Opinion publique et crise de la démocratie

Séance du lundi 12 novembre 2018

par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Monsieur le député,
Monsieur le maire,
Madame le maire,
Monsieur l’ambassadeur,
Monseigneur,
Monsieur le Pasteur,
Monsieur le chancelier de l’Institut,
Monsieur le chancelier honoraire,
Madame le secrétaire perpétuel,
Messieurs les secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

« J’aime la règle qui corrige l’émotion. J’aime l’émotion qui corrige la règle », écrivait Georges Braque[1]. La règle et l’émotion sont les deux pôles entre lesquels gravite notre séance solennelle.

Une règle explicite : le costume, les tambours, ces rites de la liturgie académique par laquelle notre Compagnie prend corps, s’inscrit dans une histoire et se remémore son esprit.

Émotion, celle d’ouvrir cette séance au lendemain des impressionnantes commémorations du centenaire de l’armistice du 11 novembre.

Émotion, celle qui nous étreint à la pensée des vides créés dans nos rangs cette année. Nous ont quittés notre confrère Prosper Weil, membre de la section Législation, droit public et jurisprudence, et nos correspondants Peter Kemp, Paul Guichonnet, Denis Szabo. Nous saluons leur mémoire et leur rendons l’hommage qui leur est dû.

Émotion et joie, d’avoir accueilli parmi nous Claudine Tiercelin, élue le 4 décembre 2017, au fauteuil de Jean Mesnard, dans la section Philosophie, ainsi qu’Hélène Rey, Martin Hellwig, Roland Bénabou, nouveaux correspondants de la section Économie politique, statistique et finances.

Émotion et fierté, celle des lauréats, dont le palmarès sera proclamé tout à l’heure.

Quant à la règle, par un décret du 8 octobre dernier, le président de la République a approuvé les nouveaux statuts que s’est donnés l’Académie, pour tenir compte des évolutions nécessaires. J’exprime ici ma gratitude à ceux de nos confrères qui, autour de Pierre Delvolvé et Yves Gaudemet, ont pu mener à bien ce processus dans des délais remarquablement courts.

À l’article 16 de ces nouveaux statuts, je lis : « L’Académie tient chaque année une séance solennelle au cours de laquelle le président rend compte de l’activité exercée au cours de l’année écoulée ».

Je mentionnerai deux événements : d’une part, le colloque qui nous a réunis, le 11 juin, avec l’École pratique des hautes études, pour célébrer son 150e anniversaire et réfléchir ensemble à la place de l’érudition dans la vie de nos sociétés ; d’autre part, le premier colloque de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, le 10 septembre, à l’occasion de la remise de leurs prix aux lauréats 2017, pour une meilleure connaissance mutuelle des cultures européenne et chinoise.

Le 23 octobre, nous avons eu le plaisir d’entendre notre confrère Haïm Korsia, grand rabbin de France, traiter de l’Étonnement de Dieu lors de la séance solennelle de rentrée des cinq Académies.

J’ajoute que notre Académie a rendu public le 15 octobre dernier un avis sur la révision de la loi sur la bioéthique, à la suite du rapport établi à ce sujet par le groupe de travail que présidait notre confrère Jean-François Mattei.

Ainsi l’Académie des sciences morales et politiques confirme sa vocation en contribuant à la réflexion des autorités et de l’opinion publique.

L’opinion publique, nous y voilà.

***

Mesdames, messieurs, et chers confrères,

Ce jour-là, à Paris, le ciel était très beau. Mais la ville donnait l’impression de retenir son souffle ; les boutiques étaient fermées, les autobus et le métro arrêtés. Tout paraissait figé. Et pourtant, la cour d’honneur de la Sorbonne était noire de monde, remplie d’une foule bruyante de jeunes gens, comme si les événements extérieurs ne comptaient plus, à moins que ce ne fût le contraire parce que l’on savait que les divisions alliées avaient atteint Alençon et Argentan, et que les Allemands se repliaient.

