Séance du lundi 11 avril 2016
par M. Jean-Pierre Quéneudec
Invité à vous entretenir du thème « Le droit et l’utilisation des mers », je suis sensible à l’honneur qui m’échoit de vous présenter quelques-unes des grandes questions dont traite aujourd’hui le droit de la mer. Et puisqu’il me faut vous parler de droit de la mer, permettez-moi de commencer par une référence à l’un des grands anciens de l’Académie des sciences morales et politiques.
Devenu membre de votre Compagnie en 1838, Jules Michelet avait entrepris, quelques années plus tard, l’écriture d’une sorte de roman prophétique ayant pour titre La Mer. L’ouvrage, où se mêlaient vulgarisation scientifique et rêverie poétique, rencontra un certain succès puisqu’il fit l’objet de six éditions entre 1861 et 1875.
Si je mentionne ce livre dès le début de mon propos, c’est parce qu’il comportait notamment un chapitre, assez inattendu, intitulé « Le droit de la mer ». Dans ce chapitre, l’auteur dénonçait l’exploitation abusive des espèces marines et prônait non seulement l’interdiction de la chasse à la baleine pendant une période de 50 ans, mais préconisait aussi l’adoption de ce qu’il nommait « un code commun des nations, applicable à toutes les mers » :
« Il faut – écrivait-il – que la France, l’Angleterre, les Etats-Unis, proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensemble, un Droit de la mer [1] ».
C’était, semble-t-il, l’une des premières fois – et peut-être même la toute première fois – que l’expression « droit de la mer » était utilisée. En effet, à l’époque où écrivait Michelet, si on parlait parfois des « règles de la mer », on se référait plus généralement au « droit maritime international ». Il faudra attendre le XXème siècle pour voir la consécration de l’expression qu’il avait forgée.
Le droit de la mer que Jules Michelet appelait de ses vœux n’avait toutefois que de lointains rapports avec ce que cette expression recouvre de nos jours.
A l’heure actuelle, l’expression est considérée comme équivalente de droit international public de la mer qui. selon la définition qu’en donne le Dictionnaire du droit international de Jules Basdevant, cette expression désigne l’« ensemble des règles de droit déterminant les compétences respectives des Etats dans le milieu marin et les obligations s’imposant aux Etats dans l’exercice de ces compétences [2] ».
Le droit de la mer ne saurait donc se confondre avec le droit maritime. Ce dernier est un droit du commerce maritime propre à chaque Etat, qui régit les conditions d’exploitation des navires privés et la responsabilité des transporteurs maritimes et qui fixe le régime particulier des créances et des assurances maritimes. Autrefois contenues dans le Code de commerce, les règles du droit maritime français sont désormais incorporées au Code des transports
Le droit de la mer est au contraire un ensemble de règles internationales qui sont, pour l’essentiel, énoncées dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, également appelée convention de Montego Bay. Ces règles sont relatives à la détermination et au statut des espaces maritimes ainsi qu’au régime des activités qui y sont menées. Elles introduisent un certain nombre de divisions artificielles dans un milieu d’apparence homogène et uniforme. Le compartimentage juridique en résultant est désormais poussé assez loin, car on dénombre aujourd’hui 8 zones maritimes différentes, sur lesquelles l’intensité du pouvoir des Etats diminue à mesure que l’on s’éloigne des côtes.
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En premier lieu, tout Etat riverain de la mer dispose de la pleine souveraineté sur les eaux intérieures, qui sont constituées par les eaux des ports maritimes, des rades et des baies dans la mesure où celles-ci sont de faible ouverture.
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Il exerce également sa souveraineté sur une bande côtière appelée mer territoriale qui s’étend au maximum jusqu’à 12 milles marins au large et où les navires étrangers disposent d’un simple droit de passage, les sous-marins étant priés d’y naviguer en surface. Peut-être est-ce le lieu de rappeler que la première étude d’ensemble de la question de la mer territoriale fut distinguée en 1888 par le prix Bordin de votre Académie [3].
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Au-delà de la limite extérieure de la mer territoriale et jusqu’à 24 milles marins, chaque Etat côtier peut encore exercer son contrôle en matière douanière, fiscale, sanitaire ou d’immigration sur un espace dénommé zone contiguë.
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De plus, un Etat côtier a la possibilité d’établir jusqu’à 200 milles marins (soit jusqu’à 370 kilomètres au large de ses côtes) une zone économique exclusive dans laquelle il dispose de droits souverains pour explorer, exploiter et gérer toutes les ressources naturelles et où il exerce une compétence exclusive en matière de recherche scientifique et pour tout ce qui concerne la préservation du milieu marin.
