Le juge français et le droit international

Séance du lundi 21 mars 2016

par M. Bernard Stirn,
Président de la section du contentieux du Conseil d’État

 

 

Monsieur le président,
Monsieur le secrétaire perpétuel,
Mesdames et messieurs,

Droit international et doit interne sont longtemps demeurés étrangers l’un à l’autre. D’abord qualifié de « droit des gens », le droit international, liait les seules personnes de droit international, Etats et organisations internationales. Il ne pénétrait guère dans la sphère nationale, à l’intérieur de laquelle l’Etat exerçait seul sa souveraineté. Au début de l’esprit des lois, Montesquieu distingue   le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés et régit les rapports qu’elles ont entre elles, le droit politique qui, à l’intérieur de chacune d’elles, définit les relations du souverain avec ses sujets, et le droit civil, qui s’applique aux rapports des citoyens entre eux. Ces différentes branches du droit sont séparées et largement hermétiques les unes aux autres. Soulignant les liens entre le droit et l’Etat, Montesquieu affirme qu’ « une société ne fait point de lois pour une autre société ».  Comme l’a écrit le président Gilbert Guillaume, « pendant longtemps, le droit international a seulement connu une « société internationale » composée d’Etats souverains [1] ».

Dans ce contexte, pour le juge de droit interne, le droit international était sinon entièrement absent en tout cas fort éloigné des dossiers à examiner au quotidien. Dans un ordre juridique construit autour de la souveraineté de l’Etat et de la primauté de la loi, il avait peu d’interférence avec les litiges portés devant le juge national et son autorité en droit interne demeurait même incertaine. Les sujets qu’il abordait relevaient d’un univers qui n’était pas celui du juge national.

Avec la multiplication des traités, les deux mondes, du droit international et du juge national, ont commencé à se rapprocher. Aux classiques traités de paix ou de commerce se sont ajoutées des conventions portant sur des sujets de plus en plus variés.  Les chiffres sont révélateurs. Le nombre de traités conclus par la France était en moyenne de 4 par an entre 1881 et 1918. Il est passé à 14 entre 1919 et 1939, 80 entre 1945 et 1959, 145 de 1960 à 1979, 175 de 1980 à 1989, pour se stabiliser depuis à environ 200.

Dans le même temps, le cadre constitutionnel s’est modifié pour conforter l’autorité des traités en droit interne. La construction européenne s’est traduite par de multiples normes qui produisent des effets dans les domaines les plus divers. Des juridictions internationales se sont affirmées, avec en Europe une autorité particulière. Dans un univers mondialisé, le droit s’est affranchi des frontières et détaché de l’Etat. « La globalisation économique, culturelle, technique devant laquelle nous nous trouvons, s’est emparée et s’empare du droit, provoque en lui des phénomènes nouveaux de brassage, d’interconnexion, de transversalité » a écrit le professeur Jean-Bernard Auby [2].

Dans ce contexte, le juge français s’est trouvé de plus en plus fréquemment confronté au droit international. Il aurait pu en être déconcerté. S’exprimant comme organe de l’Etat, rendant la justice au nom du peuple français [3], ne risquait-il pas de perdre ses repères, voire son identité, dans un univers ouvert au droit international et, par là, nécessairement marqué par les cours internationales ?

La réalité s’est toutefois avérée différente. Loin d’être affaibli par la présence accrue des normes internationales, le juge français y a trouvé, comme les autres juges nationaux, un champ élargi d’intervention. Ses contacts plus étroits avec le droit international ont stimulé sa vivacité. Une riche jurisprudence s’est développée au travers de laquelle il a tout à la fois redéfini la hiérarchie des normes et enrichi son office.

 

La redéfinition de la hiérarchie des normes

 

Avant que le juge précise leur portée, les textes constitutionnels successifs ont marqué la place croissante du droit international en droit interne.

Conformément à la tradition qui séparait, selon une conception dite dualiste, droit international et droit interne, la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 se bornait à prévoir, dans des termes qui ont directement inspiré sur ce point les constituants de 1958, que « le président de la République négocie et ratifie les traités » et que certains de ceux-ci, les traités de paix, de commerce, ceux qui engagent les finances de l’Etat et ceux  qui sont relatifs à l’état des personnes ou au droit de propriété des Français à l’étranger « ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les deux chambres ».

