Séance du lundi 28 novembre 2016
par M. Jean-David Levitte,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Chers confrères,
Je remercie Gilbert Guillaume de m’avoir invité à revisiter, quinze ans après, une journée qui a marqué l’Histoire. Une journée où, par les hasards du calendrier, la France a été amenée à prendre une initiative forte à la tête du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Je suis frappé de voir que chacun se souvient où il était et ce qu’il faisait, ce 11 septembre 2001, quand la nouvelle de l’attaque des deux tours jumelles de New York s’est répandue comme une traînée de poudre dans le monde entier, permettant à des centaines de millions de personnes de suivre, en direct sur leurs écrans de télévision, le déroulement des événements.
La mémoire n’étant pas forcément fidèle, j’ai demandé à ceux qui m’entouraient alors, en ma qualité d’ambassadeur de France auprès des Nations Unies, de revivre avec moi cette journée tragique, et je les en remercie : Yves Doutriaux, alors ministre conseiller, aujourd’hui conseiller d’Etat et professeur associé à l’Université de Paris I ; Pascal Teixeira, conseiller politique, aujourd’hui ambassadeur en Autriche ; et Jean-Luc Florent, conseiller juridique, récemment encore ambassadeur à Chypre, et qui est venu nous en parler en octobre.
Jean-Marc de la Sablière vous a décrit, au printemps, le mandat, le fonctionnement et les résultats obtenus par le Conseil de Sécurité. Il vous a dit les semaines de travail intense souvent nécessaires pour parvenir à un accord entre les délégations et les capitales, sur un texte susceptible d’apporter un progrès dans la recherche de solutions de paix aux conflits de notre temps.
Le 11 septembre 2001 fait exception à ces procédures lentes et bien balisées. Ce jour-là, il faisait un temps magnifique et, à 8h30, j’étais dans mon bureau, au 44ème étage d’une tour située à quelques minutes du bâtiment des Nations Unies. Des baies vitrées de mon bureau, nous avions une vue imprenable sur le sud de Manhattan et notamment sur les deux tours jumelles. Le nez dans les dossiers du jour, je n’ai pas vu le premier avion s’encastrer dans la Tour Nord. Mais, levant les yeux, j’ai vu l’immense nuage de fumée noire s’échappant des étages supérieurs. J’ai aussitôt appelé mes collaborateurs et nous commentions ce qui nous apparaissait comme un incendie accidentel lorsque, quelques minutes plus tard, à 9h, nous avons vu un gros avion de ligne s’approcher et littéralement s’encastrer dans la deuxième tour, la Tour Sud, provoquant une gigantesque explosion suivie d’un deuxième énorme panache de fumée.
Notre réaction a été immédiate : ce n’est donc pas un accident ! L’Amérique est attaquée ! Elle est en guerre ! Nous avons immédiatement mis en marche la télévision de mon bureau, qui annonçait qu’un nombre indéterminé d’autres avions étaient dans les airs et susceptibles de frapper d’autres sites de New York ou d’ailleurs. Nous pensions évidemment au bâtiment des Nations Unies tout proche. Nous avons interrogé la sécurité de notre immeuble pour savoir s’il y avait des consignes d’évacuation : aucune ! Quant au bâtiment de l’ONU, il avait été immédiatement évacué et fermé. Nous sommes donc restés à suivre les événements, après avoir libéré les agents de la mission permanente dont la présence n’était pas indispensable. Les ponts et les tunnels de Manhattan avaient été fermés à la circulation automobile. Seuls les ambulances et les véhicules des pompiers et de la police passaient en trombe sous nos yeux.
Soudain, la Tour Sud, pourtant la seconde à avoir été frappée, a commencé à s’effondrer lentement dans un immense nuage de poudre de ciment et de béton, puis la seconde, la Tour Nord, s’est ensuite affaissée. Lorsque le nuage s’est dissipé, les deux tours avaient disparu. Nous étions convaincus que leur chute avait provoqué près de 20 000 de morts car nous n’étions pas informés de l’évacuation ordonnée des deux bâtiments qui avait pu se dérouler de façon admirable pendant l’heure précédant l’effondrement des deux tours, grâce aux pompiers de New York. Le nombre des victimes a ainsi pu être limité à 3 000, ce qui en fait néanmoins l’acte terroriste le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité.