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Une 5ème zone maritime nationale est tout à fait particulière : elle est constituée par les eaux archipélagiques. Il s’agit des eaux comprises à l’intérieur du polygone que trace un Etat-archipel en joignant les îles et îlots les plus éloignés, suivant le contour général de l’archipel.. Cette zone est soumise à la souveraineté de l’Etat-archipel, dont la mer territoriale, la zone contiguë et la zone économique sont établies à la périphérie de l’ensemble archipélagique ainsi formé. En fonction de leur configuration géographique, les Etats archipels peuvent ainsi s’approprier de vastes étendues océaniques.
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En dehors de ces cinq zones maritimes nationales, se trouvent les espaces internationaux de la haute mer, libres de toute souveraineté territoriale, où s’applique un régime de liberté d’utilisation et où les navires ne sont en principe soumis qu’à la loi de l’Etat dont ils arborent le pavillon.
A ce découpage des eaux marines, s’ajoute une division du fond de la mer au-delà des eaux territoriales, le lit et le sous-sol de la mer territoriale étant à considérer séparément parce que faisant partie intégrante du territoire de l’Etat côtier au même titre que la colonne d’eau et l’espace aérien surjacent.
Tout Etat côtier se voit reconnaître des droits exclusifs sur les ressources naturelles d’une zone sous-marine adjacente à sa mer territoriale désignée sous le nom de plateau continental, qui est « un prolongement, une continuation, une extension » sous la mer du territoire de l’Etat riverain, selon une formule restée célèbre de la Cour internationale de Justice [4]. Ce plateau continental comprend les fonds marins et leur sous-sol jusqu’à une distance de 200 milles marins et, dans certains cas, jusqu’à 350 milles marins (soit 648 kilomètres) lorsque le prolongement naturel sous-marin du territoire terrestre de l’Etat est d’une étendue supérieure à 200 milles marins. Les Etats qui revendiquent une telle extension doivent toutefois faire reconnaître leurs prétentions par une commission internationale, la Commission des limites du plateau continental ; ce qu’a fait récemment la France pour son plateau continental au large des côtes de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, des Kerguelen et de la Nouvelle-Calédonie [5].
Le reste du fond des mers et des océans constitue la zone internationale des fonds marins dont les ressources minérales sont réputées patrimoine commun de l’humanité et qui est, de ce fait, administrée par l’Autorité internationale des fonds marins, organisation internationale dont le siège est à la Jamaïque.
C’est dans le cadre spatial ainsi défini que prennent place les diverses utilisations des mers. Pendant longtemps regardées essentiellement comme une voie de communication ouverte à toutes les aventures itinérantes de ces éternels nomades que sont les marins, les mers sont également apparues comme un immense réservoir de ressources dont la mise en valeur a engendré un partage de l’espace entre des Etats soucieux d’occuper leur pré carré en mer et de marquer les limites de leurs lots maritimes respectifs. Elles sont désormais de plus en plus considérées comme constituant en outre un patrimoine international menacé qu’il convient de préserver pour les générations futures. Le droit régissant leur utilisation revêt, de ce fait, un triple aspect : C’est d’abord un droit du nomadisme maritime ; c’est ensuite un droit des lotissements marins ; c’est enfin le droit d’un patrimoine d’avenir.
Un droit du nomadisme maritime
En tant que droit destiné à régir des activités utilisant le milieu marin comme voie de communication, le droit de la mer est apparu assez tardivement. Il a, peut-on dire, à peine deux siècles d’existence.
Tout ce qui concerne le commerce maritime demeura longtemps du domaine des us et coutumes de la mer, résultant de la pratique suivie par les navigateurs et les marchands. Ces us et coutumes furent parfois recensés dans des recueils comme le Rôle d’Oléron au XIIème siècle, applicable au commerce par mer sur les côtes françaises et espagnoles de l’Atlantique, mais dont l’autorité s’étendit progressivement aux pays du Nord jusqu’aux rives de la Baltique, ou bien comme le Consulat de la Mer au XIVème siècle, qui était une compilation des usages suivis en Méditerranée occidentale.
Le mouvement d’expansion coloniale faisant suite aux grandes expéditions maritimes espagnoles et portugaises allait donner naissance, au début du XVIIème siècle, à une querelle demeurée fameuse entre ceux qui revendiquaient la liberté du commerce et de la navigation sur toutes les mers et ceux qui entendaient assujettir l’exercice de ces deux activités à l’autorité qu’ils prétendaient détenir sur tel ou tel espace maritime.
