Le Saint-Siège et le Vatican dans la vie internationale

Séance du lundi 21 novembre 2016

par M. Philippe Levillain,
Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Chancelier,
Chers Confrères,
Chers Amis,

Le mardi 20 septembre 1870, les Bersaglieri du général Cadorna ouvraient une brèche dans le mur aurélien, à l’ouest de la Porta Pia sur le Quirinal. Ils conduisaient l’invasion de Rome au bénéfice du jeune Royaume d’Italie. L’Unité, acquise en 1864, s’était arrêtée à Florence. Elle parvenait à son but, grâce à la guerre franco-prussienne, au départ des Français et à la flamme garibaldienne, qui alimentait un ardent patriotisme chez les Romains eux-mêmes. Le cardinal Antonelli, Secrétaire d’État d’un pape âgé – 78 ans – et très éprouvé, craignit un affrontement sanglant. Il fit négocier un compromis par le général Kanzler, chef d’état-major des Forces armées des États pontificaux, avec le général Cadorna. Celui-ci avait sous ses ordres cinquante mille hommes. Le Saint-Siège treize mille, pour une population de sept cent mille habitants, dont des zouaves pontificaux, ardents et décidés à en découdre. Il fut convenu que l’affrontement serait réduit au minimum nécessaire pour faire constater l’usage de la force. Il en résulta 56 morts et 141 blessés. La revendication du pape martyr allait alimenter une diplomatie de la patience, chère au cardinal Casaroli, sous Paul VI, et ses successeurs.

La capitulation de Rome fut signée le 20 septembre 1870 à la Villa Albani. Pie IX se déclara prisonnier dans les Palais apostoliques, érigés au fil des siècles autour de la basilique constantinienne, au lieu-dit « Vatican », lieu de prédiction dans l’Antiquité, cimetière où fut inhumé saint Pierre en 68 après J.-C. Les fouilles archéologiques ordonnées courageusement par Pie XII, confirmèrent cette transmission orale. Ordre avait été donné aux troupes à la conquête de Rome de s’arrêter à l’entrée du pont Saint-Ange sur lequel veillaient les Anges du Bernin et de ses disciples. Dès lors, la question inédite se posait : quel statut aurait le Souverain pontife, le pape, au sein de l’Urbs, voire de l’Italie, face au roi Victor-Emmanuel II ? Quel statut aurait le gouvernement central de l’Église ? Se créait un nœud gordien entre trois cordes très serrées : le Saint-Siège et l’Italie, une Europe très attentive et un monde relativement peu concerné. Mais avanti.

Quatre-vingt douze ans plus tard, le 25 octobre 1962 – le Deuxième Concile du Vatican à peine ouvert –, Jean XXIII lançait sur les ondes de Radio Vatican, à midi et en français, un vibrant appel à la paix. Le conflit sur les missiles russes en voie d’installation sur des bases à proximité de Cuba atteignait son paroxysme avec l’ultimatum envoyé par Kennedy à Khrouchtchev. Le « Bon Pape Jean » ouvrait un appel à la paix par une citation forte de l’Ancien Testament : « Seigneur, écoute la supplication de ton serviteur, la supplication de tes serviteurs, qui craignent ton nom » (Livre de Néhémie 1, 11). Et poursuivait : « Cette antique prière biblique monte aujourd’hui à Nos lèvres tremblantes du fond d’un cœur ému et affligé. […] Nous renouvelons aujourd’hui cette solennelle adjuration. Nous supplions tous les Gouvernants de ne pas rester sourds à ce cri de l’humanité. Qu’ils fassent tout ce qui est en eux pour sauver la paix. Ils éviteront ainsi au monde les horreurs d’une guerre, dont nul ne peut prévoir quelles seraient les effroyables conséquences. » Cet appel, suivi d’effets spectaculaires, ne fut pas opéré sans consultation préalable, voire sans requêtes expresses, de la part des deux Grands, probablement l’URSS pour masquer son renoncement devant la froide détermination du président Kennedy. Et encore.

Le 26 février 1980, un communiqué des Délégations argentine et chilienne indiquait qu’un « échange d’idées » était intervenu, sous la forme d’un tableau comparatif, un inventaire des textes qui exprimait la position de chaque partie. Le conflit autour du canal de Beagle, perdurant depuis près d’un siècle entre les deux nations, était réglé par une médiation. Le Saint-Siège réussissait là où la Reine d’Angleterre avait échoué dans une tentative d’arbitrage.

Ces exemples récents suffiraient pour instruire si par l’exemple seul on en pouvait déduire une analyse de la place du Saint-Siège et du Vatican dans la vie internationale. Or, la grande question est la suivante : par quel coulissage entre l’Histoire et le Droit international en est-on parvenu à la qualification du Vatican comme « troisième Grand », selon l’hebdomadaire l’Express en 1979 ? Et même, à qualifier le pape François de quatrième personne la plus importante du monde – après Barack Obama, Vladimir Poutine et Angela Merkel, dans un reportage télévisé sur « Les Secrets du Vatican » récemment ? Soit, si l’on préfère, comment le Pape Martyr, le Souverain captif a-t-il pu être relayé par un Souverain pontife, arbitre possiblement décisif dans les relations internationales, en exerçant des droits qui lui furent reconnus au titre d’accords tardifs grâce à l’Italie fasciste ?

