Séance du lundi 21 septembre 2015
par M. Rémi Brague
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Avec le sujet que je remercie Chantal Delsol de m’avoir confié, je me trouve devant une opinion commune sur l’islam, à savoir qu’il ignore une distinction que nous nous flattons d’opérer entre le politique et le religieux. Pour ne citer que de grands esprits, voici ce que dit Guizot : « C’est dans l’unité des pouvoirs temporel et spirituel, dans la confusion de l’autorité morale et de la force matérielle, que la tyrannie, qui paraît inhérente à cette civilisation, a pris naissance. Telle est, je crois, la principale cause de l’état stationnaire où elle est partout tombée [1] ».
Cette indifférenciation est sentie la plupart du temps comme un défaut contre lequel on est prompt à brandir la déclaration de Jésus sur Dieu et César. Elle est pourtant parfois perçue comme une qualité, que l’on fait valoir contre la schizophrénie du chrétien, citoyen de deux cités. Ainsi Rousseau : « Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel ; ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. […] Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son gouvernement subsista sous les Califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela [2] ». Ou un politique réel qui l’avait lu, Napoléon, dans un propos du 11 février 1804 rapporté par Pelet de la Lozère : « dans la Turquie et dans tout l’Orient, l’Alcoran est en même temps loi civile et évangile religieux [3] ». Il faudrait aussi, parmi ceux qui regrettent que l’islam n’ait pas supplanté le christianisme, citer Nietzsche, voire, à un autre niveau, invoquer certains propos de table de Hitler [4].
Il y a du vrai là-dedans. Mais il y aussi beaucoup de vague, car les deux notions, religion et politique, sont trompeuses. Je vais essayer de les éclairer.
Religion
Marqués par la vision chrétienne des choses, nous réduisons le religieux à la foi, au dogme qui en formule le contenu, et aux pratiques pieuses (prière, sacrifices, jeûne, pèlerinage), en excluant les normes de l’agir.
Notre incapacité à saisir l’islam est une conséquence directe de la révolution chrétienne, consistant à ne garder du système juif de commandements que le Décalogue lequel rassemble les règles de la morale commune. Nous sommes, même le bouffeur de curés le plus enragé, encore trop chrétiens en ce sens que nous appliquons à l’islam des schémas de pensée d’origine chrétienne.
Le christianisme est la religion absolue. Le mot est de Hegel, dès la période de Jena, et plus systématiquement dans ses cours de philosophie de la religion [5]. Ici, je le détourne de son sens, mais en retournant à l’étymologie : ab-solutus, délié. Ce qui a l’avantage de le priver de toute connotation valorisante, pour lui réserver une fonction exclusivement descriptive. Le christianisme est la religion qui n’est qu’une religion, et rien d’autre. Le judaïsme est une religion et un peuple ; le bouddhisme une religion et une sagesse ; l’islam est une religion et une loi.
Le plus fort est que nous avons le culot de dire aux musulmans : l’islam comme religion ne nous gêne pas, vous pouvez jeuner, prier, aller à La Mecque si cela vous chante. En revanche, nous n’accepterons pas la sharia, dont, entre autres, les règles vestimentaires (voile), les règles de l’abattage rituel, etc. Nous demandons donc aux musulmans de renoncer à ce qui pour eux est partie intégrante de leur religion, voire en constitue l’essentiel.
Le vrai problème est celui de l’origine divine des normes. Il est plus juridique que politique.
Politique
Cas particulier de la philosophie pratique comme art du gouvernement, ce dernier mot étant entendu au sens le plus concret ; les philosophes de l’islam, dans le sillage des Grecs, distinguent trois niveaux de l’art de gouverner, selon qu’il porte sur l’individu, la famille ou la cité. Il est alors éthique, économique ou politique. La politique est alors le gouvernement de la cité.
Le Coran et le Hadith contiennent beaucoup de choses sur la conduite de l’individu, isolé et dans sa famille ; on y trouve en revanche peu de choses sur la politique proprement dite. Un verset, dit habituellement « verset des émirs », recommande d’obéir « à Allah, à l’Envoyé et à ceux qui ont l’autorité » (IV, 59). Mais c’est sans dire qui ceux-ci sont (califes ? sultans ? imams ? généraux ? juristes ? anciens de confréries soufies ? ) et comment ils doivent être choisis. Il faut se livrer à mille contorsions pour trouver dans les textes sacrés des indications sur le système politique optimal, surtout quand on cherche à y trouver de quoi se prononcer en faveur de la démocratie représentative. Mais on y arrive, par exemple en se fondant sur les récits selon lesquels Mahomet aurait parfois demandé l’avis de ses compagnons, voire accepté de se plier aux décisions d’un conseil .شورى. Y voir l’ancêtre d’un parlement est une malhonnêteté intellectuelle, mais elle part des meilleures intentions qui soient.
