Quelles réformes pour assurer la compétitivité internationale de notre système d’enseignement supérieur et de recherche ?

Séance du lundi 26 juin 2017

par M. Philippe Aghion,
Professeur au Collège de France

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames, Messieurs,

Je suis déjà venu parler devant l’Académie des sciences morales et politiques, le 4 janvier 1999, à l’invitation d’Yvon Gattaz et sur la suggestion de Jacques de Larosière, afin d’exposer mes travaux sur la croissance économique, voie dans laquelle je me suis spécialisé depuis 1987. Mon but était de d’élaborer une nouvelle théorie de la croissance avec de solides fondements microéconomiques, afin:

  1. de mieux comprendre le lien entre croissance et fonctionnement des marches, entre croissance et organisation interne des entreprises, et entre croissance et institutions économiques et politiques; et
  2. de penser la notion de “politique de croissance” et de formuler des recommandations qui soient adaptées au contexte institutionnel et au niveau de développement technologique du pays ou de la région concernés.

Pour mener à bien cet agenda de recherche j’ai développé ce qu’il est maintenant courant d’appeler “la théorie schumpetérienne de la croissance” (Schumpeterian growth theory) et de tester les prédictions émanant de cette théorie grâce a une économétrie sur données microéconomiques (données sectorielles, données de firmes,..). Ma théorie de la croissance schumpetérienne repose sur trois idées-forces. La première affirme que la croissance repose sur l’innovation. La seconde voit dans l’innovation le fait d’entrepreneurs qui répondent aux incitations induites par les institutions et politiques économiques. On peut donc parler de politique de croissance : les politiques économiques sont en mesure d’influer sur la croissance parce qu’elles influent sur les incitations à s’engager dans des investissements innovants. La troisième idée est celle de la destruction créatrice : l’innovation résulte d’un conflit entre le nouveau et l’ancien. On peut donc parler d’économie politique de la croissance. La croissance, qui était un domaine assez rébarbatif quand j’étais étudiant est devenu un domaine stimulant parce qu’il y est désormais question de conflits et d’économie politique de la croissance.

Une autre idée que j’ai promue est qu’il y a deux façons de générer de la croissance de la productivité. La première est l’imitation des technologies plus avancées ; la seconde l’innovation « à la frontière », lorsque je n’ai personne devant moi et que je dois progresser sur moi-même. Or, les institutions et les politiques qui favorisent la croissance par l’imitation ne sont pas les mêmes que celles qui favorisent la croissance par l’innovation. Sans doute une économie n’est-elle jamais entièrement une économie d’imitation ou d’innovation. Ainsi avons-nous, en France, toujours innové. Néanmoins, une économie comme celle des Trente Glorieuses était davantage, pour le dire de manière rapide, du côté du rattrapage que de l’innovation et nos institutions étaient adaptées à cette situation, avec une politique industrielle ambitieuse, un marché du travail où les actifs passaient toute leur vie dans la même entreprise ou le même secteur, des caisses de retraite et d’assurance maladie pour chaque métier, ou encore un système éducatif centré sur le primaire, le secondaire et les grandes écoles… Une économie d’innovation réclame d’autres conditions et l’un des problèmes de la France d’aujourd’hui est qu’elle doit opérer la transition entre l’économie d’imitation qu’elle était et l’économie d’innovation qu’elle doit devenir en se dotant d’institutions et de politiques adéquates. Cette conversion est nécessaire, car actuellement l’imitation est le fait des pays émergents. Toute la difficulté est d’engager la France sur la voie de réformes qui lui permettront de devenir véritablement une économie d’innovation. Celle ligne de pensée a inspiré plusieurs rapports et études [1] ainsi que le programme et l’action de l’actuel Président de la République.