Cette foule attendait les comédiens du théâtre de l’Odéon, privé d’électricité ; ils venaient jouer Antigone à la lumière de ce ciel si bleu. L’Antigone de Sophocle, la tragédie de l’honneur, du courage, de la résistance.

Cela se passait le mardi 15 août 1944, cinquième fête de l’Assomption des années d’Occupation.

À 4 heures de l’après-midi, les acteurs prirent place sur le parvis de pierre, adossé à la chapelle de la Sorbonne. Devant les six colonnes qui dessinaient un temple grec, le public entendit bientôt monter les voix du chœur.
Celles de la soumission d’abord.

« Qui a la garde du pouvoir ne peut souffrir qu’on le transgresse : ton caractère qui ne prend conseil de personne t’a perdue[2]. »

Puis le cri de la compassion :

« Au spectacle qui s’offre à mes yeux, je suis entraîné hors des lois et ne puis retenir le flot de mes pleurs. Célèbre et renommée, tu t’en vas vers ce souterrain des morts[3]. »

Les voix de la justice divine enfin :

« Il ne faut pas être impie envers les dieux. Les paroles hautaines, par les grands coups dont les paient les gens orgueilleux, leur apprennent, mais seulement quand ils sont vieux, à être sages[4]… »

Mais ils n’étaient pas vieux ces jeunes gens, ni sages ni résignés. Le théâtre et la vie se confondaient – dans les sept jours, ce chœur tragique se battrait sur les barricades ; il aurait le peuple derrière lui, et son espérance surgie des profondeurs…

*

Que fait cette histoire dans mon propos ?

Ceci : au cours de notre première discussion de l’année, notre confrère Yves Gaudemet rappela un souvenir de collège : son professeur de grec lui avait dit un jour : l’opinion, c’est le chœur de la tragédie antique – et notre sujet !

Nous lui aurons consacré notre année de travaux. Vingt-huit séances du lundi, au cours desquelles nous aurons invité, pour en débattre, onze de nos confrères académiciens – un ancien président de la République, des philosophes, sociologues, juristes et historiens – ainsi que dix-sept autres intervenants – un ancien ministre, des professeurs, un avocat, des juristes, essayistes, journalistes, politologues, un publicitaire… Autant de communications dont je vais extraire des citations en forme d’hommage à des interventions tout aussi brillantes les unes que les autres. Et une diversité de points de vue – je n’ose dire d’opinions ! – grandement nécessaires pour approcher une notion omniprésente dans le discours, mais dont la définition est plus délicate et plus controversée…

*

Plongeons-nous dans le dictionnaire – celui de l’Académie française s’impose ! A l’entrée « opinion », la quatrième édition, publiée en 1762, nous dit tout des opinions, bonnes et mauvaises, nouvelles et anciennes, probables ou improbables – mais pas un mot de l’opinion publique. N’existe-t-elle pas ? Si, mais elle n’apparaît que dans l’édition suivante, la cinquième, où un alinéa entier lui est consacré :

« On dit l’opinion publique, l’opinion générale, et simplement l’opinion, pour signifier ce que le public pense sur quelque chose. Il faut respecter l’opinion publique. Le pouvoir, l’empire, l’influence de l’opinion ; et en ce sens, on dit proverbialement : l’opinion est la reine du monde… »
Ce mot-là, c’est du Pascal, qui l’a écrit un siècle plus tôt : « L’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran[5]. » Libre à chacun de suivre ses goûts et ses pensées… Arrive le moment où il faut se plier à la réalité.

Le texte de l’Académie française date de 1798. Il aura donc fallu plus de trente ans (entre 1762 et 1798), de la fin du règne de Louis XV jusqu’au Directoire, pour que l’opinion publique devienne un acteur central de la politique et de l’histoire.

Dans la communication inaugurale de cette année, notre confrère Jean Baechler, philosophe de la section Morale et sociologie, nous a proposé un schéma essentiel d’explication. L’opinion publique, dit-il, peut être résumée comme un ensemble de « cognitions de statut douteux en termes de vérité, transmises à des récepteurs par des émetteurs et portant sur des sujets d’intérêts partagés par les récepteurs et les émetteurs ».