L’idée de gouvernement implique en tout cas celle d’une direction à prendre. Or donc, vers quel but faut-il tendre ?
Par quel chemin convient-il de s’en rapprocher ? Où trouver cette « voie droite » dont parle la toute première sourate ?
Le droit
Cette voie droite est celle qu’indique la شريعة . Le terme désigne justement un chemin, jadis, selon les étymologistes, le chemin qui, dans le désert, mène à un point d’eau. Comme métaphore, il signifie la « démarche à suivre », équivalent de l’hébreu הלכה . La notion fonctionne souvent comme un épouvantail pour les Occidentaux. On désamorce leur frayeur en faisant valoir qu’elle recouvre une pluralité de systèmes juridiques. Ainsi, l’islam sunnite connaît quatre écoles, parfois appelées « rites ». Il n’y a donc rien qu’on pourrait appeler la sharia. On rappelle aussi que ces systèmes sont susceptibles d’évoluer. C’est exact. Même si en fait le droit islamique est ankylosé depuis plusieurs siècles, la réouverture des portes de l’« effort personnel » .ٳجتهاد. demandée par tant de monde, n’est pas exclue en principe.
Reste que, derrière la pluralité des systèmes juridiques, une idée demeure, que l’on peut exprimer par l’infinitif qui est à la racine du mot sharia, à savoir شرع, le fait que Dieu indique à l’homme la valeur juridico-morale de certains comportements voire, dans l’idéal, de tous. Et que Dieu est le seul législateur légitime, contre lequel aucune décision humaine ne saurait faire le poids. Sur ce point, l’islam ne peut en rabattre sans cesser d’être lui-même.
Si certaines normes viennent de Dieu, et directement, la seule tâche concevable est de les appliquer. L’idée d’« interprétation » n’a pas le même sens qu’en Occident gréco-judéo-chrétien ou, si l’on préfère « athéno-jérusalémite ». Là, le modèle est celui du jugement d’équité (epieikeia) tel que le définissait déjà Aristote [6]. Lorsque l’application mécanique d’un texte mènerait à des injustices révoltantes, l’équité remonte de la lettre à l’esprit, en l’occurrence à l’intention du législateur. Mais là où le législateur est Dieu, éternel et omniscient, il ne peut être question de supposer que Celui-ci n’aurait pas prévu d’avance la totalité des cas. La seule latitude qui reste est celle de l’interprétation des mots. Ainsi, le commandement de se voiler ne peut être compris comme celui, plus général, de se vêtir décemment selon les climats et les mœurs. L’interpréter consistera uniquement à s’interroger sur la longueur ou l’opacité du voile.
La meilleure attestation du caractère juridique de l’islam se trouve, me semble-t-il, dans les implications d’un verset fort anodin, mais qui contient une caractérisation qui me semble très révélatrice d’un concept très sublime, celui du Bien. Ce verset figure dans une sourate traditionnellement classée parmi celles « descendues » à Médine, à l’époque donc où Mahomet, devenu chef d’une petite armée, dicte à ses partisans les règles selon lesquelles Dieu veut qu’ils se comportent. Allah, donc, est censé dire aux musulmans. « Vous êtes la meilleure communauté qui ait surgi pour les hommes : vous commandez le bien, vous interdisez le mal, vous croyez en Dieu » (III, 110). L’expression « commander le bien, interdire le mal » est au fondement d’un devoir capital du musulman, qui est d’intervenir soit par la main, soit par la parole, et à tout le moins par la prière, là où il s’agit de faire respecter la justice et de réprimer son contraire [7]. Je voudrais faire voir ici plutôt la bizarrerie de la formule, plus précisément celle du lien de causalité entre la dignité supérieure prêtée à la communauté musulmane et l’attitude qui en justifie la valorisation. On attendrait plutôt : « vous faites le bien, vous évitez le mal », comme on le trouve dans les naïves et glorieuses tautologies bibliques (Amos, 5, 14-15 ; Psaumes 34, 14 ; 37, 27 ; Romains, 12, 9 ; 1 Pierre, 3, 11 ; 3 Jean, 11). Mais ici, le bien n’est pas, ou pas seulement ce qui est accompli, mais ce qui est commandé par une autorité. Ce bien n’est pas moral, mais juridique.
