Séance du lundi 12 janvier 2015
par le Père Thierry-Dominique Humbrecht
Madame le Président
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Chers amis,
À mesure que je réfléchissais à quoi pourrait ressembler cette communication au sujet proposé : « La fin de la chrétienté », je me suis aperçu, « à reprises » comme disait Saint-Simon, combien ce thème avait déjà été abordé par nombre d’entre vous, directement ou bien par incises, dans vos ouvrages.
Si bien que cette veillée d’armes prit des allures de descente de Daniel dans la fosse aux lions : je me trouvais à peu près assuré du secours divin, beaucoup moins d’être un prophète, pas du tout du degré d’appétit des lions.
« La fin de la chrétienté » apparaît de surcroît un sujet piégé, pour ce dont il s’agit, pour celui qui est chargé de le traiter, pour la multiplicité des sens possibles de l’énoncé.
Pour ce dont il s’agit, car plusieurs caractérisations voisines ont eu lieu. Par exemple et pour se limiter à deux, entre l’ouvrage déjà ancien mais inaugural d’Emmanuel Mounier, Feu la chrétienté et la phrase trop connue de Marcel Gauchet : « Ainsi le christianisme aura-t-il été la religion de la sortie de la religion », il semble que le terrain soit balisé mais aussi cabossé. Une chrétienté défunte et un christianisme d’évacuation désignent-ils la même réalité ou la même façon de l’aborder ?
En outre, en considération de celui qui est chargé de traiter ce sujet, il faut tout de même admettre qu’avoir invité un ecclésiastique à disserter sur l’exténuation de ce qu’il représente relève d’un exercice un rien pervers. Inversement, est-il habilité à s’exprimer sur la dimension sociologique, pour ne pas dire politique mais surtout philosophique, sur ce qui a trait à l’articulation entre religion et la laïcité, lui si peu laïc ?
Enfin, le sujet tire sa difficulté des sens possibles de l’énoncé. Cet énoncé se présente-t-il comme une affirmation, une question, un indécidable ? Peut-être avec un peu des trois, et donc dans quelle mesure, et avec quelles limites, nous pouvons parler de la fin de la chrétienté.
La fin dont il s’agit pourrait-elle désigner le but, la cause finale de la chrétienté, ce en vue de quoi la chrétienté se présente ? Hélas, il faut renoncer à cette lecture facile. La fin dont il s’agit n’est pas le but mais plutôt le terme, la cessation, l’hypothèque, entre extinction et remplacement. La chrétienté est-elle finie et, avec elle, le christianisme ?
Il s’agit aussi de se demander qui parle, qui se trouve spectateur de la fin de la chrétienté, ou peut-être même acteur : le locuteur exprime-t-il un fait, un souhait, un regret, un cri de triomphe, une auto-analyse ?
Il s’agit enfin de poser que, si les significations peuvent être multiples du terme de chrétienté, comme à degrés, partie ressemblants, partie dissemblants, analogiques peut-être, de telles significations impliquent-elles autant de fins ? Si la chrétienté dans tous ses états appelle plusieurs manières de finir, elle pourrait aussi postuler plusieurs façons de ne pas finir. En d’autres termes, la fin est-elle inéluctable ? Est-elle fin sous tous les rapports ou seulement certains ? En conséquence, laisse-t-elle des possibilités d’un prolongement, et lequel ?
Résumons-nous : « La fin de la chrétienté » est un énoncé qui, lorsqu’il se redresse en question, balance en une (relative) pluralité de postures entre plusieurs sens du mot chrétienté et plusieurs sortes de fin. D’où la question, synthétiquement et antithétiquement posée : la chrétienté est-elle finie ou bien risque-t-elle de rater sa sortie ?
D’où les trois moments de cet exposé :
- Les trois modèles de chrétienté et un quatrième
- L’articulation de la nature et de la grâce
- Avenir ou fin du quatrième sens de la chrétienté
Les trois modèles de chrétienté et un quatrième
La chrétienté a déjà subi sa propre fin, mais elle a su s’adapter à des situations nouvelles, à la fois établies contre elle et issues de ce qu’elle continue à être. Distinguons plusieurs sens du mot chrétienté, correspondant à la fois à ces situations successives et aux modèles interprétatifs qui les ont provoquées.