Dans mon exposé devant vous aujourd’hui je me concentrerai sur ce qui est attendu d’un système d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) dans une économie d’innovation. Cette attente est, au moins, de deux ordres. Il faut d’abord que le système d’ESR génère de la recherche de pointe. Nous avons toujours eu en France d’excellents chercheurs, et mon propos n’est pas d’amoindrir la qualité de leur travail, mais c’est souvent en luttant contre le système qu’ils ont pu faire avancer leurs recherches. La recherche de pointe nécessite en effet un système qui la favorise. La Silicon Valley est à proximité de l’université de Stanford et la Route 128 longe le MIT : ce n’est pas un hasard. La recherche de pointe y est générée par des universités de pointe bien financées et bien gouvernées. La seconde attente renvoie à l’équivalence que j’ai déjà évoquée entre innovation et destruction créatrice. Les travailleurs seront amenés, à l’avenir, à changer de secteur et d’emploi tout au long de leur vie. Il est par conséquent nécessaire que notre enseignement supérieur prépare nos jeunes à cette mobilité et leur apprenne à rebondir d’un emploi à un autre, en se formant continuellement. Subsistera un enseignement de base, mais la vie active du futur sera sans arrêt en transition entre l’éducation et l’emploi. L’université joue un rôle essentiel dans la préparation à ce nouveau marché du travail. En d’autres termes, un double objectif de l’enseignement supérieur est : la recherche d’excellence d’une part et l’insertion et la mobilité professionnelles d’autre part.

Or, quelle est la situation de notre système actuel d’enseignement et de recherche ? De fait il produit d’excellents chercheurs (il n’est que d’évoquer la réputation mondiale de l’école française de mathématiques ou celle de nos biologistes). Toutefois, un regard d’ensemble sur les classements internationaux (qu’il s’agisse de celui de Shanghai, du Times ou encore des mesures en termes de publications et d’impact des publications) montre que la France se situe largement derrière les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Suisse, la Suède et d’autres pays développés, alors que nous pourrions être au même niveau qu’eux au vu de notre potentiel. Sur le plan de l’insertion professionnelle, 60 % des étudiants universitaires échouent au bout de trois ans et 24 % des enfants d’ouvriers quittent chaque année l’université sans diplôme, venant accroître mécaniquement les effectifs du chômage. Comment donc réformer notre système d’enseignement supérieur et de recherche à la fois pour améliorer nos performances de recherche et permettre une meilleure insertion de nos jeunes ? Tel sera l’objet de ce propos.

  1. J’évoquerai tout d’abord le lien entre enseignement supérieur, innovation et croissance.

  2. Puis je m’essaierai à une comparaison entre la France et les autres pays développés.

  3. Enfin, je proposerai quelques idées pour répondre à la question : comment réformer davantage ? Des réformes ont en effet déjà eu lieu en France, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy notamment, comme la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU), conçue et mise en œuvre par Valérie Pécresse, qui a introduit des avancées audacieuses auxquelles je rendrai hommage dans cet exposé. Comment, désormais, les approfondir [2] ?

 

Enseignement supérieur, innovation et croissance

 

Une économie d’innovation a besoin d’universités. Elle a besoin, tout particulièrement, d’écoles doctorales d’excellence, ce qu’on appelle en anglais les graduate schools, qui soient aussi des établissements bien dotés et bien gouvernés. Des travaux que j’ai menés sur des données internationales ou des comparaisons entre États américains [3] m’ont permis de montrer que la croissance de la productivité et le nombre de brevets ou bien leur impact augmentaient en fonction de trois critères : l’investissement dans l’enseignement supérieur, l’autonomie des universités et un financement reposant en partie sur l’incitation.