Histoire et Droit international se croisèrent pendant près de 150 ans pour aboutir à cette influence spectaculaire du Saint-Siège et du Vatican. Deux termes qui sont aujourd’hui en relation métonymique, quoique… Le Saint-Siège est à ce point lié aujourd’hui à la personnalité du pape qu’on oublie les débats autour de l’État de la Cité du Vatican, siège du gouvernement central de l’Église, dont la nature n’intéresse plus guère les juristes eux-mêmes. Or, cette alliance en 1929 fut fondamentale et discutée. Mais elle installa la souveraineté et l’autorité pontificale, même si le terme de « Vatican » fut employé après 1870 dans les médias, et celui de « Saint-Siège », de préférence dans le vocabulaire diplomatique.

Du Souverain captif à la quatrième personne du monde la plus influente, le pape pacificateur et superstar : comment en est-on arrivé là ?

 

Le Souverain captif

 

Les mois, qui s’écoulèrent entre la Capitulation et la proposition de la Monarchie italienne d’une loi des Garanties le 13 mai 1871, furent décisifs pour l’avenir du Saint-Siège. Le Pape devait-il quitter Rome ? Mais l’exil à Gaète en novembre 1848, après la proclamation de la Seconde République romaine et la tutelle de Ferdinand II, roi des Deux-Siciles pendant dix-sept mois, avaient instruit Pie IX des fers de la dépendance du Saint-Siège. Pourtant, un départ avait été envisagé au soir du 20 septembre, vers Madrid. C’est dans cet entre-deux que réapparut la thèse médiévale du « Ubi Papa. Ibi Roma », reprise par Corneille, qui savait ces choses, avec le fameux vers : « Rome n’est plus dans Rome, elle est tout où je suis » (Sertorius, acte III, scène 1). Elle justifiait les absences répétées des Souverains pontifes, voire leur désertion du diocèse dont la papauté relevait, notamment au XIIIe siècle. Mais s’y opposa au XVe siècle, quand la papauté se fixa à Rome, la thèse en vertu de laquelle le pape et Rome ne faisaient qu’un corps unique et indivisible. Laquelle de ces deux thèses influença Pie IX ? On ne saurait le dire. Le fait est que Pie IX refusa d’accepter la loi des Garanties, acte unilatéral présenté au pape, après un vote plus que majoritaire du Parlement italien, et il persista dans son refus de quitter les Palais apostoliques du Vatican. L’Italie n’envisagera jamais d’expulser le pape, sacrilège par excellence.

Deux mots peut-être sur la disparition de la présence physique du Souverain pontife du paysage jusqu’aux accords du Latran en 1929. Pie IX, très discuté par les Romains et les zélateurs d’une Unité italienne sous son autorité (les néo-Guelfes avant 1850), se promenait très volontiers dans Rome à pied, peu ou pas entouré, et pouvait suivre un enterrement à l’improviste avec un parapluie troué. Cette popularité du pape explique la permanence d’une image romaine qui ne cessera jamais d’engendrer une sympathie spontanée pour le Saint-Siège. Ou, comme disent encore aujourd’hui les Italiens : « La Chiesa ». Dès lors qu’il ne gouverne plus les affaires italiennes. Quoique…

Le dessin, l’image et la photographie vont maintenir une représentation d’évocation du Pontife romain. Mais le Saint-Siège sans siège fut dorénavant désincarné. Le Pape en personne ne réapparaîtra qu’au soir de l’élection de Pie XII le 3 mars 1939. Apparition triomphale.

La loi des Garanties offrait au pape nombre de dispositions favorables à l’exercice de sa charge. Étrange loi dont l’article I énonçait : « La personne du Souverain pontife est sacrée et inviolable. » Et l’article III traitait en « souverain » (sic) le pape, en déclarant : « le gouvernement italien rend au Souverain pontife, sur le territoire du royaume, les honneurs souverains et maintient la prééminence d’honneur qui lui est reconnue par les souverains catholiques. » La loi laissait au pape (article V) la jouissance des Palais apostoliques du Vatican et du Latran. L’ensemble était exempt de toute taxe ou charge et déclaré inaliénable. Précaution jugée sans doute inutile au moment où quelques cardinaux, tel le cardinal de Mérode, mettaient en vente certains biens ecclésiastiques relevant de leur titulature. Le conclave était permis et protégé (article VIII). La libre circulation des personnes garantie (article XI) et des moyens de communication confirmés : le timbre était maintenu ; le télégraphe relié au réseau téléphonique de Rome, aux frais de l’État. En matière de rapports entre l’État avec l’Église, il était établi que les « évêques ne seraient pas requis de prêter serment au Roi » (article XV).

Mais l’article XVIII couronnait le tout par : « il sera pourvu par une loi postérieure à la réorganisation, conservation et administration des propriétés ecclésiastiques dans le royaume. » Cependant (article IV), une donation ou rente annuelle de 3.225.000 lires était inscrite au Grand Livre de la dette publique (article IV, §3) sous forme de rente perpétuelle et inaliénable au nom du Saint-Siège. L’État italien ceinturait la papauté et indemnisait le Souverain pontife pour solde de tout compte. Il réglait dorénavant les dépenses d’une institution qu’il rétribuait. Le pape devenait le sujet souverain du roi d’Italie, un vassal souverain sans territoire.

Lucide, Pie IX constata : « Non è un territorio, è un palazzo. » Et il s’enferma dans l’espérance d’une restitution de la « Rome pontificale » par l’intervention d’une ou de plusieurs puissances étrangères, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, voire la France. Autant d’utopies. On ne saurait dire laquelle. Ce rêve allait gouverner la diplomatie de son successeur, Léon XIII, ancien nonce à Bruxelles, cardinal camerlingue, élu à l’âge de 78 ans à la chaire de saint Pierre. C’est avec lui que la diplomatie pontificale rencontra une nouvelle audience internationale.