Pour plagier le beau livre d’Étienne Gilson, Les Métamorphoses de la Cité de Dieu, de 1952, dont je parlerai tout à l’heure, nous assistons à quelques métamorphoses de la chrétienté. J’en propose trois et puis une quatrième. Au préalable, je distinguerai christianisme et chrétienté.
Le christianisme s’attache d’abord à la doctrine chrétienne : révélation biblique et particulièrement message et œuvre salvifique du Christ consignés dans le Nouveau Testament, puis continuation de Jésus-Christ dans l’Église, par les sacrements, la liturgie, la vie spirituelle, la vie intellectuelle et les activités humaines mues par la charité qui en découle ; par voie de conséquence et par extension, à la civilisation chrétienne qui se met en place, selon plusieurs cultures, à la fois identiques quant aux principes et différentes quant à un certain nombre de caractéristiques propres.
La chrétienté parle des mêmes choses mais sous l’éclairage braqué en quelque sorte dans l’autre sens : elle s’intéresse d’abord non plus à la doctrine, qui est supposée, mais à la civilisation qui en découle, aux œuvres humaines que l’esprit chrétien pousse à réaliser, tant au plan personnel qu’artistique et finalement politique.
Les réalisations, ou les structures qui permettent celles-ci, ou encore la manière d’aborder les questions, sont autant d’effets de chrétienté. J’appelle effets de chrétienté les modèles sociaux et politiques qui sont issus du christianisme, en tant qu’ils opèrent une inculturation réussie : ce n’est pas le christianisme qui se modifie, même s’il sait s’adapter aux simples conditionnements culturels, mais au contraire c’est lui qui modifie les cultures en les adaptant à une réalité nouvelle. La villa romaine, exploitation agricole tenue par une grande famille, et dont les bâtiments se distribuent autour d’un quadrilatère couvert et à colonnes, va devenir un monastère, avec un abbé, une communauté autour de ce que désormais on va appeler un cloître [seules les vaches circonvoisines traversent fièrement de telles mutations sans ciller]. Tout simplement aussi, le christianisme modifie les cultures en les purifiant de leurs racines païennes et de ce qu’elles pourraient recéler d’incompatibilités avec la foi chrétienne (le mariage, le droit de vie et de mort, les lieux de culte, la philosophie). De façon éminente mais peut-être pas principale, comme l’avenir va le manifester, la politique devient un « effet de chrétienté ». Si bien que, même aujourd’hui, nous pouvons assimiler chrétienté et régime politique se réclamant du christianisme (rois, Saint-Empire, catholicisme d’État, religion des princes protestants en Allemagne…).
Christianisme et chrétienté, en conséquence, ne s’équivalent pas ; ils parlent des mêmes choses mais pas sous le même rapport : un pôle doctrinal et un pôle de civilisation. Avec, en outre, un paramètre promis à des remises en cause et à des travestissements d’appellation, celui de la géographie où s’est implantée la civilisation.
La chrétienté, c’est, outre le territoire chrétien des premiers siècles (y compris l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient), au premier chef le territoire européen ; en deuxième lieu, les pays neufs sous influence européenne et aujourd’hui, en troisième lieu, les pays neufs ou anciens avec ou sans influence européenne (Extrême-Orient). Elle désigne alors une identité géographique sous le vocable de son appartenance au christianisme. Concédons-le à titre provisoire, cette situation n’est plus tout à fait telle. Voici donc les trois situations proposées de « chrétienté » :
Le premier sens, que j’appellerai chrétienté par mode de fusion puis par distinction.