Le passage du dualisme au monisme, dans lequel droit international et droit interne relèvent d’un seul et même ensemble, résulte, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, de la constitution du 27 octobre 1946. Son Préambule affirme que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international » et proclame, dans l’esprit de la Charte des Nations Unies adoptée à San Francisco le 26 juin 1945, que la France consent, sous réserve de réciprocité, « aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ». Son article 26 inscrit le droit français dans la conception moniste en indiquant que « les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ont force de loi ».

La constitution du 4 octobre 1958 a poursuivi dans cette voie, en se référant au Préambule de 1946, et elle s’y est même engagée plus avant, puisque son article 55 prévoit que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

Ces dispositions constitutionnelles régissent l’insertion du droit international en droit interne. Ratification ou approbation puis publication suffisent, sans qu’il soit besoin, comme au Royaume-Uni ou en Italie, pays demeurés fidèles au dualisme, d’une loi pour introduire les traités dans l’ordre interne. Il est toutefois des traités, ou des stipulations de traités, qui n’entendent créer d’obligations qu’entre les Etats et qui demeurent en conséquence dépourvus d’effet direct en droit interne. Il revient dans chaque cas au juge d’apprécier si un effet direct s’attache ou non à une clause d’un accord international, « eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes », comme le Conseil d’Etat l’a indiqué dans une décision Gisti du 11 avril 2012.

Si l’article 55 de la Constitution affirme clairement la supériorité des traités sur les lois, il ne détermine pas les modalités de contrôle et de mise en œuvre de cette hiérarchie. Il laisse de la sorte une grande marge au juge. Aussi est-ce la jurisprudence qui a progressivement assuré la pleine supériorité des traités sur les lois, tout en consacrant, dans l’ordre juridique interne, la suprématie de la constitution.

 

La supériorité des traités sur les lois

 

Nul doute que l’article 55 de la Constitution implique que la ratification et la publication d’un traité font obstacle à ce qu’une loi antérieure incompatible avec ce nouveau traité cesse de s’appliquer.  Une telle conséquence est d’autant plus logique que l’article 53 de la Constitution prévoit que les traités ou accords « qui modifient des dispositions de nature législative…ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi ». La loi qui autorise la ratification ou l’approbation emporte l’abrogation des dispositions législatives antérieures contraires au nouveau traité.

Beaucoup plus délicate était la question d’une loi postérieure à un traité qui se trouverait en contradiction avec les stipulations de celui-ci. Dans une telle hypothèse, le juge et, dans l’affirmative, quel juge, peut-il écarter l’application de la loi nouvelle ?

Pour le Conseil constitutionnel, une telle mission n’entre pas dans son rôle de juge de la conformité des lois à la Constitution. Saisi pour la première fois par soixante députés de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse que le Parlement venait d’adopter, il a, par sa décision du 15 janvier 1975, jugé que cette loi ne contredisait aucune norme de valeur constitutionnelle mais il a refusé de se prononcer sur les moyens tirés de la méconnaissance du droit international, en particulier du droit à la vie proclamé par la convention européenne des droits de l’homme. Il explique qu’« une loi contraire à un traité ne serait pas pour autant contraire à la Constitution ». Sa jurisprudence est demeurée constante sur ce point. L’introduction, par la révision du 23 juillet 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité lui a donné l’occasion de réaffirmer la distinction entre « le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires [4] ».

L’abstention du Conseil constitutionnel était une invitation pour les juges ordinaires, judiciaire ou administratif, à intervenir, afin de donner une portée effective à la règle posée par l’article 55 de la Constitution. Dans une décision du 3 décembre 1986, le Conseil constitutionnel indique qu’ « il appartient aux divers organes de l’Etat de veiller à l’application des conventions internationales dans le cadre de leurs compétences respectives ». Appliquant lui-même cette directive, il vérifie, lorsqu’il intervient non pas comme juge constitutionnel mais comme juge électoral, la compatibilité des lois, même plus récentes, aux traités internationaux [5].

