L’arbitrage international

Séance du lundi 17 octobre 2016

par M. Emmanuel Gaillard,
Professeur à l’Ecole de droit de Sciences Po

 

 

L’arbitrage est tout d’abord une discipline juridique qui a connu une expansion fulgurante.  Après avoir longtemps occupé quelques trois heures d’un cours de droit du commerce international, l’arbitrage a progressivement envahi la moitié de ce cours, puis est devenu un cours autonome, avant de justifier un Diplôme Universitaire tout entier, un LLM ou un mastère, avec de nombreux cours spéciaux consacrés tant aux aspects procéduraux qu’aux aspects de fond de la matière.  En 2011, une Académie de l’arbitrage a été créée à Paris et donne, chaque été, un cours général et six cours spéciaux à une centaine d’étudiants en provenance du monde entier.

Le succès de la matière, perceptible partout dans le monde, ne fait que refléter celui de ce mode privé de règlement des différends dans lequel, en général, chaque partie nomme un arbitre, se met d’accord avec l’adversaire sur la nomination du président, ou délègue ce choix à une institution.  L’affaire est ensuite plaidée, dans une langue commune aux parties ou dans une langue neutre, suivant une procédure qui combine – en réalité cumule – la tradition écrite continentale et celle des longues audiences orales des droits de common law.  L’intérêt de l’arbitrage ne tient pas, comme on l’écrivait autrefois dans les introductions à la matière, au fait que l’arbitrage serait rapide, peu onéreux et maintiendrait d’excellentes relations entre les parties.  On connaît des procédures qui durent dix ans, coûtent des fortunes et dans lesquelles les parties se détestent.  Mais l’on ne devient pas impunément le mode normal de règlement des différends du commerce international.  On ne le devient pas sans emprunter certains traits des contentieux étatiques dans certaines parties du monde.  L’avantage de l’arbitrage est ailleurs.  Il tient à la neutralité, géographique et en termes de nationalité, des arbitres (personne ne voulant plaider chez l’autre), à la participation des parties à la nomination des arbitres et à la définition des procédures (faut-il entendre les témoins oralement ? avoir une semaine ou deux d’audiences ?..) et au bénéfice de la Convention de New York par laquelle 156 Etats se sont engagés à reconnaître et exécuter les sentences arbitrales sans les réviser au fond, ce qui n’a pas d’équivalent en matière de jugements.

Cette discipline en expansion galopante s’est même dédoublée.  Depuis quelques années, l’arbitrage en matière d’investissement a pris son autonomie par rapport à l’arbitrage commercial pour donner lieu à un cours, ou à une série de cours, distincts, sans parler des nombreux travaux qui lui sont consacrés.  Près de 3000 traités bilatéraux, des traités multilatéraux majeurs comme le Traité sur la Charge de l’Energie qui lie aujourd’hui 49 Etats et l’Union Européenne en tant que telle, ou encore l’ALENA ou l’ASEAN, son équivalent asiatique, sont exclusivement consacrés, ou contiennent un chapitre consacré, à la protection des investissements.  La plupart contiennent, de la part de chaque Etat, une offre d’arbitrer adressée à une catégorie définie d’investisseurs, ceux de l’autre ou des autres Etats, que chaque investisseur protégé peut accepter de façon à parfaire la convention d’arbitrage.  Ces traités ont donné lieu à un contentieux arbitral abondant, entre Etats et investisseurs étrangers.  Celui-ci a contribué à autonomiser, mais aussi à re-politiser, une matière que la Convention de Washington de 1965 portant création du mécanisme d’arbitrage de la Banque Mondiale, le CIRDI, avait souhaité sortir de l’agenda des négociations des Etats pour en faire un processus juridictionnel, et partant, moins politique.  Les organisations non gouvernementales, en s’emparant du sujet pour le faire entrer dans la politique politicienne, jusque dans chacune des élections des grands Etats démocratiques, ont contribué à re-politiser un sujet que des négociateurs de la Convention de Washington avaient voulu juridiciser il y très exactement cinquante ans.

Discipline juridique dédoublée, l’arbitrage international est également un secteur important de l’économie des services.  Les arbitrages représentent pour les Etats qui les accueillent sur leur sol une source de revenus non négligeables en termes de nuits d’hôtel, de services annexes (sténotypie, interprétation) et, naturellement, de services juridiques, qu’il s’agisse de services d’arbitre ou de conseil.