Par mode de fusion : les institutions se réclament du christianisme, le clergé exerce une certaine forme de pouvoir, alternatif au pouvoir politique ou bien en collaboration directe et réciproque. D’où la tentation d’intrusions mutuelles du pouvoir politique et de l’Église, mais aussi la réalité d’un bras de fer. C’est le pape Grégoire VII qui contraint le 25 janvier 1077 l’empereur germanique Henri IV à se présenter devant le château de Canossa en habit de pénitent, pour lever, trois jours après, son excommunication. [L’on se prend parfois à imaginer semblable scène aujourd’hui… Je ne dis pas cela pour madame Merkel…] Ce sont réciproquement les pressions de Charles-Quint et de François Ier sur le concile de Trente qui sont autant d’actions intrusives.
Par mode de fusion, mais tout aussi bien de distinction, non seulement entre le pape et l’empereur ou tel et tel souverain mais, surtout, sur le principe même, entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Thomas d’Aquin est l’un des premiers à distinguer ces deux formes de pouvoir, de façon encore embryonnaire mais explicite. La distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel va vivre une sorte de principe d’incubation, pour ne se réaliser que sous forme de conflit. Il reste ce point, qui attire notre attention : cette chrétienté-là, médiévale en réalité et aussi par reconstitution imaginative, demeure le modèle de chrétienté auquel les autres modèles vont se référer, tout en s’affranchissant de lui. Or un tel modèle postule déjà la distinction du spirituel et du temporel, c’est-à-dire aussi une certaine articulation, harmonieuse quoique multiple, de la nature et de la grâce. Ce modèle-là n’existe plus, s’il a jamais existé : il a touché sa fin en tant que réalité politique.
Le deuxième sens du mot chrétienté, par séparation, est moderne
Il caractérise toute forme de séparation du pouvoir politique par rapport à l’Église catholique, de la Révolution française aux lois de séparation de 1880-1905. Séparation et non plus distinction, ce deuxième sens repose sur une volonté de rupture. La modernité, dit Pierre Manent, repose sur l’idée de séparation, en plusieurs domaines de pouvoirs, dont la principale, la séparation de l’Église et de l’État. Il structure la modernité dont, pour l’essentiel, nous dépendons, pas seulement dans nos régimes politiques, mais aussi beaucoup de la culture, des mentalités, des décisions publiques.
Cependant, et ce paradoxe ne manque pas de sel, la chrétienté moderne par séparation ne cesse de se séparer, autrement dit ne cesse de dépendre, de la période qui l’a précédée et pour tout dire de la civilisation chrétienne à laquelle elle s’oppose. De ce point de vue, la laïcité demandera à être interrogée dans sa relation jamais clarifiée avec le christianisme. La chrétienté par séparation, me semble-t-il, est loin d’être finie.
Le troisième sens de la chrétienté, par marginalisation, est le nôtre, aujourd’hui, celui d’un monde postmoderne.
En fait, il se superpose aux deux premiers, pour autant que la postmodernité est la figure inversée de la modernité et que celle-ci, comme je l’ai dit, dépend de la chrétienté à laquelle elle s’oppose. Tout cela finit par ressembler à une pyramide d’acrobates, et les spectateurs en viennent à se demander si elle ne va pas s’écrouler sous l’effet de son propre poids.
La modernité s’est construite sur la primauté conférée à la raison, dite adulte à la manière de Kant, par opposition à l’articulation harmonieuse et subordonnée de la raison chrétienne à la foi. Elle en a repris le goût des principes des valeurs universelles, valables partout et pour tous. Mais elle saisi au bond les premières fêlures apparues chez les théologiens du Moyen Âge entre nature et liberté pour poser, désormais et de plus en plus, la liberté contre la nature. Puisque la nature, quoique autonome en son ordre, dépendait de la grâce, la liberté moderne se présente à la fois comme rationnelle et braquée contre la nature autant que la grâce. Sartre en a cristallisé le désir profond : « Il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir ». Au total, la modernité est une révolte mais cohérente.