Les moyens de la domination
Le but dernier n’est pas la violence, mais ce que j’aimerais nommer la force. J’aurais envie d’employer l’allemand Gewalt, qui peut certes signifier la violence, mais qui désigne aussi l’autorité légitime de l’Etat (Staatsgewalt). On pourrait aussi utiliser le mot de « vigueur », au sens où une loi est en vigueur. Mais au fond, certains usages du français « force » pourraient convenir. C’est ainsi que j’ai intitulé le chapitre de mon La Loi de Dieu qui traite de l’islam « force reste à la loi ». Il s’agit d’assurer la souveraineté de Dieu sur la communauté humaine.
Et cette souveraineté ne passe pas par la voix de Dieu dans la conscience, mais bien par une parole très explicite, celle qui fut dictée à Mahomet et consignée dans le Livre Saint, accompagnée des déclarations du « beau modèle », le Prophète.
La violence n’est pas nécessaire, ni même souhaitable. Il est préférable d’éviter d’avoir à combattre, aussi bien pour des raisons morales que platement économiques. La situation idéale est celle où l’adversaire cède sans résistance, et donc où l’on n’en vient pas aux mains. On se souvient du paradoxe de Clausewitz : c’est celui qui se défend qui commence la guerre [8]. Et de toute façon, un Etat bien policé n’a pas besoin de recourir à la violence.
Le but des guerres de conquête du viie siècle, telles en tout cas qu’elles sont interprétées par les hommes de religion, n’est pas directement la conversion des populations soumises, mais l’établissement d’un pouvoir islamique garantissant à la vraie religion la liberté de se montrer la meilleure. Contraindre à se convertir n’est tout simplement pas faisable. D’où le tant chanté « il n’y a pas de contrainte. ٳكراه . en religion » (II, 256).
Les règles réduisant les non-musulmans à un statut de sujets de seconde zone, dits « protégés », ont une fonction pédagogique ; les humiliations ont pour but de faire comprendre à ceux-ci qu’il est dans leur intérêt bien compris d’adopter la religion vraie.
La terreur si médiatisée de nos jours n’a pas pour fonction de satisfaire un quelconque sadisme, même si les exécutants se recrutent parmi des gens dont la psychologie s’y prête. La vie de Mahomet contient des exemples de cas dans lesquels la terreur réelle ou possible, voire la seule détermination des adeptes suffit à emporter la soumission. Ainsi de ce personnage qui dit à son frère qu’il le tuerait sans hésitation si le Prophète lui en donnait l’ordre. Frappé par la qualité de cette religion, le frère s’exclame : « Par Dieu, une religion qui vous porte à cela est une merveille ! » (inna dīnan balaġa bi-ka haḏā la-ʽaǧab) et se fait musulman [9].
L’Etat
Le rôle d’un Etat islamique se comprend à partir de la tâche fondamentale qui consiste à donner force à une loi qui vient de Dieu. Le but de l’Etat n’est pas la paix entre les hommes, mais le service de Dieu.
Dès le Coran, il existe un « Etat », certes rudimentaire. On le voit dans la sourate la plus tardive, qui peut abroger le contenu normatif des autres. Il s’agit d’un des versets qui précisent l’emploi de l’« aumône », une sorte d’« impôt révolutionnaire » : « Les aumônes sont destinées : aux pauvres et aux nécessiteux ; à ceux qui sont chargés de les recueillir et de les répartir ; à ceux dont les cœurs sont à rallier ; au rachat des captifs ; à ceux qui sont chargés de dettes ; à <la lutte> dans le chemin de Dieu et au voyageur » (IX, 60). On a le schéma d’une structure comportant des fonctionnaires, un service de propagande, une armée et même la sécurité sociale. Comment ne pas appeler cela un Etat ?
