Séance du lundi 3 juillet 2017
par M. Jean-Paul Bouttes,
Chef Économiste d’EDF
Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d’abord vous remercier Monsieur le Président pour cette invitation, et tout particulièrement pour le libellé du sujet qui d’emblée nous donne la boussole, puisqu’il s’agit d’examiner les politiques de l’énergie au regard des trois finalités que sont la compétitivité de notre économie, la réduction de notre dépendance extérieure et la protection de l’environnement. C’est donc au regard de ces trois dimensions que je vais revenir sur les performances de la France et sur ses évolutions récentes, avant de suggérer quelques propositions pour préparer l’avenir.
Introduction
La France a longtemps été aux avant-postes des politiques de l’énergie. Ses performances en termes d’émissions de CO2, d’indépendance énergétique, de compétitivité de l’énergie et de l’électricité, sont aujourd’hui encore très bonnes en comparaison de la plupart des autres pays, en particulier les pays de niveau de développement équivalent. Il est préoccupant, en revanche, d’observer depuis 10-20 ans une fragilisation de ces performances, fragilisation encore plus visible à l’échelle européenne dans certains domaines comme le secteur électrique.
Avant d’analyser plus précisément ces performances et de revenir sur l’histoire des 70 dernières années, et si l’on observe avec un peu de distance cette période de fragilisation plus récente des 10-20 dernières années, on est frappé par le contraste entre les « mots » (le marché, la promotion des initiatives individuelles locales) et les « choses » (la multiplication des objectifs de politique énergétique, l’accumulation des cibles quantifiées, l’augmentation du nombre de lois et surtout du nombre de décrets et de textes réglementaires). De fait, en lieu et place des marchés, on constate de plus en plus le développement ces dernières années d’une économie administrée (pour ceux qui ont commencé à faire de l’économie à la fin des années 70, cela n’est pas sans rappeler certains aspects du contrôle des prix à cette époque), et d’une économie de subventions avec son cortège de groupes d’intérêt, entreprises ou associations, se préoccupant essentiellement du court terme et de leurs objectifs particuliers.
Il me semble que cette situation est un symptôme de l’émergence de deux grandes tendances, toutes deux légitimes et porteuses d’avenir, mais qui n’ont pas été explicitées dans leur dialectique, et de ce fait qui n’ont pas été articulées pour préparer l’avenir :
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d’abord la montée d’une société civile dynamique, d’aspirations à plus d’initiatives individuelles, d’innovations techniques foisonnantes (pensons au numérique, aux énergies renouvelables, aux batteries), à plus de participation aux décisions et aussi à plus de proximité, de local, en lien avec la montée en puissance des territoires.
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et, en même temps, l’émergence de dimensions systémiques majeures, d’abord liées à notre empreinte environnementale (évolution du climat, biodiversité, pollutions locales de l’air, de l’eau, des sols) ; ensuite à la prégnance de plus en plus forte d’infrastructures d’interconnexion pour nos sociétés toujours plus denses (réseaux de communication, d’énergie et de transport) ; et enfin au besoin de mettre en place des solidarités renforcées pour assurer la cohésion de la société.
Je souhaiterais insister sur la nécessité de prendre conscience de cette articulation, repère qui a d’ailleurs manqué dans les textes de lois récents. On y retrouve, dans les attendus, les mots qui décrivent cette montée du local, ce dynamisme de la société et des individus qu’il faut prendre en compte dans les politiques publiques, et à d’autres endroits la référence aux enjeux climatiques, environnementaux, de solidarité dans les territoires. En revanche, ce qui a manqué, en France et en Europe, c’est la prise de conscience de l’importance de ces deux phénomènes ensemble. Notre tâche doit d’abord consister à les articuler, en réalisant bien ce qu’il y a là d’inédit.
En effet, bien sûr, ceux qui ont en tête l’histoire sur longue période de l’énergie et plus particulièrement de l’électricité savent que depuis l’origine, il y a dans les caractéristiques de ce secteur une double dialectique à l’œuvre qui va travailler les institutions et les organisations : tout à la fois industriel-marchand et monopole naturel-service public, tout à la fois local (les réseaux électriques marquent de leur empreinte les territoires, ils pénètrent dans les usines, les villages, les maisons) et global-interconnecté à l’échelle des pays puis des continents. Pour autant, les deux tendances qui marquent le secteur aujourd’hui me semblent plus contrastées encore, traversées par un degré de complexité plus fort ; et cela dans un contexte, pour nos pays européens développés, de croissance économique et énergétique ralentie. Les solutions exigent donc un supplément d’imagination, et les erreurs se paient plus cher et plus longtemps, si l’on se compare aux Trente glorieuses.
Pour arrêter cette dégradation de nos performances, et relever le défi de cette prise en compte simultanée des enjeux systémiques et des dynamismes locaux, il faut que l’Etat et la puissance publique progressent dans trois directions :
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en premier lieu, surmonter cette multiplicité et surtout cette non-hiérarchisation des objectifs pour essayer de mieux distinguer les finalités des moyens ;
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ensuite, redévelopper des analyses systémiques et économiques qui prennent en compte de façon plus rigoureuse l’évolution des caractéristiques technico-économiques du secteur pour proposer des axes stratégiques et des politiques publiques incitatives de qualité ;
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enfin, mettre en place une préparation de l’avenir en termes de feuille de route de Recherche et Développement (R&D) et de préparation des écosystèmes industriels de demain.
L’objet est bien sûr de continuer à faire évoluer le partage des tâches concernant les règles du jeu du secteur énergétique entre la France, l’Europe et les collectivités locales. Pour autant, il nous semble que l’Etat-Nation demeure sur ce sujet de l’énergie le mieux à même d’avoir la vision d’ensemble, qui seule permet ensuite de partager et décentraliser fortement et efficacement les responsabilités. C’est également pour cela qu’au total, ce qui nous manque pour progresser dans cette voie et mettre en œuvre les réformes souhaitables, ce sont les hommes et les institutions au service du politique et de l’Etat. De ce point de vue, et ce sera ma conclusion, il y a trois questions que nous devons traiter : ramener au meilleur niveau les compétences dans la haute-fonction publique au service de l’État (en particulier sur les dimensions économiques, scientifiques et industrielles) ; retrouver un lieu de synthèse sur les questions énergétiques alors que la sphère publique a été fragmentée à l’excès depuis 15-20 ans dans ce domaine ; trouver enfin une forme de responsabilisation du politique pour permettre à la fois des évaluations des politiques publiques de qualité, et faire en sorte que toute mesure nouvelle puisse clairement être accompagnée d’une analyse sur son financement et des débats qui s’imposent avec les différentes parties prenantes. Ce sont là, au fond, les vraies réformes à discuter et mettre en œuvre.
Après cette longue introduction, je vous propose dans un premier temps de revenir sur l’histoire, sur les performances de la France, leur très bonne qualité (partie 1), d’examiner pourquoi elles se sont progressivement fragilisées ces 10-20 dernières années (partie 2), puis de se tourner ensuite vers l’avenir au travers de quelques éléments de prospective pour esquisser des propositions de politiques publiques (partie 3), avant de conclure sur les hommes et les institutions.
La France : de bonnes performances, pour une part héritées de la qualité des décisions de la période 1945-1995
Les performances de la France sont aujourd’hui encore de très bonne qualité au regard des pays comparables en termes de développement économique ; c’est vrai sur les trois registres de l’indépendance énergétique, des émissions de CO2 et de la compétitivité. Ces performances tiennent à la qualité des hommes et des organisations qui exploitent actuellement les outils industriels au service du pays, et à la qualité des décisions qui ont, après la seconde Guerre mondiale, contribué à bâtir cet outil et les compétences nécessaires pour l’exploiter. Les circonstances ne sont bien sûr globalement pas transposables et c’est bien une « nouveau combat » qu’il nous faut mener maintenant ; mais, et Marc Bloch lui-même nous y invitait dans « L’étrange défaite [1] », l’histoire longue peut nous donner quelques idées pour faire du nouveau. Nous reviendrons ci-dessous dans cet esprit sur trois des facteurs de succès de l’époque qui pourraient peut-être nous inspirer encore.
Trois performances clés dans l’énergie [2]
Indépendance énergétique
En énergie primaire, la France est indépendante à près de 55% contre 47% pour l’Europe et 37% pour l’Allemagne qui dispose pourtant de ressources en charbon et lignite. La France a en effet toujours été habitée, depuis le début du XXe siècle et particulièrement avec les deux Grandes guerres, par la question de la sécurité d’approvisionnement. Gardons en tête que de 1920 à 1965, le mix électrique français a été à plus de 50% hydraulique, la fameuse « houille blanche » dont parlait déjà Georges Clemenceau. Cette préoccupation de sécurité énergétique dans la durée où le politique a gardé le cap sur longue période se traduit encore dans la réalité aujourd’hui avec le relais pris pour une part importante par le parc nucléaire.
Ce sujet de l’indépendance énergétique est aussi lié à l’efficacité énergétique sur laquelle, contrairement à ce que l’on entend parfois, la France est également dans le peloton de tête : sa consommation d’énergie finale par unité de PIB est 8% en dessous de celle de l’Allemagne et 12-13% en dessous de la moyenne européenne. On trouve là le résultat du travail de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), devenue l’ADEME, avec « la chasse au gaspi » suite aux chocs pétroliers.
Environnement et émissions de CO2
La France émet 5 tonnes de CO2 par habitant, l’Allemagne un peu plus de 9 tonnes. Avec la Suède et la Suisse, la France fait partie des pays développés aux émissions de CO2 par habitant parmi les plus faibles. La raison en est d’abord sa production d’électricité à plus de 90% nucléaire et hydraulique, sans CO2. Contrairement à ce que l’on pense en France, la production mondiale d’électricité représente environ 40% des émissions de CO2 liées à l’énergie, contre seulement 20% pour le transport, environ 10% pour les bâtiments et 20% pour l’industrie. En France, les émissions de CO2 proviennent seulement pour 7% de l’électricité. Du coup, les transports représentent 40% des émissions (le double du pourcentage mondial) et les bâtiments près de 20% (également le double du pourcentage à l’échelle mondiale) ; l’industrie est autour de 15%, un niveau plutôt faible lié à sa bonne efficacité énergétique, mais aussi à une désindustrialisation significative. L’Allemagne se situe à un niveau d’émissions un peu supérieur à 9 tonnes de CO2 par habitant du fait d’un mix électrique largement composé d’énergies fossiles (dont surtout 40% de charbon et de lignite), et plus proche du mix mondial composé aux deux-tiers d’énergie fossile avec 40% de charbon et 20% de gaz pour 11% de nucléaire et 16% d’hydraulique. La France, avec une électricité décarbonée, émet donc mécaniquement environ 40% de moins de CO2 par habitant que l’Allemagne. Cette performance est, il est vrai, un peu involontaire, le parc hydraulique et nucléaire étant d’abord le résultat de cette volonté politique forte d’indépendance énergétique. Il n’en est pas moins vrai que la France, comme quelques autres pays comme la Suède, dispose de 20 à 30 ans d’avance sur les objectifs de décarbonation des mix électriques nécessaires pour limiter l’évolution du climat. C’est donc bien a priori du côté du bâtiment et du transport que les efforts devraient désormais se porter massivement, si l’on sait conserver cet avantage et compte-tenu du niveau plutôt faible de l’industrie évoqué ci-dessus.
