Séance du lundi 2 mars 2015
par M. François d’Orcival et M. Alain Duhamel
Membres de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
François d’Orcival :
L’actualité récente s’est chargée de donner un contenu tragique au débat auquel nous nous livrons aujourd’hui, mais le principe de ce débat avait été arrêté bien avant les événements du 7 janvier.
Alain Duhamel et moi appartenons à la même génération de journalistes, mais nos expériences sont passablement différentes. Il a su créer des émissions de radio et de télévision tout en restant éditorialiste de presse écrite et historien de la Ve République. Quant à moi, j’ai toujours été un journaliste et un éditeur de presse écrite, appelé sur le tard à débattre à la radio et à la télévision.
Le procès de notre métier ne date pas d’hier. En voici quelques témoignages :
« Le journal, au lieu d’être un sacerdoce, est devenu un moyen pour les partis. De moyen, il s’est fait commerce et, comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S’il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n’est plus fait pour éclairer mais pour flatter les opinions. Ainsi tous les journaux seront dans un temps donné lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins. Ils tueront les idées, les systèmes, les hommes et fleuriront par cela même. »
Cette citation date de 1837 et est extraite du deuxième livre des Illusions perdues de Balzac.
Voici d’autres citations plus récentes empruntées au Dictionnaire amoureux du journalisme de Serge July. De Zola :
« Le flot déchaîné de l’information à outrance a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers. »
De George Bernard Shaw :
« Journal : institution incapable de faire la différence entre un accident de bicyclette et l’effondrement d’une civilisation. »
De François Mitterrand :
« Le journaliste peut écrire n’importe quoi et se tromper sur tout. Cela ne change rien. Ses journaux se vendent toujours aussi bien ou aussi mal. »
Or nous disposons d’un instrument qui mesure chaque année le crédit que le public accorde aux différents medias. Les résultats en sont publiés depuis 27 ans par La Croix et les études réalisées par l’Institut TNS-Sofres. Deux questions sont posées aux personnes interrogées, l’une sur les journalistes, l’autre sur les medias.
Première question : « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent 1°) aux pressions des partis politiques et du pouvoir, 2°) aux pressions de l’argent ? »
Le jugement qui apparaît en 2015 reste sévère. « Non, ils ne sont pas indépendants des pressions politiques » répondent 58% des personnes interrogées (66% en 2014) ; « Non, ils ne sont pas indépendants des pressions de l’argent » répondent 53% (60% en 2014).
Quant à la confiance dans le type de media, on note cette année une forte hausse du crédit de la presse écrite (sondage réalisé après les attentats du 7 janvier). La question posée est la même pour chaque media : « Les choses se sont-elles passées comme votre journal – radio, etc – vous les racontent ? ».
Le journal papier gagne 10 points par rapport à l’année précédente. L’ensemble de l’échantillon, lecteurs et non-lecteurs, répond « Oui » à 59% ; les lecteurs seuls répondent « Oui » à 65%. En ce qui concerne la radio, 67% répondent « Oui » ; la télévision, 57% ; Internet, 39%.
De façon très significative, l’enquête fait apparaître que les sources privilégiées de l’information, y compris sur Internet, restent la presse écrite. La confiance dans les journaux papier demeure et se transfert sur les sites de ces journaux dans l’univers numérique. En revanche, les réseaux sociaux sont crédités d’un indice de confiance de 21% seulement contre 71%.
Alain Duhamel :
Si l’on posait aujourd’hui les mêmes questions, l’avis des sondés serait sans doute plus négatif qu’il l’a été dans le sondage de La Croix. La défiance qui existe à l’égard de l’ensemble des medias nous interdit ici toute forme de corporatisme, au risque de basculer dans une sorte de masochisme.
Je citerai tout d’abord Tocqueville, dont j’ai retrouvé avec plaisir une sentence dans le livre de Serge July déjà cité :
« Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître ». Cette phrase reste d’une parfaite actualité, tout au plus pourrait-on substituer « s’exposer » à « se soumettre ».