L’idée d’un Etat neutre est impossible, car elle suppose l’existence en l’homme d’un lieu de neutralité. Celui-ci suppose en effet qu’il existe en l’homme un lieu de neutralité, un terrain neutre situé à un niveau plus fondamental que la diversité des options religieuses. Or, l’islam investit déjà le champ de l’humain dans sa totalité. Il n’existe pas en l’homme de niveau plus fondamental que la religion. Le caractère inné de celle-ci n’est pas celui d’une orientation « naturelle » sur Dieu du désir d’une anima naturaliter ce que l’on voudra, mais la présence effective dès le début de l’histoire, et même avant celle-ci, dès la confession de foi prééternelle du genre humain miraculeusement tiré des « reins » d’Adam (VII, 172), de la religion originelle resurgie après des siècles d’occultation grâce au « rappel » lancé par Mahomet.
L’identité entre l’Etat et la Loi est supposée avoir été réalisée dans la période initiale à Médine. Il est intéressant que le nom pris par cette ville ait été madīnah (مدينة) au sens de « cité », « capitale », ce « nom de lieu » désignant très exactement « l’endroit où le jugement (دين) est rendu ». Depuis lors, cette identité n’a jamais existé ailleurs que dans les rêves des juristes, guère plus que l’idéal byzantin de la sumfwnia ou la théorie papale des « deux glaives ». Les gouvernants dont l’histoire nous rapporte les agissements se conduisaient selon des maximes de prudence qu’ils trouvaient formulées dans des miroirs des princes dus à des auteurs grecs, persans ou indiens. Un gentlemen’s agreement réglait leurs rapports avec les gens de religion : ils les honoraient des lèvres, ceux-ci fermaient les yeux sur les écarts des puissants par rapport à la loi dont ils donnaient des versions de plus en plus raffinées, et de moins en moins applicables.
C’est ici que quelques mots sur le terme « calife » pourraient trouver leur place. Le mot خليفة, dans le Coran (II, 30), ne signifie pas « représentant de Dieu ». La formule n’apparaît jamais dans le Livre et elle irait d’ailleurs à l’encontre de son message fondamental, qui est l’immédiateté de l’homme à Dieu. Elle signifie encore moins « successeur de Dieu », ce qui serait un pur blasphème. Son vrai sens est que Dieu a l’intention de donner en l’homme un successeur… aux anges qui jusqu’alors faisaient régner l’ordre sur la terre, et dont on comprend alors la protestation. Mais les gouvernants réels qui se sont targués du titre de calife ont évidemment revendiqué cette fonction représentative, à travers des métaphores comme « ombre de Dieu » (ظل الله).
Conclusion
Devant le problème posé par la coexistence de la religion et de la politique en islam, ma réponse serait que la situation est à la fois meilleure et pire qu’on ne le pense quand on répète que les deux y seraient simplement confondues.
Elle est meilleure dans la mesure où rien dans les sources ne se prononce nettement en faveur d’une forme déterminée de régime. En particulier, si l’on considère que notre chère démocratie représentative est le moins mauvais régime, rien ne permet de la croire impossible en terre islamique.
Elle est pire dans la mesure où la revendication d’un monopole divin d’édiction des normes englobe la totalité des dimensions de la vie humaine, dont la politique ne représente qu’un cas particulier, certes important, voire décisif, mais non unique.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe […], leçon 3, Paris, Didier, 1873 (13e éd.), p. 79-80.
[2] J. J. Rousseau, Du Contrat social, IV, 8, dans Œuvres Complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, t. 3, Paris, Gallimard, 1964, p. 462-463.
[3] Cité dans H. Taine, Les Origines de la France contemporaine, Le Régime moderne, V, i, 4, Paris, Robert Laffont, 1986, t. 2, p. 612.
[4] F. Nietzsche, Der Antichrist, §60, KSA, t. 6, p. 249-250.
[5] Hegel, Jenaer Systementwürfe III (1805/06). Naturphilosophie und Philosophie des Geistes, éd. R.-P. Horstmann, Hambourg, Meiner, 1987, p. 255-256.
[6] Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 14.
[7] Voir M. Cook, Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
[8] C. von Clausewitz, Vom Kriege, VI, 7.
[9] Ibn Ishaq/Ibn Hisham, as-Sira al-nabawiyyah, éd. M. al-Saqa et al., Beyrouth, Dar Ehia al-tourath al-arabi, s.d., t. 3, p. 65; tr. A. Guillaume, The Life of Muhammad […], Oxford, Oxford University Press, 1955, p. 369.