Compétitivité
Le niveau du prix de l’électricité, la contribution à un moindre déséquilibre de la balance commerciale et le tissu industriel français constituent trois illustrations des bonnes performances économiques du secteur énergétique. Le prix de l’électricité est aujourd’hui encore, pour les ménages et pour l’industrie (hors électro-intensifs), 25% plus élevé en Europe en moyenne qu’en France, ce qui pèse sur le pouvoir d’achat et la compétitivité de ces pays. En Allemagne, les prix de l’électricité sont 80% plus élevés que les nôtres pour les ménages, et 60% pour l’industrie (hors électro-intensifs).
En termes de balance commerciale, la France bénéficie d’environ 2 milliards d’euros d’exportation d’électricité par an. A contrario, un mix électrique fondé sur le gaz signifierait aujourd’hui des importations accrues d’environ 8 milliards d’euros, voire de l’ordre de 15 milliards d’euros par an avec les prix du gaz de 2013, avant le dernier contre-choc pétrolier.
La France bénéficie aussi d’un tissu industriel avec des grands groupes leaders européens ou mondiaux à base française dans ce secteur (Total, EDF, Engie, St-Gobain, Schneider…), des Petites et Moyennes Entreprises (PME) très actives, ainsi que d’un environnement scientifique de très bonne qualité autour en particulier du CEA, du CNRS et de l’IFPEN.
Quelques ordres de grandeur illustrent bien l’importance du secteur de l’énergie pour le pouvoir d’achat des ménages, la compétitivité de l’économie et sa puissance industrielle : l’énergie et l’électricité représentent 8,5% des dépenses des ménages, moitié pour le bâtiment, moitié pour le transport. En comparaison d’un PIB de l’ordre de 2 000 milliards d’euros, la valeur ajoutée du secteur énergétique est de l’ordre de 40 milliards d’euros en France, pour une part importante liée à l’électricité. Les importations de pétrole et de gaz s’élèvent aujourd’hui à 40 milliards d’euros, et étaient de l’ordre de 70 milliards d’euros au début des années 2010.
Vision de long terme et informée du politique, qualité des analyses économiques, préparation scientifique et industrielle de l’avenir : trois conditions de réussite toujours pertinentes ?
Ces performances tiennent à mon sens d’une part à ce que nous avons jusque-là conservé les capacités opérationnelles pour maintenir et exploiter l’outil industriel dont nous avons hérité, comme au dynamisme de la part du tissu industriel à base française moins dépendant des décisions politiques françaises, et d’autre part, de la qualité des décisions politiques des années 1945-95, ces 50 années qui suivent la deuxième Guerre mondiale. Comme nous l’avons vu, bien des éléments de contexte ont changé : nous sommes dans un monde plus complexe où, pour le dire trop vite, il ne suffit plus de reproduire les meilleures technologies inventées par les Américains avec un processus de décision très centralisé autour d’un Etat fort. Et c’est à de nombreux égards positif de pouvoir compter davantage sur ce dynamisme des individus, des parties prenantes, ces innovations techniques et organisationnelles plus ouvertes sur le monde. Il n’en demeure pas moins que parmi les facteurs de succès, trois d’entre eux pourraient avoir conservé leur pertinence pour les années qui viennent : un politique informé qui garde le cap dans la durée, des analyses économiques de qualité et une préparation scientifique et industrielle de l’avenir, au service de l’intérêt général et du politique. Les quelques exemples suivants pris dans le secteur électrique illustrent ces trois aspects.
La capacité du politique à dire clairement ses priorités et les tenir dans la durée, l’exemple du nucléaire [3]
La continuité est clairement à l’œuvre depuis Félix Gaillard qui lance le premier programme nucléaire civil d’ampleur sous la IVe République, jusqu’à François Mitterrand, après le Général de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. On voit ces politiques s’intéresser aussi aux points clés qui permettent de transformer objectifs et visions en résultats effectifs. Ainsi, dans le long débat entre filière UNGG [4] et filière PWR, on voit que dans les facteurs clés dont parlaient les politiques (le Général de Gaulle, Georges Pompidou) avec les industriels concernés, il y avait la capacité à montrer qu’on maîtriserait l’enrichissement du combustible sans lequel la filière PWR ne permettrait pas complètement l’indépendance énergétique de la France. Ce sont les travaux du CEA conduit par Georges Besse, qui se traduisent au milieu des années 1960 par la mise en service sur le plan industriel de Pierrelatte, qui ont permis à la France de maîtriser l’enrichissement pour des raisons militaires ; ils vont donc aussi contribuer à la décision d’ouvrir la voie aux centrales à eau légère (PWR) dans le nucléaire civil. Il fallait aussi vérifier, avant toute décision de déploiement significatif, que ces centrales nucléaires seraient compétitives pour l’économie française, face aux centrales au fioul alors les moins chères en coût complet pour produire de l’électricité en base. Cela advient lors des réponses de l’industrie nucléaire (Creusot-Loire-Framatome) aux appels d’offre de 1970 et 1972 qui ont permis de décider l’engagement des deux tranches de Fessenheim puis des quatre tranches de Bugey (le contrat de programme zéro, dit « palier CP0 »). Il faudra attendre le premier choc pétrolier, et ses conséquences sur les avantages comparatifs très significatifs du nucléaire, pour décider de l’accélération avec le Plan Messmer en 1974. Jusque-là, l’électricien public et le politique résistaient au déploiement massif du nucléaire (UNGG comme PWR) : il était un peu trop tôt. Le « bon moment » est donc quelque chose d’important pour l’énergie, domaine qui s’inscrit dans la durée.
La qualité des analyses technicoéconomiques et des outils proposés pour mettre en œuvre ces politiques publiques
Là encore, dans l’électricité, deux exemples sont particulièrement frappants :
Les arbitrages hydraulique-thermique dans les années 1950-60 : taux d’actualisation et Note bleue
Pierre Massé (d’abord Directeur de l’Equipement à EDF puis Commissaire Général au Plan) va proposer de mettre en place un taux d’actualisation (les marchés financiers internationaux n’existaient pas), dans une France confrontée à une contrainte d’accès au capital financier, pour comparer de façon cohérente l’hydraulique plus capitalistique au charbon moins capitalistique, et que les résultats soient ainsi les meilleurs pour le pays en termes économiques.
En complément, les équipes d’EDF avaient développé par ailleurs à l’époque, avec la « Note bleue », les outils qui permettaient de comparer un ouvrage hydraulique à un mix de centrales thermiques proposant le même service de production.
Les tarifs et les coûts marginaux de long terme (CMLT)
Le secteur électrique est très capitalistique au niveau de l’offre (centrales électriques et réseaux de transport et de distribution) ; les capitaux engagés sont de l’ordre de 2 à 3 fois le chiffre d’affaires. C’est considérable et on mesure l’importance, pour l’efficacité du secteur, de la qualité des choix d’investissement. On l’a vu dans les exemples précédents, il s’agit de ne déployer massivement une technologie que lorsque son coût complet est vraiment arrivé en dessous de ses meilleurs concurrents, et de choisir le mix de moyens thermique-hydraulique le plus économique. Mais on s’aperçoit vite qu’il en va de même du côté de la demande : une part importante des coûts de l’énergie chez les clients, tant les ménages que les industriels, tient aux montants d’investissement qu’ils doivent dépenser dans les équipements qui permettent d’utiliser telle ou telle énergie. Il faut donc leur envoyer un signal de prix de l’électricité stable dans le temps, et qui traduise le mieux possible les coûts de développement des centrales et des réseaux liés à leur consommation, elle-même conditionnée par le choix de leurs usages énergétiques : ce seront les tarifs de l’électricité élaborés sur la base des coûts marginaux de long terme, proposés par Marcel Boiteux pour « simuler » ce que ferait un marché efficient. Ce sera le Tarif Vert en 1956 pour les industriels, puis le Tarif Bleu pour les ménages au milieu des années 60.
Ces deux exemples montrent bien comment les acteurs-clés de la haute fonction publique, au sein de l’Etat, au Plan, à EDF ont su alors mobiliser les meilleurs outils économiques, les plus pertinents au regard des enjeux techniques et industriels, pour instruire les décisions d’infrastructures par l’Etat et également pour structurer le dialogue au sein de l’Etat et envoyer les bons signaux de décentralisation des choix au monde économique.
La qualité de la préparation de l’avenir dans ses dimensions scientifiques et industrielles
Pierre Ailleret, Directeur de la Recherche puis Directeur général adjoint d’EDF entre la nationalisation et le milieu des années 1960, engage d’emblée des travaux pour s’ouvrir des options sur toutes les technologies d’avenir au niveau de l’offre : les éoliennes, le solaire (essentiellement thermique), le nucléaire. Il va presser le CEA d’accueillir des ingénieurs-chercheurs d’EDF sur les premières piles nucléaires à Marcoule dès qu’il s’agit de produire de l’électricité. Il fera ensuite les mêmes démarches pour engager les chercheurs sur l’innovation en termes de nouveaux usages pour les industriels (recompression mécanique de la vapeur, induction…) comme pour les ménages (chauffage électrique, normes d’isolation qui contribueront à la mise en place de la première réglementation thermique en 1975). Cette capacité à développer une prospective technologique à la fois visionnaire, ouverte et rigoureuse, tenant compte de la maturité économique et technique et de la distance à l’industrialisation massive, est un point majeur : c’est bien sûr nécessaire pour maintenir dans le temps des capacités industrielles avec les écosystèmes industriels indispensables pour déployer le moment venu les meilleures technologies ; et c’est encore plus utile aujourd’hui qu’hier.