Dans ce cadre, le Cour de cassation, raisonnant en termes de conflits de normes, s’est engagée dans la voie d’un contrôle par le juge judiciaire de la conformité des lois aux traités dès sa décision du 24 mai 1975, administration des douanes c/ société des cafés Jacques Vabre, rendue quelques mois après la décision IVG du Conseil constitutionnel. La question était plus délicate pour le juge administratif. Juge de l’exécutif, il n’était pas évident pour lui d’affranchir le gouvernement de sa première responsabilité, qui est d’assurer l’application des lois, en jugeant que certaines lois, parce qu’elles méconnaissent les traités, ne doivent pas être appliquées. La place croissante du droit international, en particulier dans l’espace européen, la cohérence juridique, les jurisprudences concordantes sur ce point des différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes ont conduit le Conseil d’Etat à franchir le pas par sa décision Nicolo du 20 octobre 1989.

La pleine supériorité des traités sur les lois est depuis lors reconnue et contrôlée par l’ensemble des juridictions, judiciaires et administratives. Au-delà de la hiérarchie des normes, le rôle du juge par rapport à la loi s’est trouvé modifié en profondeur. Le juge, qui ne pouvait, selon la conception légicentriste héritée de la Révolution française, qu’appliquer la loi, s’est vu reconnaître la compétence de s’assurer de sa validité au regard du droit international et le pouvoir, en cas de contrariété avec celui-ci, d’en paralyser l’application. Est ainsi apparu le « contrôle de conventionnalité » qui a transformé les rapports du juge et de la loi.

Seules des exigences d’ordre public peuvent, dans des cas exceptionnels, conduire à ce qu’un traité ne fasse pas obstacle à l’application de la loi qui lui serait contraire. Après l’adoption de la loi du 17 mai 2013 relative au mariage entre personnes de même sexe, la Cour de cassation a ainsi jugé qu’une convention franco-marocaine ne pouvait, sans méconnaître l’ordre public français, faire obstacle au mariage entre un Français et un Marocain [6].

 

La suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne

 

Supérieur aux lois, le droit international demeure, en tout cas dans l’ordre juridique interne, dans une position subordonnée vis-à-vis de la Constitution. En des termes voisins et à des dates rapprochées, le Conseil d’Etat (30 octobre 1988, Sarran et Levacher), la Cour de cassation (2 juin 2000, Pauline Fraisse) et le Conseil constitutionnel (décision du 19 novembre 2004 relative au traité établissant une constitution pour l’Europe) ont affirmé la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne. Cette position est partagée par les différentes cours constitutionnelles et juridictions suprêmes européennes. La Cour suprême du Royaume-Uni fait prévaloir les principes constitutionnels britanniques sur le droit international et européen [7]. Particulièrement nette est la jurisprudence de la cour allemande de Karlsruhe, qui place au sommet de l’ordre juridique les droits fondamentaux garantis par la constitution fédérale. Elle vient de le rappeler, en écartant la possibilité d’exécuter un mandat d’arrêt européen au nom de droits attachés à l’identité constitutionnelle de l’Allemagne [8].

Deux sphères se distinguent, celle du droit international, dans laquelle un Etat ne saurait se délier de ses engagements en se prévalant de sa constitution, celle du droit interne, dont la constitution est la clé de voûte. Certes l’évolution du droit international entraîne des modifications de la Constitution. Ainsi la constitution française a-t-elle été révisée pour pouvoir appliquer pleinement l’accord de Schengen [9], pour ratifier les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne [10], pour adopter le mandat d’arrêt européen [11], pour adhérer à la Cour pénale internationale [12]. Une révision [13] avait été faite pour autoriser la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe, que le référendum du 29 mai 2005 a rejetée.  Mais s’il intervient régulièrement pour autoriser les avancées du droit européen et du droit international, le pouvoir constituant demeure le maître d’accepter ou non ces modifications. En témoigne l’impossibilité pour la France, en l’absence de révision constitutionnelle qui l’autoriserait, de ratifier la convention du Conseil de l’Europe sur les langues régionales et minoritaires. La contrariété de cette convention avec la Constitution a été relevée tant par le Conseil d’Etat [14] que par le Conseil constitutionnel [15]. L’obstacle ne pourrait être levé que par une révision constitutionnelle. Plusieurs fois proposée, une telle révision n’a, pour l’instant en tout cas, pas abouti.

Une nouvelle hiérarchie des normes a ainsi été définie. Partagée par l’ensemble des pays européens, elle consacre la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne ainsi que la pleine supériorité des traités sur les lois. En même temps qu’il définissait cette hiérarchie à partir du droit international, le juge trouvait dans ce droit une source d’enrichissement de son office.