Il convient bien sûr de parler d’abord du rôle et de l’influence des nouveaux medias, réseaux sociaux, blogs, tweets, information en ligne… Ils constituent une révolution d’importance comparable à ce qu’a pu être la découverte de l’imprimerie. Nous assistons en effet à un changement de société aussi profond qu’irréversible.
Ce changement a des côtés féconds. Ce sont : la rapidité, l’universalité, la participation d’un nombre inouï de citoyens – citoyens bien ou mal informés, bien ou mal inspirés, mais néanmoins citoyens, ce qui change foncièrement la relation entre (celui que j’appelle par commodité) le lecteur et le journaliste. La hiérarchie implicite qui s’établissait naguère entre lecteur et journaliste est aujourd’hui totalement remise en cause au point que l’on n’hésite pas à parler pour notre pays de l’existence de 65 millions de journalistes.
Mais ce changement a aussi évidemment bien des aspects fâcheux. On ne peut que déplorer qu’il y ait très peu, trop peu de filtres à la diffusion de “l’information”. Ensuite force est de constater que les nouveaux medias sont par nature manipulateurs, très souvent calomniateurs, provocateurs et terriblement complotistes au point de donner une image pathologique de la réalité. Assurément, il sera extraordinairement difficile de trouver des moyens de régulation. Les gouvernements essayent, mais les grands groupes, Google, Twitter, Facebook, etc. sont extrêmement réticents, pour des raisons essentiellement financières, certains même, tel Twitter, n’hésitant pas à faire ce qui ressemble fortement à de l’obstruction.
Pour terminer sur le sujet des nouveaux medias, j’évoquerai une étude récente qui a montré que ceux qui s’informent sur les nouveaux medias passent cinq fois moins de temps par jour à lire que ceux qui s’informent dans les journaux de presse écrite traditionnelle. Personnellement, je vois dans ces nouveaux medias une victoire spectaculaire de la démocratie d’opinion sur la démocratie de représentation.
François d’Orcival :
J’ajouterai deux exemples de ce que peut représenter la puissance des nouveaux medias. Le premier exemple date du mercredi 7 janvier, jour du massacre des journalistes de Charlie Hebdo, l’autre date de lundi dernier.
Le 7 janvier, avant même que les chaînes d’information n’eussent encore donné toute l’ampleur à l’événement qui se produisait, Joachim Roncin, journaliste graphiste pour une publication gratuite, a imaginé et dessiné le slogan « Je suis Charlie », en référence au « Ich bin ein Berliner » de Kennedy. Cette marque a été lancée sur le réseau Twitter et, dans la journée même, elle a été connue et reprise dans le monde entier.
Lundi dernier, 23 février, le président du Crif déclare le matin au micro d’Europe 1 qu’en tant que personne, Marine Le Pen est « irréprochable », « juridiquement », à l’égard de la communauté juive, tout en étant à la tête d’un « parti infréquentable ». Le président du Crif affirme d’autre part que les auteurs des actes et violences antisémites sont de « jeunes musulmans ».
Ces deux mots, extraits d’une déclaration, déclenchent, dans la matinée, une réaction sur l’ensemble des réseaux sociaux. Le recteur de la grande mosquée de Paris annonce qu’il ne se rendra pas au dîner du Crif, le soir même. Le président du Crif se voit alors contraint de commencer son intervention par une mise au point pour répondre aux réseaux sociaux. Le président de la République, hôte d’honneur du dîner, lui donne la réplique et – par opposition aux « jeunes musulmans » – emploie l’expression « Français de souche, comme on dit », pour décrire les jeunes délinquants qui ont détruit les tombes du cimetière juif de Sarre-Union.
Nous avons là un cas exemplaire de tempête médiatique déclenchée par les réseaux sociaux qui provoque des réactions en chaîne jusqu’au sommet de l’État.