Nous apprenions que, parallèlement à ces événements de New York, un autre avion de ligne avait partiellement détruit le Pentagone, pendant qu’un quatrième s’était écrasé en Pennsylvanie. Nous étions tous les quatre dans un état de sidération, sous le choc. Peu à peu, nous avons repris le contrôle de nous-mêmes et notre premier réflexe a été d’appeler Paris : le Quai d’Orsay et l’Elysée. Impossible : toutes les lignes étaient inutilisables, submergées d’appels. Nous étions donc livrés à nous-mêmes. Que faire ?
Progressivement, il nous est apparu comme une évidence que nous ne pouvions rester inactifs : ce dont nous venions d’être les témoins représentait une attaque terroriste sans précédent dans l’histoire. Première puissance mondiale, les Etats-Unis allaient entrer dans une nouvelle forme de guerre contre l’organisation terroriste à l’origine de cette attaque. Il était clair que le 11 septembre 2001, le monde entrait dans une ère nouvelle. Bien sûr, le terrorisme existait depuis toujours, sous des formes et pour des motifs variables. Mais ce qui venait de se passer changeait radicalement la donne : pour la première fois depuis l’attaque japonaise de Pearl Harbor en 1942, les Etats-Unis étaient attaqués sur leur sol. Et, par rapport à Pearl Harbor, les différences étaient majeures : nous n’étions pas dans le contexte d’une guerre mondiale, mais au contraire dans une période de paix, d’optimisme, dix ans après l’implosion de l’empire soviétique et la fin de la guerre froide. Nous avions tous l’espoir de construire un ordre mondial fondé sur la charte des Nations Unies, où les valeurs et les règles qui y sont inscrites pourraient progressivement s’imposer partout. Cette période d’optimisme, qui depuis a disparu, coïncidait aussi avec une domination absolue des Etats-Unis d’Amérique dans l’ordre international et dans tous les registres de la puissance : l’hyper-puissance américaine, selon le mot très juste d’Hubert Védrine.
Or, voici que cette Amérique hyper-puissante se trouvait attaquée, non pas dans une île lointaine mais dans sa ville la plus symbolique de la puissance américaine, New York, et dans son cœur financier, avec la destruction des tours jumelles qui en étaient devenues l’image dans le monde entier. Au faite de sa puissance, l’Amérique découvrait soudain son extrême vulnérabilité.
Comment allait-elle réagir ? Notre crainte était qu’elle ait la tentation de se faire justice elle-même, en ignorant totalement les règles internationales et les Nations Unies. Nous avions quelques bonnes raisons de le craindre : le président George W. Bush avait été élu sur un programme républicain centré sur la puissance américaine. Et surtout, le Congrès, contrôlé par la majorité républicaine, vouait une haine assez irrationnelle aux Nations Unies. Jesse Helms, président de la commission des affaires étrangères du Sénat, incarnait cette hostilité viscérale : il avait obtenu que les Etats-Unis ne paient plus leurs cotisations à l’ONU et la nomination du nouvel ambassadeur des Etats-Unis à New York, John Negroponte, était bloquée au Sénat depuis des mois.
Nous étions donc, et c’était le cœur de notre raisonnement en ce 11 septembre 2001, devant l’un de ces moments où l’Histoire avec un grand H, pouvait s’engager dans deux voies fondamentalement différentes : soit l’Amérique attaquée, meurtrie, profondément déstabilisée, s’engageait seule dans une croisade contre l’organisation terroriste qui l’avait frappée, et l’ordre mondial incarné par la charte des Nations Unies s’en trouvait profondément affaibli au moment même où nous pouvions espérer le renforcer ; soit les Etats-Unis acceptaient de jouer collectif, de prendre la tête, aux Nations Unies, d’une coalition large de toutes les nations prêtes à s’engager à leurs côtés dans une lutte sans merci contre le fléau du terrorisme.
Ce raisonnement nous a conduits à prendre l’initiative d’une déclaration à la presse, transmise par fax à nos partenaires du Conseil de Sécurité, puis aux médias. Je dois dire que, dans le maelström médiatique du 11 septembre, elle est passée totalement inaperçue. Nous avons alors décidé de rédiger un court projet de résolution, en concertation avec la mission américaine auprès des Nations Unies. Celle-ci partageait notre raisonnement et notre inquiétude sur la possible réaction unilatérale de Washington. Elle souhaitait donc un texte aussi « dur » que possible.