La publication en 1609 du Mare liberum de Hugo Grotius ne visait pas seulement à affirmer le droit de la Compagnie hollandaise des Indes orientales de faire du commerce dans la mer et l’archipel des Moluques, face aux prétentions des Ibériques qui étaient convaincus, depuis la bulle Inter coetera du pape Alexandre VI de 1493, qu’ils pouvaient exclure les étrangers de toute navigation et de tout commerce dans une grande partie des océans Atlantique, Indien et Pacifique [6]. Pour Grotius, il s’agissait aussi de faire pièce aux prétentions anglaises dans les eaux de la mer du Nord et de la Manche (dont l’appellation English Channel porte encore la trace), aussi bien en ce qui concerne le contrôle de la navigation des pavillons étrangers qu’en matière de cérémonial maritime. L’anglais John Selden dans son Mare Clausum en 1635 eut beau tenter d’endiguer la progression de l’idée de liberté des mers, c’est ce principe qui l’emporta définitivement au XVIIIème siècle. Il est vrai que la Grande-Bretagne était alors devenue une puissance maritime qui pouvait tirer pleinement profit de ce principe et avait surtout les moyens de le faire respecter.
A l’époque, le domaine d’application du principe de liberté était immense, puisqu’il couvrait l’ensemble des océans et des mers, à l’exception d’une étroite bande côtière constituant pour les riverains une sorte de glacis protecteur. En 1730, le juriste hollandais Cornelius van Bynkershoek avait énoncé le principe selon lequel l’autorité du riverain sur la mer ne pouvait s’étendre que jusqu’au point où portaient ses armes. La portée du canon était d’ailleurs déjà retenue par les juridictions maritimes de quelques pays, en cas de neutralité de leur part, pour interdire tout acte d’hostilité entre navires étrangers à proximité de leurs côtes. Cette référence à la portée du canon devait ensuite être précisée par l’abbé italien Ferdinando Galiani qui proposa en 1782 de la fixer à trois milles. De là naquit ce qu’on devait regarder au siècle suivant comme la « règle des trois milles » concernant l’étendue des eaux territoriales admise par le droit international.
Le principe de la liberté des mers recouvrait principalement le droit de libre navigation quelles qu’en soient les finalités : il s’agissait de liberté de navigation non seulement à des fins économiques comme le commerce ou la pêche, mais aussi à des fins militaires et guerrières. C’est la raison pour laquelle, en dehors des règles coutumières régissant le commerce maritime, les dispositions conventionnelles applicables à l’utilisation des mers eurent d’abord pour objet, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la règlementation de certains aspects de la guerre sur mer et de la neutralité maritime. Ainsi, à l’issue de la guerre de Crimée, par la Déclaration de Paris de 1856, les principales puissances maritimes décidèrent d’abolir la guerre de course et énoncèrent quelques règles fondamentales concernant le blocus maritime et le rôle du pavillon neutre en temps de guerre. Quelques années plus tard, à l’occasion du règlement de l’affaire de l’Alabama à la fin de la guerre de sécession, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne mirent au point en 1871 les règles de Washington sur les obligations des neutres dans la guerre maritime. Et il est tout à fait significatif que, lors des Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et de 1907, sur les 16 conventions internationales qui furent adoptées, la majorité d’entre elles concernait les règles applicables aux hostilités sur mer.
Quant à la règlementation internationale des activités de pêche, elle demeurait tout à fait accessoire, dans la mesure où l’essentiel de ces activités prenait place surtout dans les bandes côtières et relevait donc du régime de la mer territoriale. Il en était ainsi même pour les pêches lointaines, comme celles que pratiquaient les pêcheurs français sur les côtes de Terre-Neuve, où le droit d’utiliser le French shore était étroitement dépendant des traités successifs conclus avec la Grande-Bretagne. Il n’existait aucun encadrement des activités de grande pêche, en particulier celles consacrées à la poursuite des espèces migratrices, car le pêcheur nomade traquant le thon ou la baleine apparaissait avant tout comme un simple usager de la liberté de navigation en haute mer. A la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les seuls traités généraux en matière de pêche maritime concernaient la zone particulière de la mer du Nord, fréquentée par de nombreux bateaux de diverses nationalités qui entraient souvent en compétition très vive. Il s’agissait des deux conventions adoptées à La Haye en 1882 et 1887. La première, relative à la police de la pêche dans la mer du Nord en dehors des eaux territoriales, comportait un ensemble de dispositions sur les marques d’identification des bateaux de pêche, sur les comportements à suivre en fonction du type de pêche et sur la surveillance exercée par les navires de guerre des Etats parties. La seconde, concernant l’abolition du trafic des spiritueux parmi les pêcheurs dans la mer du Nord, paraissait plus folklorique et poursuivait la noble ambition de prévenir le détournement de la liberté des mers au profit des tenanciers de « cabarets flottants » sur les lieux de pêche. Mais il n’était pas question de restreindre la liberté de pêche en haute mer et notamment de limiter les quantités de poissons capturées. On vivait peu ou prou sur la vieille croyance en leur caractère inépuisable. La liberté de la pêche n’était qu’un des aspects de la liberté des mers.