À partir du moment où une information se répand sur les réseaux sociaux, elle va être reprise par les chaînes de télévision d’information continue qui, toutes les 15 ou 30 minutes, 24 heures sur 24, diffusent et commentent l’information disponible en image. Elles sont au nombre de trois, LCI, BFM-TV et I-télé.
Un exemple va permettre de comprendre comment cela fonctionne. Le 7 janvier, moment le plus intense du traitement de l’information après l’attentat contre Charlie Hebdo, je me trouvais, à partir de 12 h 30, dans la régie technique de la chaîne I-télé. C’est l’endroit stratégique où l’on sélectionne l’information et où elle est mise en scène, avant d’être commentée par les journalistes qui sont en plateau, reliés par des oreillettes à la régie.
C’est la directrice de la rédaction elle-même, Céline Pigalle, qui gérait tout en direct. Elle a 43 ans, elle est diplômée de Sciences Po et de l’ESJ de Lille. Elle a travaillé quinze ans à Europe 1, puis à Canal Plus et est, depuis 2012, responsable de la rédaction d’I-télé.
Devant elle se trouvaient les écrans des images des caméras d’I-télé aux endroits où étaient ses reporters, ainsi que les écrans des chaînes concurrentes, françaises ou étrangères. C’est elle qui a choisi toutes les images et elle n’a fourni que les informations confirmées par l’AFP, notamment les noms des victimes.
Il est intéressant de remarquer que, le 11 février, le CSA relèvera, à propos de la couverture des événements du 7 janvier, 36 manquements aux principes et règles de la communication audiovisuelle – I-télé étant toutefois la chaîne la moins mise en cause. Tout aussi intéressant à noter est le fait que la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle dit dans son article 1 : « La communication audiovisuelle est libre en France ».
Alain Duhamel :
On ne peut que louer I-Télé de n’avoir diffusé que ce qui figurait sur le site de l’AFP, mais la preuve a été faite récemment avec l’annonce erronée du décès de Martin Bouygues que les communiqués de l’AFP avaient parfois besoin d’être vérifiés. Il est illusoire de penser que pourrait exister une seule et unique source qui ferait autorité. Il ne peut y avoir de précision – à défaut de vérité – que si plusieurs sources sont confrontées les unes aux autres. C’est malheureusement trop rarement ce qui se produit.
Trois modèles ont marqué la façon dont l’ensemble des rédactions – radio, télévision et presse écrite – fabriquaient naguère leur sommaire. Jusqu’en 1981, le modèle que l’on suivait partout était celui du Monde. À partir de 1981, selon moi en raison de l’engagement trop visible du Monde, un second modèle lui a progressivement été substitué. Ce modèle était celui d’Antenne 2, chaîne qui passait pour un exemple de professionnalisme rigoureux à la mode américaine. Ce modèle a prévalu jusqu’aux années 2000. Mais aujourd’hui, c’est le modèle BFM-TV qui prédomine. Les journaux de la presse écrite, les radios et les autres télévisions fabriquent leur sommaire et modifient la hiérarchie de leurs nouvelles en fonction de ce qu’ils voient sur BFM-TV.
Le modèle BFM-TV présente des avantages : celui de la rapidité, celui du direct universel, celui, à certains égards contestable, de la transparence. Mais il présente aussi des inconvénients : celui de la répétition car les mêmes reportages reviennent dix fois, vingt fois, trente fois dans la même journée et créent ainsi une pression psychologique forte qui aboutit à dramatiser, à simplifier et à caricaturer l’actualité. Autre inconvénient : celui de dérapages possibles dus à la précipitation. Les exemples en sont très nombreux. Je n’en citerai qu’un seul : sur les chaînes d’information continue, on voit des images et sous ces images défile un texte qui n’a rien à voir avec le sujet traité. Si l’on regarde attentivement ce texte, on peut d’abord relever en une journée un nombre non négligeable de fautes d’orthographe et au moins une ou deux fautes de français, mais on peut voir aussi à quel point le texte est approximatif et réducteur.