 

L’enrichissement de l’office du juge

 

Longtemps le juge national a regardé le droit international, dans les rares cas où il avait à en connaître, comme apportant des éléments de fait, qu’il pouvait prendre en compte comme tels mais sans les inclure dans son analyse juridique ni les intégrer à son contrôle. Une familiarité croissante avec le droit international a progressivement conduit à lui donner toute sa place dans les interventions du juge national, dont l’office s’est ainsi trouvé considérablement enrichi. Devenu familier du droit international, le juge français a aussi pris conscience des marges que lui ouvre la diversité de celui-ci.

 

Le juge français familier du droit international

 

Dès l’affirmation, par la constitution du 27 octobre 1946, de l’introduction du droit international en droit interne, l’office du juge administratif a commencé à évoluer, en incluant la référence aux traités, pour apprécier tant la légalité des actes administratifs que la responsabilité de la puissance publique.

Par sa décision du 30 mai 1952, Mme Kirkwood, le Conseil d’Etat juge pour la première fois que la méconnaissance d’un traité international peut être invoquée à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif, en l’espèce un décret d’extradition. La voie ainsi ouverte est fréquemment empruntée pour confronter une décision administrative au droit international, singulièrement au droit européen. Elle est d’autant plus courante que,  depuis l’arrêt Nicolo,  la loi ne vient plus faire écran entre le traité et l’acte administratif contesté.

Dans le contentieux de la responsabilité, alignant, les règles applicables aux traités sur celles qu’il avait dégagées pour les lois, le Conseil d’Etat a ouvert, par sa décision du 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique, la voie à une responsabilité sans faute de l’Etat en cas de préjudice grave et anormal résultant de l’incorporation d’une convention internationale dans l’ordre juridique interne. Cette jurisprudence n’est pas d’application fréquente. Elle  joue néanmoins dans quelques hypothèses, par exemple,  lorsque certaines ambassades adoptent des comportements peu recommandables. Ainsi un salarié d’une ambassade qui se heurte, pour obtenir le paiement de sommes qui lui sont dues, à l’immunité d’exécution dont bénéficient, en vertu du droit international, les représentations diplomatiques, peut se retourner vers l’Etat français, en mettant en cause sa responsabilité sans faute (CE, 14 octobre 2011, Mme Saleh).

Avec la reconnaissance de la pleine supériorité des traités sur les lois, le juge a été conduit à étendre son intervention sur les points qui déterminent l’introduction des conventions internationales dans l’ordre juridique interne.

Longtemps qualifiées d’actes de gouvernement, dont le juge vérifiait seulement l’existence matérielle mais sans pouvoir s’interroger sur leur régularité, la ratification ou l’approbation des traités sont désormais soumises au contrôle du juge chargé d’appliquer le traité qu’elles ont fait pénétrer dans l’ordre juridique interne. Il revient, en particulier, au juge de s’assurer que, lorsqu’elle est nécessaire, l’autorisation du Parlement a été recueillie [16]. Une irrégularité sur ce point peut même être invoquée par voie d’exception [17].

Parce qu’il était regardé comme le seul interprète autorisé des traités conclus par la France, le ministre des affaires étrangères était, en vertu d’une jurisprudence séculaire, saisi par le juge administratif comme par le juge judiciaire, en cas de difficulté rencontrée pour comprendre le sens d’un accord international. Le Conseil d’Etat [18] et la Cour de cassation [19] ont mis fin à ces renvois préjudiciels au ministre, en décidant qu’il appartenait au juge administratif comme au juge judiciaire d’interpréter eux-mêmes les traités internationaux, comme ils interprètent les autres normes qu’ils ont à appliquer. Une telle évolution s’imposait au demeurant pour satisfaire sur ce point aux exigences du procès équitable formulées par la Cour européenne des droits de l’homme [20].

Seule la question de savoir si la condition de réciprocité était satisfaite a continué pendant un temps de faire l’objet d’un renvoi au ministre des affaires étrangères. Mais cette solution, elle aussi condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme [21],  a été abandonnée. Au vu des échanges contradictoires, et notamment des observations présentées par le ministre des affaires étrangères, le juge détermine désormais lui-même si la condition de réciprocité est remplie [22].