Pour l’essentiel, le Conseil de Sécurité y reconnaissait pour la première fois dans le préambule, à la demande des Etats-Unis, que « le droit inhérent à la légitime défense individuelle ou collective conformément à la Charte », pouvait s’exercer en réponse à l’attaque d’un groupe terroriste international, et pas seulement en réponse à l’attaque d’un Etat.
Puis, dans le dispositif du texte, nous indiquions que le Conseil de Sécurité condamnait « catégoriquement les attaques terroristes qui ont eu lieu le 11 septembre 2001 à New York […] » et considérait « de tels actes, comme tout acte de terrorisme international, comme une menace à la paix et à la sécurité internationale […] ».
Le Conseil appelait « tous les Etats à travailler ensemble de toute urgence pour traduire en justice les auteurs, organisateurs et commanditaires de ces attaques terroristes » et soulignait que « ceux qui portent la responsabilité d’aider, soutenir, héberger les auteurs, organisateurs et commanditaires de ces actes devraient rendre des comptes ».
Le Conseil appelait également « la communauté internationale à redoubler d’efforts pour prévenir et éliminer les actes terroristes, y compris par une coopération accrue et une pleine application des conventions anti-terroristes et des résolutions du Conseil de Sécurité ».
Enfin, le Conseil se déclarait prêt à « prendre toutes les mesures nécessaires pour répondre aux attaques terroristes du 11 septembre 2001 et pour combattre le terrorisme sous toutes ses formes, conformément à ses responsabilités en vertu de la Charte des Nations Unies ».
Les juristes pourront, à bon droit, considérer que ce texte, rédigé en une heure et assimilant pour la première fois un acte de terrorisme international à un acte de guerre, est perfectible. Je sais que c’est en particulier la conviction de Gilbert Guillaume ! J’en conviens volontiers !
Notre objectif, avec ce bref texte, n’était pas de négocier longuement une résolution juridiquement parfaite. Notre but était d’envoyer très vite un message simple et fort au gouvernement et au Congrès des Etats-Unis : « Ne vous faites pas justice seuls ! Jouez collectif ! Prenez la tête d’un vaste mouvement contre le terrorisme international, un mouvement fondé sur la Charte des Nations Unies et l’action du Conseil de Sécurité ! »
Notre texte prêt, nous nous sommes heurtés à un problème logistique : comment prévenir les autres membres du Conseil dont les missions avaient été fermées ? Nous avons obtenu que le secrétariat du Conseil de Sécurité prévienne les quatorze autres missions de notre intention, en tant que président du Conseil, de tenir une réunion d’urgence dès le 12 septembre au matin. A 11h30, nous étions tous rassemblés dans la salle de consultations. La plupart des délégations n’avaient pu prendre connaissance de notre texte, traduit en anglais, avant le début de la séance. Mais nous étions tous animés de la même conviction : les Nations Unies, c’est-à-dire en l’occurrence son Conseil de Sécurité, devaient réagir, et le faire sans délai.
L’air était enfumé par le gigantesque incendie qui faisait rage dans les sous-sols des tours jumelles détruites, où se trouvaient d’énormes réservoirs d’essence et de fuel. J’ai proposé à nos partenaires du Conseil que nous laissions les conseillers politiques et les conseillers juridiques de nos missions relire attentivement le projet de résolution pour en corriger les éventuelles faiblesses pendant que les ambassadeurs passeraient directement dans la grande salle du Conseil. Après avoir observé ensemble une minute de silence en hommage aux victimes, chaque ambassadeur prendrait brièvement la parole devant les caméras des chaînes de télévision américaines et internationales pour exprimer au nom de son pays, nos sentiments de solidarité à l’égard du peuple américain. Le chargé d’affaires des Etats-Unis, Jim Cunningham, nous répondrait. Puis le projet de résolution, relu par les conseillers politiques et les conseillers juridiques, serait présenté officiellement et nous procéderions immédiatement au vote sur le texte, en présence du Secrétaire Général, Kofi Annan. Enfin, j’ai proposé que, pour la première fois dans l’histoire des Nations Unies, le vote ne se fasse pas à main levée, mais que chaque ambassadeur votant en faveur du texte se lève pour exprimer ses respects aux victimes du 11 septembre et son soutien au texte.