Un affaiblissement préoccupant des performances depuis 10-20 ans en France et en Europe
Un affaiblissement des performances en France
Cet affaiblissement, même s’il ne remet pas en cause une situation globalement positive comme on l’a vu dans la première partie, affecte néanmoins les trois objectifs des politiques énergétiques : l’impact sur l’environnement et l’évolution du climat, la compétitivité de l’économie, et la sécurité d’approvisionnement du pays. Ainsi, les diminutions des émissions de CO2 sont contrebalancées par une hausse des émissions importées, les prix de l’électricité augmentent principalement sous l’effet de taxes, le tissu industriel de la France en matière énergétique est en difficulté.
Environnement et émissions de CO2 : les résultats apparaissent en demi-teinte
Les émissions de gaz carbonique par habitant se sont apparemment encore améliorées récemment ; elles sont passées, si l’on prend les émissions métropolitaines, de 6,8 tonnes de CO2 en 1995 à 5,2 tonnes en 2015. Mais si l’on examine « l’empreinte carbone » en tenant compte du contenu CO2 de nos importations et exportations, et en ajoutant en particulier aux émissions de la France celles que nous générons lorsque nous achetons des biens produits par exemple en Chine avec un mix énergétique à base de charbon, les chiffres projettent une image différente : on passe de 8,2 tonnes par habitant en 1995 à 8,3 tonnes aujourd’hui. La désindustrialisation, et l’évolution géographique des sources d’approvisionnement en biens industriels du pays, jouent un rôle significatif dans la baisse des émissions de carbone sur le territoire français, et la hausse de notre empreinte carbone à l’échelle de la planète.
La multiplicité des objectifs et leur non-hiérarchisation n’aident probablement pas à mettre en évidence cet enjeu, et du coup, on peut se demander si l’objectif principal est vraiment de contenir le réchauffement climatique, ce qu’illustrent bien les deux exemples pris ci-dessous dans le secteur du logement.
Puisqu’en France la production d’électricité est décarbonée, il s’agit maintenant de diminuer les émissions dans les transports (40% des émissions) et les bâtiments (20%). Le potentiel est important dans les logements car ces émissions sont liées pour une part significative au mode de chauffage pour lequel on dispose d’alternatives matures et performantes aux sources fossiles, au travers du bois-énergie, des réseaux de chaleur alimentés par de la biomasse ou des déchets, de l’électricité décarbonée (en particulier via les pompes à chaleur, et aussi des convecteurs performants pour les logements de taille modeste et très bien isolés). Sur l’ensemble des TWh consommés pour le chauffage dans les logements des ménages, environ 40% proviennent du gaz, 15% du fioul domestique contre de l’ordre de 15% pour l’électricité et 30% pour le bois-chaleur. Il y a bien un potentiel de substitution, mais les deux instruments de politique publique dont l’effet incitatif est important, la fiscalité sur l’énergie et les critères de performance énergétique, poussent aujourd’hui à l’inverse de cet objectif de diminution des émissions :
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La fiscalité spécifique sur l’énergie (incluant en particulier pour l’électricité la CSPE, contribution au service public de l’électricité, les taxes locales, et la TVA sur ces taxes) rajoutait, en 2015, 31% à la facture d’électricité hors taxe d’un ménage, 13% à la facture de fioul domestique et 6% à celle de gaz. Ceci commence à être très légèrement rééquilibré avec la mise en place progressive de la taxe carbone, mais on est encore loin, aujourd’hui, de ce que devrait être une réelle fiscalité environnementale centrée sur le climat, puisqu’en 2017, la fiscalité rajoute 38% à la facture hors taxe d’électricité, et seulement 18% sur celle de gaz.
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On sait par ailleurs que les critères de performance énergétique mis en œuvre pour la réglementation thermique RT2012 sur les logements neufs et dans les diagnostics de performance énergétique qui permettent d’octroyer les subventions aux investissements des ménages et définir les politiques de rénovation des bailleurs sociaux, mettent en avant non pas les gains en terme d’émissions de CO2 et d’économies sur la facture (en €/m2), mais ce que les experts nomment « l’énergie primaire ». Les effets pervers sont importants puisque, par exemple, substituer une chaudière au gaz à du chauffage électrique, sans aucune rénovation énergétique du logement, permet de réduire la consommation d’énergie primaire d’un facteur de 2,58 pour des raisons de convention héritées de l’histoire. On aboutit bien sûr là aussi à l’effet inverse du résultat escompté en termes d’émissions.
Compétitivité de l’économie : les prix de l’électricité aux clients finaux en France augmentent avec le poids des subventions
Le tarif bleu résidentiel augmente de 2010 à 2015 de 127€/MWh à 163 €/MWh TTC. Cette dynamique récente, si l’on tient compte de l’inflation, s’explique essentiellement par la hausse des taxes et notamment des charges du soutien aux énergies renouvelables (éolien et photovoltaïque). Le montant de ces soutiens est ainsi passé de 755 millions d’euros par an en 2010, à plus de 5,5 milliards par an aujourd’hui.
Les subventions diverses (environ 6 milliard d’euros aux renouvelables via la CSPE, dispositifs destinés à favoriser les économies d’énergie via les crédits d’impôts, de l’ordre de 2 milliards d’euros pour le CITE, crédit d’impôt pour la transition énergétique…) pèsent probablement de l’ordre de 8 à 10 milliards d’euros chaque année. À cela, il faudrait ajouter les coûts d’administration qui sont significatifs pour certains de ces dispositifs, et les surcoûts qui pèsent sur les opérateurs et les consommateurs, via des obligations comme celles liées au système des certificats d’économies d’énergie (de l’ordre du milliard d’euros ou plus) ou via les coûts échoués liés aux incohérences dans la durée de ces politiques (cf. aussi §2.3 sur l’Europe de l’électricité). Si l’on n’atteint pas encore les 25 milliards par an de surcoûts liés aux subventions aux renouvelables électriques en Allemagne (sans compter les surcoûts liés au développement des réseaux), on est d’ores et déjà à des niveaux comparables aux montants espérés de réduction annuelle des dépenses publiques pour le prochain quinquennat : moins 60 milliards d’euros sur 5 ans, 10 à 15 milliards d’euros par an. Mettre en place des analyses économiques de qualité permettant de discuter de l’efficacité environnementale et des coûts implicites du CO2 évité associés à chacune d’entre elles devrait permettre à la fois des gains substantiels en terme économique, et de biens meilleures performances environnementales dans la durée.
Indépendance énergétique : un tissu industriel fragilisé ?
Pour l’avenir, la question de l’indépendance énergétique se pose peut-être moins en termes d’accès aux ressources fossiles (pétrole, charbon, gaz) ; celles-ci devraient être moins présentes dans les mix énergétiques de demain pour émettre moins de gaz à effet de serre, et plus abondantes qu’on ne l’imaginait hier avec la révolution des pétrole et gaz non-conventionnels. La sécurité énergétique devrait dès lors tenir sans doute davantage à la maîtrise industrielle des technologies clés de demain comme les énergies renouvelables, les techniques de stockage de l’électricité, les logiciels de gestion du système électrique, le nucléaire ou la capture-stockage du CO2. On constate dans ces domaines des difficultés croissantes, préoccupantes pour la préparation de l’avenir : que l’on pense à Alstom, fragilisé aussi par les stop and go européens sur le marché des cycles combinés au gaz, aux difficultés de la filière nucléaire française et d’Areva, à la délocalisation en Chine et en Asie de l’ensemble de la sun belt allemande naguère pionnière de l’industrie du photovoltaïque, au poids écrasant des industries japonaises et coréennes aujourd’hui, et bientôt peut-être de la Chine, dans le domaine des batteries. Ainsi nous n’avons pas en Europe et en France d’industries fortes par exemple en matière de solaire ou de batteries, industries importantes pour l’avenir. Il nous manque des stratégies de R&D et de constitution des écosystèmes industriels au service de notre indépendance énergétique et de notre puissance industrielle demain, manque que ne peut totalement compenser l’efficacité de nos grands groupes internationaux dans leurs stratégies légitimes hors de France ou d’Europe. Pourtant, le monde de la concurrence et des marchés internationaux n’empêche ni les États-Unis ni la Chine de mettre en œuvre ces stratégies, et la France et l’Europe savent aujourd’hui le faire dans des domaines comme le spatial, l’aéronautique ou la défense.
Des difficultés à trois niveaux : la hiérarchisation des objectifs, la qualité économique des décisions, et la préparation de l’avenir en termes de Recherche et Développement et d’écosystèmes industriels
D’une manière générale, les grandes lois sur l’énergie des 15 dernières années, de la loi POPE en 2005 (Loi de Programmation fixant les Orientations de la Politique Énergétique) jusqu’à la LTECV d’août 2015 (Loi de Transition Énergétique pour la Croissance verte) en passant par les lois Grenelle 1 et 2, ont bien fait émerger dans leurs attendus les enjeux liés à l’environnement (climat, environnement et santé, biodiversité), aux territoires, à la participation des parties prenantes dans les débats publics, et aux initiatives individuelles concernant les innovations techniques ou organisationnelles (par exemple sur les énergies renouvelables ou la gestion de la demande d’énergie). Ainsi, au tournant des années 2000, nous avons su, et c’est là un point tout à fait positif, mettre en évidence l’importance centrale des questions liées à l’environnement, écouter la montée en puissance des territoires et chercher à les responsabiliser davantage, stimuler au travers des investissements d’avenir un grand nombre de start-ups et d’innovations, et développer notre pratique des débats publics.
Si le diagnostic sur la période récente donne le sentiment d’un contraste avec les résultats des années 1945-95, c’est bien parce que cette plus grande complexité réclame, pour être pleinement assumée, davantage de capacité à débattre clairement de la hiérarchie des objectifs, de rigueur dans les analyses systémiques et économiques, et de compétences scientifiques et industrielles pour préparer l’avenir. Or c’est l’approche inverse qui en pratique a prévalu, avec l’idée que, grâce en partie à la concurrence et aux marchés de l’énergie, il était possible de nous dispenser de ces tâches.
C’était oublier, bien sûr, que les marchés nécessitent, pour jouer pleinement leur rôle dans la vie économique et sociale, des routes et des infrastructures de transport, une police, un droit des affaires, un droit de la concurrence, et donc des institutions fortes nationales et internationales ; et que pour réussir la dévolution et la décentralisation des pouvoirs, il est préférable de penser auparavant la cohérence du partage des responsabilités entre les différents lieux de décision concernés.