Elle est donc aussi ancienne que les sociétés humaines cette opinion. C’est la palabre des tribus primitives, la consultation des temps médiévaux. Philippe Contamine, notre confrère des Inscriptions et Belles lettres qui vous raconte Philippe le Bel et Charles VII comme s’il parlait de personnages contemporains, montre que ces princes n’hésitent pas à faire appel aux sentiments de fidélité de leurs sujets pour maintenir la cohésion du royaume. C’est ainsi que procède Philippe le Bel quand il est menacé d’excommunication par le pape Boniface VIII. On dira désormais : Vox populi, vox Dei !

Au roi Louis XVI, le duc de Richelieu disait : « Sire, sous Louis XIV, on n’osait dire mot ; sous Louis XV, on parlait tout bas ; sous Votre Majesté, on parle tout haut… » Voilà pourquoi on date de cette fin du XVIIIe siècle la naissance de l’esprit public. Les philosophes entrent en scène, les journaux envahissent les salons ; gazettes, libelles, clubs et loges, tout concourt à l’agitation des idées, autour de la liberté.

Necker, que le roi a écarté et qu’il rappellera auprès de lui, constate, en 1784 quand il n’est plus rien, qu’une « puissance invisible […], sans trésors, sans gardes et sans armée, donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois[6]. »

L’Anglais Edmund Burke, que cite Serge July, lance ce mot en 1787, devant les Communes : « Il y a trois pouvoirs au Parlement mais dans la tribune de la presse siège un quatrième pouvoir beaucoup plus important que tous ceux-là réunis. »

Deux ans après, cette puissance invisible s’empare du pouvoir en France. C’est ce que soutient Valéry Giscard d’Estaing dans un saisissant raccourci historique qu’il fait remonter à la Révolution : « De 1789 jusqu’à la Terreur, dit-il, c’est l’opinion publique qui a dirigé, et encore de 1795 à 1799. De 1799 jusqu’en 1815, c’est le chef de l’État qui était alors empereur. Puis jusqu’en 1848, un certain équilibre est assuré entre l’opinion publique et le souverain. »

L’empereur ? Notre confrère Jean Tulard assure que Napoléon s’interroge encore à Sainte-Hélène sur la puissance de l’opinion, sans laquelle « rien n’est possible ». Il l’a pourtant tenue à distance. Il le dit dans une déclaration prononcée au Conseil d’État en 1804 : « Je respecterai les jugements de l’opinion publique quand ils seront légitimes, mais elle a des caprices qu’il faut savoir mépriser. C’est au gouvernement et à ceux qui en font partie de l’éclairer, non de la suivre dans ses écarts. »

C’est ce qu’il fait, explique Jean Tulard, « il ne se contente pas de maîtriser l’opinion, il la façonne » – pour exalter sa gloire…

L’empereur déchu, l’opinion reprend le pouvoir. Chassé en 1824 du ministère des Affaires étrangères, Chateaubriand prédit à ses anciens collègues leur future « mort ministérielle » : « Alors il faut confesser ce qu’on a feint de méconnaître ; alors on est contraint d’avouer l’existence d’une opinion, puissance invisible, qui punit[7]… »

Reprenons l’analyse de Valéry Giscard d’Estaing : «  De 1848 à 1852 – c’est-à-dire sous la IIe République – c’est à nouveau l’opinion publique qui influence. De 1852 à 1870, c’est le chef de l’État – Napoléon III. À partir de 1870, on recherche un équilibre acceptable par le chef de l’État. Cela dure jusqu’en 1914-1918 » – pourvu qu’il y eût un chef de l’État…

La Grande Guerre ! Georges-Henri Soutou, notre vice-président, grand spécialiste de la période, en tire cette observation au moment où l’Europe se précipite dans les tranchées : « L’opinion devient un facteur clé de la conduite de la bataille. Les dirigeants redoutaient ses réactions en cas de guerre. Le gouvernement réagit en mettant en place l’union sacrée – ce que font aussi les Allemands : il s’agissait de frapper l’esprit public. Ce fut une véritable opération politique. » Ce ne sera pas la seule fois !