Le premier enseignement qui ressort nettement de ces études, c’est que dans les pays ou états américains proches de la frontière technologique, où l’innovation est le principal moteur de croissance, cette dernière sera d’autant plus stimulée que l’investissement dans l’enseignement supérieur est accru. Par ailleurs on observe une complémentarité entre les investissements dans l’enseignement supérieur et l’autonomie des universités : si vous donnez de l’argent mais ne changez pas la gouvernance, vous aurez beaucoup moins d’effets que si vous donnez de l’argent et que vous changez la gouvernance. Cette autonomie vaut surtout en matière de ressources humaines et de budget. On relève, enfin, une autre complémentarité : a savoir, entre l’investissement dans l’enseignement supérieur et un financement en partie assuré par des bourses concurrentielles, comme celles accordées aux États-Unis par la National Science Foundation (NSF), en France par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et plus généralement en Europe par le Conseil européen de la recherche : introduire un élément d’incitation concourt à l’excellence universitaire. Toute bonne réforme de l’enseignement supérieur doit jouer sur ces trois piliers-là : moyens financiers, autonomie et incitations. Je reviendrai plus en détail dans la prochaine partie sur les résultats de ces recherches.

L’étude précédemment mentionnée, s’appuie sur des données agrégées (au niveau d’un pays ou d’un état). Mais j’aimerais également partager les résultats de recherches en cours sur les origines sociales et la performance des inventeurs, en me basant cette fois-ci sur des données individuelles finlandaises (je m’apprête à reproduire ce type d’analyse sur d’autres pays) [4]. Ces données couvrent à la fois les revenus, le statut socio-professionnel,  et le niveau d’éducation des parents, le niveau d’éducation des inventeurs, mais aussi, dans le cas finlandais, leur QI, grâce aux tests pratiqués sur les jeunes de sexe masculin pendant leur service militaire (QI maths, QI verbal, QI visio-spatial). Ces données sont mises en parallèle avec le nombre et l’impact des brevets produits par les inventeurs. On peut voir ainsi qui sont les bons innovateurs et d’où ils viennent. Or, les conclusions sont étonnantes. Des études semblables ont été effectuées sur données américaines, dans lesquelles on s’intéressait à la probabilité d’inventer en fonction du revenu des parents : pour les 80 premiers centiles des revenus, la courbe obtenue est assez plate. L’augmentation de la probabilité d’innover n’est pas ou peu corrélée à celle des revenus. Arrivée dans la zone des revenus les plus élevés, la courbe se met a croître très fortement. Avoir des parents dont les revenus sont très élevés a donc une incidence sur la probabilité d’inventer. Le même travail a été fait, toujours pour les États-Unis, à partir de données historiques, depuis 1840 : on obtient exactement la même courbe. Quand je me suis penché sur le cas de la Finlande, étant donné que l’école y est gratuite et de très bonne qualité, je pensais que le revenu des parents n’y aurait aucune incidence sur la probabilité d’inventer et obtenir une courbe complètement plate. Or, à ma grande surprise, elle était similaire à la courbe américaine. Comment était-ce possible, dans un système aussi égalitaire, où les études ne coûtent rien de la maternelle au Ph. D. ?

Pour élucider ce mystère, nous avons effectué une régression statistique de la probabilité d’inventer sur le revenu des parents et nous avons constaté qu’avoir des parents avec un revenu élevé était effectivement un déterminant. Puis nous avons contrôlé pour le niveau d’éducation des parents, et nous nous sommes rendu compte que la courbe baissait. C’est donc le canal de l’éducation qui est décisif en Finlande, sachant que les parents qui gagnent beaucoup en Finlande sont aussi des parents éduqués et qui transmettent l’éducation à leurs enfants (ce qui ne veut pas dire que ce serait la même chose aux États-Unis). Nous avons encore contrôlé pour le QI de l’individu: la courbe, évidemment,  s’aplatit davantage. Nous avons, enfin, contrôlé pour le niveau d’étude de l’individu, et nous avons pu voir qu’il absorbait tout. Avoir un Ph. D. en sciences explique presque entièrement la probabilité de devenir inventeur. Au total, qu’est-ce qui compte ? Le niveau d’éducation, et dans une moindre mesure le QI, mais le niveau d’éducation dépend lui-même de celui des parents et un peu du QI également. Le QI agit directement et indirectement à travers le niveau d’éducation mais l’éducation des parents et leur niveau de revenus jouent également un rôle très important pour expliquer l’éducation des enfants.