Les quelques pistes à suivre pour progresser nous semblent ainsi pouvoir être organisées autour de trois thèmes :
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Hiérarchiser les objectifs en ne conservant que les véritables finalités, et le faire le plus possible au travers de débats publics pour élaborer des visions consensuelles et qui s’inscrivent dans le temps long nécessaire pour gérer ces systèmes énergétiques complexes. La LTECV comporte ainsi plus de 30 objectifs qui mêlent finalités (les trois qui sont dans le libellé de notre thème) et moyens, par exemple les quantités des diverses technologies à développer. Il s’agit là d’éléments de niveaux logiques très différents, et qui cachent nécessairement des contradictions difficiles à résoudre en l’absence de cette hiérarchisation partagée et explicitée.
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Renforcer les analyses technico-économiques autour de trois axes [5]. Le premier est celui de la planification stratégique du domaine de l’énergie prenant en compte les dimensions systémiques et le long voire le très long terme. Il s’agit, tout d’abord, de modéliser les effets systémiques liés aux infrastructures (réseaux électriques, réseaux de transport, architectures urbaines…) qui présentent des caractéristiques de biens publics, de monopoles naturels, ou des « externalités ». Il s’agit, ensuite, d’intégrer les valeurs tutélaires associées à des contraintes systémiques d’ordre plus global (par rapport aux sous-systèmes énergétiques) comme le taux d’actualisation ou les prix fictifs associés aux émissions de gaz à effet de serre et aux polluants de l’air (dioxydes de soufre, oxydes d’azote, particules). Ces approches sont nécessaires pour ordonner les mesures de politiques publiques au regard de leur coût par exemple en euros par tonne de CO2 évitée, et le faire en prenant en compte les caractéristiques réelles du système énergétique – externalités environnementales et techniques, bien communs, biens publics – qui doivent être au cœur de cette planification stratégique au service des citoyens et du politique. Elles le sont bien sûr aussi pour tester les grands choix d’infrastructure et permettre à la puissance publique de décider dans la durée de façon robuste. Le deuxième axe qui fait défaut est celui de l’analyse des qualités incitatives des politiques publiques, et donc la pertinence des règles du jeu au regard des objectifs politiques et de la planification stratégique évoquée ci-dessus. Je proposerais volontiers, dès lors qu’il s’agit de déploiement massif de technologies matures, de résister à la tentation de l’utilisation généralisée de mécanismes de subventions, et de faire confiance aux marchés complétés par une vraie fiscalité environnementale fondée sur les valeurs tutélaires déjà mentionnées. Par ailleurs, le cas échéant, on peut y adjoindre des normes ou labels concernant les performances des équipements consommant de l’énergie pour « surmonter » les asymétries d’information des consommateurs (moteurs de voiture, appareils électro-ménagers…). Sauf mise en évidence rigoureuse des échecs de marché à traiter, il devrait être préférable de réserver l’usage des subventions d’un côté à la préparation de l’avenir (R&D, prototypes ou démonstrateurs industriels), et de l’autre, à ce qui touche à la solidarité, en s’assurant là aussi de l’efficience de l’outil utilisé. La qualité des évaluations macroéconomiques des politiques énergétiques en terme de croissance économique ou d’emplois directs et indirects est le troisième axe économique qui présente des faiblesses importantes aujourd’hui, tant en amont au niveau des projets de lois ou de décrets qu’en aval pour évaluer ex-post l’efficacité des politiques publiques. C’est là aussi un élément important pour que le politique et les citoyens puissent débattre en connaissance de cause, et pour responsabiliser les décideurs.
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Préparer l’avenir en termes de R&D et d’écosystèmes industriels. Comme on l’a déjà évoqué, dans le monde bas-carbone vers lequel nous nous dirigeons, la géopolitique de l’énergie va voir progressivement son centre de gravité se décaler de la détention des ressources fossiles (notamment des hydrocarbures) vers la maitrise des technologies bas-carbone. Disposer d’écosystèmes performants dans le nucléaire, les renouvelables, le stockage ou les transports propres va se révéler un atout important pour la France. Les États-Unis ou la Chine l’ont d’ailleurs bien compris avec des programmes de R&D, de démonstration et d’industrialisation conséquents et des positionnements solides à l’exportation.
Une fenêtre d’opportunité pour une nouvelle dynamique industrielle semble par ailleurs s‘ouvrir. La France dispose aujourd’hui encore d’atouts notamment en termes de qualité de ses chercheurs et de ses ingénieurs. Par ailleurs, les modalités de la concurrence internationale évoluent sensiblement : le coût du travail n’est plus, contrairement à il y a une dizaine d’années, un facteur déterminant de l’avantage des pays asiatiques et notamment de la Chine. Par exemple, les usines chinoises de panneaux photovoltaïques sont aujourd’hui entièrement automatisées : leur avantage coût réside essentiellement dans les effets de taille (usines géantes de 1 GW/an ou plus) et dans le coût compétitif des intrants grâce à un écosystème dense de fournisseurs de verre, acier, plastiques, etc. Ceci souligne l’importance de s’intéresser au développement, précisément, de ces écosystèmes.
En se mettant en position de cibler les technologies stratégiques à long terme et son positionnement sur la chaîne de valeur, en faisant levier sur ses atouts scientifiques et techniques, le développement du numérique et la taille du marché européen, la France apparait en mesure d’éviter de substituer une dépendance technologique à une dépendance aux hydrocarbures.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de transposer en France les institutions de planification chinoise, ou de ressusciter le Commissariat général au plan des Trente glorieuses. Il s’agit d’inventer l’outil pertinent aujourd’hui, en comprenant mieux ce que font nos concurrents dans le monde, et en tirant parti des bonnes pratiques de pays plus proches de nous, comme par exemple les Etats-Unis avec le système inspiré de la programmation stratégique industrielle du Pentagone et mis en place par le Président Obama ces dernières années dans le domaine de l’énergie (cf. QER, QTR, ARPA-E [6]).
Des performances également décevantes au niveau européen sur les 20 dernières années
On retrouve au niveau européen les mêmes questions qu’en France sur les 20 dernières années. Les performances sont décevantes selon les analyses récentes menées par la Commission européenne elle-même [7], et cela sur les trois objectifs CO2, compétitivité et sécurité d’approvisionnement.
Des performances décevantes
Concernant les émissions de CO2, le bilan européen est en demi-teinte. Les émissions de l’Union ont baissé de 18% depuis 1990. Une part importante de ces baisses provient de la désindustrialisation et de la crise économique. Les émissions de CO2 liées aux importations ont augmenté par rapport aux années 90, et la décarbonation du secteur électrique marque le pas, avec un prix du CO2 (Emission Trading Scheme, ETS) sur les marchés européens à un niveau trop faible (environ 5€/t CO2) pour inciter aux investissements bas carbone.
En termes de compétitivité, l’Europe perd des points vis-à-vis de ses grands compétiteurs. Ainsi, dans les années 90, les prix de l’électricité se situaient à des niveaux comparables en Europe et aux États-Unis. Aujourd’hui, ils sont deux fois plus élevés en Europe qu’aux États-Unis et en Chine. La situation est analogue pour le gaz avec des prix du méthane deux à trois fois plus élevés dans l’Union qu’outre-Atlantique.
En matière de sécurité d’approvisionnement, le taux de dépendance énergétique de l’Europe a augmenté : il était de 43% dans les années 90 contre 53% aujourd’hui. Dans le domaine de l’électricité, les opérateurs européens, leaders il y a peu, sont en proie à de graves difficultés qui posent la question de leur survie à terme. Une situation d’autant plus préoccupante qu’à l’horizon 2030 environ la moitié du parc thermique de production d’électricité existant sera à renouveler, de nombreuses installations arrivant à la fin de leur durée de vie. Des investissements massifs dans les moyens de production et les réseaux seront alors nécessaires. Les conditions financières détériorées des principaux électriciens en Europe laissent planer un doute sur leur capacité à les réaliser, ce qui interroge sur la sécurité d’approvisionnement électrique à cet horizon.
L’exemple du secteur électrique
Le secteur de l’électricité en Europe [8] témoigne lui aussi de ce contraste entre les « mots » du marché et les « choses » d’une économie administrée, d’une réglementation qui se traduit par les milliers de pages des codes de réseaux, le volume du dernier « paquet » législatif [9] proposé il y a quelques mois par la Commission européenne, comme par la multiplication des objectifs quantitatifs et des subventions qui les accompagnent ensuite dans le cadre des transpositions au niveau des pays.
Cette situation renvoie à trois types de difficultés : l’absence de hiérarchisation claire des objectifs, un déficit de cohérence des politiques publiques et des designs des règles du jeu problématiques.
Les directives de libéralisation de 1996 puis des années suivantes et le Paquet Énergie-Climat de 2009 ont, en effet, abouti à une logique « d’empilement » plutôt qu’à une articulation raisonnée. Le Paquet Énergie-Climat introduit au même niveau un objectif concernant les émissions de CO2 (baisse de 20% des émissions en 2020 par rapport à 1990) et deux objectifs concernant les moyens, 20% de renouvelables dans le mix de production et une augmentation de 20% de l’efficacité énergétique en 2020.
Pour promouvoir ces objectifs, des outils de politiques publiques non cohérents sont mis en place : des subventions pour promouvoir les renouvelables et surtout, plus étonnant, sans contrôle des volumes. Le marché ne peut donc plus prendre en charge les équilibres offre-demande à moyen-long terme, et plus aucun investissement ne se fait au regard des prix des marchés de gros, dont la seule fonction est désormais d’équilibrer les marchés à court terme. Et aucun planificateur n’assume ce rôle de contrôler les volumes d’investissement pour qu’ils répondent à de véritables besoins en termes de demande. Avec la crise économique depuis 2008 impliquant une demande d’électricité en croissance nulle, et l’arrivée massive de renouvelables correspondant à environ 10% de la demande européenne, et qui n’a aucune raison de s’arrêter, le résultat est une surcapacité durable et surtout sans force de rappel.
À cela, ajoutons que le « market design », les règles du marché de permis d’émission de CO2, n’a pas retenu les enseignements du marché du SO2 mis en place en 1994 aux Etats-Unis : l’horizon de temps est trop court (les objectifs sont clairs seulement à 2020, alors qu’il faudrait un horizon d’au moins 30 ans, et crédible), et il n’y a pas pour compenser ce défaut de prix-plancher du CO2 comme en Angleterre. Avec la crise économique et les difficultés de l’industrie européenne, on assiste à une baisse mécanique des émissions de CO2 un peu plus forte à court-moyen terme qu’attendu, d’où un prix du CO2 qui, ne reflétant pas la contrainte climatique de long terme, est passé d’environ 30 €/t CO2 à 5€/t CO2 depuis 2008.