On peut soutenir que la prise de Rome en septembre 1870 fut la chance historique de la papauté et du Saint-Siège emprisonnés. Elle les dégagea des soupçons d’appuis intéressés dans des conflits impliquant une base territoriale et s’éleva à la hauteur d’une souveraineté morale parce que spirituelle respectée.

Il revint à Bismarck de donner à Léon XIII les moyens de construire les éléments d’une situation internationale, perdue sous Pie IX, et qui, osons le dire franchement, conduirait à la médiation du canal de Beagle, quasi cent ans plus tard. Elle offrirait à Paul VI la tribune de l’ONU le 4 octobre 1965, sur la fin du concile.

 

Nouvelle donne

 

Dès octobre 1870, le chancelier, qui pour autant ne ménageait pas les catholiques allemands, perçut, en visionnaire, la force diplomatique possible de la papauté dans les relations internationales. Il hésita à faire intervenir Pie IX pour trouver un accord paisible entre la Prusse et la France. Il en fit parler au cardinal de Bonnechose – archevêque de Rouen. Et dans le même moment, il se rendit compte de son utopie. La République française menait son combat. Les milieux d’affaires allemands exigeaient l’annexion de « l’Alsace et la Lorraine », et même davantage. La donne était sur la table. Implacable. Il n’y avait rien à négocier. Bismarck, dont la diplomatie revenait à un jeu avec cinq boules, dont deux étaient « toujours en l’air », réserva son action pour une opportunité. Le conflit avec l’Espagne sur les îles Carolines en 1885 la lui offrit. La situation frôlait le ridicule. L’Allemagne, qui avait colonisé les îles Yap, au sud des Philippines, revendiquait un archipel quasi désertique découvert et occupé par l’Espagne. La médiation du Saint-Siège maintint la possession des îles à celle-ci, lesquelles furent revendues à l’Allemagne en 1899, à la suite de la guerre hispano-américaine.

La médiation entre l’Espagne et l’Allemagne deviendrait un « exemplum » en matière de diplomatie pontificale. Son exercice par le Saint-Siège était lié à la neutralité garantie par l’absence de tout État. Si l’on suit l’analyse faite par Jean Zamfiresco, dans De la médiation, « la médiation est un arrangement ou une tentative d’arrangement, par l’intermédiaire d’un ami commun, qui cherche et propose une formule d’entente. » Elle « peut être offerte spontanément, demandée ou due en vertu de stipulations antérieures, mais elle ne peut pas se produire sans le consentement des parties ou du médiateur. » En revanche, toujours selon Zamfiresco, « le tiers qui interpose ses bons offices n’a besoin d’aucun consentement pour donner des conseils à l’une ou l’autre des parties ; tandis que la médiation ne peut exister sans le consentement des parties et du médiateur. Cette première différence en entraîne une autre, le tiers qui interpose ses bons offices ne fait que préparer le terrain de l’entente, et une fois les parties en présence, il se retire, laissant celles-ci traiter directement. Le médiateur ne quitte pas les parties, il prend une part active aux négociations, il les dirige et propose les arrangements. » L’arbitrage, en revanche, choisi par les parties en conflit, qui détermine la question à trancher, est plus coercitif. La sentence rendue en exécution du compromis a force obligatoire d’un caractère conventionnel. Le médiateur est un conciliateur. L’arbitre est un juge qui dit et fait l’application du droit.

En l’occurrence, on ne peut pas dire que Léon XIII fut un ami de Bismarck. Néanmoins, le Souverain pontife se prêta volontiers à la demande de celui-ci dans le cadre d’une politique européenne cherchant ses appuis éventuels pour la restitution de Rome en faveur du Saint-Siège. C’est ainsi que Léon XIII en personne interdit la fondation d’un Parti catholique en France en 1885, proposa le Ralliement en 1892, fracturerait les droites, s’éloigna du Zentrum comme Pie XI le fera à l’égard du PPI en 1922, à l’avènement du fascisme. Et par ces concessions bilatérales, le Saint-Siège établit fermement sa position dans les relations internationales. Seize médiations ou bons offices lui furent confiées entre 1885 et 1903, dans des conflits aussi divers qu’entre le Portugal et la Belgique ou la France et la Belgique sur des questions d’investissements, ou entre les États-Unis et l’Espagne sur Cuba. Cuba déjà. Cet appel à la diplomatie pontificale se poursuivit sous Pie X et Benoît XV. Mais Pie X fut essentiellement un pasteur exigeant.

Le Saint-Siège, en revanche, ne réussit pas à sortir du bilatéralisme et à figurer dans des instances de Conférences internationales. Pourtant le Congrès américain le qualifia en 1901 de « personne morale de droit international ». L’Italie gardait la haute main sur le Saint-Siège. Elle mit son véto à sa participation à la conférence de La Haye en 1889. Cette position devait durer jusqu’aux accords du Latran. Un fait est là : malgré sa position nette pour demeurer « au-dessus de la mêlée », les tentatives du Saint-Siège pour empêcher ou arrêter les grands conflits furent autant d’échecs. L’entretien entre Pie X et le comte Mauritz Palffy, ambassadeur d’Autriche-Hongrie près le Saint-Siège, le 28 juillet 1914, fut stérile (le pape en mourut, dit l’historiographie italienne) et, malgré les mises en garde de son entourage, la Note du 1er août 1917 adressée au jeune empereur Charles Ier de Habsbourg, eut un effet revolver. Le Saint-Siège, suggérait la paix pour l’Europe et faisait des propositions territoriales, notamment la restitution à la France des provinces perdues et une compensation pour l’Allemagne vers l’Est. L’ensemble était inadmissible après trois ans de combats pour tous les belligérants. Benoît XV s’était jeté dans une aventure que l’article 15 du pacte de Londres du 26 avril 1915, entre le gouvernement italien et les représentants de la Triple-Entente, lui interdisait implicitement. L’Italie soumise avait vendu – c’est le mot – son intervention aux flancs de l’Entente contre la promesse que la Question romaine serait exclue des négociations de paix. La négociation de cette Note par le cardinal Gasparri, secrétaire d’État de Benoît XV, fut impossible. À la conférence de la Paix, Mgr Ceretti, envoyé par le Souverain pontife comme observateur, fut soigneusement écarté par les soins sans ménagements de Clemenceau et d’Orlando.