En 1919, le Traité de Versailles contenait quelques clauses maritimes qui toutes visaient à renforcer la liberté des mers. La Société des Nations s’attacha d’ailleurs à promouvoir, dès sa création, le principe de la liberté des communications et du transit. A tel point qu’on n’aurait pas été autrement surpris de voir l’Adrien de Belle du Seigneur, dans son bureau de la SDN, rêvasser aux futurs développements de la liberté de transit au profit des pays dépourvus de littoral maritime.
Depuis la seconde guerre mondiale, la continuité des communications maritimes a été jugée essentielle à la fois pour le commerce international et pour la sécurité internationale, plusieurs aspects de la mondialisation n’étant bien souvent que le reflet de la maritimisation du monde, comme le démontrent de nos jours la généralisation de l’usage des conteneurs et le prodigieux développement du transport multimodal.
Le droit de la mer s’est ainsi construit autour de la notion de liberté. La première codification qui en fut faite par la conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, réunie à Genève en 1958, en était très largement imprégnée, comme en témoignaient deux des quatre conventions qui y furent adoptées. D’une part, la convention sur la haute mer énonçait quatre libertés principales : la liberté de navigation, la liberté de la pêche, la liberté de poser des câbles et des pipe-lines sous-marins, la liberté de survol ; mais elle faisait en outre référence aux « autres libertés reconnues par les principes généraux du droit international ». D’autre part, la convention sur la mer territoriale et la zone contiguë, dont le principal défaut était de ne fixer aucune distance maximum pour la largeur des eaux territoriales, consacrait le droit de passage inoffensif comme prolongement de la liberté de tous les navires de se mouvoir sur les océans. Se bornant à indiquer que le passage d’un navire étranger était réputé inoffensif tant qu’il ne portait pas atteinte à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l’Etat riverain, elle précisait, en s’inspirant d’une décision rendue en 1949 par la Cour internationale de Justice, que le passage inoffensif des navires étrangers ne pouvait être suspendu dans les détroits servant à la navigation internationale [7].
La convention sur le droit de la mer de 1982, qui reproduit souvent mot pour mot les énoncés de ces deux conventions de 1958, a complété l’énumération des libertés de la haute mer tout en en modifiant l’ordre. Désormais, la liberté de la haute mer est définie comme comportant notamment : la liberté de navigation, la liberté de survol, la liberté de poser des câbles et des pipelines sous-marins, la liberté de construire des îles artificielles, la liberté de la pêche, la liberté de la recherche scientifique [8]. La convention de Montego Bay a également repris et développé les dispositions concernant le droit de passage inoffensif dans la mer territoriale en y apportant deux séries de précisions, afin d’éviter toute appréciation discrétionnaire ou tout traitement discriminatoire de la part d’un Etat côtier. D’une part, elle établit une liste des activités qui font perdre automatiquement son caractère inoffensif au passage d’un navire étranger ; d’autre part, elle énumère limitativement les questions sur lesquelles peuvent porter les lois et règlements de l’Etat côtier relatifs au passage inoffensif dans sa mer territoriale [9]. Ce qui induit un renforcement du droit de passage pour tous les navires, qu’il s’agisse des navires marchands ou des navires de guerre.
La convention de 1982 va encore plus loin dans la consécration de la liberté de mouvement de tous les navires dans l’ensemble de l’espace marin. Pour les détroits internationaux, elle institue le régime du droit de passage en transit sans entrave, le passage en transit étant défini comme « l’exercice de la liberté de navigation et de survol à seule fin d’un transit continu et rapide par le détroit [10] ». Ce qui signifie que, pendant leur transit par un détroit international, des navires de guerre peuvent être accompagnés d’aéronefs et d’hélicoptères en vol, alors que le régime du passage inoffensif ne comporte pas de droit de survol. En ce qui concerne la navigation dans les eaux archipélagiques, la convention de Montego Bay a créé un droit de passage archipélagique, qu’elle définit comme étant « l’exercice sans entrave par les navires et aéronefs, selon leur mode normal de navigation, des droits de navigation et de survol, à seule fin d’un transit continu et rapide [11] ». Dans les eaux d’un Etat-archipel, une force aéronavale peut donc déployer également ses moyens aériens et, de surcroît, il est expressément reconnu que les sous-marins peuvent y naviguer en plongée puisque c’est leur mode normal de navigation. La seule restriction consiste en ce que ce passage archipélagique se fait uniquement dans des voies de circulation désignées par l’Etat-archipel, qui doivent cependant comprendre toutes les routes servant normalement à la navigation internationale maritime et aérienne.