Tout ceci fut accepté pratiquement sans discussion par mes collègues, y compris les ambassadeurs de Russie, Sergei Lavrov, et de Chine, Wang Yingfan, qui d’ordinaire réclamaient des jours, voire des semaines, pour consulter leur capitale. Notre projet de résolution, déjà approuvé par les Etats-Unis, victimes de l’attaque, fut peu modifié. Les Russes ont souhaité le durcir encore, et personne n’y a fait objection.
En fin de matinée, ce 12 septembre 2001, la résolution 1368 du Conseil de Sécurité était adoptée à l’unanimité, établissant sans doute un record de brièveté de la négociation d’une résolution depuis la création des Nations Unies !
Je dois dire que la résolution eut l’effet que nous en attendions à Washington, y compris au Congrès où la nomination de John Negroponte comme ambassadeur à l’ONU et le paiement de tous les arriérés dus aux Nations Unies, furent votés sans délai. Le lendemain, John Negroponte prenait ses fonctions à New York et nous avons immédiatement commencé à travailler sur un deuxième projet de résolution du Conseil de Sécurité, qui fut adopté lui aussi à l’unanimité, le 28 septembre, à la fin de notre présidence, sous le numéro 1373.
Cette deuxième résolution fut le fruit d’un travail approfondi et consensuel, rassemblant autour de la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine puis tous les autres Etats membres du Conseil de Sécurité. La résolution 1373 a mis en place une véritable stratégie, ambitieuse et cohérente, de lutte contre le terrorisme international. Le texte de la résolution reprend nombre de mesures figurant dans deux conventions internationales adoptées en 1997 et 1999. Mais, et c’est la grande nouveauté, il fait obligation à tous les Etats membres des Nations Unies d’empêcher par tous les moyens le financement, la planification, la mise en œuvre d’actes terroristes à partir de leurs territoires. Il leur fait également obligation de traduire en justice ceux qui s’engageraient dans cette voie. Placée dans le cadre du chapitre VII de la Charte, et donc juridiquement contraignante, la résolution invite tous les Etats à se prêter aide et assistance dans cette lutte. Elle établit un comité du Conseil de Sécurité pour en suivre la mise en œuvre, en passant en revue les mesures législatives et exécutives de lutte contre le terrorisme existant dans chaque Etat et en proposant des mesures d’assistance aux Etats qui en auraient besoin.
Ainsi, deux semaines après les attentats du 11 septembre 2001, la communauté internationale, sous l’impulsion de la France, s’était dotée d’une stratégie ambitieuse et cohérente, mise en œuvre par le Conseil de Sécurité.
Reste enfin le débat sur l’extension de la notion de légitime défense individuelle et collective. Que dit à ce sujet l’article 51 de la Charte des Nations Unies ? Je le cite :
« Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de Sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de Sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »
Le 12 septembre 2001, nous avons certes étendu le champ d’application de ce droit de légitime défense à l’encontre d’acteurs non-étatiques, dès lors qu’ils agissent avec l’aide ou la complicité d’Etats. Mais la référence explicite à la Charte dans notre texte permet d’encadrer cet exercice de la légitime défense par l’Etat attaqué, et de préserver intégralement le rôle du Conseil de Sécurité tel qu’il figure dans l’article 51 de la Charte.
En cohérence avec ce rôle majeur de la France au Conseil de Sécurité, Jacques Chirac, président de la République, fut dès le 18 septembre, le premier chef d’Etat étranger à se rendre sur le site des attentats à Ground Zero, puis au siège des Nations Unies pour rencontrer Kofi Annan, et enfin à Washington pour conférer avec le président Bush de la mise en œuvre concrète de la réaction de la communauté internationale aux attaques du 11 septembre, dans le strict respect de la Charte des Nations Unies et du rôle du Conseil de Sécurité.