C’est à ce moment-là que le Saint-Siège ressentit la précarité de sa situation dans la naissance, voire la confection d’un nouvel ordre mondial, dominé par des puissances hostiles à sa voix, très éloignées de son histoire. Inversement, par un effet de ciseaux, vainqueurs et vaincus ressentirent vivement le poids spirituel du Saint-Siège dans un conflit qui généra de nouvelles ferveurs et un retour à la foi chrétienne – voire une découverte – pour marcher dans le désert de la barbarie.

La neutralité compassionnelle de la papauté dans un conflit où elle avait signé sa marque proprement internationale, sans frontières et sans espoirs spécifiques, sauf la paix, suscita pendant les années d’après-guerre une considération qui ignorait sa situation de souveraineté juridique en « location » sur le territoire italien. L’Italie fit partie des frustrés de Versailles. Les grands engagements pris à Londres en 1915 ne furent pas tenus. Si Bismarck favorisa l’entrée du Saint-Siège sur la scène internationale, la Première Guerre mondiale et sa résolution favorisèrent la création de l’État de la Cité du Vatican sous la souveraineté… du Saint-Siège.

On pourrait dire que la marche sur Rome, le 28 octobre 1922, illustra parfaitement la situation dans laquelle se trouvent au lendemain de la Guerre le Saint-Siège et les nations. Un affrontement idéologique national par suite de vainqueurs et de vaincus. Et un affrontement entre la revanche (ou la compensation) face aux avocats de la paix. Le fascisme naissant est pris en étau entre des catholiques désormais électeurs et éligibles et la voix d’une papauté qui, si l’on peut dire, a théorisé la guerre et la paix au regard d’une analyse reprise à saint Thomas. Mussolini voulait se réconcilier avec l’Église d’Italie et Pie XI voulait clarifier la position de ce Saint-Siège qui n’était pas un État. Ces deux grands fauves de l’Histoire de l’Italie et de la papauté dans l’Entre-deux-guerres, négocièrent dans une grande ambiguïté, n’étant dupes ni l’un ni l’autre. L’Histoire parlait en faveur du Saint-Siège, qui disposait en l’occurrence d’un instrument juridique remarquable : le Concordat. Le système concordataire, qui a essentiellement pour objet de réguler les relations entre l’Église et l’État, signifiait, dans ce cas précis, de mettre en accord la loi civile et les règles canoniques du Saint-Siège, lequel, en quelque sorte, depuis 1917, disposait de l’équivalent d’une constitution qui lui est propre. Le Code de droit canonique fut rédigé par le soin du cardinal Gaspari, fruit d’un long travail entrepris sous Pie X, et révisé en 1983. Il était la synthèse de tous les textes promulgués par le Saint-Siège depuis le Décret de Gratien au XIIe siècle. Or, le Code de 1917 opposait une répartition des tâches apostoliques dans lesquelles la fonction de Secrétaire d’État, plutôt Président du Conseil que Premier Ministre, couvrait deux sections importantes, aux titres variés selon les époques : l’une pour les Affaires intérieures, l’Église ad intra, et l’autre pour les Affaires extérieures, l’Église ad extra, la plus importante pour la politique internationale du Saint-Siège.

Les accords du Latran furent signés au palais du Latran, siège de l’évêché de Rome dont le pape est titulaire, le 11 février 1929, entre Benito Mussolini et le cardinal Gasparri, secrétaire d’État de Pie XI. Il s’agit d’un triptyque : un règlement financier, relevant de la proposition faite dans la loi des Garanties en 1871 ; un concordat réglant des dispositions réciproques sur les libertés propres à l’État italien et faisant du catholicisme une religion d’État. Et la création de l’État de la Cité du Vatican : le Saint-Siège renonçait à toute prétention sur Rome. Sa souveraineté spirituelle symbolique était confortée par une souveraineté territoriale qui pouvait agir comme un porte-voix, ou comme porte-avions, si l’on veut. Tout est là qui va entraîner de grandes discussions entre juristes jusqu’au milieu des années 1950. Le texte est pourtant très clair : « L’Italie reconnaît la souveraineté du Saint-Siège dans le domaine international comme un attribut inhérent à sa nature, en conformité avec sa tradition et avec les exigences de sa mission dans le monde » (article 5 des accords du Latran) ; et, en échange de la reconnaissance par le Saint-Siège du Royaume d’Italie, sous la dynastie de la maison de Savoie, de Rome comme capitale de l’État italien, « à son tour, l’Italie [reconnaissait] l’État de la Cité du Vatican sous la souveraineté du Souverain pontife » (article 26). Rome était définie comme città sacra. La mention disparut lors de la révision de 1983.

Le vif débat entre juristes peut être résumé sous la forme de quatre écoles, quitte à constater auparavant que nul État lié avec le Saint-Siège n’a jamais mis en doute l’existence juridique de la Cité du Vatican.