Cette idée de liberté de se mouvoir à sa guise, qui imprègne le droit de la mer, se retrouve aussi dans le régime juridique de la zone économique exclusive. Y sont applicables les libertés de navigation et de survol et la liberté de pose de câbles et pipelines sous-marins, telles qu’elles sont reconnues en haute mer, « ainsi que la liberté d’utiliser la mer à d’autres fins internationalement licites [12] ». On a pu voir dans cette dernière expression le droit des navires militaires de procéder à des manœuvres navales dans la zone économique d’un Etat étranger ; ce qui n’est pas totalement inexact, quand on sait que la capacité de déploiement des forces navales est regardée aujourd’hui comme un élément important de prévention et de gestion des crises internationales. Le marin des marines de guerre demeure, comme le pêcheur, un nomade, avec toutefois une différence de taille : le droit international lui reconnaît aujourd’hui une liberté à peu près totale de circulation et de mouvement à travers les différentes zones maritimes aussi bien nationales qu’internationales.
Toutefois, pour reprendre une formulation dont usait volontiers un de vos anciens confrères, si ce « droit du mouvement » demeure l’un des traits dominants du droit de la mer, il doit composer désormais avec l’existence d’un « droit de l’emprise [13] », que je préfère appeler :
Un droit des lotissements marins
La volonté des Etats de s’approprier des quantités toujours croissantes de ressources alimentaires et énergétiques tirées de la mer a provoqué un mouvement d’extension des zones maritimes sous juridiction nationale, l’appropriation des ressources de la mer se réalisant en quelque sorte par « nationalisation » de l’espace marin. De surcroît, l’exploitation du fond de la mer a entraîné un changement fondamental dans l’approche juridique du milieu marin, dans la mesure où cette activité suppose des implantations permanentes et durables et, par voie de conséquence, un partage et un bornage de l’espace mis en exploitation.
Ce nouvel aspect est apparu à la fin de la seconde guerre mondiale, lorsque le Président Truman a promulgué en septembre 1945 deux proclamations : l’une était relative aux pêcheries côtières et prévoyait l’établissement de zones de conservation des ressources halieutiques dans des secteurs de la haute mer adjacente aux côtes des Etats-Unis ; l’autre affirmait le droit originaire et exclusif des Etats-Unis d’exploiter les hydrocarbures contenus dans le plateau continental situé devant leurs côtes.
Grands vainqueurs de la guerre, les Etats-Unis allaient immédiatement être suivis par de multiples gouvernements, car les lois de l’imitation s’appliquent aussi dans la société des Etats, comme l’avait pressenti Gabriel Tarde[14].
Entre 1946 et 1951, une dizaine de pays latino-américains, bientôt suivis par l’Iran, l’Arabie saoudite et la totalité des émirats du golfe Persique, ainsi que par le Royaume-Uni pour certaines de ses possessions ultra-marines, revendiquèrent à leur tour juridiction et contrôle exclusifs sur le plateau continental au large de leurs côtes. Ce qu’on appelait à l’époque la « doctrine du plateau continental » allait rapidement se généraliser et être juridiquement consacrée par la convention de Genève de 1958 sur le plateau continental. Celui-ci y était défini comme :
« le lit de la mer et le sous-sol des régions sous-marines adjacentes aux côtes, mais situées en dehors de la mer territoriale, jusqu’à une profondeur de 200 mètres ou, au-delà de cette limite, jusqu’au point où la profondeur des eaux surjacentes permet l’exploitation des ressources naturelles desdites régions. »
La détermination de la limite extérieure de cette zone sous-marine dépendait ainsi soit d’un critère de profondeur (200 mètres) soit d’un critère d’exploitabilité. Or, au moment où la convention de 1958 sur le plateau continental entra en vigueur en 1964, les forages pétroliers en mer se faisaient déjà à des profondeurs supérieures à 200 mètres. L’application du critère d’exploitabilité permettait donc aux Etats d’étendre de plus en plus leur plateau continental à mesure des progrès des techniques de forage, créant ainsi un phénomène de juridiction rampante sur le fond de la mer. C’est ce qui motiva en grande partie l’initiative prise en 1966 aux Nations Unies par le délégué de Malte, Arvid Pardo, de proposer l’internationalisation des grands fonds marins. Ce qui présupposait qu’un coup d’arrêt fût donné à l’extension rampante des juridictions nationales. Il s’agissait en somme de faire adopter le mot d’ordre : « Pétroliers de tous les pays, arrêtez-vous ! »