Dernière partie de l’analyse de Valéry Giscard d’Estaing : après l’entre-deux-guerres, qui dure 21 ans et fut sans doute l’âge d’or de la presse la plus polémique, parfois la plus vulgaire, et hélas la plus corrompue. « Le silence, dit-il, s’établit sous l’Occupation. En 1945, l’opinion publique retrouve son influence qu’elle transmet en 1958 au Général qui l’exerce pendant 11 ans. Le pouvoir est alors assumé par les trois premiers présidents de la Ve République, avant de revenir graduellement entre les mains de l’opinion publique. »

Après Napoléon, autre monument national, de Gaulle, « le plus illustre des Français », « un homme qui habitait sa statue », selon Alain Peyrefitte, « une conception altière qui paraît relever de l’Antiquité », selon notre confrère Alain Duhamel dans le brillantissime portrait qu’il brosse de l’homme d’État dans son face à face avec l’opinion. « Il a aimé la France plus que les Français », conclut-il. Comme l’empereur, le Général a survolé le peuple pour s’adresser à son destin. En incarnant, seul, sa légitimité devant l’Histoire.

Sur les 229 années qui nous séparent de la Révolution, calcule Valéry Giscard d’Estaing, l’opinion aura gouverné, à travers ses représentants, durant 46 ans, le chef de l’État pendant 42 ans, et les deux ensemble les deux tiers du temps.

Peut-on dire que « l’opinion publique n’existe pas »? Pierre Bourdieu l’affirme[8]. Sérieusement ! Si notre confrère Bernard Bourgeois, philosophe hégélien, n’est pas loin de le penser, il l’exprime tout autrement : « Dans le régime de la raison, le politique est la vérité du public ». La responsabilité du pouvoir politique consiste à transformer l’opinion publique en conviction… « Une opinion, écrit Stefan Zweig en octobre 1918, beaucoup en ont une ; une conviction, très peu. »[9] « L’opinion est toujours soumise à la pression de l’air, à la psychose de masse. La conviction grandit à partir de l’expérience, elle se nourrit de l’éducation… » « L’opinion, c’est la masse, résume Zweig, la conviction, c’est l’homme. » Et toute la tragédie de la guerre tient en une phrase : « les opinions ont vaincu les convictions ».

*

Qui sont donc les émetteurs d’opinions, chers à Jean Baechler, ces auteurs, acteurs, décideurs et éventuels manipulateurs ? Premiers visés, hier les journaux, aujourd’hui les médias, cet enfer de Dante selon Balzac, qui n’ont cessé de grandir, de grossir, d’envahir, au rythme des développements de l’industrie et de la technologie…

Appelé par la défense, un historien de la presse, Patrick Eveno, qui a relu pour nous les quatre siècles d’histoire de la presse au prisme des crises politiques qu’elle a accompagnées. Oui, dit-il, les journaux contribuent à la formation de l’esprit public. Mais combien ont en tête l’idéal que définissait le créateur de la première gazette hebdomadaire, Théophraste Renaudot, dès le XVIIsiècle : « Un grand nombre de nouvelles courent sur la place, disait-il, il faut les vérifier et rechercher la vérité. Les gazettes trouvent leur raison d’être dans la suppression des faux bruits, en assurant une information claire et circonstanciée… »

L’alpha et l’oméga du journalisme, assure aujourd’hui Jean-Marie Colombani, qui a dirigé Le Monde pendant dix-sept ans, ce devrait être « le respect des faits, que dis-je, la religion des faits »… Quant à son influence, le philosophe Alain écrivait déjà en 1935 : « la puissance de la Grande Presse, je n’y crois pas. Un journal exprime ceux qui le lisent et ceux qui l’aiment[10]. » Jean-Marie Colombani le confirme avec réalisme : « Nous vivons dans un paysage et au milieu d’une opinion devenus fortement hostiles aux médias – comme si tout le monde s’était rallié au concept forgé par François Mitterrand de “classe politico-médiatique”. À ceci près que, si les medias sont collectivement détestés, voire haïs, chacun en revanche aime le journal qu’il achète et qu’il lit. »

Fondateur de Libération, cas exemplaire du journal d’opinion engagé, Serge July porte un semblable regard sous un angle différent : « Aucun journal, aucun média n’est objectif, dit-il. Seule la presse l’est, dans sa globalité. Le contre-pouvoir n’est pas l’apanage d’un titre en particulier, mais le produit de la liberté d’expression et de la concurrence qu’elle instaure. » À journal unique, pensée unique.