Jouant pleinement le jeu, les Etats-Unis ont informé régulièrement le Conseil de Sécurité de leurs démarches pour obtenir du gouvernement afghan dirigé par les Talibans, l’extradition de Ben Laden et de ses associés. Devant son refus de coopérer, les Etats-Unis se sont orientés vers une action militaire.
Le 7 octobre, le représentant des Etats-Unis au Conseil de Sécurité a adressé une lettre au président du Conseil annonçant le début des opérations militaires américaines. Je le cite : « Les attaques perpétrées le 11 septembre et la menace que l’organisation Al Qaeda fait actuellement peser sur les Etats-Unis et ses ressortissants découlent de la décision du régime des Taliban de permettre que les parties de l’Afghanistan placées sous son contrôle servent de base d’opérations. Malgré tous les efforts déployés par les Etats-Unis et la communauté internationale, le régime des Taliban a refusé de changer de politique. Depuis le territoire de l’Afghanistan, l’organisation Al Qaeda continue d’entraîner et d’appuyer les terroristes qui attaquent des personnes innocentes dans le monde entier et prennent pour cible les ressortissants des Etats-Unis et les intérêts américains dans notre pays et à l’étranger. »
C’est le début de l’opération « Enduring Freedom » conduite par les Etats-Unis avec la contribution militaire de l’Alliance du Nord afghane ainsi que de nombreux pays dont la France avec le porte-avions Charles de Gaulle et son groupe aéro-naval. Les Taliban perdent le pouvoir au terme de cinq semaines d’opérations, mais Oussama Ben Laden réussit à fuir au Pakistan. La communauté internationale reste fortement engagée en Afghanistan et le Conseil de Sécurité n’adopte pas moins de trois résolutions après le début des opérations militaires : la R 1378 le 14 novembre, la R 1383 le 6 décembre et la R 1386 le 20 décembre, toutes adoptées à l’unanimité. Elles affirment que « les Nations Unies doivent jouer un rôle central pour appuyer les efforts du peuple afghan pour établir d’urgence une nouvelle administration de transition. » Cette nouvelle administration est formée lors de la réunion à Bonn de toutes les parties prenantes, avec à sa tête le président Karzai. Le Conseil de Sécurité, enfin, « autorise la création d’une Force Internationale d’Assistance à la Sécurité », la FIAS, dont le mandat va être renouvelé par le Conseil tous les six mois et à laquelle plus de quarante pays, dont la France, vont participer.
Comment expliquer, dès lors, que seulement dix-huit mois après cette coopération exemplaire entre les Etats-Unis et les Nations Unies, Washington ait décidé de rompre avec cette stratégie collective et de s’engager, sans l’accord du Conseil de Sécurité, dans une guerre de choix en Irak ?
Il m’a été donné de vivre cette évolution profonde de la position américaine, d’abord comme ambassadeur à l’ONU puis comme ambassadeur aux Etats-Unis à partir de décembre 2002.
Tout avait pourtant bien commencé avec la négociation, certes lente et fastidieuse (plus de sept semaines !), de la résolution 1441, adoptée à l’unanimité le 8 novembre 2002. Cette résolution organisait le retour des inspecteurs des Nations Unies en Irak pour établir s’il y existait encore des stocks d’armes de destruction massive et obtenir leur destruction sous le contrôle des Nations Unies. La négociation avec nos partenaires américains faisait clairement apparaître une division profonde du gouvernement des Etats-Unis en deux camps : ceux qui souhaitaient continuer à jouer collectif et à s’appuyer sur les Nations Unies. Ce camp était conduit par le secrétaire d’Etat Colin Powell. Et ceux qui considéraient que les Etats-Unis devaient attaquer l’Irak de Saddam Hussein au jour choisi par Washington, avec ou sans les Nations Unies. Ce camp était conduit par le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.
Devant ces divisions américaines, la France a réussi à obtenir, dans la résolution 1441, que le camp conduit par Colin Powell l’emporte : il y était prévu, noir sur blanc, qu’aucune opération militaire ne devait être engagée en Irak sans l’adoption au préalable d’une nouvelle résolution du Conseil de Sécurité l’autorisant, ce qui garantissait la préservation de la coalition internationale établie au lendemain des attentats du 11 septembre.