Un autre apport de ces recherches est la complémentarité entre l’éducation et le QI. Si vous accroissez le niveau d’éducation de celui qui a un QI plus élevé, cela augmente encore plus sa probabilité d’innover. Mon propos n’est pas de dire qu’il faut sélectionner les individus à fort QI et négliger l’éducation des autres. Je défends un système éducatif et d’enseignement supérieur qui donne sa chance à tous, mais qui s’assure en particulier que les enfants qui ont d’importantes capacités ne soient pas laissés sur le bord de la route, parce que sans cela vous perdez énormément en potentiel d’innovation au niveau d’un pays ou d’un état.

De tout ce qui précède, on retiendra donc : 1° que plus une économie est proche de la frontière technologique, plus l’investissement en enseignement supérieur et recherche est un levier de croissance ; 2° qu’il y a complémentarité entre investissement, autonomie et incitation ; 3° qu’il est fondamental de s’assurer que tous les individus aient accès à des études et a une formation de bonne qualité et, en particulier, que les plus talentueux puissent accéder aux meilleurs enseignements, quel que soit leur milieu social, afin de maximiser le potentiel d’innovation au niveau du pays ou de l’état.

 

La France dans la compétition internationale

 

Comparons maintenant la France aux autres pays. Dans l’article pour Economic Policy [5] mentionne précédemment, nous avons comparé les performances des universités sur la base du classement de Shanghai ou les citations, entre pays européens plus Etats-Unis, et entre états américains. Comment classer les pays à partir du classement des universités mondiales établi par l’université de Shanghai ? La méthode est la suivante : on sélectionne par exemple les 50 premiers établissements du classement de Shanghai, et on leur attribue une note dans l’ordre décroissant, en partant de 50 pour le premier jusqu’à 1 pour le cinquantième, tous les autres établissements étant à zéro. La même chose de 100 à 1 si on sélectionne les 100 premiers. On fait la somme des universités par pays, on divise et on compare au niveau américain, en faisant en sorte que les États-Unis soient normalisés à 100.

Lorsqu’on retient les 50 premiers du classement de Shanghai, les États-Unis sont donc à 100, la Suisse à 97, le Royaume-Uni à 72, la France est à 3, la Suède à 7 et l’Allemagne à 0. Si on regarde les 100 premiers, groupe moins élitiste, les États-Unis sont toujours à 100, la Suède titre son épingle du jeu à 117, la Suisse et le Royaume-Uni sont bien classés aussi, la France est à 15 et l’Allemagne à 17. Si je regarde les 200 premiers, la France monte à 29, et à 45 dans les 500 premiers. Cela donne une idée du chemin à faire.

Le même exercice appliqué non plus au classement de Shanghai mais à des classements en termes de brevet et d’impact des brevets donne des résultats similaires.

Voici donc l’état des lieux en matière de performances de recherches de nos universités par rapport a leurs homologues étrangères. Mais qu’est-ce qui détermine un bon classement ? De même que l’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue, on relève tout d’abord une corrélation fortement positive entre les dépenses par étudiant et les performances de Shanghai : sans moyens, on n’arrive pas à grand-chose. En 2001, les États-Unis dépensaient 36 500 euros par étudiant et par an, dont 16 600 sur fonds publics et 19 900 sur fonds privés ; la France, à l’époque, était à 8700 euros par an, dont 7500 d’origine publique et 1200 d’origine privée. La somme a été relevée, depuis, pour s’établir entre 12 000 et 13 000 euros, mais demeure très inférieure à ce qui se pratique outre-Atlantique. La Suède était à peu près à 20 000 euros, dont l’essentiel vient de financements publics (tout est pratiquement public en Suède). On retrouve les classements de Shanghai.