La postmodernité, au contraire, renverse la modernité et sa cohérence. Soupçon porté sur la raison, nihilisme prophétisé par Nietzsche pour deux siècles – et, comme le dit Jean-Luc Marion, il reste encore 80 à tirer ! –, finalement, dissémination, perte du sens, déconstruction. La chrétienté se voit alors marginalisée, évidemment au sens numérique, par réduction des effectifs des chrétiens, mais aussi au titre d’une perte d’influence. Cette insularisation résulte de la perte de toute idée de vérité et, qui plus est de vérité par mode de révélation et donc d’autorité.
Notre période postmoderne voit, d’un côté, se desserrer la mâchoire d’une modernité rationaliste. La raison, on n’y croit plus, elle cesse son magistère laïc qu’elle voulait universel et prescriptif (comme le précise Pierre Manent), avec le retour désordonné du religieux et des appartenances religieuses. La perte de normativité de la modernité laïque semble une chance pour la chrétienté, sous le rapport du relativisme que le désordre suppose, elle la marginalise au contraire, d’où le nom dont j’affuble notre situation.
Pour ne en pas rester sur une mauvaise impression, je propose donc un quatrième sens : une chrétienté de conviction. Compte tenu de la situation actuelle, les chrétiens ont néanmoins et pour cette raison même de nouveau voix au chapitre. Ils ont appris à leurs dépens les conséquences de leurs erreurs des siècles passés ; ils ont appris à assumer le meilleur de la modernité, ils ont survécu à de nombreux chauds et froids, avec des pertes qui relèvent de la campagne de Russie, à l’aller sous la chaleur et au retour sous le froid. [À la Bérézina à –30°C, ils ont construit deux ponts, ont soutenu une bataille de deux jours et sont passés. Les chrétiens aussi…] Émaciés, certes, ils sont appelés à renouveler leur manière de prendre leur place dans la société, non plus peut-être de manière dominante, mais de façon essentielle.
Avant que d’en venir à l’exploitation de ce quatrième sens, il paraît utile de faire le point sur une articulation qui surplombe toutes les autres et en conditionne les soubresauts : celle de la nature et de la grâce.
L’articulation de la nature et de la grâce
Appelons nature ce qui revient à l’homme en vertu des pouvoirs qui lui sont propres quant à l’être et quant à l’agir.
Appelons grâce Dieu lui-même en tant qu’il se donne comme son secours à l’homme (grâce dite « incréée »), sous diverses modalités, principalement le salut opéré par le Christ de toute l’humanité, puis, par participation, toutes les applications visibles et invisibles de ce salut (grâce dite « créée »).
La question qui nous intéresse est celle de l’articulation de ces deux domaines, nature et grâce, articulation sous la forme, bien sûr, d’une inclusion, d’une subordination, mais au profit de la nature autant que de la grâce, chacune de son côté et aussi de concert. Cette question se cristallise, pour le problème de la chrétienté, autour de trois domaines : la liberté humaine, l’autonomie politique, l’identité de la laïcité.
Premier domaine, qui conditionne les deux autres : la liberté humaine.
En régime chrétien, l’influence de la grâce n’empêche d’aucune façon la liberté, ni dans son principe ni dans son exercice. La grâce ne s’empêche pas d’agir pour la préserver, au contraire la grâce en agissant donne à l’homme d’agir comme homme. Dieu n’opère pas en nous à notre place, il nous donne d’agir, il meut à mouvoir. Plus Dieu fait sa demeure dans une personne, plus celle-ci est libre. Son opération appelle notre coopération.
L’exemple le meilleur, le Christ étant un peu hors-concours quoique concerné à sa manière avec sa double nature divine et humaine en une seule personne divine, c’est Marie, la Vierge libre à l’Annonciation, la seule préservée du péché originel, la seule, comme dirait saint Augustin, à être capable de ne pas pécher, la seule libre par excellence. En d’autres termes, dit saint Thomas, Dieu nous donne « la dignité de la causalité », la liberté d’agir, la responsabilité, la nature autonome dans et sous la grâce ; autonome, pas indépendante.
Deuxième domaine : l’autonomie du politique.