Tout ceci a abouti en pratique à une série de dysfonctionnements préoccupants, concernant surtout la préparation de l’avenir.
Le prix moyen annuel de l’électricité était avant la crise en 2007-2008 d’environ 75€/MWh sur les marchés de gros en Europe continentale (France, Allemagne, Benelux), ce qui reflétait bien le coût de développement en base du cycle combiné au gaz incluant l’externalité CO2. Dans un secteur en croissance régulière juste avant 2008, les marchés reflétaient bien les coûts marginaux de long terme au moins pour les moyens de base. La surcapacité durable et l’effondrement prolongé du prix du CO2 évoqués ci-dessus entraînent les prix moyens à la baisse en 2013, juste avant le contre-choc pétrolier, à des niveaux d’environ 45€ (de l’ordre de 15€ de moins pour chacun de ces deux effets). Ils vont perdre à nouveau 15€/MWh avec la baisse des prix du gaz et du charbon depuis, et là encore sans la compensation qu’aurait dû permettre un marché du CO2 avec un horizon de très long terme. On assiste ainsi à un « effet de ciseaux » marqué entre les prix de gros et les prix de détails en Europe. D’un côté, des prix de gros plus de deux fois inférieurs à ce que devraient être les coûts marginaux de long terme (autour de 30-35 €/MWh aujourd’hui à comparer à 75 € en 2007), et cela probablement durablement si l’on ne remet pas d’aplomb les règles du jeu, avec de graves difficultés pour les opérateurs qui ne sont plus en mesure de récupérer les coûts des investissements passés. De l’autre, une hausse des prix aux consommateurs finals qui doivent payer via des taxes les surcoûts des énergies renouvelables. Les coûts globaux de production s’en trouvent significativement augmentés : en Europe, 60 milliards d’euros de surcoût annuel de soutien aux énergies renouvelables électriques selon l’AIE, auxquels il convient d’ajouter les coûts échoués dus aux surcapacités dont le montant pourrait être grossièrement estimé à plus de 50 milliards d’euros par an.
La compétitivité de l’Europe se dégrade, et la situation financière difficile des opérateurs électriques européens compromet leur capacité à préparer l’avenir. Il faut ajouter que cette absence de cohérence des règles du jeu européennes, les stop and go associés concernant le développement des diverses technologies – cycles combinés au gaz, solaire et éolien, nucléaire – et l’absence de réelle stratégie de recherche et industrielle fragilisent nos équipementiers et notre tissu industriel. La France a peu pesé dans les débats européens depuis plus d’une décennie, se mettant souvent à l’ombre du Royaume-Uni qui a développé ces dix dernières années une approche cohérente et pragmatique, proactive sur le climat et fondée sur des analyses économiques et techniques de qualité. Le « Brexit » rend d’autant plus nécessaire dans ce contexte une France capable à nouveau d’élaborer une vision cohérente, sachant exprimer clairement ses intérêts, et surtout sachant proposer un projet pour l’Europe, à l’écoute des enjeux des autres pays européens.
Redevenir une référence dans le domaine de l’énergie
L’expérience de l’Europe de l’électricité montre combien il est important de mettre en place des politiques publiques de l’énergie robustes face à un champ des possibles assez large. Entre les premiers débats sur l’introduction de la concurrence dans le domaine de l’électricité à la fin des années 80 avec les « coûts de la non-Europe », les premières directives en 1996, et la mise en place des codes de réseaux ces dernières années, on voit qu’il a fallu compter au moins deux décennies pour mettre en place des règles du jeu qui déclinent une vision politique, règles du jeu qui sont par ailleurs appelées à durer bien au-delà. Et l’on a vu, ces dernières années, avec la crise économique, la révolution technologique des pétrole et gaz non-conventionnels et le contre-choc pétrolier et gazier associé, la baisse des coûts du solaire et de l’éolien, l’émergence du rôle central de l’enjeu climatique, combien coûte de ne pas avoir pensé des politiques publiques résilientes grâce à une prospective plus ouverte en termes de champs des possibles, regardant plus loin dans le temps, et plus précise dans les dimensions industrielles et systémiques.
Si la France doit pouvoir redevenir rapidement une référence en matière énergétique, cela passe en premier lieu par une capacité collective à élaborer cette prospective énergétique à la fois précise et ouverte. C’est la raison pour laquelle, avant d’esquisser quelques propositions en matière de politique énergétique (cf. §3.2), on se propose de présenter quelques éléments de prospective, là encore plutôt sur l’exemple de l’électricité, autour d’abord des objectifs et défis principaux (climat et « souveraineté industrielle »), ensuite des options techniques à ouvrir ou déployer tant du côté de l’offre que de la demande, et enfin de revenir sur la dialectique entre les aspects systémiques de l’interconnexion électrique et les aspirations à plus de décentralisation de la société.
Au-delà de ces quelques éléments, nécessairement sujets à débat, c’est une démarche, en amont de l’élaboration de la politique énergétique, qu’il nous semble utile de développer ici.
Élaborer collectivement une prospective énergétique robuste
Deux enjeux majeurs à long terme : atteindre des objectifs ambitieux pour le climat grâce à une électricité décarbonée, réconcilier climat et développement économique et social par la maîtrise des écosystèmes industriels.
Au niveau mondial, un peu plus des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre proviennent de la combustion d’énergie, dont environ 40% proviennent de l’électricité. Le réchauffement climatique est un enjeu majeur, et si l’on veut réellement atteindre l’objectif d’une augmentation des températures globales limitée à 2°C à l’horizon 2100 par rapport au « niveau préindustriel », le moyen le plus significatif et le plus économique est de faire levier massivement sur l’électricité. D’après la plupart des scénarios élaborés par les organisations internationales qui travaillent sur ce sujet (AIE Agence Internationale de l’Energie, Banque mondiale, groupe 3 du GIEC, Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), il faudrait que le secteur électrique arrive à des émissions de CO2 nettes nulles à 2050, puis négatives au-delà. C’est une rupture forte non seulement par rapport au prolongement des tendances des dix ou vingt dernières années, mais également par rapport aux « NDCs » (Nationally Determined Contributions), les contributions des différents pays concernant leur réduction d’émissions à l’horizon 2030 proposées lors de la COP21 à Paris en décembre 2015. Cela suppose, à partir de 2020-2030, de ne plus développer de moyens de productions qui émettent du CO2 dans l’électricité à l’échelle mondiale : donc de compter essentiellement sur l’hydraulique, le nucléaire, les autres énergies renouvelables comme les éoliennes ou le photovoltaïque, et de ne plus construire de centrales au charbon ou au gaz sans capture-stockage du CO2. Cela suppose aussi de préparer pour l’horizon 2040-2050 des solutions techniques du type biomasse avec capture-stockage du CO2 (Bio-CCS) pour obtenir des émissions négatives dans le secteur électrique en plus des autres puits de carbone que les forêts ou les pratiques agricoles et l’utilisation des terres pourraient fournir. Cela suppose enfin, en parallèle d’efforts soutenus d’efficacité énergétique, une électrification massive des usages dans les bâtiments et les transports (et chaque fois que c’est possible dans l’industrie aussi) dès que le mix électrique est suffisamment décarboné. Ajoutons que, si l’on veut atteindre l’objectif de l’Accord de Paris d’arriver « well below 2°c » en 2100, le calendrier sera naturellement encore plus tendu.
Ce calendrier et les transformations profondes du mix et des modes de consommation qui l’accompagnent sont donc beaucoup plus exigeants que ne le perçoivent la plupart des acteurs. Cela signifie d’abord que l’on devrait laisser en terre une part importante des ressources fossiles : selon une récente étude [10] élaborée conjointement par l’AIE et l’IRENA (International Renewable Energy Agency), ce serait de l’ordre de 80% des réserves prouvées de charbon, 50% pour le gaz et 40% pour le pétrole. Ces ordres de grandeur dépendront beaucoup aussi de la capacité à déployer massivement la capture-stockage du CO2, et à utiliser encore des quantités significatives de gaz et de charbon ou non. On a donc des avenirs très contrastés pour le rôle et l’exploitation du gaz comme, dans une moindre mesure, le pétrole, dans les futures décennies ; avec, en conséquence, dans certains scénarios, des prix des énergies fossiles durablement bas. Ce qui augmenterait d’autant l’intérêt de mettre en place de manière crédible des valeurs élevées du CO2. Ces différents scénarios mériteraient d’être davantage explorés car ils engagent également nos relations géopolitiques à long terme avec la Russie ou le Moyen-Orient.
Ce calendrier exigeant rend également crucial la maîtrise des coûts de ces technologies décarbonées pour réconcilier économie et climat. Cela renvoie d’abord à la capacité de mettre en place, sur la base d’une prospective technologique, des programmes de recherche et de premier développement analogues à ce que les Américains ont su mettre en place ces dernières années comme on l’a déjà évoqué. Cela passe également par la capacité à maintenir et développer un écosystème industriel de qualité. On sait que les Chinois construisent des centrales charbon deux à trois fois moins chères que celles construites en Europe et s’apprêtent à faire de même pour le nucléaire. Les entreprises allemandes dans le photovoltaïque ont laissé la place aux usines asiatiques et surtout chinoises. Dans leur industrie du photovoltaïque, leur avantage comparatif tient d’abord à la qualité de l’écosystème industriel et de moins en moins aux coûts de main-d’œuvre. Leurs intrants (produits chimiques, verre…) sont beaucoup moins chers car produits en grande quantité et sans discontinuités, ils bénéficient d’effets de standardisation bien plus forts que chez nous. Par ailleurs le politique ne donne pas seulement de la visibilité de long terme, il organise, parfois de Pékin, la diffusion des innovations incrémentales sur les procédés pour permettre à l’ensemble des industriels chinois de garder un temps d’avance sur les coûts de production. Ils cherchent aussi à remonter la chaîne de la valeur : ils sont maintenant capables de produire les machines-outils pour faire les panneaux. C’est d’ailleurs avec pour partie les mêmes méthodes que nous avons su hier construire des centrales nucléaires deux à trois fois moins cher que les Américains : visibilité donnée dans la durée par le politique, tissu industriel de qualité, capacité à maîtriser la conduite des grands projets en standardisant. Même s’il ne s’agit pas de transposer l’ensemble des pratiques chinoises, il nous faut inventer les nôtres pour le monde de demain dans lequel la réduction de notre dépendance énergétique comme notre capacité à maîtriser le coût de cette énergie dépendront bien plus de cette maîtrise industrielle que de la diversification de nos approvisionnements en combustibles fossiles.