Mais l’argent ne suffit pas, il faut également une bonne gouvernance. Dans le cadre de notre étude, des questionnaires ont été adressés aux 500 meilleurs établissement du classement de Shanghai en 2006, pour leur demander s’ils déterminaient eux-mêmes leurs programmes et leur grille salariale, s’ils étaient libres d’embaucher leur personnel, s’ils disposaient d’une totale autonomie budgétaire, dans l’achat d’équipements par exemple, et quelle était la part de leur budget financée par des bourses. Or, en matière d’autonomie, les universités françaises sont en queue de peloton. Elles ont en particulier très peu d’autonomie en matière de recrutement ou de promotion de leur personnel ou pour ce qui concerne l’achat d’équipements. Lorsque je veux acheter un équipement, au Collège de France, on me fournir une liste, et il faut que mon souhait rentre dans la liste : Kafka n’est pas loin ! Nous avons montré, pourtant, qu’il existait une corrélation fortement positive entre autonomie et performance Shanghai.

Le dernier enseignement de cette enquête est la complémentarité entre l’autonomie et les moyens dans les performances Shanghai. Quand vous donnez des moyens à une université autonome, l’effet sera bien plus important que si vous ne changez pas la gouvernance. Et cela ne vaut pas seulement pour l’excellence en matière de recherche, mais aussi en matière d’insertion professionnelle, mesurée en négatif par le taux de chômage des jeunes diplômés, l’écart de taux de chômage entre diplômés du secondaire et diplômés du supérieur, ou encore par la durée de recherche d’un emploi et le niveau de satisfaction professionnelle. Les universités qui allient autonomie et moyens sont celles qui affichent les meilleures performances de recherche et qui offrent à leurs étudiants de solides perspectives d’insertion professionnelle. Ce sont les mêmes facteurs qui concourent à la réussite de ces deux objectifs et c’est heureux.

 

Des pistes : comment réformer ?

 

Comment transformer notre système d’enseignement supérieur et de recherche pour nous hisser en tête du peloton? Ce que nous avons vu depuis le début de cet exposé suggère quelques éléments de réponse: en particulier, davantage de moyens et une meilleure gouvernance avec plus d’autonomie et plus d’incitations.

La loi LRU du 10 août 2007 a été un premier pas important en matière d’autonomie. Elle accordait aux universités une autonomie, bien que rien n’ait véritablement changé dans leur rapport à l’État, puisqu’elles demeurent intégralement publiques. De même aucune autonomie véritable n’a été introduite en matière de recrutement et de financement. Ce sont toujours les CNU (Conseil National d’Université) qui décident des promotions et recrutements au rang de Professeur d’Université. Néanmoins, ainsi que le décrit Monique Canto-Sperber dans son ouvrage L’oligarchie de l’excellence [6], les universités peuvent désormais définir une stratégie scientifique et lui allouer des moyens financiers disponibles ou bien soutenir des initiatives nouvelles. Est donc reconnue une identité à l’université. Autre nouveauté, les enseignants-chercheurs directement payés jusque-là par Bercy reçoivent leurs fiches de paie de l’université, ce qui fait d’eux, symboliquement, des employés de l’université. L’écart en matière de performances scientifiques ne cesse pourtant de se creuser, malgré cette réforme, entre la France et des pays comme la Suisse, la Suède et les États-Unis, ainsi qu’on l’a vu. Nous devons donc passer à la vitesse supérieure, et valoriser encore davantage les trois piliers que j’ai mis en évidence : moyens, autonomie, incitation.

J’ai travaillé l’hiver dernier sur une feuille de route pour le candidat Macron sur l’Enseignement Supérieur et la Recherche. Trois idées me tenaient particulièrement à cœur :

  1. la sélection par l’orientation a l’entrée de l’université et la suppression du système de tirage au sort ;

  2. le droit pour les universités de décider elles-mêmes qui promouvoir et embaucher ;

  3. l’augmentation des moyens alloues a la recherche fondamentale.