Même si une étude globale suffisamment sérieuse du poids de ce secteur d’activité dans l’économie mondiale reste à faire, la compétition intense qui existe entre les places, toujours plus nombreuses, qui aspirent à accueillir de manière régulière des arbitrages internationaux sans lien avec le pays autre que le choix des parties montre l’intérêt que les Etats attachent à ce commerce.  Les Etats interviennent ici à l’égard de l’arbitrage en une qualité marchande, celle de prestataires de services de neutralité.  L’émotion des milieux d’affaires et la mobilisation des pouvoirs publics français suscités par l’éventualité d’un déplacement – qui aurait été hautement symbolique – du siège mondial de la Chambre de commerce internationale (CCI), première institution d’arbitrage dans le monde, en dehors de France – Genève et Vienne ayant manifesté leur intérêt – en fournit une autre illustration.

Discipline juridique, secteur de l’économie, l’arbitrage international est aujourd’hui également justiciable de la qualification de « champ social » au sens que les sociologues – ou certains d’entre eux – donnent à l’expression.  Si un champ social se définit comme un lieu qui voit interagir des fournisseurs et des clients, des autorités fixant les règles du jeu et des acteurs partageant un système de pensée, il ne fait aucun doute que l’arbitrage international constitue – et c’est un phénomène récent – un champ social.  La professionnalisation des acteurs (arbitres, conseils, tiers financeurs de demandeurs qui ne peuvent ou ne veulent supporter seuls la charge de la procédure, …), qui autrefois faisaient de l’arbitrage une activité occasionnelle et qui aujourd’hui se consacrent essentiellement à ce secteur d’activité, est emblématique de l’émergence de ce champ social.  Le critère anecdotique de l’existence d’un champ social selon lequel les acteurs qui en font partie interagissent plus fréquemment entre eux qu’avec des acteurs d’un autre champ social est aisément satisfait.  Parfois qualifié de caste ou de « mafia » – surtout par ceux qui aspirent à en faire partie –, le monde de l’arbitrage international est très clairement identifié, même si son extension géographique est mondiale.  C’est la raison pour laquelle on peut en étudier en termes sociologiques les acteurs, leurs stratégies, leurs rites, au premier rang desquels les « tournois de reconnaissance » au cours desquels des « marchands de reconnaissance » délivrent des prix (celui du meilleur arbitre, du meilleur avocat de moins de 40 ans, de l’institution la plus innovante, …), comme on peut le faire du monde de l’industrie du cinéma ou de celui du sport automobile [1].

C’est ce monde, ce champ social, ce secteur de l’économie, cette discipline juridique, que la présente communication a pour objet de présenter, sans en méconnaître la complexité et en insistant – c’est le parti de cet exposé – sur l’apport de la conception française de l’arbitrage international à la matière.  On s’efforcera de le faire en rappelant d’abord le fait que l’arbitrage international constitue un mode normal de règlement des différends internationaux (I), avant de montrer qu’il s’agit également d’un mode de production du droit (II).

 

L’arbitrage international, mode normal de résolution des différends internationaux

 

L’affirmation serait banale – elle paraissait acquise dans les années quatre-vingt – si l’arbitrage n’avait pas fait l’objet d’attaques renouvelées, sur fond d’ignorance, de quelques affaires malheureuses, et de la politisation née de l’émergence des affaires d’investissement.  Il n’est donc pas inutile de redire qu’il s’agit d’une procédure, et d’une procédure très encadrée, dans laquelle des règles de plus en plus précises, s’adressant tant aux arbitres qu’aux conseils, sur les conflits d’intérêts, l’éthique dans la conduite de l’arbitrage, garantissent l’intégrité du processus, dont le juge étatique aura le contrôle ultime.  Cette procédure constitue un mode normal, sinon le mode normal, de règlement des différends internationaux parce que des parties lui font confiance et parce que les Etats l’ont voulu.

De par son caractère réellement international, physiquement international (où l’on voit s’affronter quotidiennement à Paris, à Singapour ou au Caire des avocats de traditions diverses), l’arbitrage international est le lieu idéal de l’hybridation des cultures juridiques.  Si l’on s’efforce de démêler ce que l’arbitrage international contemporain, qui s’est grandement standardisé, doit à telle ou telle tradition juridique, on peut dire, au risque de grossir le trait, que la tradition juridique française a exporté des règles de droit et que la tradition anglo-américaine a exporté des pratiques.  Vu de Paris, qui a toujours été une place vibrante d’arbitrage international, nous avons donc exporté des règles et importé des pratiques.  Une autre manière de dire la même chose est que nous exportons du droit savant et importons du droit populaire, fondé sur la répétition des comportements des plaideurs.