Une première école regroupe les auteurs refusant de reconnaître la personnalité internationale d’une personne non étatique. Pour ces auteurs, avec la perte des États pontificaux en 1870, le Saint-Siège avait perdu toute personnalité internationale. Le Souverain Pontife était devenu un simple sujet du royaume d’Italie. Après les accords du Latran, ces auteurs se divisent en deux catégories. Pour les uns, la création de l’État de la Cité du Vatican avec les accords du Latran a fourni un support territorial suffisant. Pour les autres, la Cité du Vatican ne présente pas les critères permettant de la considérer comme un État ; en conséquence, le pape ne dispose pas d’un support lui permettant de bénéficier de la personnalité juridique internationale.

Selon une deuxième approche, la prise de Rome n’a pas mis fin à la souveraineté temporelle du pape. En effet, son pouvoir serait demeuré intact sur les palais du Vatican. Pour ces auteurs, le pape aurait continué d’exercer sa juridiction sur ce petit territoire qui, à lui, suffisait. Et les accords du Latran n’auraient rien changé à la situation, sinon que celle-ci aurait été reconnue par le royaume d’Italie.

Pour un troisième groupe d’auteurs, la personnalité internationale du Saint-Siège serait le résultat d’une concession de la part des États. Le recteur Gilbert Gidel, qui vécut les deux périodes – avant et après les Accords du Latran –, distinguait deux types de personnes juridiques internationales : les personnes normales et les personnes artificielles. Les personnes normales, c’est-à-dire les États, répondent aux critères organiques permettant de déterminer si on a ou non affaire à une personne internationale. La formalité de la reconnaissance de celles-ci n’a qu’une valeur déclarative. Selon Gilbert Gidel, il existe parallèlement des personnes artificielles, qui ne répondent pas aux critères résultant du droit international. Dans un tel cas, la reconnaissance revêt une valeur attributive. C’est à cette seconde catégorie qu’il faudrait, selon lui, rattacher le Saint-Siège. Cette doctrine a été notamment reprise après les accords du Latran.

Les auteurs d’un quatrième groupe considèrent que les relations entre l’Église et les États ne sauraient relever du droit international qui est essentiellement territorial. Elles relèveraient d’un ordre juridique particulier distinct du droit international public : le jus inter protestates.

Dans quelle mesure les accords du Latran modifièrent-ils la situation du Saint-Siège ? Mis à part la liberté et l’indépendance appelées à s’exprimer au cours (et non « à l’occasion de… ») de la Seconde Guerre mondiale, ils permirent au Saint-Siège d’adhérer à des organisations internationales. Si le Saint-Siège – Pie XI – se félicitait de la création de la SDN qu’il qualifiait de « Mère des nations », il la jugeait assez sévèrement comme repère de francs-maçons et de protestants. Pie XI regrettait que la SDN fût incapable d’imposer « à toutes les nations une sorte de code international adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au Moyen Âge cette véritable société des nations qui s’appelait la chrétienté » (encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922). Dès sa première encyclique, Summi Pontificatus (20 octobre 1939), Pie XII relancera l’idée de l’urgence d’une organisation internationale des États sur laquelle il reviendra avec insistance à maintes reprises (allocutions des 10 novembre et 24 décembre 1939, notamment). Après avoir salué les entretiens de Dumbarton Oaks de 1944 visant à réaliser ce projet, le pape, conscient des limites d’une telle entreprise, soutiendra néanmoins ses efforts en envoyant des observateurs permanents du Saint-Siège auprès de plusieurs organisations internationales, dont la FAO à Rome en 1949 et l’UNESCO à Paris en 1952.

Sa situation de neutralité, conforme à son statut, allait permettre au Saint-Siège une coordination parfaite entre sa politique extérieure et ses observations sur la vie intérieure des États. Mais la discordance la plus flagrante se manifesta dans l’Entre-deux-guerres. Discordance entre un concordat et les fruits de sa négociation. Au quasi lendemain des accords du Latran, Mussolini déployant son projet, reprit sa politique de menaces et ses agissements envers les catholiques et, notamment, auprès de la FUCI. Pie XI répondit par l’encyclique Non abbiamo bisogno, le 29 juin 1931. Le paganisme de l’État fasciste fut dénoncé en termes très ecclésiastiques. Le Saint-Siège n’avait de vrai langage politique que sur le plan de la défense de la chrétienté. Et même, il fut conduit à flirter avec le modèle clérico-fasciste, rêvé par le Duce. De la même façon, le concordat signé avec Hitler en juillet 1933, six mois après l’avènement du nazisme, aboutit à l’encyclique Mit brennender Sorge (« Avec une brûlante inquiétude »), constat plus qu’admonestation forte. Il était trop tard. Et Pie XII le regretta plus tard.

