisément le salariat : elles l’ont fait sans que l’organisation du travail soit révisée, sans que les rôles des hommes soient repensés, sans que les modes d’accueil des jeunes enfants et les activités péri-scolaires soient développés en quantité suffisante, alors même que le male breadwinner était abandonné et que la fonction de réservoir de temps et de coordination des différents temps des membres de la famille assurée par les femmes déclinait. C’est donc aussi à la lumière de la question majeure de l’égalité entre hommes et femmes qu’il nous donc repenser l’organisation des temps de travail.
Il me semble essentiel aujourd’hui, à la fois si nous voulons faire très nettement reculer le chômage (et pas seulement inverser la courbe du chômage) et assurer effectivement l’égalité entre hommes et femmes, de remettre la question du temps de travail, et plus précisément de la réduction de la norme de travail à temps complet, au cœur de notre réflexion. Si nous voulons promouvoir des organisations performantes économiquement et socialement, permettant aux hommes et aux femmes de faire face à leurs responsabilités professionnelles et familiales, donc promouvoir un modèle dit à « deux apporteurs de revenus et deux apporteurs de soins égaux », il nous faut sans doute revoir radicalement l’organisation du temps de travail et réduire la norme de travail à temps complet, pourquoi pas autour de la semaine de quatre jours, peut-être autour d’une norme flottante autour de 32h.
Nous avons besoin pour cela, d’abord de tirer un bilan serein de la réduction du temps de travail en France dont je rappelle qu’elle a été conçue à un moment où le taux de chômage était exactement au niveau actuel, qu’elle s’est accompagnée de créations massives d’emploi, d’un retour de l’espoir, et d’un baby-boom. Par ailleurs, il faut souligner que si l’on compare les durées hebdomadaires effectives de travail en prenant en compte non seulement les temps complets mais aussi les temps partiels, alors la durée effective de travail française est supérieure à la durée allemande ou néerlandaise mais aussi américaine. Il y a donc actuellement en œuvre une forme de partage du travail, qui s’opère au détriment des femmes mais aussi des chômeurs. C’est une forme de partage du travail civilisée que nous devons lui substituer.
Je voudrais conclure en m’interrogeant sur les conditions générales d’un tel basculement. D’abord, cette remise au centre des discussions et des processus de production de la qualité du travail, de l’implication des salariés me semble renouer non seulement avec la tentative de l’union européenne de donner la priorité à la qualité de l’emploi en 2001, mais aussi avec l’objectif poursuivi par le BIT de promouvoir le travail décent dans le monde. Il est également totalement congruent avec le nouveau modèle de développement que nous devons mettre en place pour faire face à la crise écologique qui nous menace. Il exige sans nul doute de rompre avec la logique du marché total que dénonçait Alain Supiot dans son ouvrage l’Esprit de Philadelphie et de renouer avec les principes de cette déclaration qui mettait au centre de ses priorités la justice sociale et le refus du travail marchandise. Il suppose de redonner au BIT des pouvoirs au moins aussi importants que ceux dont dispose l’OMC, comme Mireille Delmas Marty le propose depuis longtemps mais aussi de parvenir à faire de l’Europe un leader en matière de normes sociales et environnementales. Seules ces dernières pourraient permettre le développement d’une production à nouveau destinée à satisfaire les besoins essentiels de nos concitoyens, et de remplacer l’obsession actuelle pour la maximisation de la rentabilité et de la productivité, ou la maximisation du profit, par celle du « prendre soin », produire sous contrainte du respect des contraintes sociales et environnementales, produire en prenant soin de notre patrimoine naturel, du travail humain et de la cohésion sociale.
Un tel projet suppose certainement de nombreuses ruptures : avec la conception et le fonctionnement actuel de l’Europe ; avec la financiarisation du monde qui nous mène à la catastrophe ; avec une interprétation réduite de la compétitivité ; enfin avec notre indicateur majeur de performance, le taux de croissance du PIB, qui, comme le reconnaissait Joseph Stiglitz nous trompe, nous mène dans le mur et devrait d’urgence être complété par de nouveaux indicateurs de richesse comme je l’ai proposé récemment dans La Mystique de la croissance.