 

L’exportation de règles

 

L’exportation de règles propres à l’arbitrage international qui ont été développées par la jurisprudence et la doctrine française peut être illustrée par deux exemples.

 

L’autonomie de la clause compromissoire

 

Lorsqu’un contrat contient une promesse d’arbitrer les différends susceptibles d’en découler (c’est la clause compromissoire), cette promesse est, par la fiction juridique la plus solidement établie du droit de l’arbitrage, et ce, partout dans le monde, juridiquement isolée du contrat principal, le contrat de vente, de construction, de services, qui la contient.  De ce fait, les vices susceptibles d’infecter le contrat de fond ne s’étendent pas à la clause compromissoire.  L’arbitre peut, sans que cela soit une absurdité, constater la nullité du contrat de fond sans que cela n’affecte sa compétence.  De même, l’attaque par l’une des parties de la validité du contrat de fond n’a pas d’incidence sur la compétence des arbitres qui repose sur la convention d’arbitrage réputée autonome.  Sans cette règle, la partie défenderesse pourrait aisément faire dérailler l’arbitrage en alléguant que le contrat de fond comporte un vice et que ce vice contamine à son tour la clause compromissoire et donc la compétence des arbitres.

La règle a été posée en France par la Cour de cassation dans l’arrêt Gosset en 1963 et fait l’objet d’une jurisprudence constante depuis.  La jurisprudence et la doctrine anglaises ont eu plus de mal à l’admettre.  Si une clause fait partie d’un contrat, comment peut-on l’isoler ?  Ce n’est qu’en 1993 avec l’arrêt Harbour v. Kansa de la Court of Appeal que la règle a été finalement admise, trente ans après sa consécration en France.  Il s’agit sans doute aujourd’hui d’un des rares exemples de règle universellement reconnue en droit comparé.  La loi-type de la CNUDCI, qui a eu pour objet de codifier le droit de l’arbitrage sous l’égide des Nations Unies en 1985, l’a consacrée à son article 16-1, deuxième phrase.  Il n’existe pas un seul règlement d’arbitrage qui ne l’incorpore, pas une seule loi qui ne la reprenne.

La règle dégagée par l’arrêt Gosset en 1963 a aujourd’hui une valeur universelle.

 

La compétence des arbitres pour statuer sur leur propre compétence

 

L’autonomie de la clause compromissoire n’a pas suffi à calmer l’ardeur procédurale des parties désireuses de faire dérailler l’arbitrage.  Ne pouvant plus attaquer la compétence des arbitres par contamination du contrat de fond, elles ont entrepris de l’attaquer directement.  La clause compromissoire elle-même est nulle, disent-elles, car je ne l’ai pas voulue, pas comprise, elle ne couvre pas la matière litigieuse.  De plus, – et c’est là la beauté de l’argument – puisque l’on ignore, à ce stade du raisonnement, si les arbitres sont compétents, ceux-ci ne peuvent se prononcer sur leur compétence.  Ce serait parfaitement illogique.  L’arbitrage doit s’arrêter.  C’est pour faire pièce à un tel argumentaire qu’a été inventée la règle de la compétence-compétence.  Une règle objective du droit de l’arbitrage donne aux arbitres dont la compétence est contestée compétence pour connaître de leur propre compétence.  L’arbitrage ne s’arrête pas et des arbitres peuvent dire, sans absurdité logique, qu’ils ne sont pas compétents.  En jugeant qu’ils ne sont pas compétents, par exemple parce que la matière n’est pas couverte par la convention d’arbitrage ou que celle-ci a été surprise par dol, extorquée par violence, les arbitres ne font pas disparaître l’intégralité de leur compétence et, par là même, la sentence qu’ils viennent d’écrire.  C’est le droit objectif de l’arbitrage qui leur donne ce pouvoir.  La règle est essentielle.  Sans elle, là encore, toute partie pourrait faire arrêter l’arbitrage dès son démarrage, en attendant qu’un juge se prononce sur la validité et l’étendue de la convention d’arbitrage.  En dépit de son absence apparente de logique (comment peut-on être compétent tant que l’on se sait pas si on est compétent et, pire, comment est-on compétent pour dire qu’on ne l’est pas ?), la règle poursuit une politique essentielle de protection de l’arbitrage et de lutte contre les manœuvres dilatoires.  C’est, là encore, une invention de la jurisprudence française même si, pour lui donner un brevet de respectabilité on a parlé de la kompetenz-kompetenz, more germanico.  Le contresens – volontaire ou non – était évident, le droit allemand utilisant l’expression dans un tout autre sens et ne l’admettant pas, à l’époque, en matière d’arbitrage.  La règle n’en est pas moins devenue constante en France depuis l’arrêt Impex de 1971 et a été codifiée dans les réformes du droit de l’arbitrage de 1981 et de 2011.  Cette règle également possède aujourd’hui une portée universelle.  Elle a été adoptée en 1985 par la loi-type de la CNUDCI à l’article 16-1, première phrase.  Elle est reprise par tous les règlements d’arbitrage et le droit allemand lui-même a fini par l’admettre, du bout des lèvres, lors de la réforme de l’arbitrage de 1997, à l’article 1040, alinéa 1er du Code de procédure civile.