La politique extérieure, dans la diplomatie du Saint-Siège, joua sur des équilibres précaires. Elle se poursuivit dans le même style avec l’élection du cardinal Pacelli le 12 mars 1939, secrétaire d’État du pape Ratti, rédacteur principal de l’encyclique Mit brennender Sorge, avec le père Lieber, jésuite allemand. Il n’est pas lieu d’ouvrir ici l’épineux dossier du Saint-Siège et du Vatican, c’est-à-dire de Pie XII, dans la Deuxième Guerre mondiale. Sauf à rappeler la fameuse phrase du Souverain pontife : « Je ne veux pas de collaborateurs mais des exécutants ». Elle explique beaucoup de choses. La question du « silence » de Pie XII ne se posa qu’en 1964 avec la parution de la pièce de Hochhut – Le Vicaire – qui fit scandale et fut interdite à Rome et en Israël. Pie XII fut populaire dans le monde entier jusqu’à cette date. Atlantiste et hanté par l’expansion du communisme, Pie XII – grand théologien –, gouverna par la parole et le dogmatisme grave, stigmatisant la guerre à l’égal de ses prédécesseurs. Il ouvrit les yeux sur l’Europe et ses institutions : le CECA ; la CED ; la CEE. On parla d’une « Europe vaticane ». Le terme, lancé en France par les adversaires de la politique européenne du MRP, servit à désigner ses responsables comme des instruments dociles entre les mains d’un pape qui aurait été « acquis par anticommunisme et philogermanisme à une Petite Europe, expression du monde libre et de l’Occident » (J.-B. d’O). Le fait est que, pour le chef de l’Église universelle, l’Europe ne s’identifiait pas à la culture ou à la civilisation européenne. Pie XII n’appelait pas de ses vœux une Europe démocrate-chrétienne, mais tout simplement une Europe chrétienne. L’Europe était pour lui un idéal qui transcendait les affrontements politiques et partisans. Quitte à décevoir certains analystes, Pie XII, s’il a condamné le communisme totalitaire en 1949, n’a jamais appelé à une croisade contre l’Europe soviétique : celle-ci eût été menée au nom d’un libéralisme qui était à ses yeux aux origines du totalitarisme contemporain. La longue agonie de Pie XII, premier événement diffusé dans les magazines par l’indiscrétion de son médecin, signa la fin d’une époque dogmatique et pastorale séparatiste dans la vie internationale. Très européenne, et, malgré qu’on eût le Saint-Siège, encore très italienne, la parole pontificale allait être confrontée inopinément, si l’on peut dire, au monde.

 

Convergence et alliance

 

Donc, au lendemain de l’acte final de la conférence d’Helsinki, le 1er août 1975, l’hebdomadaire L’Express, titra sur sa couverture : « Le Vatican, troisième grand. » La participation du Saint-Siège à la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe comme « full member » avait été sollicitée par les pays du pacte de Varsovie dans le cadre d’un certain dégel dans les relations Est-Ouest grâce à Vatican II et dans la perspective de tirer de cette rencontre des avantages stratégiques et symboliques. Cette proposition vint en écho de celle faite en 1899 par le comte Mouravieff dans une lettre adressée à Léon XIII exposant qu’il s’agissait de « mettre un terme aux armements incessants et de prévenir les calamités qui menacent le monde entier. » On ne pouvait pas concevoir projet plus pieux. Léon XIII avait fait répondre qu’il agréait au projet russe et qu’il s’agirait, pour que le Saint-Siège y participât, de fonder la paix sur un droit public chrétien. Un long échange du Saint-Siège – observateur ou consultant – avait fait valoir que la conférence devait mettre en place une instance internationale de médiation et d’arbitrage. La conférence fit avancer la cause du droit international d’arbitrage et créa la Cour permanente d’arbitrage. L’histoire est connue. Mais, bridé par sa position de colonie « autonome » en Italie, celle-ci mit son véto à la participation du Saint-Siège à la conférence.

Pour en revenir à la conférence d’Helsinki, fort de sa souveraineté, le Saint-Siège, après avoir hésité, envoya un « délégué » en la personne d’un pro-nonce, Mgr Zakha. Mais il fit observer qu’en vertu de l’article 24 des accords du Latran, il devait rester « étranger aux compétitions temporelles entre les États et aux congrès organisés dans ce but », sauf dans le cas d’exceptions dans lesquels, en situation contentieuse, « les parties adverses feraient appel à la mission de paix ».

Cette entrée du Saint-Siège sur la scène internationale, en l’occurrence la place qui lui est faite et celle qu’il façonna lui-même, tient moins à son statut qu’à l’aggiornamento provoqué par le Deuxième Concile du Vatican. Quand le 25 janvier 1959, Jean XXIII fit part aux cardinaux, à Saint-Laurent-hors-les-Murs, de son projet de réunir un concile œcuménique, la stupéfaction se résolut en incrédulité. Le pape avait soixante-dix-sept ans. Il était censé assumer une transition après le règne de l’autoritaire Pie XII, lequel avait toutefois favorisé à sa façon la construction européenne. Et la diplomatie était atlantiste. Le cardinal Montini, favorable à une ouverture à l’Est – une Ostpolitik avait été écartée de la Curie en 1954 – est nommé archevêque de Milan. « Promoveatur ut amoveatur ».

Le 11 octobre 1962, l’ouverture du XXIe concile œcuménique était retransmise en Eurovision, et la longue procession des 2540 Pères conciliaires, en manteau et mitre blancs, fermée par le pape en « sedia gestatoria » faisait le tour du monde de l’époque. L’immense œuvre conciliaire – seize documents – fut l’objet d’une attention mondiale inattendue et croissante au fil des quatre ans de son déroulement, lent aux yeux des uns, hâtif aux yeux des autres. La présence de plus en plus forte de l’Église conciliaire sur la scène internationale se combina avec la crise de Cuba (14-28 octobre 1962) résolue par la médiation exercée par Jean XXIII.