Il en va du politique comme de la liberté, un ordre de nature à l’intérieur d’un ordre de grâce. Le principe et le fonctionnement sont identiques : la politique est, du point de vue chrétien, une œuvre humaine, aussi loin que possible de toute tentation théocratique. L’articulation entre nature et grâce semble toutefois plus délicate à mettre en place que la liberté personnelle. La politique sollicite, au nom du bien commun, la construction d’un ensemble de responsabilités et d’autorités intermédiaires, donc aussi plusieurs degrés et facteurs de prescriptions et d’obéissance. Ne conservons ici qu’une question, parce qu’elle reste débattue dans ce contexte. Selon Aristote, le citoyen est comme la partie d’un tout, conception qui a donné lieu à des reprises parfois contestables au début du XXe siècle – pensons à Maurras.
Selon Thomas d’Aquin, l’inclusion de la partie dans le tout reste vraie mais sous un rapport seulement, et moyennant une conception affinée de la responsabilité personnelle. D’une part, comme l’a relevé récemment P. François Daguet, Thomas dit :«L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte » et, d’autre part : « Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un individu, s’il s’agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers ». Par conséquent, selon saint Thomas, quelque chose de l’homme échappe à son ordination à la communauté politique, son autre ordination, plus élevée et plus ultime, à Dieu.
Nous pouvons en tirer cette remarque : le chrétien, en politique, est à la fois moins et plus que la partie d’un tout. Il est donc aussi moins attaché à l’ordre terrestre qu’un athée qui s’attacherait à fonder toute la noblesse de l’homme sur le service du bien commun, seul moyen d’accéder à la fois à sa propre humanité et de laisser une trace dans l’Histoire. Une certaine idée de la chrétienté devrait en découler, plus libre. Peut-être celle-ci s’est-elle trop souvent clouée au sol du pouvoir politique. D’où la question : quelle est la chrétienté véritable, la géographie humaine ou bien la population de l’Église ?
Troisième domaine : l’identité de la laïcité
La laïcité est le fruit d’une transformation de l’autonomie de la liberté en indépendance. Est-elle pour autant une rupture de l’ordre social par rapport à celui de la providence ? Il convient de nuancer le propos.
N’est un secret pour personne la volonté de rupture avec l’Église catholique en quelque sorte consubstantielle à la laïcité. L’ordre politique se déclare désormais affranchi de toute référence à l’Église et même au christianisme. Au refus de la dépendance s’ajoute un travail d’effacement de mémoire. Pour autant, la sécularisation moderne est aussi une fille de la chrétienté, une fille prodigue mais qui ne saurait dissimuler ses traits. Rompre les liens entre deux ordres, temporel et spirituel, suppose que ces ordres existent, qu’ils aient été distingués. Leur distinction est le propre du christianisme.
De ce fait, l’effacement sur fond de séparation est-il une neutralité ou bien un engagement ? La neutralité religieuse de l’État est proclamée, et réalisée pour l’essentiel dans les affaires courantes. Cependant, sous la neutralité perce l’antagonisme. Non seulement du fait de réactions antichrétiennes aussi épidermiques que structurelles, auxquelles les chrétiens se sont habitués, peut-être trop, jusqu’à plier l’échine en toutes circonstances, mais aussi du fait d’une disparité de traitement qui donne parfois à réfléchir. Certaines particularités alimentaires sont permises, dans les écoles ou les entreprises, aux musulmans au nom de la dignité, et refusés aux chrétiens au nom de la laïcité. La dissymétrie trahit à la fois un atavisme antichrétien, l’ignorance de la structuration des autres religions, et aussi des religions tout court : le statut de la discipline alimentaire n’est pas le même chez les chrétiens que chez les autres. Mais surtout du fait du statut ambivalent de la laïcité elle-même. Elle est nativement chrétienne et ne parvient ni à se débarrasser de cet ADN ni par conséquent à s’adapter à d’autres situations. C’est parce qu’elle entre dans le cadre du christianisme que la laïcité ne cesse de chercher son identité et risque de passer à côté de la gestion des religions. Un