Il n’est certes pas nécessaire d’en conclure que l’information en continu serait condamnable, mais force est de constater qu’elle soulève autant de problèmes qu’elle en règle.
Je ne peux évidemment pas ne pas parler de la radio, tout en étant conscient que je suis de parti pris. Pour simplifier les choses, je dirai que l’influence et la notoriété sont désormais l’apanage de la télévision ; ce qui reste de culture et de réflexion, on le trouve dans la presse écrite. La radio, c’est la rapidité, la vivacité et la souplesse. Mais, en matière de pluralisme, la radio est à mes yeux ce qu’il y a de moins mal parmi tous les medias existants. Une des raisons est qu’elle est le seul media dans lequel la hiérarchie des nouvelles qui nous sont données fait l’objet d’une discussion pratiquement toutes les heures et en fonction des faits. La radio essaye de décrire des faits, alors que la télévision cherche à créer des effets. Un autre atout de la radio est que la distinction y est très clairement établie entre les faits – relatés dans les journaux – et les commentaires et chroniques. Sans doute n’est-ce pas un hasard si c’est à la radio que le spectre des différentes opinions est le mieux représenté et que se sont instaurés le plus facilement des débats réunissant des journalistes de toutes sensibilités.
Je crois par ailleurs que la radio en France a ceci de particulier qu’elle reste, au moins le matin, tout aussi influente qu’elle l’était il y a vingt ou trente ans. On écoute la radio pour apprendre mais aussi pour comprendre ce qui s’est passé et l’on a ainsi une chance de se faire sa propre opinion.
François d’Orcival :
La particularité de la radio est aussi que ce fut le premier media apparu après la presse écrite. C’est pourquoi les journaux parlés, qui ont été les ancêtres des journaux actuels, ont appris à rassembler des informations sous une forme encore plus resserrée que les journaux de presse écrite. La radio n’ayant pour seul vecteur que la voix, elle exige une langue aussi précise et percutante que possible afin que, justement, l’auditeur ne soit pas perdu dans un flot verbal mais puisse au contraire se repérer de façon précise.
Il est à cet égard caractéristique qu’à la radio aucun débat n’excède 8 à 10 minutes par sujet, France Culture constituant un cas à part. N’est-ce pas la force de la radio du matin que de pouvoir présenter sous une forme ramassée des interviews et des débats politiques qui “font” une forte audience et sont ensuite repris au cours de la journée par les autres medias ?
Le tableau ne serait évidemment pas complet si je ne parlais pas de la presse écrite dont les journaux sont à la source de notre métier.
Commençons par quelques chiffres pour fixer les idées : un marchand de journaux vend 600 titres de presse écrite. La Poste en transporte entre 3 500 et 4 000. Environ 300 titres – moins de 10% – sont classés publications d’information politique et générale par une commission instituée par la loi.
Ces publications, censées participer au débat démocratique, reçoivent, conformément à l’article 34 de la Constitution qui cite parmi les libertés garanties au citoyen « l’indépendance et le pluralisme des medias », des aides de l’État. Les aides accordées à ces publications IPG (d’information politique et générale) sont de deux ordres. Il y a une aide indirecte, qui se traduit par des tarifs privilégiés de transport par La Poste, et, réservées aux quotidiens, des aides directes pour les journaux à faibles recettes publicitaires, notamment.
Les 300 publications IPG sont constituées de 8 quotidiens nationaux, 66 quotidiens régionaux et départementaux, 190 hebdomadaires régionaux et 30 hebdomadaires et magazines d’opinion.