Encore la jurisprudence a-t-elle précisé que la condition de réciprocité n’avait pas à jouer dans le cas des traités multilatéraux qui visent à garantir les droits fondamentaux. Dans sa décision du 22 janvier 1999 relative au traité qui institue la Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel indique que le Préambule conduit à écarter la condition de réciprocité dans le cas des traités « conclus en vue de favoriser la paix et la sécurité du monde et d’assurer le respect des principes généraux du droit international ». Les caractéristiques propres du droit de l’Union européenne comme de la convention européenne des droits de l’homme font également obstacle à ce qu’elle puisse être invoquée dans leur cadre.

La validité des traités eux-mêmes ne peut en revanche être discutée devant le juge ordinaire. Seul le Conseil constitutionnel a qualité pour vérifier la conformité d’un traité à la Constitution [23]. Il ne peut le faire, dans le cadre défini par l’article 54 de la Constitution, qu’avant la ratification ou l’approbation. Dans l’interprétation des traités, le juge national retrouve toutefois une marge, dont il lui arrive de faire usage avec audace pour assurer la conformité du traité aux règles de valeur constitutionnelle. Par sa décision Koné du 3 juillet 1996, le Conseil d’Etat, après avoir qualifié de principe fondamental reconnu par les lois de la République l’obligation de refuser une extradition demandée dans un but politique, interprète ainsi non sans hardiesse la convention franco-malienne d’extradition comme n’ayant pu entendre déroger à ce principe fondamental. Ainsi que l’écrivent les auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, « la démarche consistant à interpréter une convention internationale à la lumière des principes constitutionnels repose sur l’idée qu’une convention internationale doit normalement se conformer à de tels principes ».

La place accrue du droit international conduit le juge, judiciaire comme administratif, à faire application non seulement du droit international public mais aussi du droit international privé. Tel est notamment le cas pour des questions qui touchent au droit des personnes ou au droit des contrats. Pour apprécier la légalité d’un refus de visa opposé à une personne qui se prévaut de la qualité de conjoint de Français, le Conseil d’Etat s’interroge ainsi sur la portée d’un jugement étranger de divorce [24]. Un contrat conclu à l’étranger et qui n’est en aucune façon régi par le droit français ne relève pas du juge administratif [25]. Le Tribunal des conflits a jugé que les intérêts du commerce international justifient l’adoption de clauses compromissoires [26]. Mais il a précisé que le juge administratif avait compétence pour contrôler la conformité de sentences arbitrales « aux règles impératives du droit public français relatives à l’occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique et applicables aux marchés publics, aux contrats de partenariat et aux contrats de délégation de service public [27] ». Sur ce dernier point, le débat n’est toutefois pas clos devant le juge national puisque si le Conseil d’Etat applique [28] la jurisprudence du Tribunal des Conflits,  la Cour de cassation s’en est écartée [29].

 

La diversité du droit international

 

Supérieur aux lois mais subordonné à la Constitution, le droit international ne forme pas un bloc monolithique. Sa diversité même ouvre au juge national des marges pour combiner et articuler ses différentes composantes. D’une part, à côté des traités et conventions, le droit international comprend d’autres normes de référence. D’autre part, le droit européen se distingue de l’ensemble du droit international. Il n’est enfin pas exclu que des contradictions apparaissent entre les stipulations de différents traités.

S’il est constitué principalement de traités négociés, signés puis ratifiés ou approuvés par les Etats, le droit international connaît, à l’instar du droit national, d’autres normes, plus incertaines, plus souples, dont le juge national a aussi à connaître. Tel est le cas en particulier de principes non écrits, de déclarations adoptées par les Etats ou les organisations internationales, sans prendre la forme de traités juridiquement contraignants, enfin de la coutume internationale.

Au-delà des traités, le droit international public comprend des principes non écrits, qualifiés par la Cour internationale de justice de  « normes impératives de droit international général ». Ce « jus cogens » recouvre des règles comme l’interdiction de la torture, de l’esclavage, la prohibition de la discrimination raciale et du génocide, le respect des droits fondamentaux de la personne humaine et de l’égalité des peuples. Son caractère indéterminé a conduit la France à ne pas ratifier la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, qui en affirme le respect, tout en déclarant en appliquer les principes. Le Conseil constitutionnel s’est lui-même référé à ces principes non écrits, notamment au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [30] et, à plusieurs reprises, depuis sa décision du 9 avril 1992, au principe Pacta sunt servanda.