Préparer la maîtrise économique et industrielle des techniques de production d’électricité sans CO2 pour 2025-2030
Il faut donc pouvoir déployer rapidement et massivement sur l’ensemble de la planète des moyens de production sans CO2. En plus de l’hydraulique dont le potentiel est encore très important en Asie, en Afrique et en Amérique latine, il reste trois types de moyens qui tous peuvent jouer un rôle significatif à l’horizon 2050 (cf. les scénarios de l’AIE ou ceux présentés par le groupe 3 du GIEC) : le nucléaire de « génération 3 », la capture et stockage du carbone nécessaire pour utiliser le charbon et le gaz en limitant ainsi leurs émissions de CO2, et les renouvelables variables comme les éoliennes ou le solaire à un niveau qui permette de les intégrer de façon satisfaisante dans le système électrique.
Le nucléaire de génération 3 prend en compte le retour d’expérience des accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, pour améliorer encore le niveau de sûreté, en particulier en diminuant l’essentiel des impacts sur les personnes comme sur l’environnement à l’extérieur de la centrale en cas d’accident grave (y compris de fusion du cœur). On dispose de prototypes en France, Finlande, Chine, aux États-Unis, en Russie. Leur mise en service va maintenant permettre de valider leurs options techniques. L’enjeu principal pour les cinq à dix prochaines années consiste à réduire significativement leur coût ; ce qui implique l’optimisation-simplification des designs détaillés, la visibilité stratégique pour engager des séries de tranches et standardiser comme la France a su le faire dans le passé, et monter le niveau de qualité des filières industrielles.
La capture–stockage du CO2 a fait l’objet de très peu de démonstrateurs « à l’échelle » pour la production d’électricité au regard des programmes ambitieux du début des années 2000. Il y a donc trois enjeux : Construire et exploiter des démonstrateurs de grande taille pour tester les installations de capture là où leur déploiement pourrait être utile (Chine et Etats-Unis pour le charbon, Etats-Unis et Europe pour le gaz) qu’il s’agisse des systèmes classiques de postcombustion (qui peuvent aussi, dans certains cas, équiper des centrales existantes) ou des technologies intéressantes pour demain (comme l’oxy-combustion) Diviser par deux ou trois le coût de la capture, qui est d’une certaine façon une installation chimique de grande taille « branchée » sur une centrale électrique, par l’amélioration du système et la standardisation Trouver des solutions fiables et surtout à l’échelle des besoins pour le stockage géologique du CO2 : il faudrait en effet pouvoir stocker de 5 à 15 Gt CO2 par an pour avoir un effet utile sur l’évolution du climat. C’est considérable, et il n’est pas sûr que la capacité des aquifères qui autorisent l’injection de CO2 à des rythmes élevés sans conséquence en termes de fuite ou de microséismes soit suffisante et bien localisée. Il s’agit donc d’avancer rapidement dans les tests, la recherche et les démonstrateurs.
Concernant les renouvelables variables utilisant le vent et le soleil, il paraît utile de distinguer deux types de géographies : Celles qui, comme la Californie ou l’Arabie Saoudite pour le soleil, sont doublement favorisées. D’abord, car elles disposent de deux fois plus de soleil (ou de vent) que nous. Les coûts des renouvelables étant essentiellement des coûts d’investissement et des charges fixes (comme le nucléaire et l’hydraulique), leurs coûts de production au kWh sont deux fois moins élevés. Ensuite car, dans ces zones, la demande est souvent bien corrélée au soleil (climatisation) ou au vent. Il n’y a pas vraiment d’été et d’hiver, donc pas besoin de transférer de façon significative de l’électricité d’origine solaire d’une saison à l’autre. Il est seulement utile d’avoir du stockage journalier pour transférer des kWh du jour vers la nuit. Stockage qui peut être accessible avec les progrès réalisés sur les batteries, à condition d’accepter un doublement des coûts de production. Dans ces géographies ensoleillées ou ventées, les renouvelables variables devraient jouer un rôle fort dans le mix avec des taux de pénétration substantiels. En revanche, dans les pays tempérés comme les nôtres, avec deux fois moins de soleil ou de vent dans l’année, et la nécessité d’avoir des stockages saisonniers (« transport du soleil » d’été en hiver) et hebdomadaires (d’une semaine avec vent à une semaine sans vent), il faut encore franchir des étapes pour aller à des taux de pénétration élevés : sur le coût du photovoltaïque ou des éoliennes offshore, et avec des ruptures technologiques sur les stockages hebdomadaire ou saisonnier qui ne relèvent pas du monde des batteries, mais plutôt d’autres filières comme l’hydrogène.
Il s’agit bien de discuter des conditions de réussite du déploiement massif dans le monde de ces technologies : on peut être alors confronté à des contraintes de ressources (terres rares…), d’occupation de l’espace (en fonction des géographies humaines), de traitement de l’intermittence des renouvelables… La prise en compte rigoureuse de ces dimensions systémiques liées à l’échelle et l’intensité du déploiement conduit à rester prudent face aux modes successives concernant les technologies « miracles » : la capture-stockage au début des années 2000, la « renaissance du nucléaire » à la fin des années 2000, puis les renouvelables variables accompagnées des batteries lithium-ion depuis le début des années 2010. On aura probablement besoin de toutes ces technologies ; et surtout, les pays qui voudront avoir la capacité de les déployer significativement, en limitant leurs coûts et les effets systémiques associés, devront faire preuve de politiques industrielles et scientifiques persévérantes pour résoudre concrètement les questions-clés que nous avons évoquées.
Électrifier massivement les bâtiments et les transports dès que les mix deviennent décarbonés
Sur les logements, nous avons déjà indiqué que les technologies performantes existent déjà : de ce point de vue, l’exemple de la Suède est intéressant avec le déploiement de pompes à chaleur deux fois moins chères, et de réseaux de chaleur biomasse grâce à une forte taxation du CO2. Les difficultés résident plutôt dans les qualités incitatives des politiques publiques (en particulier la fiscalité environnementale) et les mesures d’accompagnement vraiment efficaces (professionnalisation de la filière et assurance-qualité des conseils et des travaux pour le client).
Sur les transports, on ne disposait pas encore jusque-là des technologies (sauf pour le transport collectif métro/train/tramway), mais nous sommes peut-être à la veille d’une révolution avec les innovations sur les véhicules électriques ou hybrides rechargeables et autonomes portées par la filière automobile et les nouveaux acteurs du numérique et de l’intelligence artificielle. Pour transformer l’essai, il va falloir trouver des solutions aux questions « systémiques » comme le déploiement des infrastructures de charge et la mise en place de gestion « intelligente » des recharges pour éviter des congestions et des surcoûts excessifs en amont sur les réseaux électriques. Il va falloir aussi acquérir de l’information sur l’intérêt respectif, selon les comportements des consommateurs et les innovations en termes d’offres et de modèles d’affaires associées, des solutions purement électriques, hybrides rechargeables ou hydrogène (cette dernière étant probablement davantage adaptée au transport de marchandises ou aux grosses cylindrées). Les pouvoirs publics vont ainsi devoir vérifier qu’ils ont les moyens de faire cette prospective stratégique et systémique des transports en interaction avec les différents acteurs, dans un contexte où certains pays comme la Chine mettent les bouchées doubles à tous les niveaux, en particulier sur la fabrication des équipements et les normes et standards associés ; même si par ailleurs leur mix électrique est, à la différence du nôtre, bien loin d’être décarboné.
Une électricité toujours plus interconnectée dans les pays à forte densité de consommation, et, en même temps, davantage de responsabilités aux collectivités locales pour gérer les synergies « énergie » entre réseaux locaux d’un même territoire (électricité/ transport/ déchets/ chaleur)
Contrairement aux apparences, plus l’électricité va s’affirmer comme « l’énergie décarbonée et numérique » du XXIe siècle, et plus vont se développer de nouveaux usages dans les bâtiments et les transports et des moyens de production liés à de nouveaux aléas comme le soleil ou le vent, plus se renforce l’intérêt économique à interconnecter ces producteurs et consommateurs via les réseaux de transport et de distribution d’électricité. Les gains liés au foisonnement des usages et des comportements des consommateurs d’un côté, et de l’autre des régimes aléatoires des moyens de production en fonction de leur localisation et de leurs « combustibles » sont considérables, dès que la densité de consommation est suffisamment forte et que les coûts des réseaux sont limités. Ceci est d’une certaine façon encore plus vrai si les moyens de production sont décentralisés et localisés pour une part chez les consommateurs. Pour renverser ce résultat, il faudrait qu’il y ait des possibilités de stockage hebdomadaire et saisonnier peu coûteux et « local », et que les coûts des moyens de production soient plus faibles chez les consommateurs que dans des « fermes centralisées ». Si l’on prend l’exemple du photovoltaïque, c’est clairement l’inverse, les coûts de production de panneaux individuels étant à peu près le double de ceux des « fermes ».
Le réseau électrique permet ainsi, en optimisant globalement les investissements, de diminuer la puissance installée nécessaire d’un facteur très important. Ainsi, sauf dans les zones à faible densité de consommation où les coûts de réseau peuvent devenir prohibitifs, comme en Afrique subsaharienne dans les zones rurales, « l’économie solidaire et du partage » des réseaux électriques interconnectés pousse dans nos pays développés à ne pas promouvoir « l’autarcie énergétique » à l’horizon des prochaines décennies.
En revanche, il va falloir inventer des règles du jeu pour décentraliser cette vision globale du système électrique, et permettre aux collectivités locales d’optimiser au niveau des territoires les synergies entre les réseaux locaux d’électricité, de gaz, de chaleur, de transports, de déchets, en lien avec leurs politiques d’aménagement des métropoles et des territoires.
Les pays qui sauront tout à la fois gérer globalement, efficacement et façon solidaire leur système électrique tout en responsabilisant les métropoles et les territoires auront un avantage comparatif important dans la concurrence internationale. Derrière cela, il y a des compétences à développer dans le champ des logiciels, des mathématiques appliquées, de l’intelligence artificielle ; compétences qui doivent aussi être mises au service de l’intérêt général, en particulier pour proposer des mécanismes de décentralisation responsabilisants et efficaces.
Quelles propositions pour la France ?
À partir de ces éléments de diagnostic et de prospective, on suggère quelques propositions qui bien sûr mériteraient un réel débat. Il s’agit surtout d’illustrer ce que peut être un chemin qui prenne au sérieux ces besoins de cohérence et de hiérarchisation des objectifs (§a et b) et de préparation de l’avenir (§c), et qui ouvre la voie d’une articulation raisonnée des responsabilités entre l’État-nation, l’Europe et les collectivités locales (§d).