Malheureusement, le secteur de la presse papier est en crise pour deux grandes raisons. La première est la crise de la lecture qui fait que seuls des lecteurs d’un certain âge lisent encore régulièrement des journaux et des magazines sur papier. La seconde tient à la concurrence de cet autre media qu’est Internet. Jusqu’à une époque récente, la presse papier pouvait vivre très bien en complémentarité avec la télévision et la radio, respectivement concentrés sur l’image et sur la voix. Avec Internet, on peut avoir tout en même temps : voix, image et texte. C’est ainsi que la presse écrite se trouve confrontée depuis 10 ans à un défi gigantesque, celui de créer un modèle numérique convaincant.
Alain Duhamel :
Depuis sa naissance, la presse écrite a constitué la matrice de l’information et je crois que nous sommes la dernière génération à pouvoir vivre cela. Dans l’avenir, la matrice de l’information ne sera plus la presse écrite. D’abord parce qu’il y a de moins en moins de titres et ensuite parce qu’à l’intérieur de chaque rédaction, il y a de moins en moins de journalistes. Là où il y avait des rédactions de 200 personnes, il n’y a plus des rédactions que de 80 personnes ; là où il y avait des rédactions de 50 personnes, il n’y a plus des rédactions que de 15 personnes. Bien évidemment, le service rendu ne saurait être le même. Cela signifie concrètement qu’il faut renoncer à traiter toute une série de sujets et donc qu’il faut renoncer à toute prétention d’universalité.
En outre commence à s’esquisser un phénomène nouveau, l’apparition de deux types de citoyens consommateurs d’information, d’une part le citoyen λ, de très loin majoritaire, qui consomme des réseaux sociaux s’il a moins de 40 ans et un peu de tout s’il a plus de 40 ans, et, d’autre part, le citoyen, en voie de disparition progressive, qui continue à lire la presse écrite traditionnelle et qui, à ce titre, constitue une élite.
François d’Orcival :
Après avoir parlé des medias, passons aux journalistes. Ceux-ci sont au nombre de 36 800 en France, 36 800 professionnels détenteurs d’une carte de presse. Cette carte de presse existe depuis la loi du 29 mars 1935, votée à l’unanimité et qui définit comme professionnel du journalisme tout salarié d’une entreprise de presse.
Ces 36 800 journalistes, parmi lesquels 19 800 hommes et 17 000 femmes, se répartissent dans le rapport de deux tiers, soit 27 000, dans la presse écrite et un tiers, soit 9 800, dans la presse audiovisuelle et les sites Internet.
Chaque année, de 1 500 à 1 700 cartes nouvelles sont attribuées à de nouveaux journalistes – parmi eux, moins de 300 (286 en 2013) sont des diplômés des 14 écoles de journalisme reconnues par la profession, soit environ un sur cinq. D’où viennent les autres ? De filières universitaires variées, et notamment des sciences politiques, du droit, des études littéraires, ou de l’enseignement.
À tous ces journalistes, la loi de 1935 a donné un statut et le bénéfice d’une disposition particulière de la convention collective des journalistes, à savoir la « clause de conscience » ou « clause de cession » qui permet au journaliste, en cas de changement d’orientation, de nature, ou de propriétaire de la publication, de faire valoir ses droits en demandant la rupture de son contrat de travail accompagnée des indemnités correspondant à ses années de collaboration, soit un mois par année d’ancienneté.
La raison de cette disposition particulière tient au fait que les journalistes qui participent au débat démocratique ne sont pas interchangeables et qu’on ne saurait leur imposer des changements d’orientation. En outre, les journalistes n’ont certes pour obligation que d’être salariés dans une entreprise de presse, mais ils n’en sont pas moins des gens responsables pénalement, responsabilité qui trouve son origine dans l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dit que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement » – « sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ». Et dans ce domaine, la jurisprudence des tribunaux est volumineuse. Liberté, donc, « sauf à répondre… » Tout journaliste, tout directeur de publication est responsable devant la loi.