Pour autant, journalistes et médias ont à répondre de leurs responsabilités, de ce qu’ils écrivent et publient. Aucun ne prétendra qu’il est à l’abri de l’erreur, de la faute, parfois de la fraude, involontaire ou pas. Devant qui en répondre ? Devant quel déontologue, quel conseil qui établirait la vérité ? Seule la loi le peut. Celle du 29 juillet 1881, qui établit la liberté de la presse et les règles de son exercice, notre commune référence.

Vice-bâtonnier du barreau de Paris, familier de la XVIIe chambre du tribunal correctionnel, Me Basile Ader est venu le rappeler en séance : il n’y a qu’un déontologue de la presse, c’est le juge. Le procès de presse, public par nature, est un moment d’explication où les journalistes mis en cause viennent défendre leurs preuves et leur bonne foi. À quoi serviraient de nouvelles règles ? À détourner la liberté d’expression ?

Jusque-là, tout paraît simple ; nous n’avons pas quitté l’écrit. Or nous sommes aussi submergés par le flot incessant et continu des images et leur « impact colossal, global, enveloppant », dit Hubert Védrine, notre ancien ministre des Affaires étrangères, qui nous fait la surprise de se saisir de ce sujet. S’il ne croit guère à une prétendue « communauté internationale », celle-ci a peut-être bien existé dans le monde imaginaire d’Hollywood, l’industrie dominante du cinéma occidental, son « usine à rêves du XXe siècle » selon Malraux, ce long soleil d’un Occident optimiste et triomphant, dans ses films, ses séries, ses bandes dessinées – à l’exception notable des Pieds Nickelés ou de Tintin – « mon seul rival international », disait de Gaulle… Mais ce monde-là, comme l’autre, a basculé. Sous les coups des « mangas » du cinéma asiatique et indien. Il n’est plus le même, l’Occidental qui se regarde dans ses narcissiques « selfies »…

Et nos intellectuels, notre pouvoir intellectuel, émetteurs et prescripteurs d’opinions, ne sont-ils pas également suspects aux yeux du public ? Alain Minc s’en est fait courageusement l’avocat dans un bel « exorde à ceux qui nous détestent ». Vous vous trompez, dit-il aux accusateurs publics : ce que vous appelez le « peuple » est autant une construction de l’esprit que le sont les « élites fantasmées » que vous dénoncez. Alain Minc se demande si l’on ne pourrait pas imaginer une sorte de populisme plus consensuel, qui reprendrait les courants d’idées dominants de l’époque en prenant part au renouvellement de nos élites… Ce n’est pas encore la voie qui se dessine !

Il nous fallait enfin convoquer une immense institution, l’Église romaine, pour examiner l’état de ses relations avec l’opinion en général, et celle de ses fidèles en particulier. Notre confrère Philippe Levillain, grand expert de la papauté, s’y est consacré, en prenant appui sur un événement historique contemporain, le concile Vatican II. Choix d’autant plus judicieux que ce concile devait répondre à l’aggiornamento réclamé par l’opinion des clercs si ce n’est des fidèles.

Eh bien l’un des textes de ce concile qui rencontra le plus de difficultés dans sa mise au point fut celui portant sur les « moyens de communication sociale ». Parce qu’il devait appeler « tous les membres de la société à remplir dans ce domaine leurs devoirs de justice et de vérité », afin de concourir à la « formation de saines opinions publiques ». Les « journalistes, écrivains, acteurs, metteurs en scène, réalisateurs, programmateurs, distributeurs, vendeurs, critiques, en un mot tous ceux qui participent à la réalisation et à la diffusion des communications », tous furent conviés à engager l’humanité « sur un bon chemin ». Redoutable invitation !