La convention de Montego Bay de 1982 a profondément modifié la définition du plateau continental et de ses limites, puisque – nous l’avons dit précédemment – elle reconnaît à tous les Etats côtiers un plateau continental forfaitaire de 200 milles marins, même si leur territoire terrestre ne se prolonge pas sous la mer jusqu’à cette distance, et elle permet à ceux qui peuvent démontrer que le prolongement naturel sous-marin de leur territoire va au-delà de bénéficier d’un plateau continental étendu jusqu’à un maximum de 350 milles marins. L’exploitation des ressources naturelles de cette zone sous-marine, qu’il s’agisse de pétrole ou de gaz naturel, nécessite l’implantation en mer d’installations fixes qui sont généralement protégées par des zones de sécurité dans lesquelles l’Etat côtier peut interdire la navigation et la pêche, conformément aux dispositions de la convention [15]. Une telle installation durable peut évidemment entraîner des conflits d’usage notamment avec les pêcheurs, comme on l’a vu à maintes reprises en mer du Nord où les plates-formes servant à l’exploitation des hydrocarbures forment bien souvent des ensembles reliés entre eux dont les zones de sécurité se confondent et qui, de ce fait, occupent de façon privative des portions parfois considérables de mer. Entre les pêcheurs nomades et les pétroliers sédentaires, le conflit est inégal : les uns ont beau « alléguer la coutume et l’usage », comme Jeannot lapin dans la fable de La Fontaine, les autres sont les vrais occupants disposant d’un titre que leur a conféré l’Etat dans l’exercice de ses droits souverains.
Désormais, avec le plateau continental étendu au-delà de 200 milles, exploité à partir d’iles artificielles établies à de très grandes distances des côtes, d’autres conflits d’usage, d’une ampleur plus importante, risquent d’apparaître entre les exploitants de ces structures artificielles et les navires évoluant dans le secteur occupé par elles. S’il est bien établi que les droits d’un Etat sur son plateau continental n’affectent pas le régime juridique des eaux surjacentes, dès lors que l’on se trouve au-delà de 200 milles des côtes ces eaux relèvent du régime de la haute mer. En pareil cas, pour résoudre ces conflits, il ne suffira sans doute pas de s’en tenir au principe posé par la convention de Montego Bay selon lequel :
« L’exercice par l’Etat côtier de ses droits sur le plateau continental ne doit pas porter atteinte à la navigation ou aux droits et libertés reconnus aux autres Etats … ni en gêner l’exercice de manière injustifiable [16] ».
Quant à la proclamation Truman concernant les pêcheries côtières, elle donna également le signal du départ à toute une série de déclarations et d’actes législatifs ou règlementaires de la part de plusieurs Etats soucieux non seulement de préserver les ressources biologiques dans les eaux bordant leurs côtes, mais aussi d’en réserver à leurs nationaux l’exploitation exclusive. Si les Etats du continent sud-américain se distinguèrent en proclamant leur souveraineté sur ces ressources jusqu’à une distance de 200 milles, comme le firent le Chili, l’Equateur et le Pérou dans la déclaration de Santiago en 1952, d’autres, comme le Canada ou l’Islande, se contentèrent d’instituer au-delà de leur mer territoriale une zone de pêche réservée d’une étendue n’excédant pas 50 milles marins dans un premier temps. Très rapidement cependant, la magie des 200 milles devait opérer une force d’attraction telle que même les Etats membres de la Communauté européenne, par une résolution du 3 novembre 1976, décidèrent de porter à 200 milles la limite de leurs zones de pêche respectives à compter de 1977.
Ces zones de pêche ont aujourd’hui quasiment disparu et ont été presque toutes absorbées par le concept nouveau de zone économique exclusive qui dépasse – on l’a vu – la seule exploitation des ressources biologiques. L’Etat côtier y dispose aussi de droits souverains en ce qui concerne toutes les activités tendant à l’exploitation de la zone à des fins économiques, telles que la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents. Il n’est pas douteux que le développement de ces activités entraînera à terme différentes formes d’installation permanente et donc une occupation accrue tant en surface qu’en profondeur, qu’il s’agisse de la mise en place d’éoliennes ou d’implantation d’hydroliennes. Peu à peu, des activités de type sédentaire transformeront de larges portions des zones économiques en des sortes de « parcs » et de « champs », notions qui évoquent plutôt la terre que la mer.