politique formé à la laïcité a appris à gérer les situations dans une chrétienté : la laïcité a été votée par des catholiques, pour des catholiques, contre des catholiques. Il est sans le savoir dans ses meubles. Il s’imagine que la raison – la raison sans la foi – est le préalable à toute foi possible, chaque religion se présentant alors comme les options d’un même modèle de voiture : allume-cigare, capot ouvrant, sièges en cuir, ou non. Nous n’avons donc pas quitté la question de l’articulation entre nature et grâce, nous sommes au contraire au cœur du problème dans son acception habituelle. La laïcité se présente comme une nature précédant la grâce et la laissant en option. Deux remarques en découlent sur ce cadre interprétatif :
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Autant la grâce que la nature sont ainsi déformées et rabotées. Une grâce qui n’intervient qu’après la nature constituée devient superfétatoire ou réduite au domaine de la piété, et de même une nature ainsi considérée avant toute considération théologique se croit complète. Or, d’un point de vie chrétien, la nature n’est totalement nature que dans et sous la grâce. En réalité, la laïcité est l’arrière-petite-fille du concept de « nature pure », abstraction célèbre des théologiens de la Renaissance. Le père de Lubac l’avait dit. Nous payons nos propres pots cassés.
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Si la laïcité, dont le modèle français est sur ce point exemplaire, se présente comme l’œuvre d’art dont on a enlevé le tableau catholique mais dont on a conservé le cadre, elle risque de ne pas être adaptée pour l’Islam. L’Islam n’a pas la même théologie de la providence, il ne distingue ni temporel ni spirituel, ni grâce et nature. Il n’envisage pas de nature seule, entendons une vie sociale sans Dieu. La laïcité peut-elle répondre adéquatement aux réquisits des musulmans, autrement articulés ? Il est à craindre que non, sur le principe. Elle ne le pourrait qu’à la condition de prendre en compte les religions plutôt que de les nier et de les considérer selon leurs respectives structurations théologiques. Malheureusement, la laïcité est ignorante, sans doute parce qu’elle reste chrétienne. Elle aussi, comme l’Église, se croit encore chez elle.
Je plaide pour une laïcité théologienne, neutre mais instruite. C’est possible à trois difficultés près :
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Le manque d’habitude et même de sympathie ;
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Le bouleversement du modèle natif en fusée à deux étages : nature puis grâce ;
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La reconnaissance de son propre caractère chrétien, ce qu’elle n’aime guère concéder.
Mais sans cela, au-delà d’une recherche d’une paix sociale et de communauté démocratique, je ne vois pas comment l’État laïc peut faire face à des questions qui n’ont pas été posées pour lui et dont il n’a pas l’équipement intellectuel de sa résolution.
En troisième et dernière partie, plus brève et conclusive, il faut revenir à la caractérisation d’une chrétienté de conviction.
Avenir ou fin de la chrétienté de conviction
Avouons-le, les chrétiens ont souvent consenti malgré eux aux métamorphoses de la chrétienté, notamment aux restructurations – pour parler le jargon du licenciement – de la politique. Parfois ils ont été prophètes et parfois non. La perte des États pontificaux a causé la mort de nombreux zouaves (comme l’atteste l’inattendue Comtesse de Ségur, parfois très engagée politiquement, en l’occurrence contre Garibaldi) mais elle fut un bien pour l’Église. Délivrée de la gestion politique, débarrassée des compromis, et même des compromissions qu’entraîne un État catholique – en témoignent toutes les Tosca et tous les barons Scarpia –, l’Église s’est envolée sur les ailes d’une autorité spirituelle et morale universelle. Est-ce à dire que la chrétienté doive devenir seulement invisible et non plus visible, en une sorte de recul de type protestant, des structures et du mental catholique ? Il me semble que non. De ce point de vue, la chrétienté n’a pas à sortir de la religion. Demeure le rôle de médiateur, non seulement du Christ, mais de l’Église et de la civilisation.