Alain Duhamel :
La liberté des journalistes a beaucoup progressé depuis les débuts de la Ve République, avec tous les avantages et les inconvénients que cela implique. Ma longue expérience à la télévision en offre une assez bonne illustration. La première émission significative à laquelle j’ai participé était « À armes égales » de 1970 à 1972. Le principe de cette émission était qu’il devait obligatoirement y avoir un représentant de la majorité et un représentant de l’opposition. Georges Pompidou, président de la République, m’ayant fait venir à l’Élysée, m’a expliqué que cette émission était malhonnête par principe puisqu’elle mettait face à face le gouvernement et l’opposition et que lorsqu’il y avait un débat, un gouvernement ne pouvait être que sur la défensive par rapport aux critiques de l’opposition. La deuxième émission significative était « Cartes sur table » avec Jean-Pierre Elkabbach. Nous avons essayé de démontrer que l’on pouvait pousser les interviews plus loin qu’on ne le faisait auparavant, mais avec l’élection de François Mitterrand en 1981, l’émission a été suspendue sur-le-champ. Là encore, on le voit, la liberté des journalistes restait… mesurée.
C’est avec l’alternance et la cohabitation que les choses ont évolué. Avec l’alternance, nos interlocuteurs ont été amenés à partir du principe que, quelles que soient les circonstances de l’instant, ils risquaient de se retrouver en face de nous deux ans plus tard.
On constate aussi dans la presse écrite une autonomie des rédacteurs vis-à-vis de la hiérarchie beaucoup plus grande qu’auparavant. Cela se traduit par des différences de sensibilité au sein d’un même journal.
En outre, les relations entre les hommes politiques et les journalistes ont profondément changé. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le rapport était au mieux de celui d’un maître bienveillant à élève plus ou moins doué et, au pire, celui de professeur irrité face à un élève aux propos intempestifs. Aujourd’hui, le rapport ne s’est pas inversé, mais on constate que ce sont désormais, depuis le début des années 2000, les hommes politiques qui sont demandeurs de rencontres et interviews avec les journalistes, alors que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, c’étaient les journalistes qui étaient demandeurs.
La dernière forme de liberté ou d’émancipation des journalistes est qu’ils ont aujourd’hui la possibilité d’établir par eux-mêmes les limites de la transparence, de ce qui fait partie de la vie privée ou encore la différence entre un propos réellement tenu et un propos rapporté. On peut dire qu’il s’agit là d’une liberté sans contrôle.
Mais sur les journalistes pèsent aussi de nombreuses contraintes.
La première est celle de la publicité et des moyens de financement. Récemment, à la suite de l’affaire de la banque HSBC, le Daily Telegraph, journal britannique conservateur et extrêmement anti-européen, a perdu son rédacteur en chef parce que celui-ci, s’émouvant du peu de place consacré par son journal à l’affaire HSBC, s’est vu répondre par la direction que HSBC était un annonceur beaucoup trop important pour qu’on lui déplût.
Les actionnaires constituent une autre contrainte. On a vu récemment les actionnaires du Monde exprimer publiquement et fortement leur désapprobation de ce que faisait le journal, ce qui à l’évidence était une invitation appuyée à l’adresse des journalistes concernés de ne pas poursuivre dans le chemin qu’ils avaient emprunté.
Il ne faut pas négliger non plus la pression sociale du pays. Ainsi, aux États-Unis, premier pays laïc chronologiquement, personne ne s’avise de dire du mal des religions, tout simplement parce qu’en raison de la pression sociale « ça ne se fait pas ». En France, il semblerait que ce soit l’inverse. La pression sociale fait que « ça se fait ».
Une autre contrainte considérable est celle de l’horaire. Aujourd’hui, un commentaire politique sur une grande chaîne de télévision, TF1, France 2 ou France 3, fait en moyenne 50 secondes. Je ne suis pas certain que les journalistes qui font ces commentaires, aussi talentueux qu’ils soient dans la concision, puissent véritablement aller au fond des problèmes.