Mais la compétence de l’arbitre pour connaître de sa compétence serait vidée de son sens si, en parallèle, le juge étatique entreprenait d’examiner la question de manière approfondie par une décision qui l’emporterait naturellement sur celle des arbitres.  Ce serait reprendre de la main gauche ce que l’on donne de la main droite.  Aussi, le juge auquel la matière litigieuse est présentée et qui constate l’existence d’une convention d’arbitrage couvrant la matière doit se contenter d’un examen prima facie de celle-ci, de façon à donner à l’arbitrage une priorité chronologique dans l’examen du sujet.  L’arbitre peut se prononcer sur sa compétence sous le contrôle ultérieur du juge étatique.  Il peut constater lui-même son incompétence et s’il ne le fait pas alors qu’il aurait dû le faire, le juge censurera sa décision.  Cela est vrai également lorsque l’arbitre se déclare incompétent alors qu’il aurait dû se déclarer compétent, ce qui arrive également.  Les intérêts de la partie qui aurait raison sur l’invalidité ou l’insuffisance de la convention d’arbitrage ne sont pas sacrifiés, ceux du déroulement normal de l’arbitrage non plus.  La règle est connue sous le nom de l’effet négatif de la compétence-compétence.

Si elle n’est pas encore unanimement admise en droit comparé, comme c’est le cas de l’autonomie de la clause compromissoire ou du principe de compétence-compétence en tant qu’il s’adresse aux arbitres dont la compétence est contestée, la règle de l’effet négatif de la compétence-compétence, qui s’adresse au juge étatique, a considérablement progressé au cours des dernières années.  Elle est admise non seulement en France et en Suisse, deux Etats qui possèdent une solide tradition d’arbitrage, mais également à Hong-Kong et aux Philippines où elle a fait l’objet d’un arrêt de principe en 2009.  Elle a été consacrée par la Cour suprême du Venezuela par un arrêt du 29 janvier 2016 et par la Cour d’appel de Singapour en 2015.  Elle a fait son apparition dans la jurisprudence de la Cour suprême indienne en 2005, dans la jurisprudence de Colombie en 2012 et du Brésil en 2015.  L’Allemagne, restée frileuse en matière d’arbitrage, et les Etats-Unis, pays où le contentieux étatique est roi, répugnent encore à l’adopter.

Il n’empêche que le mouvement d’exportation de règles de droit spécifiques à l’arbitrage qui permettent et accompagnent son développement est très puissant.

En contrepartie, nous importons des techniques.

 

L’importation des techniques

 

L’importation des techniques, spécialement des techniques de présentation de la preuve, est manifeste si l’on observe la manière dont se déroule aujourd’hui un arbitrage, y compris sur le continent européen, dès lors que l’enjeu litigieux revêt une certaine importance.  Il ne s’agit plus là de règles spécifiques à l’arbitrage mais de pratiques propres au contentieux de tradition anglo-américaine dont l’application s’étend, par un effet de répétition, à la procédure arbitrale.