Hiérarchiser les objectifs et distinguer les échelles de temps
Si l’on privilégie la lutte contre le réchauffement climatique, et si l’on considère que l’on dispose bien en France d’une Autorité de sureté nucléaire (ASN) compétente, transparente et crédible, la stratégie énergétique conduit à privilégier la prolongation des tranches nucléaires au-delà de 40 ans sous réserve bien sûr des décisions de l’ASN. Cette prolongation est en effet le moyen le plus économique (d’au moins un facteur 2 par rapport aux meilleures alternatives) de continuer à bénéficier d’une électricité décarbonée et peu coûteuse dans les 10 ou 20 prochaines années, jusqu’en 2030-2040. Ce qui nous permet d’agir dans deux directions complémentaires : engager dès maintenant pour les deux prochaines décennies l’électrification des bâtiments d’abord, puis celle des transports ; préparer la maturité économique et industrielle des moyens de production sans émission de CO2 nécessaires pour renouveler les parcs électriques français et européens à l’horizon 2030 et au-delà (ENRs variables et stockage saisonnier, nucléaire de génération 3 optimisé, gaz et capture-stockage) avec les écosystèmes industriels associés en France et en Europe.
Décarboner les bâtiments et les transports dans les deux prochaines décennies
Dans les deux secteurs, il faut faire levier sur l’électricité décarbonée, la biomasse (bois-énergie et réseau de chaleur pour les logements, biocarburants pour les transports, sous réserve de ses autres usages), et sur les économies d’énergie concernant l’utilisation des énergies fossiles résiduelles.
Décarboner les logements
Comme on l’a vu, les technologies existent, il s’agit donc de réévaluer la cohérence et l’efficience des politiques publiques actuelles. De ce point de vue, quatre types de mesures semblent pertinentes pour assurer à la fois des gains d’efficacité énergétique et en CO2 et renforcer les solidarités.
Tout d’abord, mettre en phase les diagnostics énergétiques et les normes dans les bâtiments avec les véritables objectifs à savoir les émissions de CO2 et la dépense énergétique par m2. Cela permettrait d’éviter les biais en faveur des énergies fossiles dans le neuf et, en matière de diagnostic, de mieux identifier les bâtiments émetteurs de CO2 et énergivores ainsi que les gestes les plus rentables en termes de diminution des émissions.
Compte tenu de la durée de vie longue des bâtiments et notamment des logements, il apparaît important de pouvoir inciter de manière significative à des actions de rénovation rentables des bâtiments existants. Le rééquilibrage puis l’inversion de la fiscalité du gaz et du fioul et de l’électricité pour tenir compte des valeurs tutélaires du CO2 et des autres externalités environnementales (SOx, NOx et particules fines) apparaît, de ce point de vue, comme un levier majeur qui aurait vocation à s’inscrire dans un mouvement plus large et rapide vers une fiscalité environnementale déjà timidement entamé pour le CO2.
La troisième mesure vise à rationaliser les multiples mécanismes existants. Une revue d’ensemble devrait permettre en premier lieu d’identifier, pour les conserver ou les améliorer, les normes et les standards qui correspondent à de véritables échecs du marché (comme, par exemple, les asymétries d’information au niveau des consommateurs et auxquels répondent les étiquettes Energie, ou encore les questions de formation des artisans dans la rénovation). Elle devrait permettre, par ailleurs, d’évaluer la performance en termes de coût et de CO2 d’autres mesures comme les Certificats d’économie d’énergie (CEE), le crédit d’impôt pour la transition énergétique CITE, les différents prêts et aides fiscales dont la pertinence en termes de réponse à des échecs du marché semble moins évidente, en vue d’en réduire le nombre, simplifier leur accès et améliorer leur efficacité.
Enfin, il serait utile de revisiter les mesures concernant le traitement de la précarité énergétique pour renforcer l’exigence de solidarité en s’assurant que l’on parvient bien à cibler et aider les ménages précaires avec des outils adaptés.
Décarboner les transports
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Transport de marchandises : Pour le transport des marchandises, les principales « externalités » sont liées aux émissions de CO2 et aux coûts des infrastructures, et lorsqu’on se rapproche des zones denses (agglomérations), il faut y ajouter les émissions locales de SOx, NOx, particules et les problèmes de congestion dans les métropoles. Les camions paient à peu près pour leurs externalités sur les longues distances quand ils utilisent l’autoroute, grâce à la taxe TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) et aux péages. En revanche, ce n’est pas le cas sur les nationales en particulier depuis qu’on a renoncé à l’écotaxe. Par ailleurs, lorsque les camions arrivent dans les villes, les externalités en termes de pollutions locales et de congestions ne sont pas non plus prises en compte. On voit qu’il pourrait être intéressant de combiner la mise en place progressive d’une fiscalité prenant mieux en compte ces externalités, et qui pourrait contribuer au financement de nouvelles infrastructures permettant le développement de modes plus propres : faudrait-il reprendre le dossier du fret ferroviaire électrique avec un réseau « branché » sur l’arrivée des conteneurs dans les grands ports de marchandises ? Certains pays commencent également à s’intéresser au développement de caténaires sur les autoroutes pour « électrifier » les camions. À l’autre bout de la chaîne, à l’arrivée dans les villes, il faut s’interroger sur la localisation de plateformes logistiques pour assurer le transport « du dernier km » avec des véhicules plus petits en charge de la distribution : une localisation ni trop éloignée des centre villes, ni trop proche pour éviter les problèmes de pollution, et passer à l’électricité une partie de ces véhicules utilitaires ? Il faut bien sûr étudier les alternatives à long terme, en particulier l’hydrogène et les piles à combustible.
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Véhicules particuliers : Les véhicules particuliers paient les infrastructures routières. Le paiement des externalités dues au CO2 et aux polluants atmosphériques devrait favoriser le développement des véhicules électriques ; rappelons que le niveau de 100 €/t CO2 comme valeur tutélaire en 2030 préconisé par le rapport Quinet (10) implique un surcoût d’environ 25c €/l sur l’essence, ce qui n’est pas suffisant, mais pas négligeable non plus. Sous une dizaine d’années, il est ainsi possible d’envisager des véhicules électriques compétitifs avec les véhicules « classiques » grâce à la baisse attendue du coût des batteries. Une compétitivité qui pourrait s’étendre aux zones rurales avec une hausse de l’autonomie permise par les progrès dans la densité énergétique des batteries. Des résultats qui supposent des politiques de développement des infrastructures de charge optimisées et une bonne gestion du foisonnement des consommations pour limiter les coûts du système électrique, en particulier en matière de réseau.
Les coûts liés à la congestion constituent plutôt une incitation à augmenter la densité urbaine et à développer des transports en commun électriques de type métro ou train comme l’illustre bien l’exemple de Paris et de sa proche banlieue. Un système basé sur les véhicules électriques autonomes peut être pertinent dans des agglomérations peu denses au départ, et donc peu sujettes aux congestions, et à la condition que ces véhicules se développent rapidement sur la base d’un mix électrique bien décarboné. Si l’on doit développer en milieu dense des infrastructures de transport en commun électriques, il faut alors aussi s’intéresser à la fiscalité du foncier pour pouvoir utiliser une partie des plus-values liées à ces infrastructures pour les financer, et trouver les instruments pour refléter aussi les coûts de congestion via par exemple une taxation de la propriété des véhicules en zone urbaine.
Ces différents éléments illustrent à nouveau l’intérêt de développer, en relation avec une prospective technologique et sociétale, une planification systémique et économique articulée à une analyse économique des outils fiscaux incitatifs pour tout à la fois décider des investissements d’intérêt général, trouver les financements nécessaires, et envoyer les bons signaux économiques aux acteurs économiques et sociaux.
Préparer l’avenir (2030-2040) en termes scientifiques et industriels
Le secteur énergétique présente quelques caractéristiques qui traversent l’histoire, et deviennent encore plus prégnantes avec l’accroissement du nombre des hommes et des richesses, la densification des métropoles comme des échanges internationaux. Il s’agit d’un secteur du temps long, voire très long, très capitalistique, et dans lequel les « interconnexions », qu’elles soient liées à l’électricité, à la densité des villes ou aux réseaux de routes marchandes, écrivent dans l’histoire et la géographie la complexité des solidarités techniques et économiques.
C’est pourquoi, à plusieurs reprises, nous avons vu combien la préparation de l’avenir passe d’abord par des analyses systémiques : la gestion de l’intermittence et les percées à faire dans les stockages hebdomadaire et saisonnier, la gestion des congestions en ville ou les interactions entre modes de transport pour le fret.
Ces approches systémiques, prospectives et technicoéconomiques, doivent interagir avec des programmes de recherche scientifique sur les paramètres importants des technologies-clé (stockage d’électricité de « constante de temps longue », comportement des aquifères lors de l’injection rapide de CO2). Et on doit articuler ces programmes de recherche avec la capacité à préparer les écosystèmes industriels pour déployer de façon fiable et économique ces technologies le moment venu.
Mettre ensemble compétences systémiques, scientifiques et industrielles de haut niveau au service de l’intérêt général pour libérer les initiatives est bien sûr un défi difficile, mais qui demande surtout d’être repéré comme un enjeu majeur par le politique.
Renforcer de façon cohérente les rôles de l’Europe et les collectivités locales
La France peut être force de proposition pour trouver le bon point d’équilibre en termes de pouvoirs d’élaboration des règles du jeu dans le domaine de l’énergie entre le niveau de l’État, qui demeure le premier responsable dans ce secteur, et les rôles de l’Europe d’un côté et des collectivités locales de l’autre qui sont importants et doivent être définis de façon cohérente.
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Réformer les règles du jeu en Europe pour permettre une véritable Europe de l’énergie
La situation des marchés du gaz et de l’électricité en Europe appelle des réformes substantielles. Les discussions en cours autour du Winter Package offrent une opportunité pour faire des propositions à nos partenaires européens à même de relancer la construction d’une Europe de l’énergie. Trois nous paraissent structurantes à cet effet.
En premier lieu, hiérarchiser, à l’image de ce qu’on propose ici pour la France, les objectifs européens en matière d’énergie autour des trois finalités : environnement/climat, sécurité d’approvisionnement, compétitivité. Dans ce cadre, les objectifs en termes de moyen éventuels sont indicatifs et soumis au respect des trois grandes finalités.