Le gouvernement a récemment effectué des pas positifs sur le premier point. Mais je ne vois rien venir pour l’instant sur les points 2 et 3 et cela m’inquiète fortement je ne vous le cache pas.

Sur point 2 : actuellement, une université qui veut embaucher ou promouvoir ses personnels est pratiquement obligée de passer par le Conseil national des universités (CNU), qui est une garantie de qualité. Cependant, on a vu récemment le fonctionnement du CNU être remis en question par un groupe d’économistes qui demandait l’ouverture au sein de cette institution d’une seconde section d’économie car il contestait la légitimité du CNU existant qu’il trouvait trop sectaire. Je propose pour ma part de donner aux universités elles-mêmes le pouvoir de recruter et de promouvoir les enseignants-chercheurs, tout en conservant un rôle consultatifau CNU. Un tel changement ne manquera pas de soulever quelques problèmes. On objectera, entre autres, le risque de l’endogamie : les universités pourraient être tentées d’embaucher leurs propres étudiants. Il faudra veiller à empêcher ou à minimiser cette pratique, par exemple en interdisant ou en encadrant les recrutements en interne. Une seconde interrogation porte sur la qualité des chercheurs ainsi recrutés et de leurs travaux. C’est précisément pour parer à ce problème que nous avons besoin d’introduire une part d’incitation dans le financement des universités. En Angleterre, par exemple, où j’ai beaucoup enseigné, nous avions des Research Assessment Exercises et des Teaching Assessment Exercises : nous étions évalués, et nous obtenions des financements ou pas en fonction des résultats de cette évaluation. Les universités ne pouvaient donc pas faire n’importe quoi. On n’évoluera pas vers un système comme celui-ci du jour au lendemain, mais je suis partisan d’une responsabilisation graduelle des universités par l’évaluation et l’incitation. Nous devons traiter les universitaires comme des adultes, leur montrer qu’ils ont des droits mais aussi des devoirs. Cette idée a été retenue dans le discours que le président Emmanuel Macron a prononcé à Grenoble, lorsqu’il était encore candidat, le 14 avril dernier.

Sur le point 3 : mon idée est de mettre en place un système d’incitation à l’excellence cohérent, à la fois sur le modèle des Research Teaching Assessment britanniques ou de leurs équivalents suisses ou scandinaves mais aussi en valorisant le rôle de l’ANR dont le budget serait sensiblement augmenté. Il se monte à ce jour à 800 millions d’euros, contre 2 milliards en Allemagne. Et encore, il a fallu se battre pour que nous ne tombions pas à 500 millions. Or, une ANR sous-financée recueille très peu de propositions, car les universitaires sont découragés de passer du temps à monter et soumettre un projet, puisque les chances d’être choisi sont minces.

Un autre volet qui me parait tout aussi fondamental, est de mettre davantage l’accent sur l’objectif d’insertion professionnelle, en particulier à travers une plus grande diversité et flexibilité des parcours. Je suis favorable à ce qu’on ait, dans un même collège universitaire, des filières courtes et des filières longues, des filières professionnelles et des filières générale, avec des passerelles des unes aux autres. On peut commencer par des études courtes, puis passer sur un format plus long. Ce n’est pas une utopie : la Suisse expérimente un système analogue, comme d’autres pays du reste. Chez nous, à l’inverse, les IUT sont pour ainsi dire coupés des grandes écoles. Je suis favorable à un rapprochement entre ces institutions de manière à faire émerger une culture de la première chance ou de la deuxième chance. Cette flexibilité accrue des parcours contribuera à réduire l’échec à l’université. Je crois aussi beaucoup à l’idée de la spécialisation progressive au premier cycle. L’idée n’est pas nouvelle : on parlait, autrefois, de propédeutique. Aux États-Unis, j’ai vu des étudiants qui commençaient en économie, puis allaient dans une autre matière (ou le contraire), sans perdre pour autant le bénéfice de leurs deux premières années. En France, les classes préparatoires aux grandes écoles reposent sur ce principe : Maths sup est plus généraliste que Maths spé et il en va de même dans les études littéraires entre l’Hypokhâgne et la Khâgne. Nous devons réintroduire la spécialisation progressive également dans la premier cycle universitaire, parce que je ne crois pas du tout à la sélection par l’échec, mais à la sélection par l’orientation, et l’orientation progressive est une manière d’atteindre ce but. Là aussi, les Suisses ont fait des choses très intéressantes, comme les Américains. En Allemagne, le Leibniz Kolleg de l’université de Tübingen est apparemment très en pointe dans ce domaine.