Diplomate aux airs débonnaires, « furbo », grand rusé (on se rappelle sa résistance à l’épuration de l’épiscopat exigé par Georges Bidault en 1944), Angelo Roncalli fut le troisième diplomate, après Benoît XV et Pie XII, à être choisi par le conclave. Constatant son impuissance à empêcher des grands conflits, le conclave chercha à les gérer. En 1959, le camp des attentistes porta son choix sur un Souverain pontife expert, en tant que délégué apostolique en Bulgarie, Grèce et Turquie, de culture moderne, moderniste, disaient ses détracteurs. Le concile allait l’entraîner plus loin que prévu. Menacé de devenir un foyer conciliariste, la conjonction des espérances de la papauté et de celles d’une majorité qui se forma graduellement, non sans difficultés, favorisa une œuvre architecturée, dont la constitution Gaudium et spes (décembre 1965) est l’expression confuse mais fondamentale de la rencontre avec le monde contemporain.

Enfant mal aimé de Vatican II, la constitution sur « l’Église dans le monde de ce temps » suscita un chantier inimaginable. Son objectif outrepassait les forces intellectuelles de nombreux Pères conciliaires, notamment à cause de l’usage du latin.

Le chanoine Haubtman, un des rédacteurs – avec le belge Mgr Philips – de la mise en forme et en lumière d’un texte probable, qualifia la démarche conciliaire de « révolution copernicienne ». On peut dire autrement qu’il s’est agi d’inverser le Syllabus (1864) et de procéder à un examen des attentes du monde plutôt que de rappeler au monde les attentes de l’Église selon sa mission de figure de royaume. La liberté religieuse et la question sociétale furent au cœur d’intenses débats sous le regard du monde entier.

Des innombrables colloques et publications qui tentent de cerner le cœur du texte jusque dans ses intentions – celles de Paul VI en l’occurrence –, il résulta que cette constitution conciliaire n’a qu’une interprétation possible : accorder le droit de ne pas croire en accordant le droit de croire. Cette liberté de conscience raisonnable posait le principe, au nom des Droits de l’Homme, d’une ouverture à la liberté de conscience avec toutes ses conséquences dans le domaine de l’affirmation publique. La liberté religieuse fut le motif principal, avec la réforme liturgique, du schisme lefebvriste, quoique Mgr Lefebvre ait voté la constitution.

Mais, pour en revenir à la constitution Gaudium et spes, sa deuxième partie, courageusement, affronte le monde contemporain dans tous ses états, de la guerre et la bombe atomique jusqu’à la famille et la question des finalités du mariage. Celle-ci donna lieu au « coup d’État » qui clôtura Vatican II : Paul VI supprima autoritairement les quatre paragraphes concernant le mariage et les réserves aux soins d’une commission ad hoc post-conciliaire. La clôture de Vatican II le 8 décembre 1965 fut un sommet de Te Deum, si l’on peut dire, à la gloire de Vatican II. Paul VI confia huit messages au monde, en six langues. Surtout, le Souverain pontife et le Patriarche Athénagoras firent une déclaration commune exprimant leur décision d’enlever de la mémoire et de l’Église les sentences d’excommunication de l’année 1054.

La crise de l’aggiornamento se répandit dans le monde à une vitesse stupéfiante. En utilisant ce terme chargé d’éviter le mot « réforme », en soulignant la « pastoralité » de l’Église, en exprimant la mission de l’Église romaine sous la belle formule de « experte en humanité » (Paul VI), le Saint-Siège et le Vatican s’infiltrèrent dans une anthropologie très exigeante et heuristique quant au contenu des documents conciliaires relevant d’une position christocentriste, immuable depuis Pie XI. Entre le dogme et la pastorale, Paul VI tenta en vain de trouver un équilibre (pontifex), avec la publication de l’encyclique Humanae Vitae du 25 juillet 1968. Elle fut aussitôt dénommée « l’encyclique de la pilule ». Il s’agissait plutôt d’une réécriture contemporaine du Cantique des Cantiques et d’un plaidoyer pour le droit naturel effacé par le droit positif et l’individualisme. Sa date tomba au plus mal. Le monde était entré en pleine contestation générationnelle. Le pape atteignit un sommet d’impopularité qui occulta son œuvre pastorale.

Mais, dans l’ordre international, le pape se trouva au zénith avec son voyage à l’ONU (4-10 octobre 1965), au début de la 4e session de Vatican II, annoncé par ses soins lors de la deuxième, le 4 décembre 1963. Il fut secrètement préparé. Le Saint-Siège, depuis avril 1964, possédait le statut d’observateur permanent à l’ONU, sans droit de vote, comme il convient à sa neutralité. C’est à l’occasion de son voyage que Paul VI prononça le célèbre discours sur la paix : « Il suffit de rappeler que le sang de millions d’hommes, que des souffrances inouïes et innombrables, que d’inutiles massacres et d’épouvantables ruines sanctionnent le pacte qui vous unit, en un serment qui doit changer l’histoire future du monde : jamais plus la guerre, jamais plus la guerre ! C’est la paix, la paix, qui doit guider le destin des peuples et de toute l’humanité ! » Le voyage fut commenté par les médias du monde entier.

Et le Saint-Siège entra dans l’âge des foules mondiales malgré lui, même sous le règne de Benoît XVI. Tous les successeurs de Paul VI firent le voyage en Terre Sainte, intervinrent à l’ONU et transformèrent les dix voyages de Paul VI sur les quatre continents en pèlerinages apostoliques aux résonances logiquement politiques. Jean-Paul II fit trois fois l’équivalent de la Terre à la Lune. De grandes célébrations liturgiques rassemblèrent d’innombrables personnes. Et le pape polonais eut une intuition en 1984, en créant les Journées mondiales de la jeunesse, devenues chez les participants les « Je Marche pour Jésus ». L’édition de 1995, aux Philippines, connut un immense succès, avec la présence de plus de cinq millions de jeunes. Paul VI en 1968 s’était prononcé sur une question qui intéressait déjà la jeunesse née après les JMJ sans avoir pu apprécier – pas plus que les États – le saut que la démographie accomplissait. Il opposa un chant d’Église à une chanson pop égotiste.