Il faudrait aussi évoquer le fait que les hommes politiques interviewés, mais aussi souvent des acteurs de la société civile, sont devenus, à des degrés divers, des spécialistes de la communication – à l’exception, regrettable à mes yeux, de la plupart des chefs d’entreprise français, qui manifestent trop souvent de la réticence à se former à la communication.
Je terminerai par une dernière contrainte généralement sous-estimée, celle de l’esprit moutonnier des journalistes. Quand un thème apparaît ou bien que quelqu’un a trouvé un éclairage ou une idée originale, on peut être sûr de les voir se reproduire pendant plusieurs jours, voire semaines, selon un système circulaire qui en fait est une spirale qui s’élargit. C’est ainsi qu’une idée nouvelle devient vite une vieille lune ressassée à satiété.
François d’Orcival :
J’ajouterai une contrainte à celles qui viennent d’être évoquées, à savoir la course permanente de tout support à l’audience. Autrefois, les chaînes de service public, qu’il s’agît de radio ou de télévision, n’avaient que peu à se soucier des résultats d’audience. Aujourd’hui, elles doivent toutes impérativement « faire de l’audience ». Les journaux sont également tous impliqués dans la course à l’audience, mis à part le Canard Enchaîné qui refuse toute publicité. En fait tous les supports le sont.
Quelle « audience » ? Il ne s’agit pas seulement d’en mesurer le nombre mais la qualité. Le lecteur, l’auditeur et le téléspectateur font tous l’objet d’études très poussées d’organismes spécialisés permettant aux régies de publicité des medias concernés de se « vendre » mieux aux annonceurs qui cherchent tel ou tel type de « client ». Ces études ne peuvent évidemment pas être négligées et l’on en conçoit aisément l’importance qu’elles représentent tant pour le directeur de la régie de publicité ainsi que pour le directeur des ventes.
Françoise Giroud disait : « La première question à laquelle il faut répondre quand on crée un journal, c’est “Qui parle à qui ?” ». Quoique vous fassiez, vous dépendez de votre lecteur, de votre public, de votre audience – quel que soit le support et sa périodicité, puisque celui-ci vit grâce à deux types de recettes : celles de la vente et celles de la publicité. Cela pèse directement sur le directeur de la rédaction qui doit travailler en étroite collaboration avec les directeurs des ventes et de la publicité.
Dans ce contexte se pose la question plus vaste de la déontologie. Qu’entend-on par déontologie ? Souvent on la confond avec l’objectivité et l’honnêteté dans la présentation des faits.
Ce n’est pas tout à fait un hasard si l’objectivité évoque l’objectif d’un appareil photographique. En effet, dans les rédactions, on discute de “l’optique du journal”, de son “angle de vue”, du “point de vue” que l’on adopte pour la rédaction d’un article. De cela on peut facilement déduire que l’objectivité n’existe pas puisque tout dépend de l’angle choisi.
En revanche existe bien l’honnêteté dans la présentation des faits, c’est-à-dire le choix de sources fiables, la vérification, le recoupement des données – à condition qu’on en ait le temps. Pour pallier le manque de temps, il faut développer des réflexes, en accord avec les chartes, les codes de déontologie mis en œuvre dans chaque rédaction – mais qui lui sont propres.
Se pose la question alors qui fait l’objet d’un débat à l’intérieur de la profession de savoir s’il ne faudrait pas créer un « ordre » des journalistes à l’instar de l’ordre des médecins ou de l’ordre des notaires. La réponse est généralement négative car la particularité de notre métier, qui est un métier d’opinion où les journalistes ne sont pas interchangeables, fait qu’il est très difficile d’admettre que l’on puisse être jugé par un confrère qui statuerait sur des « opinions ».
J’ai évoqué précédemment le Conseil supérieur de l’audiovisuel en rappelant qu’il avait relevé 36 manquements aux principes de la communication audiovisuelle dans les informations diffusées sur les attentats du 7 janvier. Qui sont les neuf membres de ce CSA ? Un haut fonctionnaire, des universitaires et trois journalistes. Or il apparaît que les plus sévères à l’égard de la presse sont les trois journalistes. On comprend donc que les journalistes soient réticents à se laisser “juger” par des confrères toujours susceptibles de manquer eux-mêmes d’objectivité.