Le second point vise à recentrer et renforcer le rôle de l’Europe sur quelques domaines bien identifiés et sur lesquels elle possède une claire valeur ajoutée (quitte à faire les premiers pas avec les pays les plus intéressés) : le CO2 en mettant en place une trajectoire de prix-plancher ou une taxe carbone à long terme, en lien avec les valeurs tutélaires ; les projets industriels et scientifiques européens d’avenir, comme sur le stockage d’électricité ; la sécurité d’approvisionnement et les interconnexions européennes de gaz et d’électricité ; le contrôle du fonctionnement des marchés de gros à court terme et un rôle de coordination dans les évolutions des mix et du développement des réseaux décidés par chaque pays.
Enfin, le corollaire de ce recentrage est une Europe moins tentée par le micro-management du secteur énergétique au travers de la multiplication des objectifs, des codes de réseau, des textes de directives qui se présentent de fait comme des règlements. Une Europe dans laquelle puisse être mis en œuvre un principe de subsidiarité intelligent qui fasse droit à la diversité des formes d’organisation des secteurs énergétiques face à des situations et des histoires énergétiques diverses. Une Europe redynamisée sur l’enjeu climat, et une Europe des projets plus qu’une Europe des règlements.
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Responsabiliser les collectivités locales
Les collectivités locales vont être au premier plan pour élaborer les infrastructures de transport, les types d’énergies dans les nouveaux quartiers, les opérations de réhabilitation immobilières, définir les sources d’énergies locales à valoriser. De plus en plus, on l’a vu, elles sont amenées à devoir prendre des décisions à l’interface de plusieurs réseaux (électricité, gaz, chaleur, déchets, eau), à en valoriser les synergies et réaliser des arbitrages entre eux.
Le développement de ce rôle moteur des collectivités locales doit aller de pair avec une responsabilité renforcée, en particulier concernant les impacts économiques et financiers. Cette responsabilité devrait faciliter l’alignement des objectifs de développement de l’emploi et de l’attractivité des territoires avec l’intérêt général et les solidarités nécessaires au niveau de la collectivité nationale.
Conclusion
Plus que ces quelques propositions, l’enjeu est bien de redonner à l’État et au politique les moyens d’élaborer et de débattre d’une stratégie énergétique cohérente et à long terme pour le pays, et des conditions scientifiques, industrielles et économiques de sa réussite. Comme toujours, les hommes et les institutions sont déterminants, et de ce point de vue nous sommes confrontés à trois enjeux : celui des compétences, de la fragmentation de la sphère publique et de la responsabilité du politique.
Avec les privatisations et le développement de la concurrence depuis les années 80, les compétences industrielles et économiques sont passées dans les start-ups, les groupes internationaux ou dans le monde de la finance. Il n’existe plus d’opportunités de carrière industrielle dans l’administration, et d’aucuns ont imaginé que l’on pouvait se passer d’analyses économiques normatives, la concurrence et les marchés se chargeant d’organiser l’optimisation des choix économiques. Comme le font d’autres pays, il faudrait pouvoir mettre les meilleures compétences scientifiques, industrielles, économiques au service de l’intérêt général dans ce domaine en allant les chercher là où elles se trouvent, dans la recherche et l’industrie.
Dans la sphère publique, on a cru qu’à chaque problème il fallait son outil de politique publique et son « avocat », son entité, parfois son agence indépendante. À un moment où, comme on l’a vu à de nombreuses reprises, les dimensions systémiques n’ont jamais été aussi présentes, coexistent dans le secteur de l’énergie l’Agence des Participations de l’État, la DGEC, le CGDD, la CRE [11] (où se trouvent comme au CGDD des compétences économiques, mais pas en charge de la politique énergétique d’ensemble du pays), la DGE (où l’on a des compétences industrielles), l’ADEME, le CEA, l’IPFEN (où sont les compétences scientifiques sur des sujets précis). Et l’on retrouve pour une part cette fragmentation au niveau européen. L’enjeu est alors de recréer un lieu de synthèse, se sentant responsable globalement des performances du pays sur les trois axes, environnement, compétitivité, sécurité d’approvisionnement, et capable de faire travailler ensemble les différentes entités publiques et expertises. C’est seulement ainsi que l’on pourrait mieux instruire une politique de recherche et industrielle à long terme, et proposer aux citoyens et au politique des politiques publiques cohérentes et incitatives.
Enfin, il faudrait renforcer la responsabilité du politique devant les citoyens sur la cohérence dans le temps et l’espace des objectifs et sur les conséquences économiques et sociales des politiques publiques. C’est vrai au niveau de l’État, mais aussi de l’Europe et des collectivités locales.
Le secteur de l’énergie apparait bien ainsi comme particulièrement illustratif des problèmes auxquels nos sociétés vont être de plus en plus confrontées dans l’avenir. D’un côté, le mouvement d’individualisation va accroître les attentes de populations plus éduquées, plus informées, aspirant à davantage d’autonomie dans la définition de leurs modes de vie et davantage de participation dans la prise des décisions qui les touchent. De l’autre, un monde fini, plus peuplé, plus technique, plus interconnecté voit croître les enjeux systémiques, l’émergence de nombreux biens communs aux différentes échelles locales, nationales et internationales. Dès lors, on mesure l’enjeu d’une gouvernance et d’institutions qui prennent en compte ces aspirations, ces visions du monde plurielles, et la complexité des domaines marqués par la multiplicité des champs scientifiques et techniques mobilisés. Olivier Godard parle dans ce contexte d’univers controversés [12]. Ce sont des domaines importants pour la vie des citoyens, qui peuvent même être une condition de possibilité de la vie de la cité ; des domaines marqués également par la complexité attachée à l’incertitude, l’irréversibilité, la pluridisciplinarité ; et des domaines qui sont le lieu de confrontation et de controverses sur la hiérarchie des objectifs. Il suggère de bien distinguer dans le processus de décision concernant ces univers, le registre de l’organisation de l’expertise multidisciplinaire de ceux de la décision politique d’une part, et d’autre part de la participation des parties prenantes et des groupes d’intérêt. Il s’agit en effet de créer une nouvelle forme d’expertise collective, de permettre à des experts et des scientifiques de disciplines diverses de co-construire un savoir et une sagesse pratique collective en prenant au sérieux les questions des citoyens, mais en mettant toujours entre parenthèses leurs options personnelles.
Dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, « Pour une 6ème République écologique », Dominique Bourg propose ainsi de créer une académie ou un collège du futur : « Il faut donc, second pilier, introduire des connaissances scientifiques dans l’espace public et faciliter leur mise en débat, en nous dotant d’un instrument impartial de veille et de diagnostic sur l’état de la biosphère, au service des responsables politiques et des citoyens, et donc de l’élaboration et de l’évaluation démocratique des politiques publiques : un Collège du futur composé de scientifiques provenant des disciplines expérimentales mais aussi des sciences humaines et sociales, détachés pour un temps de leurs organismes de recherche respectifs [13] ». L’exercice partagé de la raison dans un espace public de discussion pour décider dans ces univers controversés demande peut-être aussi de reconnaître que nous sommes là autant dans le monde sublunaire du vraisemblable et de la prudence aristotélicienne [14], que dans le monde de la nécessité mathématique du mouvement des astres. Aussi, peut-être faudrait-il inventer des formes nouvelles de rigueur collective, au service de l’Etat et des citoyens, qui pourraient s’inspirer à la fois du Discours de la méthode et de l’Ethique à Nicomaque.
[1] Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990
[2] L’essentiel des chiffres cités provient, pour la France, des sources très documentées du Ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer (Chiffres clés du climat –France et monde, édition 2017 ; Chiffres clés de l’énergie, édition 2016, Chiffres clés du transport, édition 2017) et de l’ADEME (Climat, air et énergie, édition 2015) et pour l’Europe, d’Eurostat. Pour les données mondiales, les chiffres cités proviennent des documents de référence de l’Agence Internationale de l’Energie (Energy policies of IEA Countries- France, 2016 et World Energy Outlook 2016)
[3] B. Dänzer-Kantof et F. Torrès, L’énergie de la France. De Zoé aux EPR, l’histoire du programme nucléaire, Editions François Bourin, Paris, 2013
[4] UNGG, Uranium naturel graphite gaz, filière française développée par le CEA et EDF ; PWR, Pressurized Water Reactor (ou REP, réacteur à eau sous pression) filière dite aussi « à eau légère » qui utilise de l’uranium enrichi, développée par les Américains puis par Framatome sous licence Westinghouse.
[5] Voir en particulier Synthèse n°31, Avril 2017, Horizon 2022, Gouvernance et performance globale des politiques environnementales. Comment construire les chemins de la transition ? note du Conseil Economique pour le Développement Durable, écrite sous la responsabilité de son Délégué Général, Dominique Bureau.
[6] Quadrennial Energy Review (QER), Quadrennial Technology Review (QTR) et Advanced Research Projects Agency- Energy (ARPA-E) sont des dispositifs développés sous l’autorité du Secrétaire d’Etat à l’énergie américain, pour étudier les technologies d’avenir et soutenir celles choisies au niveau de la R&D.
[7] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen, au Comité des régions et à la Banque européenne d’investissement. État de l’union de l’énergie 2015, Novembre 2015
[8] Voir « La crise du système électrique européen » Commissariat Général à la Stratégie et la Prospective, janvier 2014 et « L’Union de l’énergie », France Stratégie, août 2015 avec les contributions de Dieter Helm, Fabien Roques et Marc-Oliver Bettzüge ; et aussi J.P. Bouttes, F. Dassa, Europe de l’Electricité, une perspective historique, IFRI, Novembre 2016
[9] « Winter package », Une énergie propre pour tous les Européens, novembre 2016
[10] “Perspectives for the Energy Transition, Investments needs for a low carbon energy system » IEA – IRENA, mars 2017. Voir aussi P. Smith and al. “Biophysical and economic limits to negative CO2 emissions”, Nature, décembre 2015
[11] Centre d’Analyse Stratégique « La valeur tutélaire du carbone », Rapport de la commission présidée par Alain Quinet, La Documentation française, 2009
[12] DGEC, Direction Générale de l’Energie et du Climat et CGDD, Commissariat Général du Développement Durable (Ministère de la transition écologique et solidaire) ; DGE, Direction Générale des Entreprises (Ministère de l’Economie et des Finances); CRE, Commission de Régulation de l’Energie ; IFPEN, Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles.
[13] Cf. Chapitres 3 et 10 « Environnement et développement durable, une approche méta-économique » Olivier Godard, 2015
[14] P.16 « Pour une 6ème République écologique » Odile Jacob, 2011