C’est à partir d’Humanae Vitae que la doctrine de l’Église devint secondaire par rapport aux attentes d’un monde moderne très sécularisé, et non moins attentif aux affirmations concernant la vie privée, l’intimité, la conscience. Il en résulte un double combat pour le Saint-Siège : celui qu’il mène sur le plan mondial, dans une politique extérieure commandée par sa mission ; celui qu’il mène sur le plan de la personne quant aux attentes d’un aggiornamento sur sa conception de la vie et de l’homme. La défense des Droits de l’Homme, dans le cadre de sa neutralité, est devenue un combat accepté, respecté et sollicité. L’Ostpolitik, conduite par Paul VI et ses successeurs, a réussi. Elle est l’effet de la conjonction étroite et difficile entre la méthode des petits pas, chère au cardinal Casaroli, et celle des coups de boutoir, propre aux premières années du pontificat de Jean-Paul II. Il est vrai que dans certains cas on a pu reprocher à cette méthode d’accréditer des régimes, dont l’idéologie ne correspondait pas aux aspirations du Saint-Siège. Mais au bout du compte, il est non moins vrai que les JMJ, par capillarité, et grâce aux médias, ont contribué, à leur façon, à la chute du mur de Berlin, et au voyage de Gorbatchev à Rome en décembre 1989.

Le trouble jeté par le Saint-Siège dans les relations internationales avant et après la Guerre froide fut rendu évident avec l’attentat contre Jean-Paul II le 13 mai 1981. Les investigations sur cet événement spectaculaire et mondial se poursuivent encore. Il occupe des rayons entiers d’une bibliothèque de spécialistes. La mort mystérieuse de Jean-Paul Ier et la mort mystérieuse des papes en général continuent paradoxalement à hausser le Saint-Siège sur le plateau des énigmes de son influence dans le monde et sur le monde. L’ultime version des fauteurs de l’attentat de 1981 – révélée par un article publié dans Playgirl, article devenu une rareté, disparu des bouquinistes – a parlé dès 1985 d’une collusion entre le CIA et le KGB. En un mot, la suppression d’un gêneur. Le général Jaruzelski, devenu président du Conseil des ministres polonais en février 1981, engendra au Saint-Siège la peur d’une invasion de jure de la Pologne, occupée par l’Union soviétique de facto. À l’occasion de Pâques, Jean-Paul II exprima ses craintes en public sur la place Saint-Pierre et sa détermination à se rendre en Pologne dans le cas où la situation empirerait. Le 13 mai 1981, au moment de l’audience publique, à hauteur de la porte de bronze, Ali Ağa, turc, tirait sur lui à bout portant deux balles avec un 7,65 Beretta. Il le manquait de très peu. Pour la première fois dans l’histoire, le Souverain pontife apparaissait à l’hôpital dans la pauvreté d’un survivant convalescent. La Providence entrait dans l’image du Saint-Siège et bouleversait la considératon formelle et rituelle due jusqu’alors à sa fonction.

 

Conclusion

 

À bien considérer les choses, de 1870 à nos jours, un fil d’or relie toutes les situations du Saint-Siège avec le monde, avec la vie internationale, composé d’actions et de réactions face à des contentieux entre nations antagonistes, abritant des confessions diverses au sein desquelles la mission de la papauté est leur préservation et l’espoir. De la médiation sur les Îles Carolines aux bons offices sollicités en juillet dernier par l’opposition vénézuélienne et le président Maduro pour résoudre une crise sociale proche de la guerre civile, des déclarations de Léon XIII sur le désarmement ou la médiation sur Cuba à la signature de l’accord sur le désarmement signé par Benoît XVI en 2010, de la rencontre du patriarche Kirill avec le pape François à Cuba le 12 février 2016, le fil est le même : présence, dialogue, identité. « Instaurare omnia in Christo. » La déclinaison de cette mission sacrée a abouti, au fil des années, à l’élection d’un pape jésuite qui, selon la méthode de Loyola, procède par discernement, dialogue, frontière, entendons « frontière du dialogue possible » entre les participants au dialogue, qu’il soit invité par des institutions étrangères, ou qu’il le favorise lui-même.

Un diplomate qui félicitait le cardinal Casaroli, secrétaire d’État de Jean-Paul II, étant à la tête de « la plus grande diplomatie du monde », celui-ci répondit : « J’aimerais bien savoir quelle est la seconde. » Le Saint-Siège et le Vatican disposent de réseaux comme tout État. Le Vatican est probablement le plus grand confessionnal du monde, directement ou indirectement. Le secret de ce sacrement (la pénitence) fait l’objet de quantité de livres de spéculation, d’investigation et de romans. Il crée un fluide de communication hors-pair. Sans être toujours opératoire. C’est d’ailleurs par un officier allemand que le nonce à Bruxelles annonça l’invasion imminente de la Belgique et des Pays-Bas à Léopold III en mai 1940. En revanche, ce sont les services secrets français, selon le témoignage d’Alexandre de Marenches et Christine Ockrent (Le Secret des Princes, 1986), qui informèrent le Vatican d’un attentat très probable sur la personne du pape au début du mois de mai 1981. Il n’en fut visiblement pas tenu compte, sauf à ce que le pape ait voulu prendre un risque providentiel.

La France est vraiment toujours la « Fille aînée de l’Église ».

Texte des débats ayant suivi la communication