On saisit mieux alors pourquoi les gouvernements cherchent à établir pour leurs zones maritimes nationales des limites sûres et fiables avec les pays voisins. Près de 200 accords de délimitation maritime ont été conclus dans différentes régions du monde durant le demi-siècle écoulé. Les juridictions internationales, qu’il s’agisse de la Cour internationale de Justice, du Tribunal international du droit de la mer ou de tribunaux spéciaux d’arbitrage, ont réglé une vingtaine de litiges de délimitation maritime au cours des 35 dernières années et au moins quatre nouveaux différends portant sur des frontières maritimes leur ont été soumis tout récemment. Peu à peu, les mers se hérissent de lignes frontières qui ne sont généralement pas matérialisées sur place, à la différence de la plupart des frontières terrestres, et ne sont visibles que sur des cartes qui tendent elles-mêmes à être de plus en plus virtuelles. Rien ne dit cependant que leur traduction à la surface ou sur le fond de la mer ne sera pas un jour rendu possible par des procédés que le progrès des sciences et des techniques aura permis de mettre au point.
Le droit applicable à l’utilisation des mers peut enfin être regardé comme le droit d’un patrimoine d’avenir, lui-même largement en devenir.
Le droit d’un patrimoine d’avenir
Dès l’aube du XXème siècle, on savait que les ressources de la mer pouvaient être mises en danger par une surexploitation de certaines espèces ou de certaines régions. C’est ce qui amena, à l’initiative de la communauté scientifique, la création du Conseil international pour l’exploration de la mer en 1902, puis la fondation de la Commission internationale pour l’exploration scientifique de la Méditerranée en 1910. Les études menées par ces organismes ont servi de base à l’adoption de diverses mesures de conservation des ressources halieutiques comme la fixation de quotas de captures, soit dans le cadre de commissions régionales de pêche, soit de façon unilatérale par les Etats côtiers intéressés.
Quelques années plus tard, on a réalisé que le milieu marin lui-même pouvait être menacé, en particulier du fait de la pollution des eaux. Ce n’est toutefois qu’en 1954 que fut adoptée la première convention internationale tendant à prévenir la pollution des mers par les hydrocarbures [17]. Le droit applicable à ces phénomènes de pollution est entré dans une nouvelle phase à la suite de différentes catastrophes maritimes ayant entraîné une pollution massive des eaux et des côtes, comme celles du Torrey Canyon en 1967 ou de l’Amoco Cadiz en 1978, pour ne mentionner que deux « marées noires » ayant affecté le littoral français. Faute de pouvoir régler les problèmes posés au niveau international, on s’en est remis aux Etats côtiers en leur reconnaissant le droit d’intervenir en haute mer et d’y prendre toutes les mesures nécessaires en cas d’accident de mer susceptible de créer une menace de pollution pour leurs côtes [18]. Aujourd’hui, les Etats côtiers disposent en outre de pouvoirs étendus pour assurer la protection et la préservation du milieu marin dans leurs zones économiques exclusives, même s’ils doivent composer avec les droits des Etats du pavillon lorsqu’il s’agit d’assurer la répression des infractions commises par des navires étrangers.
Dans les espaces internationaux, la protection du milieu marin et la préservation de ses ressources reposent pour une large part sur le bon vouloir des utilisateurs. Seule la zone internationale des fonds marins fait l’objet d’un encadrement juridique poussé dans la convention de 1982 sur le droit de la mer, tant en ce qui concerne la mise en valeur de ses ressources qu’en ce qui concerne la protection du milieu à l’égard des effets dommageables des activités d’exploitation de ces ressources. L’Autorité internationale des fonds marins est en effet habilitée à adopter en ces domaines des règles et règlements appropriés ; mais cela ne concerne que « les ressources minérales solides, liquides ou gazeuses … qui …se trouvent sur les fonds marins et dans leur sous-sol, y compris les nodules polymétalliques [19] ».
Or, depuis l’adoption de la convention de 1982, de nouvelles ressources marines ont été mises en évidence. On a réalisé en particulier que les ressources génétiques des grands fonds marins ouvraient des perspectives prometteuses, notamment pour l’industrie pharmaceutique.
C’est pourquoi, peu après l’entrée en vigueur en 1994 de la convention sur le droit de la mer, et dans la foulée de la convention sur la diversité biologique adoptée à Rio de Janeiro en 1992, avait été établi dans le cadre des Nations Unies un « Mécanisme de notification et d’évaluation systématiques à l’échelle mondiale de l’état du milieu marin ». Ce « Mécanisme » devait à son tour engendrer la création en 2005 d’un « Groupe de travail chargé d’étudier les questions relatives à la conservation et à l’exploitation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà des limites de la juridiction nationale ». Sur la recommandation de ce groupe de travail, l’Assemblée générale de l’ONU a décidé en 2014 de constituer un comité chargé de préparer la réunion d’une conférence diplomatique en vue d’élaborer un accord international tendant à compléter sur ces questions la convention de 1982 sur le droit de la mer. Le 29 mars dernier, ce comité préparatoire a commencé ses travaux qui devraient en principe se poursuivre jusqu’en 2017.