On sait ce qu’il en advint : malgré tous les efforts de la France et de bien d’autres Etats pour les en dissuader, sous la pression des dirigeants néo-conservateurs, en mars 2003, les Etats-Unis décidèrent de s’engager dans la guerre en Irak, sans justification puisque les inspecteurs déployés dans le pays n’avaient pas trouvé d’armes de destruction massive, et sans résolution du Conseil de Sécurité les y autorisant.
Cette décision du président Bush, condamnée avec force par le gouvernement français, a littéralement cassé le climat d’entente que la France les avait aidés à bâtir autour d’eux dans la lutte contre le terrorisme. Profondément divisée, la communauté internationale, et les Etats-Unis au premier chef, a échoué dans la lutte contre le terrorisme : depuis 2003, les Nations Unies ne sont pas parvenues à reconstruire l’entente profonde qui a existé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Aussi longtemps que ces divisions persisteront, on peut craindre que les organisations terroristes continuent de prospérer sur le terreau fertile des haines religieuses et ethniques.
C’est pourquoi, en guise de conclusions, je souhaiterais, chers confrères, vous livrer les réflexions que m’inspirent la situation actuelle et l’arrivée au pouvoir à Washington, le 20 janvier prochain, d’un nouveau président des Etats-Unis.
On peut espérer que d’ici-là les offensives engagées contre l’Etat Islamique par la coalition permettront des avancées décisives à Mosoul en Irak et à Raqqa en Syrie. Mais ce serait une erreur de croire que la menace du terrorisme islamique, qu’il s’agisse de Daech ou d’Al Qaeda aura été éliminée. Elle renaîtra sous une forme ou sous une autre aussi longtemps qu’un règlement politique accepté par toutes les composantes des nations iraquiennes et syriennes n’aura pas été accepté par les Sunnites.
En Irak, le chemin en est tracé ; c’est purement une question de volonté politique, notamment de la part de la majorité chiite : est-elle prête à accepter un vrai partage du pouvoir avec les minorités sunnite et kurde ?
En Syrie, tout reste à faire et la voie vers une solution réside, me semble-t-il, dans une négociation à trois étages :
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le premier devrait rassembler les représentants de toutes les communautés syriennes, en excluant bien sûr les mouvements terroristes. Cette négociation entre Syriens ne porterait pas sur la guerre, mais sur la Syrie de l’après-guerre : quelles institutions ? Un état unifié ou fédéral ? Quelles garanties la minorité sunnite est-elle prête à donner aux minorités, notamment allaouite et chrétienne ? Un accord sur ces points essentiels rendrait secondaire la question du pouvoir de Bachar Al Assad.
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Mais il n’y aura pas d’accord entre Syriens sans accord entre les puissances régionales qui se livrent en Syrie à une guerre d’influence sans merci, et notamment l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Turquie. C’est le second étage de la négociation.
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Or la confrontation entre l’Iran, leader du monde chiite, et l’Arabie Saoudite, leader du monde sunnite, est telle qu’une implication directe et forte des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité est nécessaire pour les amener à trouver le chemin d’un compromis acceptable.
Au lendemain du 11 septembre 2001, cette entente a été profonde. Plus récemment, les cinq membres permanents et l’Allemagne ont remarquablement travaillé ensemble pour parvenir à un accord avec l’Iran sur son programme nucléaire. Il faut espérer que la nouvelle équipe au pouvoir à Washington, qui semble vouloir renouer un dialogue positif avec Moscou, s’engagera dans cette voie.
Un dernier mot sur l’Afghanistan : le drame de ce pays est d’être, pour la deuxième fois, sorti des écrans radars des principaux gouvernements concernés. La première fois, ce fut après le retrait des troupes soviétiques en 1989 et un trop rapide retrait de la présence des Nations Unies, qui débouchât sur la prise de pouvoir par les Taliban. Aujourd’hui, le désengagement international ouvre la voie à un possible retour des Taliban ; pire encore : à une présence croissante de l’Etat Islamique dans ce pays, avec des risques de métastases au Pakistan voisin, un état doté de l’arme nucléaire.
Là encore, seul un engagement résolu de la communauté internationale, et d’abord une entente des cinq membres permanents peut éviter que ne réapparaisse la menace qui, il y a quinze ans, a débouché sur la destruction des tours jumelles de New-York.
Monsieur le Président, je vous remercie.