Or, voyez l’influence grandissante qu’exercent sur l’opinion publique les émotions du moment, cette exigence d’une réaction immédiate de toute autorité. « On pourrait presque soutenir que tout fait divers traité par un journal de 20 heures est virtuellement une loi ! » Notre confrère Bruno Cotte, dont on connaît la carrière de grand magistrat, assure que, dans son domaine aussi, « la procédure législative, et singulièrement la loi pénale, sont devenues des instruments de communication ».

Et que dire des réseaux sociaux planétaires ? Que dire de leur utilisation par les groupes djihadistes de toutes obédiences ? Gilles Kepel étudie le phénomène depuis plusieurs décennies et sa pénétration dans notre pays. Il a été le premier à observer que le principal appel mondial au djihad a coïncidé avec la création, dans les années 2004-2006, des grands réseaux Facebook, Youtube, et Twitter. « Les réseaux sociaux, insiste-t-il, sont le vecteur exceptionnel des théories du complot, puisqu’il n’existe aucun contrôle. » Il en appelle à nos services secrets : à eux de savoir « qui contrôle qui », « qui observe qui », dans cette effarante guerre dans le cyberespace, sujet traité ce même jour par le président de la République à l’Unesco…

Mais comment suivre ces évolutions sans « décodeurs » des messages des émetteurs et des récepteurs ? Sans sondages ? On les scrute tout en les accusant d’être des outils d’influence sinon de fabrication de l’opinion. Comme si celle-ci n’était pas instable, changeante, selon les situations et les perceptions du moment.

J’en veux pour preuve un exemple tiré de notre histoire contemporaine. En septembre 1938, l’Ifop (tout juste fondé par un membre de notre Académie, Jean Stoetzel), interroge un échantillon de Français à propos des accords de Munich ; 57 % les approuvent. Plus tard, ils les auraient condamnés. Au mois d’août 1944, à la Libération de Paris, les enquêteurs de l’Ifop posent aux Parisiens cette question : selon vous, quelle nation aura le plus contribué à la défaite allemande ? 61 % répondent l’Union soviétique, 29 %, les États-Unis. Cela illustre l’influence considérable du parti communiste à l’époque. Cinquante ans plus tard, lors de l’anniversaire du Débarquement, en juin 1994, l’Ifop repose la question ; cette fois les Français citent les États-Unis en premier (49 %) et l’Union soviétique en deuxième (25 %) – elle vient de se disloquer, et le parti communiste décline. Notre baromètre est un indicateur précieux.

Directeur délégué général d’Ipsos pour la France, Brice Teinturier a su faire justice des critiques hâtives adressées aux sondages. Leur fiabilité se vérifie en effet dans la plupart des cas, exceptés quelques « ratés », comme la victoire annoncée du « non » au référendum sur le Brexit, ou l’incapacité des instituts américains à anticiper la victoire de Donald Trump en 2016, ce qu’ils viennent de corriger cette fois-ci.

Brice Teinturier invite surtout à se méfier des « prophéties auto-réalisatrices », sachant qu’une même information peut entraîner des réactions opposées de la part des électeurs, de résignation comme de mobilisation.

Pour Jérôme Jaffré, ancien de la Sofres, puis créateur de son propre centre d’études de l’opinion, l’emploi accéléré des sondages est une conséquence directe de l’élection du président de la République au suffrage universel, dès 1965. C’est ce qui leur a donné leur importance politique et amélioré leurs performances. Pour compléter ce tour d’horizon, le président du conseil de surveillance de Publicis, Maurice Lévy, nous entretiendra, le 26 novembre, des « techniques de la publicité appliquées au marché de l’opinion », avant que nous nous intéressions au cours des dernières séances de l’année aux progrès réalisés par l’irrationnel, accentué par l’obscurantisme, dans nos sociétés, avec Gérald Bronner, professeur à la Sorbonne, l’économiste Jean de Kervasdoué et notre confrère philosophe Bertrand Saint-Sernin.