Alain Duhamel :
Tous les journalistes sont-ils de gauche ? Ma thèse personnelle est que les journalistes, dans leur grande majorité, sont de gauche et que les medias, dans une majorité à peu près comparable, sont de droite.
On sait qu’il y a une majorité de journalistes de gauche grâce à des sondages spécifiques après chaque grande élection. Les raisons sont diverses : statut social des journalistes, esprit critique qui porte à contester l’ordre établi, formation qui n’est pas dénuée d’idéologie, etc.
En revanche, les medias sont plutôt de droite, d’une part, parce qu’ils appartiennent généralement à des personnes privées qui n’ont guère envie qu’on mette la révolution en œuvre et qu’on mette à mal l’ordre établi ; d’autre part, parce que, de plus en plus, la concurrence impose ses règles qui sont celles du libéralisme économique.
Trois exceptions m’obligent toutefois à nuancer le propos.
La première est l’exception de la presse people, qui connaît un réel succès, mais dont on ne saurait dire que l’idéologie la submerge, ni dans un sens ni dans l’autre et quels que soient ses propriétaires.
La deuxième, plus ancienne, est celle du journalisme engagé. Ce journalisme engagé se retrouve soit ouvertement, soit obliquement dans bon nombre de medias, parfois en contradiction avec ceux-ci. Si les formes du journalisme engagé sont aujourd’hui très différentes de ce qu’elles étaient auparavant, elles n’en sont pas moins importantes.
La troisième exception est celle des spécialistes de l’investigation. Ceux-ci ne sont a priori ni de gauche ni de droite, mais ils sont avant tout “antisystème”. Le journalisme d’investigation a toujours existé, mais il a aujourd’hui acquis une beaucoup plus grande visibilité, pour ne pas dire une prégnance forte. Capable de faire de très bonnes choses, il est aussi parfois susceptible d’horreurs absolues. Un exemple saisissant fut celui de “l’affaire Baudis”. Dominique Baudis fut en effet présenté, sans qu’il y eût l’ombre du commencement de la moindre preuve, comme un dangereux prédateur sexuel alors qu’il n’avait strictement rien à se reprocher. Les accusations furent portées par un journal réputé dont on remarquera au passage qu’il présenta par la suite des excuses avec beaucoup moins d’élan qu’il n’en avait eu pour porter les accusations.
François d’Orcival :
Après ce vaste tour d’horizon, il convient de répondre à la question : les medias sont-ils un pouvoir sans contre-pouvoir ?
Pour y répondre, j’évoquerai aussi l’affaire Baudis, exemplaire d’un désastre médiatique. Si, au printemps 2003, Dominique Baudis a été condamné par un certain nombre de medias, de la presse écrite, de la radio et de la télévision, c’est aussi dès la fin de l’été 2003 que plusieurs journaux de presse écrite ont démonté entièrement l’accusation qui avait été portée, et cela, infiniment plus vite que la justice. Ce n’est en effet qu’en juillet 2005 que la justice est intervenue avec un non-lieu pour les personnes mises en cause, et en 2009 avec la condamnation des prostituées qui avaient faussement témoigné.
Il ressort de ces constations que les medias constituent à la fois un pouvoir et un contre-pouvoir. Les informations qui sont diffusées partout le sont par les medias, mais c’est aussi par les medias qu’elles sont démenties ou réfutées.
Alain Duhamel :
En guise de très brève conclusion, je dirai, d’une part, que les medias ou les journalistes ne sont pas un pouvoir, pas plus qu’une autorité, mais qu’ils sont une influence ; d’autre part, que si l’on fait le bilan de l’évolution des medias depuis un demi-siècle, on s’aperçoit que la liberté a progressé, mais que la réflexion a régressé.