Sans avoir l’autorité contraignante des traités, des textes internationaux de caractère déclaratif sont revêtus d’une forte valeur symbolique. Tel est le cas, au premier chef, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, approuvée par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 10 décembre 1948, lors de sa réunion au Palais de Chaillot, et largement inspirée par le président Cassin. Entrent dans cette catégorie l’acte final de la conférence d’Helsinki de 1975 et l’acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération, signé à Paris le 21 novembre 1990. Avant d’être incorporée au traité de Lisbonne, et de recevoir ainsi la même valeur juridique que celui-ci, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne était aussi un simple texte déclaratif. Même s’ils ne  s’appliquent pas directement, les principes ainsi proclamés ne peuvent être ignorés du juge national.

La coutume internationale est plus présente encore.  Longtemps réservé à son égard, le juge national en fait désormais application. Le Conseil d’Etat l’a affirmé dans une décision Aquarone, du 6 juin 1997, qui concernait l’imposition en France de la pension de retraite servie à un ancien greffier de la Cour internationale de justice. De même la décision Mme Saleh du 14 octobre 2001 fonde l’immunité d’exécution des Etats sur les « règles coutumières du droit public international ». La jurisprudence précise toutefois que la supériorité que l’article 55 de la Constitution reconnaît aux traités sur les lois ne s’étend pas à la coutume internationale. Celle-ci ne s’impose donc qu’en l’absence de loi contraire.

Le droit européen se distingue de plus en plus de l’ensemble des traités, pour se situer en vérité dans une sorte de lisière intermédiaire entre le droit interne et le droit international.

Tel est d’abord le cas du droit de l’Union européenne. Touchant à de multiples sujets, il est d’autant plus présent qu’aux traités il ajoute un droit dérivé, constitué de règlements et de directives, qui sont adoptés par les institutions de l’Union et qui s’imposent dans les Etats membres sans autre formalité que celle de leur publication au Journal officiel de l’Union. Les juridictions de l’Union, Tribunal de la fonction publique, Tribunal et Cour de justice de Luxembourg, forment un véritable ordre de juridiction qui assure une interprétation uniforme du droit de l’Union, contrôle le droit dérivé et dialogue de manière régulière, au travers de nombreuses questions préjudicielles, avec toutes les juridictions nationales. Le droit de l’Union forme un véritable ordre juridique, solidement charpenté.

A partir de la révision du 25 juin 1992 préalable à la ratification du traité de Maastricht, l’Union européenne est entrée dans la constitution française. Le titre XV, de l’Union européenne, lui est consacré et son article 88-1 définit la nature particulière de l’Union, « constituée d’Etats qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». Le Conseil constitutionnel s’est fondé sur ces dispositions pour reconnaître une obligation constitutionnelle de transposition des directives [31]. Il juge que « le constituant a consacré l’existence d’un ordre juridique de l’Union européenne intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international [32] ». Le Conseil d’Etat reconnaît de même l’existence d’un « ordre juridique intégré de l’Union européenne » et il précise que le juge national est « juge de droit commun de son application [33] ». Le juge du référé liberté inclut dans son office le respect « des libertés fondamentales que l’ordre juridique de l’Union attache au statut de citoyen de l’Union » et prend les mesures nécessaires pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale qu’une autorité administrative aurait portée « aux droits conférés par l’ordre juridique de l’Union européenne [34] ».

La même reconnaissance de l’ordre juridique de l’Union européenne se retrouve dans la jurisprudence du Tribunal des conflits, qui a adapté le mécanisme interne des questions préjudicielles entre les deux ordres de juridiction, en affirmant que chacun d’eux disposait d’une plénitude de juridiction pour appliquer le droit de l’Union, en saisissant si besoin la Cour de justice, mais sans jamais avoir à interroger, lorsque le droit de l’Union est en cause, les juges de l’autre ordre [35]. Les principes ainsi dégagés par le Tribunal des conflits ont été appliqués tant par le Conseil d’Etat [36] que par la Cour de cassation [37].