 

Le contre-interrogatoire

 

Le contre-interrogatoire (cross-examination) des témoins de fait et des experts de droit présentés par chacune des parties fait désormais partie du quotidien de l’avocat spécialisé en matière d’arbitrage.  Pour cette seule raison, les audiences s’allongent et il n’est pas rare que celles-ci durent une semaine, deux semaines, voire davantage.  Après une plaidoirie d’ouverture, de tradition plus civiliste, les témoins et experts présentés par chaque partie sont entendus et interrogés non seulement par les arbitres, qui conservent naturellement la police de l’audience, mais surtout par les avocats de la partie adverse qui les confrontent à la documentation et testent la logique et la crédibilité de leurs affirmations, selon une démarche dont les séries télévisées américaines n’auraient pas à rougir.

 

Le production de documents

 

De façon moins immédiatement spectaculaire mais peut-être plus importante encore, la possibilité pour une partie de demander à l’autre de produire les documents qui se trouvent en sa possession et qui sont susceptibles d’avoir une incidence sur la résolution du différend est devenue monnaie courante dans les arbitrages internationaux, quel que soit le lieu où ils se déroulent et qu’il s’agisse d’arbitrage commercial ou d’arbitrage en matière d’investissement.  Les parties s’échangent des listes de demandes de documents dans un tableau à colonnes auquel un arbitre de renom, de nationalité britannique, a donné son nom, le Redfern Schedule.  Les arbitres décident ensuite s’il y a lieu d’ordonner la production de telle ou telle catégorie de documents et l’on ne compte plus les affaires dans lesquelles la production défavorable à la partie qui la possédait a fait basculer le cours de l’arbitrage.

Le vecteur de propagation de ces pratiques a essentiellement été l’International Bar Association qui en les codifiant, par des comités composés de juristes de différents pays, en a banalisé et généralisé l’application.

La règle de droit de portée générale demeure que l’arbitre est tenu, dans l’administration de la preuve, par l’accord des parties et, en cas de désaccord, apprécie souverainement tant la manière de présenter la preuve que sa force probante, dans les seules limites du respect de l’égalité des parties et du contradictoire.  Dans l’exercice de cette liberté, l’échange de demandes de production de documents est devenu la norme.

Si l’arbitrage est, pour les parties, d’un point de vue micro-juridique, si l’on peut dire, un mode normal de règlement des différends, il est aussi, d’un point de vue macro-juridique un mode de production du droit.

 

L’arbitrage international, mode de production du droit

 

Appréhendé de manière globale, l’arbitrage est un système et un système qui, lui-même, engendre des règles de droit.  Sa nature de système dépassant les frontières d’un seul ordre juridique, fût-il celui du siège de l’arbitrage, soulève la question de l’existence d’un ordre juridique arbitral.  On rappellera ce que recouvre cette expression (A), avant de montrer, de façon plus empirique, comment se forme la règle de droit à travers la jurisprudence arbitrale (B).

 

L’ordre juridique arbitral

 

La notion d’ordre juridique arbitral est née, là encore, des efforts conjugués de la doctrine et de la jurisprudence française.

La doctrine a mis en évidence le fait que trois visions, trois représentations de l’arbitrage international, qui toutes ont vocation à rendre compte de l’intégralité du phénomène, s’opposent [2]. La première, qui reste dominante dans la pensée juridique anglaise, conçoit l’intégralité du système autour du siège de l’arbitrage.  Dans cette vision, lorsqu’une partie japonaise et une partie américaine s’opposent dans un arbitrage à Londres à propos d’un contrat soumis au droit japonais, l’arbitrage est « anglais ».  C’est le droit anglais qui lui donne sa légitimité et sa valeur contraignante.  Si les mêmes parties à propos du même contrat ont choisi Paris comme siège, l’arbitrage et la sentence qui en résultent seront « français ».  Cette vision strictement territoriale correspond mal à la réalité du phénomène.  Les mêmes arbitres siégeant successivement à Pékin et à Genève ne deviennent pas chinois un jour, puis suisses le lendemain. Le même personnel arbitral intervient régulièrement partout dans le monde, applique les mêmes règles de procédure, suit les mêmes pratiques et rend les mêmes sentences.  De ce fait, il est de plus en plus artificiel d’attacher une étiquette géographique exclusive d’une justice dont le caractère itinérant a été observé de longue date.