Nous devons pour cela garantir aux étudiants et futurs étudiants une meilleure qualité de l’information, sur le contenu et la qualité des enseignements dans un établissement mais aussi sur les débouchés offerts. Je suggère donc la création de portails nationaux d’information pour que les étudiants, au moment de faire leurs choix d’études supérieures, puissent exprimer des préférences pour une filière et un établissement en toute connaissance de cause. Vous savez que cela existe en Angleterre, en Allemagne et dans d’autres pays.

Cela nous ramène au point 1, c’est à dire au problème de l’orientation à l’entrée. Au système Admission Post Bac (APB), fondé sur la sectorisation et le tirage au sort, doit être substitué un système d’allocation des étudiants basé à la fois sur les préférences qu’ils auront exprimées (elles-mêmes guidées par ce portail d’informations) et sur le mérite. Nous devons donner la priorité aux étudiants méritants, en prenant le soin de ne pas désavantager ceux qui viennent de zones défavorisées. Un de mes collègues d’Harvard, Al Roth, a obtenu le prix Nobel d’économie en montrant comment on peut faire fonctionner un tel système. Ce serait un progrès gigantesque par rapport à APB. Mais comme je l’ai déjà dit, sur cet aspect de la sélection par l’orientation  a l’entrée dans l’université, ce qui vient d’être annonce par le gouvernement me parait aller dans la bonne direction.

Il faut, enfin, progressivement surmonter la division de notre système d’enseignement supérieur et de recherche entre universités et grandes écoles. Cette dichotomie est ancrée dans notre histoire, comme l’explique très bien Monique Canto-Sperber dans L’oligarchie de l’excellence. Sous l’Ancien Régime, les universités étaient des lieux fermés, où se dispensait un enseignement très figé (imperméable, au XVIIIe siècle, aux idées des Lumières) et réservé à une caste de privilégiés. Elles ont été par conséquent supprimées par la Révolution en 1793. Lorsqu’elles furent rétablies beaucoup plus tard, en 1876, elles prirent le contre-pied de ce modèle d’Ancien Régime, en admettant tous les bacheliers, sans sélection à l’entrée. Les grandes écoles ont eu, à l’inverse, une évolution beaucoup plus harmonieuse et continue. Elles apparurent à la fin du XVIIe siècle pour répondre à la nécessité de diffuser des enseignements techniques et spécialisés, et depuis leur naissance jusqu’à nos jours, les principes qui les gouvernent n’ont pas beaucoup changé : sélection par concours, programme de formation exigeant et croissance modérée des effectifs.