Proposons quelques éléments. « Conviction » signifie ici, d’un terme faible mais je n’en ai pas trouvé de meilleur, un ensemble théorique et pratique qui comprend :
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Une fondation, la nécessité pour les chrétiens de savoir qui ils sont, pourquoi, comment, acquis culturel qui est loin d’être préservé, et aussi de reconstituer les liens religieux, sociaux, et humains d’une civilisation qui fut chrétienne et qui inspire toujours les cultures, du fait même de l’Incarnation.
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Une confrontation, la nécessité pour les chrétiens de devenir partenaires de la culture, d’argumenter et de débattre, d’être créatifs et moteurs plutôt que les éternels suiveurs qu’ils sont devenus, pasteurs autant que laïcs. La confrontation inclut la maîtrise de leur propre religion, de la fondation religieuse de la laïcité, et une connaissance distinctive des autres religions plutôt qu’un amalgame sans vérité, exigence ni respect. Monsieur Alain Besançon signale la fascination des chrétiens pour l’Islam, caractéristique des époques de leur propre affaissement de chrétiens : « Un coup d’œil sur le passé montre qu’une Église malade passe volontiers à l’Islam ».
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Une évangélisation, la dynamique d’une proposition explicite du message et de la personne du Christ, proposition qui va de la mission à la conversion sans contrainte (mais qui pense encore à contraindre ?) ni timidité. La sécularisation a appris aux chrétiens l’effacement en tous domaines, et la route est longue de la mise en place d’une dynamique de proposition.
Conviction signifie par conséquent la prise en compte d’une situation nouvelle de minorité, situation qui commence tout juste à modifier les comportements. L’entre-deux est difficile, entre la majorité silencieuse défunte et la minorité agissante actuelle. Le milieu risque d’être une minorité silencieuse. Si c’est le cas, alors oui, la chrétienté est finie, elle se meurt, elle est morte. Sinon, une vitalité nouvelle peut naître d’un retour aux fondamentaux, et à la conviction que de tels fondamentaux sont toujours à l’œuvre. Cette œuvre des fondamentaux, madame Chantal Delsol l’appelle la capacité de la « matière » à « réengendrer ». De même, Monsieur Rémi Brague fait du christianisme, « par rapport à la culture européenne, moins son contenu que sa forme ». Matrice, principe féminin, ou forme, principe plus masculin de détermination et d’actuation, désignent le même type de fondation, entre donation d’essence et perduration de l’existence.
Je voudrais achever ces considérations sur l’évocation des merveilleux exposés d’Étienne Gilson sur l’idée de chrétienté. Oubliés, certains de ces textes, des conférences d’après-guerre, en période de construction, sont en cours de redécouverte et d’édition, dans le cadre à venir de ses Œuvres complètes chez Vrin.
Je conserve quelques idées gilsoniennes, en les énonçant simplement.
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« Où ai-je connu la chrétienté ? ». Le chrétien, « partout où se trouve une paroisse, est en terre de chrétienté » ; « partout où l’amour de Dieu rompt les barrières des races et des classes, là aussi est la chrétienté ». « [Dans cette église de Chicago où il faisait bon et où rien ne troublait le silence], où était-on ? Ni en Amérique, ni en France, ni en aucun point géographique du monde. Mais on y était bien : on était en chrétienté ».
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Le rêve d’universalité de l’Université : « Le vieux rêve de l’Université de Paris, qui fut d’abord le rêve de l’Église, habite encore aujourd’hui chaque cerveau français : penser le vrai pour l’humanité entière, qui s’organise sous la contrainte même que lui impose l’acceptation du vrai ». De même, ailleurs, « Si l’Université se tait, il se fait un grand silence dans toute la chrétienté ». L’idée de fond, le moyen terme, est qu’il y a chrétienté où il y a pensée chrétienne : « il y a donc chrétienté où il y a civilisation chrétienne et il y a civilisation chrétienne là où il y a pensée chrétienne ».
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Toutefois, Gilson précise lui-même, en tant qu’historien de la philosophie médiévale, combien le rêve d’un retour au Moyen Âge est illusoire. Il faut une chrétienté moderne, « différente dans ses modalités pratiques de la chrétienté médiévale ».