La seconde, que l’on a pu qualifier de westphalienne, voit la source de la légitimité et du caractère obligatoire de la sentence dans le ou les droits qui se déclarent prêts, à certaines conditions qu’ils définissent, à reconnaître la sentence.  La troisième, plus résolument internationale, est celle de l’ordre juridique arbitral.  Elle consiste à accepter l’idée que les Etats ont, à l’égard de l’arbitrage international, une activité normative collective intense et qu’ils ont ainsi engendré un corps de règles qui régit de manière très compréhensive l’arbitrage, sans qu’il soit nécessaire, ni même réaliste, de le réduire à une annexe de la manière dont la justice est rendue dans chaque ordre juridique national.  Le socle en est la Convention de New York de 1958 qui impose aux Etats membres de reconnaître tant les conventions d’arbitrages (article II) que les sentences en les soumettant à un contrôle qui ne peut excéder les limites posées par la Convention (article V).  Il a été complété en 1985, par la loi-type, amendée en 2006 sur la forme que peut prendre une convention d’arbitrage, et, en 1996 puis 2016, par un Aide-mémoire « sur l’organisation des procédures arbitrales », toutes ces normes ayant été adoptées par voie de consensus des Etats sous l’égide la CNUDCI.  La Convention des Nations Unies sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et Etats fondé sur les traités adoptée en 2014 (Convention de Maurice sur la transparence) est venue compléter le dispositif en imposant, pour les arbitrages en matière d’investissement, des standards de publicité qui n’étaient pas de mise dans l’arbitrage commercial.  Cette activité normative collective des Etats, complétée par celle des organisations professionnelles internationales, et par la multitude de lois nationales sur l’arbitrage qui peuvent toujours être plus favorables à l’institution que la Convention de New York, a créé un corps de règles qui régit tous les aspects de l’arbitrage international.  Admettre la notion d’ordre juridique arbitral, c’est tout simplement admettre l’existence d’un ensemble organisé de règles peut être appréhendé en tant que tel sans passer par le détour des droits nationaux pris individuellement.  Cette évolution est très exactement celle qu’a connue le droit international un siècle auparavant.

La jurisprudence française porte haut et fort cette reconnaissance. Elle l’a manifesté d’abord en affirmant dans un arrêt Putrabali de 2007 que « la sentence est une décision de justice internationale dont la régularité est examinée au regard des règles applicables dans le pays où sa reconnaissance et son exécution sont demandées ».  L’arbitre est ainsi élevé à la dignité de « juge international ».  Dans son arrêt Ryanair de 2015, la Cour de cassation a évoqué de manière plus directe encore les textes – au premier rang desquels la Convention de New York – « constitutifs de l’ordre arbitral international ».  Belle reconnaissance de l’existence d’un ordre juridique autonome.  Il est vrai que la Convention de New York avait amorcé l’évolution dès 1958 en supprimant le système antérieur de « double exequatur ».  Dans le régime ancien, qui résultait de la Convention de Genève de 1927, pour faire reconnaître une sentence, il fallait d’abord la faire valider par les juridictions du siège de l’arbitrage avant d’exporter cette décision.  La représentation était clairement territoriale.  En supprimant le double exequatur, la Convention de New York a invité chaque Etat partie à contempler la sentence elle-même, et non les décisions étatiques accessoires, comme matériau premier de son analyse.  Un premier pas vers la reconnaissance de la juridicité autonome de la sentence était ainsi franchi.  La jurisprudence française a parachevé l’analyse en reconnaissant l’existence d’un ordre juridique arbitral autonome.

Cet ordre juridique produit à son tour des normes qui s’expriment essentiellement dans la jurisprudence arbitrale.

 

La jurisprudence arbitrale

 

Même si la question continue de soulever quelques discussions doctrinales, l’existence et la valeur normative de la jurisprudence arbitrale ne fait aucun doute.  Il suffit de lire le moindre mémoire échangé dans la plus banale procédure arbitrale, voire la moindre lettre, pour constater que chaque affirmation est appuyée par de nombreuses références à d’autres sentences ou à d’autres décisions de procédure.  La recherche du précédent est constante.  Elle se constate aussi bien dans l’arbitrage commercial que dans l’arbitrage en matière d’investissement.