Aussi les particularités du droit de l’Union sont-elles affirmées sur de nombreuses questions. Lorsque des dispositions législatives empiètent sur le domaine réglementaire et méconnaissent le droit de l’Union, le gouvernement est tenu de faire usage des pouvoirs qu’il tient de l’article 37 de la Constitution pour les modifier ou les abroger par décret afin de mettre un terme à la violation de ce droit. Une loi de validation ne saurait avoir pour objet ou pour effet de soustraire au contrôle du juge des actes administratifs contraires au droit de l’Union [38]. Juge de l’urgence, le juge des référés s’abstient en principe d’exercer un contrôle de conventionnalité des lois [39] mais il peut écarter une loi qui contreviendrait de manière manifeste au droit de l’Union [40]. Alors que la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice ne peut être recherchée lorsqu’est en cause une décision définitive [41], il en va différemment dans le cas où un arrêt, même émanant d’une cour suprême, aurait méconnu le droit de l’Union [42].

Avec un moindre degré d’intégration, la convention européenne des droits de l’homme, appliquée avec dynamisme par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg comme un « instrument constitutionnel de l’ordre juridique européen [43] », imprègne de plus en plus le droit des quarante-sept Etats membres du Conseil de l’Europe. Les lois nationales sont confrontées aux exigences de la convention, le droit processuel s’adapte aux principes du procès équitable, les juridictions nationales se prononcent au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En cours de ratification, le protocole n°16 facilitera le dialogue entre cette cour et les juridictions suprêmes nationales, qui pourront la saisir de questions relatives à l’interprétation de la convention.  Les deux cours, de Strasbourg et de Luxembourg, entretiennent un dialogue que la perspective d’une adhésion de l’Union stimule encore. Avec les juges nationaux, elles contribuent à la formation du droit européen.

Outre la place spécifique du droit européen, le droit international peut laisser apparaître des contradictions entre différents traités. Certes les Etats sont supposés avoir un comportement rationnel qui leur évite en principe de souscrire à des engagements incohérents entre eux. Mais le développement même du droit international s’accompagne inévitablement de risques accrus de stipulations difficiles à concilier entre elles.  Un traité bilatéral peut se trouver en délicatesse avec les exigences d’une convention multilatérale. Le droit des Nations-Unies et celui de l’Union européenne ne sont pas nécessairement concordants. Les conventions conclues dans le cadre de l’Organisation internationale du travail reposent sur des principes qui différent parfois de ceux du droit européen. Le droit dérivé de l’Union européenne soulève de temps à autre des questions au regard des exigences de la convention européenne des droits de l’homme.

Pour le juge, la situation est d’autant plus délicate que le droit international n’établit pas de hiérarchie entre les traités et ne donne pas de mode d’emploi pour résoudre les éventuels conflits entre eux. Le Conseil d’Etat s’est trouvé confronté à une telle interrogation dans une affaire où il était soutenu que l’accord entre la France et la Russie sur l’indemnisation des porteurs de titres d’emprunts russes avait introduit une discrimination prohibée par la convention européenne des droits de l’homme en réservant les droits à réparation aux seuls Français. Eclairé par la riche contribution demandée, comme amicus curiae, au président Gilbert Guillaume, le Conseil d’Etat a indiqué qu’il appartient au juge national de chercher à concilier les traités, au besoin en les interprétant « au regard des règles et principes à valeur constitutionnelle et des principes d’ordre public ». Dans l’hypothèse, certainement très exceptionnelle, où un tel effort de conciliation demeurerait vain, il reviendrait au juge, conformément à la nature du droit international, d’appliquer le traité sur le terrain duquel l’Etat a entendu se placer, quitte à engager le cas échéant sa responsabilité internationale. Le Conseil d’Etat précise que ces règles de conciliation ne s’appliquent toutefois pas lorsqu’est en cause « l’ordre juridique intégré que constitue l’Union européenne ».

* * *

Dans un univers où les échanges se multiplient en même temps que les frontières s’estompent, le juge français rencontre, interprète, applique de plus en plus le droit international. De nouveaux horizons se sont ouverts pour lui qui, loin de limiter ou d’aliéner son pouvoir régulateur, lui ont au contraire dessiné des frontières plus larges, sources de créativité et d’autorité. La place du droit international a, en particulier, enclenché un mouvement de recomposition de la hiérarchie des normes, qui a modifié les rapports du juge national avec la loi et dont le dernier développement a été, pour mieux asseoir la supériorité, en droit interne, de la Constitution, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité.