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Une chrétienté moderne n’est cependant pas à concevoir, selon lui, comme devant se séculariser et renoncer à l’explicite : Gilson parle d’agir, non pas seulement selon Maritain « comme chrétiens » mais aussi « en tant que chrétiens ». Comme si Gilson, l’universitaire républicain se faisait en réalité plus engagé que Maritain l’apôtre… Sur ce point, ils diffèrent à front renversé.
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Enfin, la dernière idée, peut-être la principale pour Gilson et un peu aussi pour cet exposé, qui résume tout mais ne règle pas tout, loin s’en faut, est celle qui conclut Les métamorphoses de la Cité de Dieu : l’Église est « la seule société dont l’essence même soit d’être chrétienne. S’il existe d’autres types de sociétés qui prétendent au titre de “chrétiennes”, toutes présupposent l’Église, qui n’en présuppose elle-même aucun. Elle est la Société Chrétienne intégrale, suffisante à elle-même et complète par définition ». La leçon qui se dégage de l’histoire, poursuit-il, est qu’elle « n’est pas métamorphosable (…) ; toute tentative pour en usurper le titre et la fin porte malheur aux sociétés humaines qui prétendent la réaliser sur terre. Le trait commun à ces tentatives est de substituer au lien de la foi un lien humain, tel que la philosophie ou la science, dans l’espoir qu’il s’universalisera plus aisément que la foi et qu’on facilitera par là la naissance d’une société temporelle universelle. L’opération se solde régulièrement par un échec. Il importe de le savoir et de le dire en un temps où tant d’esprits généreux s’efforcent de donner un sens à des notions aussi importantes que celles d’Europe et d’Humanité ». En somme, toute autre chrétienté que l’Église en est la sécularisation et, de ce fait, une « chimère spirituelle ».
Pourtant, après Gilson, la question demeure de la nécessité d’un modèle politique : il faut bien se mettre d’accord sur quelque chose au plan naturel, surtout si le plan surnaturel est nié et même s’il est accepté. Pour les chrétiens eux-mêmes, a fortiori pour ceux qui ne le sont pas et avec qui les chrétiens doivent gouverner aussi bien que débattre.
Conclusion
Le 3 avril 1852, Alexis de Tocqueville, président de cette Académie, prononçait un discours où il invitait à distinguer, dans la politique, « deux parts qu’il ne faut pas confondre, l’une fixe et l’autre mobile ». La part fixe est celle « de la nature même de l’homme », à quoi un Gilson ajouterait les promesses de la vie éternelle offertes par le Christ à saint Pierre. Grâce et nature président à l’histoire, de telle sorte que la chrétienté, entée sur l’Église, ne change pas dans son principe. Le comportement du chrétien en découle. Corneille le fait dire à son martyr Polyeucte : « Un chrétien ne craint rien, ne dissimule rien / Aux yeux de tout le monde il est toujours chrétien ». La part mobile, qui est selon Tocqueville « l’art du gouvernement », relève de la prudence, naturelle et surnaturelle. La chrétienté peut souffrir bien des mésaventures.
Certaines formes de chrétienté voient ainsi leur fin, mais non pas la chrétienté sous le rapport où elle s’identifie à l’Église terrestre. Demeure son rôle de médiation, fondé sur l’Incarnation. Les chrétientés passent, le christianisme demeure.
En 1805, Napoléon, rétablissant l’Institut, dissolvait la présente Académie, dénonçant dans les moralistes et politologues qui la peuplaient, les « Idéologues » d’alors, « des rêveurs, des phraseurs, des métaphysiciens ». Et encore, il n’y avait alors plus de théologiens ! Rêveurs, fustigeons-les avec lui ; phraseurs, ils se condamnent eux-mêmes ; métaphysiciens, en revanche, heureux sont-ils d’asseoir l’homme dans la société et de considérer le rôle civilisateur de la chrétienté pour en étayer les principes.