 

La jurisprudence dans l’arbitrage commercial

 

Dans l’arbitrage commercial, le trait le plus frappant du mode d’argumentation des parties tient au fait que la recherche du précédent transcende le droit applicable à chaque affaire.  Même dans la situation, la plus fréquente, dans laquelle les parties ont choisi le droit d’un Etat déterminé pour régir leur relation, l’accumulation de précédents rendus dans d’autres affaires, même si le droit applicable à celles-ci était différent, leur paraît essentielle.  Il s’agit de conforter l’arbitre dans l’idée que la solution suggérée est raisonnable puisque d’autres tribunaux arbitraux l’ont déjà retenue.  L’exemple le plus net de ce mode de développement de la règle de droit dans l’arbitrage est peut-être l’obligation de minimiser les pertes.  Le fait que le droit français par exemple n’appréhende pas la question des dommages de cette manière mais à travers le prisme de la causalité n’a pas empêché les arbitres de se référer de manière constante à l’obligation de minimiser ses pertes pour ne pas accorder à un demandeur des dommages qui auraient pu être évités s’il n’était pas resté passif alors que des solutions réalistes lui auraient permis de contenir son dommage.

L’utilisation du précédent arbitral est plus naturelle encore lorsque les parties ont choisi, comme elles en ont la possibilité, de soumettre leur relation à des règles transnationales, principes généraux du droit, ….  La méthode repose toute entière en effet sur l’utilisation du droit comparé et de la jurisprudence arbitrale.

 

La jurisprudence dans l’arbitrage en matière d’investissement

 

Le caractère répétitif des questions de droit que soulèvent les arbitrages en matière d’investissement, conséquence naturelle du fait que les traités bilatéraux ou multilatéraux sur le fondement desquels l’essentiel de la matière s’est développée contiennent des formules semblables ou identiques en fait un terreau idéal de développement de la jurisprudence arbitrale.  C’est en effet aux arbitres qu’il a appartenu de définir les contours des notions-cadre (expropriation, traitement juste et équitable, pleine protection et sécurité, …) figurant dans les traités. C’est ainsi, par exemple, que la notion de traitement juste et équitable a été comprise comme comprenant des obligations plus précises de non-discrimination, d’absence d’arbitraire, de respect de l’attente légitime des parties et, pour certains, celle d’offrir à l’investissement un cadre juridique stable et prévisible.  L’importance de la jurisprudence arbitrale dans sa formation créatrice de droit est ici manifeste.

Ce n’est pas à dire qu’il n’existe aucune place pour un droit spécial des traités.  Lorsque les traités utilisent des formules différentes ou une structure différente, il appartient à la jurisprudence d’en tirer les conséquences et de donner effet à la volonté de leurs rédacteurs de prendre un parti ou un autre sur telle ou telle question de politique législative.  Ainsi, certains traités assortiront la définition de l’investissement protégé d’une condition de conformité au droit de l’Etat d’accueil, d’autres ne feront de la légalité qu’une question de fond.  Certains traités ont des clauses étroites de règlement des différends, parfois limitées au quantum de l’expropriation, d’autres beaucoup plus larges. Certains traités contiennent des clauses de respect des engagements, d’autres non.  Les clauses permettant à l’Etat de refuser la protection du traité à certains investisseurs ne sont pas toutes rédigées de la même manière. Celle du Traité sur la Charte de l’énergie ne s’applique pas à la compétence du tribunal arbitral, celle inspirée du traité type américain (« U.S. Model BIT ») est beaucoup plus large.  Il appartient à la jurisprudence de respecter ces divergences volontaires, même si le jeu de la clause de la nation la plus favorisée peut en atténuer la portée.

Ce n’est pas à dire non plus qu’un bris de jurisprudence n’est pas concevable. C’est ainsi que le législateur européen a imposé, dans la génération de nouveaux traités conclus entre l’Union européenne et ses partenaires commerciaux, appelés à remplacer ceux qu’avaient conclus les Etats membres avec ces mêmes partenaires, une définition beaucoup plus précise – et singulièrement plus restrictive – des agissements susceptibles de caractériser une violation du traitement juste et équitable.  De même, la notion d’expropriation a été aménagée et restreinte, la clause de respect des engagements éliminée.

Interprétation prétorienne, bris de jurisprudence, articulation du droit général et du droit spécial, tous ces mécanismes classiques du développement de la règle de droit ne sont pas propres aux systèmes juridiques étatiques.  Ils jouent un rôle de premier plan dans l’ordre juridique arbitral.

Voilà ce qu’est, selon moi, l’arbitrage international contemporain, dans sa richesse, sa complexité, juridique, économique et sociologique.

 


[1] Sur la question, v. E. Gaillard, « Sociologie de l’arbitrage international », JDI, 2015.1089.

[2] Sur l’ensemble de la question, v. E. Gaillard, Aspects philosophiques du droit de l’arbitrage international, Martinus Nijhoff, 2008.