*

À mesure que nous avancions dans la dissection de notre sujet, nous n’avons pas cessé de croiser un fantôme qui se glissait partout, dans les institutions de la République, la parole publique, les formations politiques, les rapports d’experts, les innovations scientifiques et la planète médiatique, le fantôme de la défiance, produisant de nouvelles tyrannies, des minorités et des lobbies, s’engouffrant dans ce que le journaliste et essayiste Jacques Julliard appelle d’un mot terrible, « le chorus universel de la haine », qui se déploie avec son cortège de soupçons et de doutes, de rumeurs, de calomnies et de ressentiments. La crise de confiance…

La démocratie d’opinion s’est substituée à la démocratie représentative, avec la transparence, en passager clandestin, ce nouveau pouvoir qui dévore tout ce qu’il trouve. Cela n’a fait que « brutaliser » le débat démocratique, insiste notre consœur philosophe Chantal Delsol, provoquer le retour d’une lutte des classes idéologique, le divorce entre progressisme et universalisme des élites et enracinement des classes populaires.

Ici, Jean-Claude Casanova rappelle nos deux passions quasi pathologiques : la passion pour l’égalité, et l’autre pour l’identité. « La passion pour l’égalité est très présente dans les élites et les médias ; la passion pour l’identité l’est dans le peuple. » C’est ainsi qu’a été fabriqué le « populisme », condamnant les deux camps à l’incompréhension, et pour reprendre le mot de Chantal Delsol, à la « stratégie de l’humiliation » de l’un par l’autre.

« Où va la démocratie ? » On a tenté de la rendre plus participative. Puisque l’élection présidentielle est l’axe de notre vie politique, on l’a voulue à six tours en ajoutant deux tours d’élections primaires aux quatre tours de la présidentielle et des législatives. Anne Levade, juriste éminente, et présidente de la Haute autorité des primaires de la droite et du centre, a détaillé pour nous un système dont on ne connaît plus l’avenir.

Où va la démocratie ? Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, que nous recevrons lundi prochain, a dirigé une importante enquête sur le sujet. La réponse est préoccupante. Elle l’est dans les opinions, elle l’est dans les peuples. L’Europe se couvre progressivement de régimes qui n’hésitent pas à s’affirmer « illibéraux ». Mais qui peut contester les scrutins à répétition qui les ont élus ?

Le jeune politologue Yascha Mounk, de parents polonais, élevé en Allemagne et qui enseigne à Harvard, a publié un essai intitulé Le peuple contre la démocratie[11]. « Internet et les réseaux sociaux, dit-il, facilitent la concurrence avec les élites en place et permettent la révolte de plus en plus de fractions de la population hostiles à l’arrivée de sociétés multiethniques ». Contrairement à ce que nous avons toujours enseigné, soutient-il, la démocratie (le vote) et le libéralisme sont désormais « séparables »…

Notre confrère Bernard Bourgeois nous disait au début de cette année : « La démocratie est toujours à faire, à refaire, à réparer. Elle est en perpétuel devenir. Ce n’est pas parce que cet effort est infini qu’il ne doit pas être tenté. »

C’est notre humaine condition d’accomplir cet effort et la mission même de notre Académie de nous y inviter.

Je vous remercie.

[1] Georges Braque, Le jour et la nuit. Cahiers 1917-1952, Paris, Gallimard, 1952.

[2] Sophocle, éd. Paul Masqueray, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1929-1934, t. I, p. 109.

[3] Ibid., p. 107.

[4] Ibid., p. 126-127.

[5] Blaise Pascal, Les Pensées, in Œuvres complètes, éd. Michel Le Guern, Paris, Nrf/Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-1999, t. II, p. 779.

[6] De l’administration des finances de la France, 1784, p. lxi-lxii.

[7] « De la rédaction actuelle des lois », Journal des débats, 6 juillet 1824, in Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1826-1831, t. XXVI, Polémique, p. 360.

[8] « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, n° 318, janvier 1973, p. 1292-1309.

[9] Seuls les vivants créent le monde, inédit, Paris, Robert Laffont, 2018.

[10] Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard, 1985.

[11] Le peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018.

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