Quelle est la situation actuelle ? Monique Canto-Sperber explique tres clairement qu’en France nous faisons le contraire de ce qu’il faudrait faire. Les universités sont pauvres, le taux d’échec y est élevé (60 % après trois ans), elles ne sont pas (en général) le premier choix des meilleurs élèves issus du secondaire et ne sélectionnent pas du tout. Leur gouvernance n’est pas non plus très efficace. Mais elles possèdent des laboratoires de recherche de premier plan, connus mondialement, et comptent de nombreuses sommités scientifiques dans leurs rangs : c’est là, pour l’essentiel, que se passe la recherche. Les grandes écoles, à l’inverse, attirent les meilleurs élèves du secondaire, sont bien gouvernées, sont beaucoup mieux dotées que les universités, mais la recherche de pointe y est peu présente, car elles se concentrent sur des enseignements spécialisés. Cette situation convient à une économie d’imitation, mais une économie d’innovation a besoin d’un troisième cycle d’excellence, de graduate schools. En Suisse, en Suède, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les meilleurs élèves du secondaire choisissent d’emblée l’université ; chez nous, ils l’évitent, alors que c’est le lieu où se fait la recherche de pointe. Comment faire converger graduellement les deux systèmes ? Tout d’abord en donnant davantage de moyens à l’université. Tant que celle-ci sera le parent pauvre de l’enseignement supérieur, la convergence ne sera pas possible. Je pense également à d’autres pistes. La mise en place d’un nouveau système d’orientation à l’entrée permettra de faire converger les cultures, la progressivité dans la spécialisation et l’intégration des grandes écoles au sein des collèges universitaires comprenant formation courte, formation longue et préparation aux grandes écoles y contribuera également, de même que la mise en place de bons systèmes de gouvernance qui est une idée que j’avais particulièrement mise en avant dans mon rapport pour Valérie Pécresse. Les bonnes universités, par-delà la diversité des classements internationaux, se repèrent en effet à quelques constantes, dont une s’apparente à une séparation des pouvoirs à la Montesquieu. Les instances dirigeantes de ces établissements sont doubles. Le conseil d’administration, composé de personnalités en majorité externes à l’établissement (alumni, personnalités locales, acteurs économiques…), nomme le président et surveille les grandes orientations budgétaires et de politique académique de l’université. Le sénat académique, composé de personnalités internes à l’établissement – pour l’essentiel des professeurs –, assume de son côté le gouvernement de l’université. On trouve par ailleurs, notamment pour le recrutement ou la promotion des enseignants, des comités ad hoc ouverts à des personnalités externes qui apportent un regard objectif, selon des modalités qui peuvent varier. Dans les instituts Max-Planck par exemple, les experts externes viennent des autres instituts du même nom. Ces principes de gouvernance sont déjà appliqués dans la plupart des grandes écoles. Ils contribueront eux aussi au rapprochement des universités avec ces dernières.

Monsieur le Président,
Monsieur Le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,

Telles sont les principales réformes qui me paraissent les plus aptes à assurer la compétitivité internationale de notre système d’enseignement supérieur et de recherche. Je souhaite que ces éléments de réflexion et ces propositions contribuent au débat public et permettent à la France de retrouver le chemin d’une croissance soutenue et qui ne laisse personne sur le bord de la route.

Je vous remercie de votre attention,

 


[1] Voir en particulier « Education et Croissance » avec Elie Cohen, La Documentation Française, 2003 ; « An Agenda for a Growing Europe : Sapir Report », Oxford University Press, 2003 ; « Les Leviers de la Croissance Economique », avec Gilbert Cette, Elie Cohen et Jean Pisani-Ferry, La Documentation Française, 2007 ; Rapport Attali, 2007 ; « Repenser l’Etat », avec Alexandra Roulet, Seuil, 2011 ; « Changer de Modèle », avec Gilbert Cette et Elie Cohen, Odile Jacob, 2014, Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.

[2] Je joins en “link” le rapport que j’ai produit a la demande de Valérie Pécresse en juillet 2010.

[3] P. Aghion, M. Dewatripont, C. Hoxby, A. Mas-Colell et A. Sapir, « Governance and Performance of Universities », Economic Policy, 2010.

[4] La reference est: P.Aghion, U. Akcigit, A. Hyytinen, et O. Toivanen (2017), “The Social Origins of Inventors”, mimeo College de France, et je la mets egalement en link.

[5] P. Aghion, M. Dewatripont, C. Hoxby, A. Mas-Colell et A. Sapir, « Governance and Performance of Universities », Economic Policy, 2010.

[6] Monique Canto-Sperber, L’oligarchie de l’excellence. Les meilleures études pour le plus grand nombre, Paris, PUF, 2017.