L’Assemblée générale des Nations Unies pourrait alors décider, à sa 72ème session, de convoquer en 2018 une conférence intergouvernementale en vue d’adopter ce que, dans le jargon de l’ONU, on appelle un « instrument international juridiquement contraignant » portant sur la conservation et l’exploitation durable de la diversité biologique en haute mer. Il s’agirait, en réalité, d’un accord complétant les dispositions sur la haute mer de la convention de 1982 afin de combler ses lacunes ou insuffisances en ce qui concerne le statut international des ressources génétiques marines. Ce serait, mutatis mutandis, l’équivalent de ce qui a déjà été réalisé, pour les ressources génétiques végétales, par le traité international sur les ressources phyto-génétiques pour l’alimentation et l’agriculture élaboré en 2001 dans le cadre de la FAO et entré en vigueur en juin 2004.
Certains souhaiteraient que cette nouvelle négociation internationale – baptisée « BBNJ » (pour « Biodiversity Beyond National Jurisdiction ») – puisse conduire à la création en haute mer d’aires marines protégées, comme il en existe dans les zones maritimes nationales de plusieurs pays. D’autres considèrent, au contraire, que la mise en place de sanctuaires marins peut difficilement être envisagée dans les espaces de haute mer et qu’il conviendrait de trouver d’autres voies pour une protection effective et efficace du milieu marin en haute mer. D’autres encore estiment qu’il importe surtout de ne pas porter atteinte aux libertés essentielles de la haute mer reconnues par le droit international.
Quelle que soit l’option qui l’emportera, nul ne peut nier que l’on est en présence d’un projet ambitieux qui porte sur un enjeu vital pour l’humanité. La biologie et la biochimie ont révélé que la mer était la matrice fondamentale de la vie sur notre planète. On peut sans doute ajouter, en pastichant la phrase célèbre d’Aragon, que la mer est aussi l’avenir de l’homme.
[1] J. Michelet, La mer, 6ème édition, Michel Lévy Frères Editeurs, Paris, 1875, p. 336.
[2] Dictionnaire de la terminologie du droit international, publié sous le patronage de l’Union académique internationale, Editions Sirey, Paris, 1960, pp. 236-237.
[3] J. Imbart Latour, La mer territoriale au point de vue théorique et pratique, A.Durand et Pedone-Lauriel Editeurs, Paris, 1889.
[4] C.I.J., arrêt du 20 février 1969, affaires du Plateau continental de la mer du Nord.
[5] Quatre décrets du 25 septembre 2015 ont défini les limites extérieures du plateau continental au large des côtes de ces territoires sur la base des recommandations faites par la Commission des limites du plateau continental en septembre 2009 et avril 2012 (Journal officiel, 27 septembre 2015). Il en résulte une extension du plateau continental français de 579 000 kilomètres-carrés.
[6] Le titre exact de l’ouvrage était Mare liberum sive de jure quod Batavis competit ad Indicana commercia, Dissertatio. Le texte a été reproduit, avec une traduction française, dans la collection « Introuvables », aux Editions Panthéon-Assas, Paris, 2013.
[7] C.I.J., arrêt du 9 avril 1949, affaire du Détroit de Corfou (fond).
[8] Article 87 de la convention sur le droit de la mer de 1982.
[9] Articles 18 et 19 de la convention de 1982.
[10] Article 38, par. 2.
[11] Article 53, par. 3.
[12] Article 58.
[13] R.J. Dupuy, L’océan partagé, Editions Pedone, Paris, 1979, p. 19 et s.
[14] G. Tarde, Les lois de l’imitation. Etude sociologique, 4ème édition, Félix Alcan Editeur, Paris, 1904, voir notamment la préface de la deuxième édition, p. XIX.
[15] Articles 60 et 80 de la convention de 1982.
[16] Article 78, par. 2.
[17] Désormais remplacée par la convention de Londres de 1973 pour la prévention de la pollution par les navires et son Protocole additionnel de 1978.
[18] Convention de Bruxelles de 1969 sur l’intervention en haute mer en cas d’accident entraînant ou pouvant entraîner une pollution par les hydrocarbures et Protocole de Londres de 1973 sur l’intervention en haute mer en cas de pollution par des substances autres que les hydrocarbures.
[19] Article 133 de la convention de 1982.