Les questions rencontrées se renouvellent sans cesse. A côté du droit international, le droit comparé affirme sa nécessité et retrouve une vigueur qui s’était quelque peu estompée. Le droit lui-même se détache de la territorialité, pour produire ses effets au-delà des Etats. Le droit de l’internet, celui de l’environnement ou du sport sont, à cet égard, particulièrement significatifs de normes qui dépassent les Etats nations. Mais les échanges et la fiscalité, la régulation, certains aspects du droit civil, la prévention des risques majeurs, la répression des infractions les plus graves sont aussi concernés.

Aussi le juge doit-il, comme les autres institutions et comme tous les citoyens, réfléchir à son rôle dans le monde global. La manière dont le juge français s’est accoutumé à davantage rencontrer le droit international permet d’aborder ces interrogations de manière positive et avec de grands espoirs, y compris pour la force de notre droit et pour l’autorité des juridictions nationales. Le mouvement qui s’est engagé dans le seconde moitié du vingtième siècle et qui se poursuit aujourd’hui montre en effet que le juge français a saisi les opportunités que les vastes espaces ouverts par le droit international lui offrent pour mieux inscrire son action dans l’horizon universaliste qui répond à ses valeurs profondes et à ses traditions les plus fécondes.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Gilbert Guillaume, La Cour internationale de justice à l’aube du XXIème siècle, Editions Pedone, 2003, p189.

[2] La globalisation, le droit et l’Etat, Lextenso, 2ème édition, 2010.

[3] CE, 27 février 2004, Mme Popin.

[4] CC, décision du 12 mai 2010, Jeux en ligne.

[5] CC, décision du 21 octobre 1988, Elections dans la 5ème circonscription du Val d’Oise.

[6] Caas, 28 janvier 2015.

[7] Supreme Court of United Kingdom, 22 janvier 2014, HS 2.

[8] Cour de Karlsruhe, décision du 15 décembre 2015.

[9] Révision du 25 novembre 1993.

[10] Révisions des 25 juin 1992, 25 janvier 1999 et 4 février 2008.

[11] Révision du 25 mars 2003.

[12] Révision du 8 juillet 1999.

[13] Révision du 1er mars 2005.

[14] Avis des 7 mars 2013 et 30 juillet 2015.

[15] Décision du 15 juin 1999.

[16] CE, 18 décembre 1998, SARL du parc d’activités de Blotzheim.

[17] CE, 5 mars 2003, Aggoun.

[18] CE, 29 juin 1990, GISTI.

[19] Cass, 19 décembre 1995, Banque africaine de développement.

[20] CEDH, 24 novembre 1994, consorts Beaumartin.

[21] CEDH, 13 février 2003, Chevrol c/ France.

[22] CE, 9 juillet 2010, Mme Cheriet-Benseghir.

[23] CE, 9 juillet 20110, Fédération nationale de la libre pensée.

[24] CE, 23 décembre 2011, Mme Benfrid.

[25] CE, 19 novembre 1999, Tegos.

[26] TC, 19 mai 1958, société Myrtoon Steamship.

[27] TC, 17 mai 2010, INSERM.

[28] CE, 19 avril 2013, syndicat mixte des aéroports de Charente.

[29] Cass, 1ère chambre civile, 8 juillet 2015.

[30] CC, décision du 30 novembre 1975.

[31] Décisions des 10 juin 2004, 1er juillet 2004 et 27 juillet 2006.

[32] Décision du 9 août 2012.

[33] CE, 30 octobre 2009, Mme Perreux.

[34] Juge des référés du Conseil d’Etat, 9 décembre 2014, Mme Pouabem.

[35] TC, 17 octobre 2011, Préfet de la région Bretagne et SCEA du Chéneau.

[36] CE, 23 mars 2012, Fédération Sud Santé.

[37] Cass, 1ère civile, 24 avril 2013, Syndicat mixte du Parc des Grivelles.

[38] Ce, 8 avril 2009, Association Alcaly.

[39] CE, 30 décembre 2002, ministre de l’aménagement du territoire t de l’environnement c/ Carminati.

[40] Juge des référés du Conseil d’Etat, 16 juin 2010, Diakite.

[41] CE, 29 décembre 1978, Darmont.

[42] CJUE, 30 septembre Köbler ; CE, 18 juin 2008, Gestas.

[43] CEDH, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie.