Séance ordinaire du 6 janvier 2020
“Le Pouvoir” sous la présidence de Pierre Delvolvé
Introduction au thème de travail de l’année
par Pierre Delvolvé
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Le programme général de l’Académie des sciences morales et politiques pour l’année 2020 porte sur le Pouvoir. On peut se demander pourquoi ce thème a été choisi et comment il a été organisé.
Le pouvoir, pourquoi ?
Le choix du pouvoir comme thème d’étude a été guidé par deux considérations : les liens entre l’Académie et le pouvoir ; les liens du pouvoir et de la société.
L’Académie, tout d’abord, est l’œuvre du pouvoir.
Ce fut le cas initialement pour l’Académie française, créée en 1635 en raison d’une volonté politique de donner tout son éclat à la langue française et de la rendre « capable de traiter les arts et les sciences »[1]. C’est par volonté du pouvoir encore qu’en a été extraite plus tard l’Académie des inscriptions et belles-lettres et qu’ont été créées, par une politique que l’on ne qualifiait pas encore scientifique et culturelle, mais qui l’était, l’Académie des sciences, l’Académie de peinture et de sculpture, celle de musique, celle d’architecture. Les sciences morales et politiques n’avaient pas d’académie propre mais n’étaient pas ignorées ; les statuts de l’Académie française du 22 février 1635 disposaient à l’article XXII : « Les matières politiques ou morales ne seront traitées dans l’Académie que conformément à l’autorité du Prince, à l’état du Gouvernement et aux lois du Royaume ». C’était marquer les limites des études dont elles pouvaient faire l’objet.
De toute façon, les académies ont disparu, avec bien d’autres corps, par la volonté de la Convention (décret du 8 août 1793). Elles sont réapparues par celle du Directoire créant l’Institut (15 octobre 1795) sous forme de classes dont la seconde était celle des sciences morales et politiques. Notre confrère Jean Tulard a exposé[2] la méfiance de Bonaparte à l’égard des « idéologues » qui la composaient : elle l’a conduit à la supprimer quelques années plus tard (23 janvier 1803).
Il a fallu une trentaine d’années pour que, par un retournement des autorités politiques, fût créée à l’initiative de Guizot, notre Académie des sciences morales et politiques par l’ordonnance du 26 octobre 1832. Le Chancelier Gabriel de Broglie, dans une communication présentée devant nous il y a exactement six ans[3], a relevé les raisons exposées par Guizot dans son Rapport au Roi puis dans ses Mémoires : « les sciences morales et politiques… ont acquis un caractère vraiment scientifiques » ; elles « influent directement parmi nous sur le sort de la société ; elles peuvent « prêter au pouvoir un indirect mais utile apport ».
C’est ainsi que, œuvre du pouvoir, l’Académie a le pouvoir dans son œuvre.
Elle l’a de manière générale puisque les sciences politiques ont pour objet le pouvoir dans tous ses éléments : son organisation, son fonctionnement, les rapports de force qui s’exercent pour sa conquête, sa réalisation, sa remise en cause.
Notre Académie, au cours de ses séances, en a déjà étudié plusieurs aspects, du général au particulier : « le rôle et la place de l’Ėtat au début du XXIème siècle » (thème de l’Académie pour l’année 2000) ; « Que signifie donner le pouvoir au peuple ? » (R. Boudon) ; « Les nouveaux rapports entre pouvoir, savoir et vouloir » (J.-F. Mattei) ; « Qu’est-ce qu’une puissance au 21ème siècle ? » (T. de Montbrial) ; « Médias : un pouvoir sans contre-pouvoir ? » (F. d’Orcival et A. Duhamel). Des ouvrages collectifs dirigés par nos membres ont analysé les diverses faces de thèmes se rapportant au pouvoir : « L’autorité » (J. Foyer, dir.), « Les puissances mondiales sont-elles condamnées au déclin ? » (G.-H. Soutou, dir.).
Déjà ces études examinent des liens entre le pouvoir et la société.
Plus généralement, le pouvoir se situe au sein de la société.
Et la société est l’objet même des sciences « morales ». Celles-ci ne portent pas sur les questions relevant du domaine de la conscience ; elles ont pour objet les « mœurs » d’une société. Les sciences morales sont en réalité les sciences sociales. La combinaison des sciences « morales » et des sciences politiques correspond à celle du pouvoir et de la société : le pouvoir est au sein de la société.
Il l’est d’abord en ce que le pouvoir structure la société.
La société est à l’origine du pouvoir. Les théories anarchiques peuvent bien tenter de démontrer qu’une société peut exister sans pouvoir. L’observation des faits révèle que toute société, si élémentaire qu’elle soit, comporte une tête, si informelle qu’elle soit : toute bande a son chef, tout groupe a ses organes dirigeants, toute « politie », comme dit Jean Baechler, a une structure de commandement. Les théories politiques ont systématisé les liens entre société et pouvoir, Aristote en partant de l’homme comme animal politique, Hobbes, Locke, Rousseau en aboutissant à la constitution du pouvoir par le contrat social.
En retour le pouvoir organise la société.
Il ne le fait pas seulement dans l’ordre proprement politique, par l’organisation et l’articulation des organes qui gouvernent la société.
Il le fait dans l’ordre économique en déterminant les conditions de la production et des échanges. Il n’est pas fortuit que la liberté d’entreprendre ait été reconnue comme un principe de niveau constitutionnel par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 janvier 1982. Si nombreuses soient les réglementations qui la restreignent, elle reste une norme qui détermine la conception même du système économique.
Le pouvoir détermine tout autant l’ordre social, entendu non seulement comme déterminant les rapports entre forces du travail, mais comme encadrant tous les rapports sociaux. On en a un exemple récent avec la législation sur la procréation médicalement assistée et la réforme de la filiation qui en résulte. Madame le Garde des sceaux, ministre de la justice a déclaré expressément qu’il s’agit là d’une « révolution ». C’est bien un bouleversement de la conception de la parenté et de la filiation qui est réalisé. La « constitution civile » de la France, selon l’expression du Doyen Carbonnier, est changée. Elle n’est pas considérée juridiquement comme de niveau constitutionnel. C’est pourtant bien à la structure de la société qu’il est ainsi touché.
La société peut parfois, en revanche, se retourner contre le pouvoir.
Elle peut l’atteindre dans sa structure même : il n’est pas besoin d’insister sur l’exemple de la Révolution française en 1789 et sur celui de la révolution russe en 1917 pour en donner la preuve. Le décalage entre la société et le pouvoir en place a conduit l’une à renverser l’autre. Il s’agit de mouvements analogues à ceux des plaques tectoniques.
D’autres peuvent ne pas avoir des effets aussi radicaux. Ils n’en ébranlent pas moins le pouvoir. L’actualité en donne des exemples, en France avec les « gilets » jaunes et les grèves contre la réforme du régime des retraites, en Algérie, au Chili, à Hong-Kong, au Liban, au Venezuela.
Le pouvoir est ainsi au cœur des débats présents.
C’est ce qui a conduit à proposer d’en faire le thème de l’Académie des sciences morales et politiques en cette année 2020. La proposition conduit à une seconde question :
Le pouvoir, comment ?
La question se décompose selon qu’on considère la méthode ou le contenu.
Par la méthode, il fallait déterminer comment organiser l’année. Le concours des membres de l’académie a été déterminant, ceux de la section Législation, Droit public et Jurisprudence d’abord, ceux des autres sections aussi. Des membres d’autres académies (Inscriptions et Belles-Lettres, Sciences, Beaux-arts) aussi ont apporté leurs réflexions. Au-delà de l’Institut, en France et à l’étranger, des rencontres fortuites ont été fructueuses. Par des entretiens systématiques ou occasionnels, ont pu se dessiner les lignes du programme à établir.
Ces contributions ont été également précieuses pour le choix des intervenants. Tous les membres de l’Académie des sciences morales et politiques qui ont été sollicités ont donné immédiatement leur accord. Ceux d’autres académies n’ont pas été moins réactifs. C’est sans doute une des particularités de cette année d’associer toutes les sections des sciences morales et politiques et toutes les académies de l’Institut à la mise au point et à la réalisation du programme.
Pour le contenu de celui-ci, il a fallu faire des choix.
Il n’était pas trop difficile de les organiser selon une progression qui a paru s’imposer d’emblée : la notion de pouvoir, la conquête du pouvoir, l’organisation et l’exercice du pouvoir, les pouvoirs non étatiques.
C’est au sein de ces thèmes que l’identification du sujet de chaque séance a présenté plus de difficultés. Ceux qui ont été retenus relèvent d’une part d’arbitraire.
Ils révèlent des absences.
Certaines sont volontaires. Ne seront traités ni le pouvoir des médias, car l’année 2018 consacrée à L’opinion sous la présidence de M. d’Orcival a permis de les étudier particulièrement, ni les pouvoirs dans les relations internationales car la présidence de M. Soutou en 2019 en a largement parlé.
Moins volontaires sont certaines omissions. Certaines portent sur des sujets que les travaux préparatoires avaient évoqués mais auxquels les investigations ultérieures n’ont pas permis d’aboutir : par exemple le pouvoir des femmes, le pouvoir syndical.
D’autres sujets ont été évoqués mais n’ont guère été approfondis : le pouvoir des GAFA, le pouvoir des réseaux sociaux, le pouvoir numérique, la soif de pouvoir, la renonciation au pouvoir, le pouvoir de la littérature.
Or il s’agit de sujets importants, certains d’une grande actualité. Leur absence dans notre programme est évidemment regrettable.
Il y a sûrement d’autres sujets se rapportant au pouvoir qui ne figurent ni dans la liste retenue ni dans les questions envisagées.
Le thème du pouvoir est large mais le nombre de séances est limité. On ne peut prétendre tout traiter.
Du moins par les thèmes retenus et leur traitement selon une progression logique, on peut espérer qu’à la fin de l’année, nous aurons contribué à un approfondissement de la connaissance du pouvoir.
[1] Article XXIV des statuts du 22 février 1935
[2] « Les idéologues et Bonaparte », Séance solennelle de commémoration du bicentenaire de l’élection du général Bonaparte, Publications de l’Institut de France, 1997.
[3] Académie des sciences morales et politiques, 6 janvier 2014 : « L’institution académique des sciences morales et politiques »
Le concept du pouvoir
par Jean Baechler
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Socrate nous a enseigné que la règle première à respecter par qui a la prétention de rechercher le vrai est de commencer par définir les mots mobilisés pour exprimer des informations et que cette règle, appliquée conséquemment, exige d’aller au fond des choses, si l’on veut éviter de parler pour ne rien dire. Le fond des choses est leur concept. Or donc, qu’est-ce qu’un concept en général et celui de pouvoir en particulier ?
D’un point de vue gnoséologique, celui de la métaphysique appliquée aux capacités humaines de cognition, le concept est le point idéal où se rencontrent et se confondent un segment du réel en tant qu’il est intelligible et l’intellect humain appliqué au réel, pour en extraire ce qu’il a d’intelligible. Cette manière de s’exprimer est, en vérité, fautive et trompeuse. En effet, elle hypostasie un mot et postule l’unidimensionnalité de sa sémantique : « le concept est ceci ». Mais l’expérience et la sémantique s’unissent pour soutenir que le même mot peut avoir plusieurs sens et qu’ils sont toujours l’occasion de divergences et de controverses stériles. La manière correcte de s’exprimer procède à l’inverse : « ceci est désigné par le mot arbitraire de concept, étant entendu que n’importe quel autre conviendrait tout autant ». Le « ceci » » est, en l’occurrence, le point idéal où l’intelligible objectif se confond avec son intelligence subjective.
En ce point idéal, le concept s’identifie analytiquement à un segment discret du réel. Le concept est donc toujours « concept de », y compris « du concept ». En conséquence, une analyse correcte du concept permet de dévoiler un segment discret du réel et d’en prendre une vue vraie, en en extrayant l’intelligible accessible à l’intellect humain, c’est-à-dire à l’intérieur de l’horizon cognitif humain. De son côté, le réel, quel qu’il soit, est toujours disposé en trois niveaux de réalité, général, particulier et singulier, par exemple une galaxie en général, spirale en particulier et singulièrement la Voie lactée. En fait, le réel n’est jamais composé que de singularités intégrant le particulier et le général. Ce dispositif ontologique a pour conséquence que l’analyse conceptuelle permet d’accéder directement au général intelligible, tout en réservant la possibilité d’en vérifier la véracité en le confrontant à des faits singuliers documentés. Quant à la particularité, elle rend possible des comparaisons entre les faits singuliers et des conclusions fermes sur les facteurs pouvant expliquer la raison d’être de ceux-ci. Au total, l’analyse conceptuelle mobilise la philosophie et conduit à l’histoire et à la sociologie.
Si l’on veut appliquer cette démarche au pouvoir, il faut commencer par disqualifier le mot comme arbitraire et éviter d’affirmer : « le pouvoir est ceci ». Il faut désigner un ceci, en le postulant segment discret du réel. Décidons de nous attacher à l’analyse d’un segment défini comme la relation établie entre deux êtres humains, dont l’un revendique une capacité à donner à l’autre un ordre suivi d’effet. Le mot de pouvoir désigne donc une dissymétrie entre deux volontés libres, dont l’une ordonne et l’autre obéit. L’analyse doit permettre, à condition d’être conduite avec rigueur, d’accéder à trois niveaux de réalité du pouvoir. Au niveau général, il doit apparaître comme un objet réel défini par une essence exclusive, qui le constitue en objet discret et intelligible. Ce niveau général et l’essence doivent contenir analytiquement des éléments variables, dont la variabilité doit fonder des modes particuliers de pouvoir. Ceux-ci, à leur tour, doivent conduire au repérage, documenté dans la matière historique, d’occurrences de variations singulières. En envisageant une pluralité de cas singuliers, enfin, il doit devenir possible de dégager des facteurs pouvant expliquer, au moins de manière plausible, pourquoi telle particularité ou telle singularité se sont effectuées ici et non là, en ce moment et non en un autre. Ainsi, l’analyse conceptuelle du pouvoir pourrait aboutir à trouver et à donner un sens à l’histoire du pouvoir.
Le programme d’enquête ainsi ouvert par le concept de pouvoir est immense et probablement insusceptible d’être conduit à un terme abouti de manière exhaustive. Contentons-nous d’esquisser l’analyse du pouvoir en général et celle du pouvoir politique en particulier, limitée au moins particulier possible. Les faits singuliers, relevant de l’histoire, seront, quant à eux, ignorés.
Le pouvoir en général
Soit deux acteurs humains A et B. La formule générale du pouvoir établit entre eux une relation telle, que A attend de B qu’il exécute un ordre énoncé par lui. A et B sont des humains, car, par décision libre, nous nous occupons du règne humain en cherchant à le comprendre et à l’expliquer, sans exclure que l’éthologie puisse repérer des relations de pouvoir dans le monde animal. D’autre part, A et B sont des acteurs occupés des affaires humaines. À ce titre, ils poursuivent des fins en mobilisant des moyens. Ils peuvent aussi chercher les bonnes réponses aux questions bien posées et se mettre en quête du vrai en tant que cogniteurs. Ils sont encore susceptibles de se consacrer à la combinaison de matières et de formes, de manière à produire de l’utile : ce faisant, ils deviennent des facteurs. Les relations de pouvoir peuvent donc toucher des acteurs, des cogniteurs ou des facteurs entre eux, comme des acteurs peuvent chercher à s’imposer à des cogniteurs ou à des facteurs, et réciproquement. Bref, le pouvoir peut intervenir à l’occasion de toute activité humaine, du moment qu’elle exige la mobilisation de deux unités d’activité. Cette manière pédante de s’exprimer est imposée par la distinction à introduire entre des acteurs individuels et collectifs. La relation de pouvoir peu s’établir entre deux individus, entre deux groupes organisés, entre un individu et un groupe ou entre un groupe et un individu. Les deux individus peuvent dessiner un couple ; les deux groupes pourraient se présenter comme une entreprise et un syndicat ; l’individu peut être le prophète d’une communauté ; une politie se réserve le droit de punir un criminel. Toutes ces précisions et distinctions sont indispensables, car elles sont conformes aux réalités humaines et suggèrent l’ubiquité potentielle des relations de pouvoir dans tous les départements de l’humain, du simple fait de la grégarité extrême de l’espèce.
La formule du pouvoir
La formule générale du pouvoir inclut analytiquement quatre moments enchaînés. Le premier est lancé par A, qui veut que B se conforme à un ordre proféré par lui. Ce seul énoncé ouvre déjà sur deux situations fondamentales, selon que l’ordre doit permettre, si B s’exécute, d’atteindre un résultat souhaité par A ou par A et B conjointement, ou que A a pour ambition exclusive de satisfaire sa soif du pouvoir. Celui-ci peut être soit autoréférentiel soit ordonné à une fin. Pour que l’ordre soit suivi d’effet, A doit disposer d’un atout ou d’un argument suffisamment forts, pour que B s’exécute et lance le deuxième moment, celui de l’obéissance. C’est le moment fondateur de la relation, car la volonté de A et ses ordres demeurent à l’état virtuel en termes de pouvoir, tant que B ne se rend pas sensible à un ‘atout ou un argument de A. Or, en tant qu’être humain, B a toujours le choix entre obéir ou s’y refuser. C’est un droit et une expression imprescriptibles de la liberté impartie à l’espèce par le vivant. En effet, l’humanité se distingue dans le règne vivant par des degrés de liberté de son dispositif génétique, qui lui ouvrent la possibilité et lui imposent la tâche d’avoir à toujours choisir entre au moins deux possibilités pour exprimer son humanité, assurer sa survie et préciser sa destination, à choisir sous sa responsabilité et au risque de choisir mal. Si B ne disposait pas de cette liberté de choix entre obéir ou ne pas s’y résoudre, on n’aurait pas affaire à une relation de pouvoir, mais à un mécanisme actionné par A. Entre celui-ci et une machine, on ne peut parler de volonté effective et d’obéissance que par métaphore. Ce balancement libre de la disposition de B à obéir fonde un troisième et un quatrième moments.
Le troisième moment naît de ce que, si B n’est pas contraint au sens fort d’une nécessité le réduisant au statut d’objet inerte privé de choix, il lui reste toujours le loisir, après s’être résolu à obéir, de désobéir. Autrement dit, toute relation de pouvoir repose aussi sur la possibilité intrinsèque de sa rupture. Finalement, le pari lancé par A en manifestant sa volonté de voir un ordre de lui exécuté ouvre sur trois possibilités. Ou bien B décline la sollicitation de A : la relation de pouvoir n’est pas établie. Ou bien B s’incline et obéit : il fonde et fait entrer dans la réalité une relation de pouvoir. Ou bien B, après avoir choisi d’obéir, se résout à désobéir. Deux issues sont alors possibles. Soit la relation est dissoute, le pouvoir s’évanouit et l’on se retrouve reporté à un stade des relations antérieures au pari de A. Soit celui-ci dispose de moyens, auxquels recourir pour ramener B à l’obéissance. À nouveau deux issues sont possibles, selon que A échoue dans ses efforts, dont résulte la dissolution de la relation, ou qu’il réussit à rétablir le lien d’obéissance. Ce recours de A à des moyens de coercition fonde le quatrième et dernier moment du concept de pouvoir. En résumé, celui-ci enchaîne une volonté argumentée, une obéissance librement choisie, une désobéissance potentielle et une sanction incertaine.
Dans la chaîne du pouvoir, le moment décisif est le deuxième, celui de l’obéissance de B. Celui-ci tient le rôle du commutateur entre deux positions possibles, de pouvoir ou de non-pouvoir. Le commutateur est souverain, en ce que la décision de le faire jouer dépend de B exclusivement. Cette exclusivité est l’expression de la liberté humaine en tant que faculté de choisir entre au moins deux possibilités. La question posée est, dès lors, de dégager le ou les ressorts du choix par le commutateur d’adopter la position affirmative de l’obéissance plutôt que la position négative. Pour repérer les ressorts au niveau conceptuel le moins contestable, il est possible de prendre appui sur une autre expression de la liberté, la capacité des contraires. Si la liberté est la faculté de choisir en toute autonomie entre plusieurs possibles, les exigences de la survie lui imposent d’avoir à choisir les possibles ordonnés aux solutions des problèmes adressés à une espèce en charge d’inventer son humanité hors de la virtualité. La liberté doit donc être définie comme la faculté d’opérer des choix autonomes droits. Si les choix tombaient toujours juste, la liberté disparaîtrait devant l’exécution d’un programme nécessaire. D’où la capacité des contraires, la faculté de choisir bien ou mal : la faillibilité est incluse analytiquement dans la liberté. Une conséquence en est la normativité de la condition humaine, le fait que toutes les dispositions humaines se présentent toujours en termes d’obligation ou d’interdiction. Les expressions concrètes les plus prégnantes dans toutes les sociétés en sont les moeurs, l’éthique et le droit.
Les ressorts de l’obéissance
La prégnance et l’universalité des normes mobilisent l’obéissance, en exigeant leur respect « sous peine de ». Le « quoi » attendu doit révéler le ou les ressorts de l’obéissance. Or, il apparaît immédiatement que trois ressorts peuvent soutenir l’obéissance. L’un est la peur du gendarme. Appelons-le « légiste », du nom d’une école chinoise ancienne, qui reposait sur le postulat de la méchanceté naturelle des humains et en tirait la conclusion que la contrainte était le seul moyen d’obtenir des comportements congrus aux fins de l’homme. Le ressort manié par le légisme invoque conjointement le passé, le présent et l’avenir. Le passé est informé par les expériences répétées qu’il en cuit de ne pas obéir. Judicieusement administrées dès l’enfance première, elles doivent inculquer l’obéissance comme un formatage selon la nature. On parlera de docilité. Le présent met en œuvre des moyens recourant à la violence, effective ou envisagée, pour obtenir l’obéissance. Le ressort est la peur instillée par la douleur ou la souffrance actuelle ou virtuelle. L’avenir intervient par l’anticipation des conséquences fâcheuses qu’entraînerait le refus d’obéir. L’obéissance sert alors à prévenir la peur par la crainte d’avoir à la ressentir. Ainsi le légisme utilise le ressort de la docilité, de la peur et de la crainte.
L’utilitarisme repose, quant à lui, sur le ressort du calcul. B calcule rationnellement que, en obéissant, il choisit ce qui doit avancer son intérêt personnel. Le calcul peut suivre deux lignes d’argumentation différentes. L’une est directe, qui juge que l’obéissance promet d’atteindre un résultat désirable. Le calcul n’a de sens que si B est hors d’état d’atteindre ce résultat par lui-même, sans avoir à obéir à quiconque. Il faut donc postuler une entreprise collective, dont B participe et qui exige son obéissance comme un choix rationnel. L’argumentation indirecte repose sur un calcul plus sophistiqué. Il prend en compte le refus d’obéir, en examinant et en pesant les gains à en tirer. La conclusion rationnelle doit en être, que le refus est avantageux seulement, s’il est solitaire ou très minoritaire. Si, en effet, l’entreprise ne peut réussir que par le moyen de l’obéissance de B et si celui-ci tient au résultat escompté, il serait irrationnel de sa part de ne pas obéir. Par contre, si les obéissants nécessaires sont multiples et obéissent effectivement, le calcul du cavalier seul devient rationnel comme une tricherie aux dépens du collectif. Or B utilitariste résisterait à la tentation, en calculant que, si les tricheurs se multiplient, l’échec est garanti, dont il pâtira comme les autres. Ceux-ci étant des calculateurs rationnels comme lui, son calcul doit être de s’abstenir de tricher, en pariant que les autres parviendront à la même résolution rationnelle. Ce n’est que si le pari se révèle perdu, que B cessera d’obéir, pour envisager d’autres solutions. Le ressort de l’obéissance utilitariste est l’intérêt bien entendu.
Un troisième et dernier ressort est celui de l’humanisme. Il repose sur le sens de l’honneur des humains en tant qu’humains. Les acteurs se plient aux normes de la rectitude librement et délibérément embrassée, parce que, ce faisant, ils se plient à un devoir d’état défini par la nature et la condition humaines. La docilité, la peur, la crainte ni l’intérêt n’y ont la moindre part, mais le sens du devoir, qui se suffit à lui-même. Le ressort repose sur le rapport que B entretient avec la rectitude. Celle-ci indique le bien, le vrai et l’utile contre le mal, le faux et le nuisible. B choisit les contraires positifs et ignore les contraires négatifs, sans avancer les calculs ni de la peur ni de l’intérêt, mais parce que le positif définit un principe supérieur, qu’il le reconnaît comme supérieur et qu’il s’y plie par conviction. Celle-ci est le ressort de l’obéissance humaniste.
La puissance
Si nous réinsérons le chaînon de l’obéissance dans la chaîne du pouvoir, en tenant compte de ses trois ressorts, il apparaît que le pouvoir se présente, en fait, en trois modes clairement distincts, car la triplicité des ressorts retentit sur les trois autres éléments du concept. Ainsi du statut de A, tel que le ressort légiste de l’obéissance le définit. Il est d’emblée manifeste que le point d’origine et d’appui de son pouvoir n’est ni sa volonté ni l’énonciation d’un ordre, mais la docilité, la peur ou la crainte de B. Pour simplifier l’analyse, retenons la peur seul, en tenant que la docilité est un habitus instillé par l’expérience de la peur et que la crainte est une anticipation de la peur. La conclusion est directe et triviale. Pour que la peur du gendarme réduise B à l’obéissance, il faut que deux conditions soient réunies. D’un côté, A doit avoir la maîtrise actuelle de moyens pour faire peur à B et l’amener à renoncer à sa liberté native d’être humain. Le lieu stratégique des moyens doit être la force et la capacité de recourir à la violence, pour imposer sa volonté et un ordre. La violence est une application de l’agressivité naturelle au règne animal, quand elle vise l’intégrité physique et psychique d’autrui. Mais, de l’autre côté, B est aussi un animal doté d’agressivité et capable de violence. Dès lors, le pouvoir coercitif de A naît avec le renoncement de B à l’usage de ses capacités de violence. Il peut s’y résoudre par le calcul rationnel et réaliste de son infériorité dans le rapport des forces. Il n’en demeure pas moins que, ce faisant, il vérifie la sentence de Hegel, qu’il choisit de se soumettre par peur de mourir. La lâcheté de B est la condition décisive. Si, par contre, il choisit de se battre, gagne ou est tué, le pouvoir de A demeure à l’état virtuel.
Le troisième moment du pouvoir, la désobéissance de B, peut adopter deux attitudes et suivre deux stratégies très différentes. La plus apparente s’exprime dans le refus de continuer à obéir et donc dans le renoncement à la lâcheté au risque de la mort. Au moins deux situations sont susceptibles de nourrir cette résolution. L’une est la baisse de sa garde par A, par manque de vigilance, par exténuation de l’ardeur à sévir, par paralysie de la décision du fait de la division des décideurs. Les raisons sont variables et dans la dépendance de circonstances variées. La seconde situation naît de la dissipation de la peur. Elle peut résulter d’une réaction à un excès de contraintes sous forme d’une explosion psychique sans intentionnalité explicite : B n’en peut tout simplement plus. Elle peut aussi prendre une forme contagieuse et toucher un ensemble d’obéissants, qui, par une mutation brutale, cessent d’avoir peur et se révoltent sans calculer les conséquences. Des émotions populaires et des émeutes peuvent ainsi se répandre en traînées de poudre.
La seconde stratégie de la désobéissance est sournoise et insidieuse. Elle consiste à obéir ostensiblement, tout en sabotant systématiquement ce que le pouvoir de A exige des obéissants. Le sabotage doit, s’il veut éviter le recours de A à la violence, être invisible et se traduire par un freinage systématique appliqué à tout effort. Un calcul rationnel cherche à repérer les limites, au-delà desquelles le freinage devient trop visible ou dommageable à A, pour que celui-ci ne recoure pas à la violence. Le calcul repose sur l’expérience et doit s’adapter à des circonstances changeantes, dont le niveau de vigilance de A et sa résolution à recourir à la violence ne sont pas les moins importantes. Le freinage peut être interprété comme un compromis fluctuant entre l’aspiration à la liberté et la lâcheté. Il permet d’assurer la survie et de réserver l’avenir au prix du renoncement à l’héroïsme.
Le quatrième et dernier moment du pouvoir est la sanction. La logique légiste la définit comme une sentence de mort. Celle-ci suit, en effet, la logique de la violence dans sa montée aux extrêmes de la lutte à mort. Celle-ci menace aussi bien A que B dans la première forme de révolte de B. Un combat violent s’engage entre A et B, où chacun joue sa vie au risque de la mort. Il est impossible de décider a priori le partage des risques, car tout dépend du rapport des forces et de leur niveau de mobilisation. Dans tous les cas, le pouvoir s’évanouit que A revendiquait, qu’il soit mort ou que l’obéissant le soit. Le freinage réserve plus d’ouverture à A pour punir B. Il peut décider d’accepter les moindres performances induites comme un coût de la détention et de l’exercice du pouvoir et considérer que les freineurs se punissent eux-mêmes par la diminution des ressources produites. A peut tout aussi bien décider de sévir, en frappant au hasard et assez fort pour hausser le seuil au-delà duquel les freineurs doivent compter avec la peur et la lâcheté. Cette issue est dans la dépendance de la résolution de A à recourir à la violence.
Convenons d’appeler « puissance » ce premier mode du pouvoir. Il conjoint, en résumé et en substance, la force, la peur, la révolte et la mort.
La direction
Si B se résout à obéir en se réclamant de l’utilitarisme, il fonde un deuxième mode du pouvoir, que l’on appellera la « direction », d’un mot aussi arbitraire que celui de « puissance ». En vérité, l’obéissant s’incline en estimant qu’il a intérêt à le faire. L’enracinement du pouvoir dans B et non dans A est, dans ce cas, parfaitement explicite. Le statut de A ne recoupe en rien celui qu’il occupe dans la puissance, où il est à l’initiative d’un acte de volonté et d’une énonciation d’ordres. Il n’en va pas de même ici. A ne propose rien et n’exprime rien. C’est B qui le sollicite de donner un ordre et d’appliquer sa volonté à le voir exécuté. Ce renversement complet de perspective est inscrit analytiquement dans le calcul de B. Il est parvenu à la conclusion, qu’un objectif visé exige une division du travail et une répartition des tâches entre dirigeant et dirigé. Il en résulte logiquement et rationnellement qu’il se mette en quête d’un A, dont il estime qu’il maîtrise les compétences indispensables à la réussite de l’entreprise. La quête peut s’effectuer par un choix entre candidats volontaires ou se traduire par « une chasse de tête ». Ce faisant, B conserve la maîtrise entière de sa liberté, tout en obéissant. Il se range aux ordres du compétent retenu à titre circonscrit, pour atteindre un résultat défini ; temporaire, le temps d’atteindre ce but ; et réversible, car l’appréciation de la compétence avant toute expérience n’est qu’un pari susceptible d’être perdu. En un mot, le pouvoir détenu par A est une délégation par B du pouvoir souverain inscrit dans sa liberté naturelle.
La désobéissance éventuelle de B est surdéterminée par la notion de délégation. Elle ne peut pas, à proprement parler, s’identifier à un refus de suivre un ordre de A. Ce cas de figure s’apparente plutôt à une rupture de contrat qu’à une désobéissance. Dans un échange, chaque partie s’engage à verser à l’autre l’équivalent de ce qu’il en reçoit, après entente sur l’égalité de ce qui est échangé. Dans la direction, l’échange porte sur l’obéissance consentie contre la compétence postulée. Si l’obéissant ne s’exécute pas, la relation est dissoute ou n’a même jamais été nouée. Il n’y a pas de pouvoir ni d’entreprise commune à A et B. Dans cette situation, B se révèle plutôt inconséquent que désobéissant. La désobéissance proprement dite est, plutôt qu’une inconséquence, une tricherie. Elle peut être perpétrée selon deux cas de figures. Pour les faire émerger, il faut qu’au moins deux B s’entendent pour désigner un A qui convienne à leurs vues. La première tricherie possible serait celle d’un B, qui s’abstiendrait d’obéir, en calculant que l’obéissance de l’autre suffira à obtenir le résultat recherché. Ce faisant, il compte bénéficier d’un gain, sans encourir le moindre coût. A deux, le calcul a peu de chances d’être sensé. Il le devient de plus en plus, au fur et à mesure de la multiplication des B, à condition de parier sur la naïveté de la majorité. Nous avons souligné que l’utilitariste parfaitement rationnel s’abstiendrait de cette tricherie et parierait sur la rationalité des autres, jusqu’à preuve du contraire. Le second cas de figure de la tricherie suppose que les B soient au moins trois. Dans ce cas, il peut se faire que seuls deux d’entre eux soient tombés d’accord sur la désignation de A, contre l’avis du troisième. Il y aurait tricherie de la part de celui-ci, si, s’étant engagé avec les deux autres à obéir au candidat qui obtiendrait la majorité, il renonçait à cet engagement en se retrouvant minoritaire. La logique du système de jeu défini par la direction lui fait obligation d’obéir, en attendant une occasion prochaine de l’emporter, si le choix retenu s’est révélé mauvais. La logique ne s’impose que si l’engagement est pris d’obéir au vainqueur dans la compétition engagée. S’il n’est pas pris, l’entreprise commune n’existe tout simplement pas, ni le mode de la direction. Autrement dit, la parole donnée est au fondement du contrat qui lie les obéissants entre eux et à A. Pacta sunt servanda.
Le dernier moment de la sanction se déduit directement des trois premiers. Elle revêt deux formes, selon le nombre et la proportion de tricheurs au sein de l’ensemble des obéissants. S’ils dépassent un « certain » seuil, la faillite de l’entreprise est la sanction infligée à tous, qui se retrouvent ramenés à la situation précédant le pacte qui les liait. Le « certain » du seuil ne peut pas être fixé à l’avance ni déduit de la nature du jeu. Il est dans la dépendance de facteurs multiples et fluctuants, que seul l’événement révèle en rétrospection. Si les tricheurs sont en minorité, ils ne menacent pas le succès de l’entreprise, tant que leur impunité ne fait pas école. Tout au plus infligent-ils à l’entreprise un rendement inférieur à ce qu’il pourrait être sans tricherie aucune. La logique du jeu veut donc qu’ils soient punis pour leur tricherie. La matérialité des peines infligées relève des moeurs et de leur variabilité. La justification de la punition n’est pas la vengeance des obéissants ni la prévention de la tricherie, mais avant tout la rupture de l’engagement et l’irrespect de la parole donnée.
En résumé, la direction enchaîne la compétence, le calcul, la tricherie et la faillite ou la punition.
L’autorité
La justification humaniste de la soumission aux normes structure un troisième et dernier mode du pouvoir, que l’on choisit de nommer « autorité ». L’obéissance, avons-nous avancé, repose ici sur la conviction que c’est la chose à faire, pour la raison apodictique qu’elle est ordonnée à l’humain, à sa nature ou essence. L’idée centrale est ontologique, qui postule que tout existant a une nature qui le destine à un état de perfection correspondant à son épanouissement total. La rationalité intrinsèque d’une étoile ou d’un papillon est de correspondre le mieux à l’essence d’un papillon ou d’une étoile. Dans le cas de l’humain, la liberté impose une nuance décisive, en ce que l’achèvement – l’entéléchie aristotélicienne – n’est pas un programme bénéficiant d’un déroulement nécessaire, mais une virtualité dont l’actualisation est dans la dépendance des efforts humains, dont la liberté fait qu’ils peuvent échouer. Le devoir humain est d’éviter l’échec au bénéfice de la réussite, dont résulte la normativité imposée à la condition humaine. La nature humaine impose le devoir d’avoir à choisir le mieux contre le pire, en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, d’utile et de nuisible, non pas parce que les choix justes contribuent à l’intérêt bien entendu, mais du fait que l’honneur de l’espèce l’exige, entendu comme ce qu’elle se doit à elle-même.
La distinction entre l’intérêt et l’honneur met la direction et l’autorité à part l’une de l’autre sur chaque moment de la relation de pouvoir. Dans l’autorité, l’obéissance est autant fondatrice de celle-ci que dans la direction, mais son ressort n’est pas le calcul. B obéit à A, car il estime que tel est son devoir, ce qui revient à dire qu’il vit sa liberté en choisissant délibérément la droiture. Quel peut bien être le statut de A, pour qu’un être humain puisse bénéficier d’un tel honneur et d’une inclination convaincue à lui obéir ? Ce ne sauraient être des qualités surhumaines, car aucun humain n’est surhumain : tous les représentants de l’espèce sont, sans exception, sujets à la faillibilité et frappés d’imperfection. Aucun ne mérite une inclination convaincue, car elle serait irrationnelle. Le seul critère rationnel du mérite humain est la compétence, qui ne peut être appréciée que par ceux qui voudraient en bénéficier : la direction s’impose aux humains, s’ils veulent que leurs affaires prospèrent de manière assurant une survie convenable. À, dans l’autorité, semble devoir se retrouver dans un état contradictoire, puisque, d’un côté, il doit être jugé compétent et, de l’autre, devrait être jugé tel par conviction et non par calcul.
L’autorité résout la contradiction par une construction à deux étages. À l’étage supérieur, un principe objectif s’impose comme le siège et la source de toute relation de pouvoir. Ce principe peut être Dieu – ou une entité numineuse quelconque -, dans une version religieuse, ou bien, dans une version séculière, le bien, le vrai et l’utile, en tant qu’ils sont tenus pour objectifs et soustraits aux variations de la subjectivité humaine. Dans la version religieuse, A est considéré par B, qui adhère à cette version, comme investi par le principe d’un vicariat délégué par en haut, alors que, dans la version séculière, il est tenu par B, qui adhère au bien, au vrai et à l’utile objectifs, pour plus proche de ces perfections que lui-même. Dans les deux cas, A bénéficie de ce que l’on nommera un « charisme », qui est le déclencheur actuel du ressort de l’obéissance. B obéit, car il est convaincu que le charisme de A signale sa proximité plus grande du principe supérieur et promet une compétence assurée à conduire les affaires de B au succès. L’obéissance s’incline deux fois dans l’autorité, en premier lieu devant un principe supérieur et, subséquemment, devant un humain jugé supérieur en termes fixés par le principe.
La nature de la relation entre A et B retentit directement et logiquement sur ses deux autres moments. La désobéissance propre à l’autorité n’est pas dans l’occurrence d’un B adhérent à sa logique, mais n’en tirant pas les conséquences à l’occasion d’un ordre de A. Il s’agit ni plus ni moins d’une tricherie, assimilable à la logique de la direction. Dans l’autorité, la désobéissance doit porter sur la construction qui la soutient et fonde le pouvoir de A. Elle peut donc se traduire par deux attitudes distinctes. Ou bien B cesse d’être convaincu par le principe qu’il reconnaissait jusque-là. Dans la version religieuse, il perd la foi. Dans la version séculière, il doute de l’objectivité du bien, du vrai et de l’utile. Dans les deux cas, il se retrouve livré à lui-même, au risque de confondre liberté et licence. Ou bien B abandonne sa conviction dans le charisme de A. Il cesse de lui obéir, car il juge s’être trompé dans le jugement favorable qu’il portait sur lui. On conviendra d’appeler « dissentiment » ce mode de désobéissance propre à l’autorité.
Comme dans la direction, la sanction dans l’autorité est double. Si B est isolé ou très minoritaire dans son dissentiment, la sanction est son éjection de la communauté des obéissants. À la vérité, il s’en est éjecté de lui-même et la communauté enregistre son choix en l’excommuniant. Si le nombre et la proportion des obéissants passent un « certain » – appelant les mêmes attendus que dans la direction – seuil, la communauté se dissout. Sa décomposition ouvre sur deux degrés d’intensité. Si le dissentiment, majoritaire ou unanime, porte sur le principe supérieur lui-même, la dissolution est définitive, quitte à donner lieu à des refondations inédites. S’il atteint le charisme de A, l’issue devrait être le remplacement de A par un autre titulaire, jugé plus approprié aux exigences de la logique de l’autorité.
Au total, l’autorité enchaîne le charisme, la conviction, le dissentiment et la dissolution ou l’alternance.
La mixité du pouvoir
Les trois modes du pouvoir – la puissance, la direction et l’autorité – sont profondément singularisés par leur ressort respectif de l’obéissance – la peur, le calcul et la conviction. Mais la singularité n’impose pas une séparation étanche, indiquant qu’ils n’ont rien en commun. Ils ont, au moins, un point commun, à savoir de conférer à A un pouvoir l’habilitant à proférer des ordres et à escompter qu’ils soient exécutés ! En poursuivant l’analyse conceptuelle du pouvoir, il devrait apparaître que ce point commun est soutenu par le fait que chaque mode bénéficie aussi de l’appui des deux autres. Autrement dit, chaque mode est singularisé par une dominante, qui n’exclut pas les contributions des deux autres.
Ainsi, la direction mobilise inévitablement la puissance et l’autorité à son service. B obéit, parce qu’il calcule qu’il en va de son intérêt bien compris. Ce serait jouer sur les mots, en avançant que sa position inclut la conviction de la justesse de son calcul et donc l’autorité. Par contre, celle-ci est introduite par plusieurs arguments solides. L’un est avancé par ce qu’il faut entendre par « intérêt ». Le mot est aujourd’hui surdéterminé par un économisme largement répandu et un individualisme généralisé, dont résulte que l’intérêt est exprimé en termes économiques et apprécié par chacun à sa convenance. La position ne s’amende pas, si on remplace intérêt par « valeur », car la connotation est la même, d’une valorisation par l’individu de ce qui lui tient le plus à cœur. En fait, l’intérêt, du point de vue objectif de l’espèce, désigne les solutions des problèmes de survie et de destination qu’elle doit affronter. B, en vérité, calcule que, en obéissant, il avance la réalisation des fins de l’homme. Son calcul postule leur objectivité et repose sur la conviction que son devoir de représentant de l’espèce est de se mettre au service de leur réalisation. L’autorité est celle des fins, qui concourt à la direction. Un autre argument prendrait appui sur le pari de B, que ses partenaires dans l’obéissance adopteront la même position : il se convainc de l’inclination naturelle des humains à la coopération et au bien, un mot désignant l’ensemble des fins. Retenons un dernier argument. Le lien d’obéissance reliant B à A est conditionné par la compétence effective du A choisi par B. Il est circonscrit, temporaire et réversible. Des règles du jeu sont indispensables, qui sont investies d’une autorité attachée à leur justesse et à leur effectivité objective. Quant à la puissance, la direction doit pouvoir y recourir, pour punir les tricheurs.
L’autorité, de son côté, ne peut pas non plus se passer ni de la direction ni de la puissance. Celle-ci n’intervient pas seulement à l’occasion de l’excommunication des dissidents : c’est le pendant de la punition dans la direction. Elle joue un rôle plus décisif dans la désignation de A titulaire du pouvoir investi d’autorité. L’investissement vient d’en haut sous la forme d’un vicariat concédé et délégué par un principe supérieur. Qu’il soit religieux ou séculier, il se signale par un mutisme complet sur la désignation des vicaires. En fait, ceux-ci se présentent comme des candidats à la fonction, mais, contrairement à la direction, ce n’est pas B qui trie entre eux et déclare le gagnant, c’est un candidat qui s’impose contre les autres et sur B. Son charisme supposé a toutes chances de reposer, à l’origine, sur un coup de force et une prise de pouvoir, conduisant à des efforts de légitimation par référence à un principe religieux ou séculier. Pourquoi ces efforts ? Il se pourrait que le choix libre de A par B soit naturel aux humains et qu’un coup de force originel soit perçu comme contre nature et exige un voilement idéologique. L’opération peut réussir plus facilement et plus sûrement, si A, une fois au pouvoir, s’avère compétent pour assurer les intérêts de B et donc les fins de l’homme. Dans ce cas, B peut pardonner le coup de force et faire comme s’il avait choisi A. Il entérine son élection a posteriori et accepte d’obéir. La direction joue, mais en position subordonnée, surtout si B se convainc de la réalité d’un vicariat concédé à A par un principe supérieur, qui devient, à ses yeux, la source actuelle du pouvoir.
La puissance n’est coupée ni de l’autorité ni de la direction. Celle-ci peut être introduite dans une mesure plus ou moins large, selon que A exerce son pouvoir avec plus ou moins d’efficacité au service des intérêts de B et des fins de l’homme. En raison du freinage dont il est affecté, la prédiction, au niveau conceptuel, est que l’efficacité de la puissance devrait être inférieure à celle de la direction, mais il est impossible d’en tirer le moindre renseignement sur l’importance de l’écart. En tout cas, la peur de B peut se calmer au constat que sa lâcheté ne va pas sans bénéfices. Elle peut aussi, par un retournement psychique paradoxal, conférer de l’autorité à la puissance et du charisme à A puissant. D’un côté, la force fascine, car elle est perçue comme un indice de supériorité. B est engagé alors dans la logique de l’admiration, qui distribue des admirateurs et des admirés au regard de l’admirable, une figure correspondant exactement à l’autorité. De l’autre, l’application de la force peut instiller en B le sentiment qu’elle est justifiée par un principe supérieur dont A est le ministre fidèle. B se sent coupable d’un crime indéfini et estime mériter sa punition. L’idée que la force ne puisse avoir d’autre finalité que le pouvoir qui exerce, a peine à convaincre, car la conviction naturelle est que le pouvoir sert à quelque chose et qu’il bénéficie à qui le subit. La direction apparaît plus naturelle que l’autorité et la puissance, au sens où elle paraît plus ordonnée à la nature humaine et à celle des affaires humaines.
La logique du pouvoir
La direction est le mode naturel du pouvoir, ce qui ne veut pas dire qu’il soit naturellement actualisé. Au contraire, on peut plaider que la puissance a plus de chances de l’emporter sur les deux autres modes, à condition de mettre l’autorité à son service. En nous en tenant toujours au niveau conceptuel, ces trois propositions enchaînées peuvent être déduites du concept lui-même. Que la direction soit le mode naturel, est démontré directement par le fait que son fondement est l’obéissance délibérément choisie comme la décision juste à prendre. Elle est une expression de la liberté originelle de l’espèce. Le critère de justesse est donné par la finalité, car le pouvoir consenti à certains doit contribuer à la poursuite des fins de l’homme. De son côté, la délibération est l’application de la rationalité à la gestion des affaires humaines. Enfin, le choix du dirigeant auquel obéir est un pari sur sa compétence : il peut être perdu, en illustration de la faillibilité humaine. Ainsi, la direction correspond exactement à la nature d’une espèce libre, finalisée, rationnelle et faillible. D’autre part, sa logique utilitariste révèle que le pouvoir exercé entre humains ne saurait d’aucune manière être une fin trouvant sa justification en elle-même. Ce n’est pas une fin, mais un moyen au service des fins, pour autant qu’elles le sollicitent pour s’effectuer. Ce statut ancillaire s’exprime dans le garde-fou imposé aux dirigeants à l’occasion de l’obéissance que lui consent B. Elle s’identifie à une délégation de souveraineté, à qui la liberté impose de ne l’être qu’à titre circonscrit, temporaire et réversible. Un acteur libre ne peut pas abdiquer sa souveraineté sans renier et contredire sa nature.
Malheureusement pour la nature et la direction, la puissance a toutes chances de l’emporter sur elles. L’occasion lui en est nécessairement donnée moins par le fait que la direction ne peut pas se passer de la force et de son application, pour punir les tricheries, que par une considération plus décisive. Elle exige une déduction conceptuelle absente jusqu’ici de l’analyse. La relation de pouvoir inaugurée par la direction repose sur un contrat de délégation de souveraineté de B à A. Tout autre acteur étranger au contrat est libre de recourir à la force pour imposer sa volonté de puissance aux contractants. Ceux-ci n’ont pas d’autre recours que leur puissance commune, pour répliquer de manière à l’emporter. Mais ils peuvent perdre tout aussi bien. Quelle que soit l’issue, le vainqueur bénéficiera d’une puissance accrue, qu’il pourra mettre en œuvre à une autre occasion. Il en résulte mécaniquement une accumulation de puissance, dont l’attracteur doit être un monopole final. Il devrait échoir à un A-B lié par un contrat de direction. Mais la réflexion conceptuelle révèle aussitôt la faille dans la conclusion. La puissance accumulée par les monopolistes a reposé, en dernière analyse, sur la capacité de A à mobiliser B au service de stratégies victorieuses. B s’est retrouvé contraint de déléguer à A son pouvoir souverain de manière de moins en moins circonscrite, temporaire et réversible, car la puissance à développer pour gagner exige sa concentration dans des mains expertes. L’accroissement de puissance bénéficie moins à A-B qu’à A, tant sur les vaincus que sur B. Cette évolution, sur un terme plus ou moins long, est d’autant plus irrésistible que, par ailleurs, le pouvoir est un bien hautement désirable pour certaines économies psychiques. L’ambition du pouvoir est, chez certains, une passion dévorante, qui a toutes chances de travailler tout A délégué par un B moins passionné.
Mais la puissance nue n’est pas conceptuellement tenable, car la direction et le pouvoir délégué sont naturels. D’une manière ou d’une autre, la nature se vengera de cette usurpation réussie par A. Le recours à l’autorité est, pour celui-ci, la solution avancée par le concept de pouvoir. Il faut et il suffit à A de recourir à la fiction d’un vicariat délégué d’en haut par un principe supérieur, pour cacher sa nudité derrière un voile de légitimité. Le subterfuge exige, pour réussir, que B se convainque de la réalité du principe et de la véracité du vicariat. La première condition peut être remplie par des croyances communes à A et à B. La seconde peut compter sur la crédulité et la lâcheté de B, comme il a été montré ci-dessus.
Ainsi, l’analyse conceptuelle permet de faire émerger par un mouvement spontané une histoire du pouvoir, à la fois orientée et intelligible. Elle se déroule sur un espace et dans un temps abstraits, comme il convient à un concept. Si on se donne une espèce vivante génétiquement libre et incarnée dans des représentants libres eux aussi, alors les relations de pouvoir établies entre ceux-ci devraient nécessairement passer par trois étapes successives. La première verrait la mise en place spontanée de la direction comme mode dominant, par-dessus l’autorité et la puissance, dans cet ordre. Une deuxième étape serait introduite par des conflits violents entre une pluralité d’ensembles d’acteurs reliés, chacun, par la direction. Elle serait marquée par des avancées irrésistibles de la puissance aux dépens de la direction, jusqu’à l’abolir entièrement. Il s’ouvrirait alors une dernière étape, où l’autorité serait mobilisée à son service par la puissance et pourrait nourrir l’illusion qu’elle a fini par triompher. En vérité, l’histoire naturelle du pouvoir serait celle de la marche à l’absolu de la puissance et de l’hypocrisie de l’autorité. Se pourrait-il qu’une histoire différente puisse émerger, toujours dans un cadre strictement conceptuel ?
Une réponse négative paraît devoir s’imposer, si l’on retient l’hypothèse que le pouvoir pourrait se contrôler par un mouvement intérieur qui le maintienne fermement en une position étrangère à la puissance. Il n’est pas inconcevable, en toute rigueur, qu’un A délégué au pouvoir dans le cadre de la direction se résolve à s’y tenir et s’abstienne de tout abus de pouvoir risquant de le conduire à revendiquer la puissance. Cependant, même en postulant que B s’en tienne au même respect de la logique de la direction et se dispense de toute tricherie exigeant d’être punie par le recours à la force, la logique de la puissance finirait tôt ou tard par s’imposer. La raison décisive est la compétition entre une pluralité de coalitions indépendantes. Elle dessine un système de jeu dont la logique n’est pas une affaire de choix par les acteurs, mais une contrainte objective. Tout joueur A-B qui se retient d’accumuler de la puissance, pour gagner ou ne pas perdre, est assuré de perdre contre tout joueur s’inclinant rationnellement devant la logique du jeu. Mais retenons l’hypothèse impossible que la compétition extérieure ne s’exerce pas. Il resterait la compétition intérieure. En effet, dans la direction, B est à la recherche de compétents pour gérer les affaires communes. Plusieurs A pourraient convenir, que B a intérêt à mettre en concurrence, pour obtenir un éclairage fiable sur leurs qualités respectives. Il suffit que des candidats se présentent, qui, par ailleurs, ont la passion du pouvoir, pour que la compétition favorise le plus ambitieux, qui est aussi celui tenté par un pouvoir absolu, car la passion ne connaît pas de limites. La réponse est plus directement négative, si l’hypothèse retenue est une puissance installée. Il est impossible de concevoir qu’elle puisse se résoudre, par une délibération volontaire, à gagner la direction. La logique du pouvoir est à sens unique et irréversible.
Pour obtenir une réponse positive, il faut explorer d’autres voies conceptuelles. Deux se présent à l’analyse, l’une tracée par le statut de A et l’autre par celui de B. Quant à A, que l’on suppose porté au pouvoir par la direction, une issue paraît devoir s’imposer. Il faudrait et il suffirait de multiplier les délégués. Au lieu d’un seul A, on aurait, par exemple, A1, A2 et A3. Pour prévenir la confusion et garantir l’unité de direction et l’efficacité, chacun se verrait confier un département spécialisé. La direction en propose trois, qui correspondent à sa logique propre. Un département doit s’occuper de préciser ce qu’il convient de réaliser, en fidélité à l’esprit de la direction, pour que la finalité de l’ensemble soit atteinte. Confions-le à A1. Un deuxième département, assigné à A2, prend en charge l’exécution du programme élaboré par A1. Un dernier département, attribué à A3, se voit confier le soin de décider du sort des tricheurs éventuels. Le pari est que les responsables des trois départements se contrôleront l’un l’autre et s’opposeront à toute velléité d’usurpation d’attributions et d’accumulation de pouvoir. Le contrôle devrait être efficace, car l’ambitieux abusif se retrouverait seul contre deux. La solution paraît résoudre le problème et éviter à la direction la corruption dans le sens de la puissance. Mais elle souffre d’une faille manifeste. La puissance, avons-nous montré, ne peut pas être abdiquée par la direction, car les occasions de l’appliquer sont inévitables. Qui des trois responsables en sera chargé ? Ce ne peut être que A2, après que A1 a établi ce qu’il est juste de faire et, par implication, définit des transgressions éventuelles, et que A3 a apprécié la véracité de transgressions actuelles. De même, envers l’extérieur, c’est A2 qui doit gérer les conflits éventuels. Autrement dit, le maniement de la puissance lui incombe forcément et il ne peut pas être divisé sans tomber dans l’impuissance. Aucun obstacle intrinsèque au dispositif ne peut interdire à A2 de prendre appui sur la puissance pour se soumettre A1 et A3. La réponse à la question posée est encore négative.
Il ne reste qu’une seule hypothèse à explorer, avant que la réponse soit définitivement négative et que l’histoire du pouvoir soit dominée par la logique de la puissance. Le salut, s’il est possible, doit être assuré par B. Or il le peut, sous certaines conditions. En vérité et en fait, B est toujours le dépositaire du pouvoir dans les trois modes. Il le doit à son statut ontologique d’acteur humain libre d’obéir ou de s’y refuser. Le pouvoir de A n’existe que si B s’en dépouille et le lui confie, par peur, conviction ou calcul. À perd instantanément le pouvoir, si B cesse d’avoir peur, change de conviction ou modifie son calcul. Dans le mode de la puissance, B triomphe, s’il cesse d’avoir peur et est prêt à se battre et à mourir pour retrouver la maîtrise de sa liberté originelle. S’il gagne, la puissance s’évanouit, mais rien ne permet de prédire quel mode de pouvoir prendra la succession, sinon que la puissance est favorisée grandement par le fait que la victoire de B repose sur l’usage de la force et que le risque est certain qu’elle soit à nouveau monopolisée par ceux qui en ont usé dans les faits. Dans l’autorité, une mutation de conviction de la part de B se traduit par la révélation de la nudité du vicaire, dont ne résulte pas directement qu’il soit privé de la puissance qu’il détient par ailleurs. Il reste la direction. Elle repose sur une délégation conditionnelle de pouvoir par B. Pour que A, bénéficiaire de la délégation, ne puisse en abuser, il faut et il suffit à B de lui opposer des contre-pouvoirs. Ceux-ci ne peuvent pas être les départements et les titulaires issus de la division du pouvoir de A. Ils doivent consister en coalitions de B indépendantes de A et se présenter comme des centres autonomes de pouvoir en charge d’affaires particulières. La solution, pour être effective, exige encore la vigilance des B distribués entre les centres et une disposition ferme à se mobiliser contre tout abus de pouvoir de la part de A. Une réponse positive est concevable, qui repose sur l’opposition au pouvoir de contre-pouvoirs, sur l’extériorité de ceux-ci par rapport à celui-là et sur la vigilance active des acteurs réunis en centres autonomes d’activités.
Le pouvoir politique en particulier
Génération du politique
Le pouvoir est ubiquitaire dans le règne humain, car la grégarité de l’espèce et la résolution de ses problèmes l’impose par un biais ou un autre. Il n’est pas un seul domaine d’activité ou « ordre » structurant l’humain, qui n’en trouve l’emploi. Du pouvoir est repérable à l’intérieur du couple, entre parents et enfants, entre maîtres et élèves ou disciples, entre camarades d’école, au sein de l’entreprise, dans une communauté religieuse, du fait de la stratification sociale, et ainsi de suite. Les enquêtes empiriques ne manqueraient pas de révéler que, effectivement, le pouvoir exercé dans chaque contexte incline toujours plutôt à la puissance, à l’autorité ou à la direction et que, en général, les trois modes sont présents. Dans la famille, un tyran domestique peut sévir, comme un patriarche bénéficier d’une autorité inattaquable ou un ménage moderne s’interdire le recours à la force et contrôler l’autorité au bénéfice de la persuasion et de la conviction des enfants. Une entreprise économique peut rassembler des esclaves ou des concentrationnaires, être dirigée par un fondateur charismatique aux yeux de ses collaborateurs ou se voir confiée par des actionnaires à un gestionnaire supposé compétent. Même dans des états de la socialité humaine marquée par le tout petit nombre et l’égalité la plus poussée, les trois modes du pouvoir sont présents. Dans la morphologie de la bande, une chasse au gros gibier est une affaire collective, qui exige une certaine organisation et impose la désignation d’un chef à cette occasion, le chasseur à l’expérience la plus confirmée. Le conteur de mythes le plus convaincant bénéficie du respect et de l’admiration de ses auditeurs. Le transgresseur abusif de normes peut se voir infliger le bannissement hors du groupe, une mort sociale conduisant normalement à une mort physique.
Il suffit, car l’énumération pourrait être indéfiniment poursuivie. Il importe davantage de mettre en évidence qu’un ordre d’activités l’emporte en importance sur tous les autres, dans toutes les sociétés et à tous les stades de développement, par les influences qu’il exerce sur les déterminations particulières et singulières de tous les aspects des choses humaines. Cet ordre est le politique. Il s’impose partout, car les humains grégaires doivent affronter un problème redoutable de survie adressé par leur nature. L’espèce est fondamentalement et inévitablement conflictuelle. Elle doit ce caractère dominant d’abord à son appartenance au règne animal. La vie animale – et peut-être la vie en général – est agressive, car la chaîne alimentaire l’exige et l’impose, qui soutient la néguentropie qu’est la vie. L’agressivité peut aussi être appliquée à la reproduction et à l’accès aux partenaires sexuels. Les humains intensifient la conflictualité bien au-delà de ces contraintes. Leur psychisme nourrit des passions, qui, appliquées à des biens rares comme le pouvoir, le prestige ou la richesse, donnent lieu à des compétitions sans retenue. Elles ne sont pas tout à fait absentes du règne animal, mais leur intensité et leurs conséquences sont sans commune mesure avec ce que l’on observe dans le règne humain. Pour aggraver encore la situation, les humains, que leur liberté ouvre en tous domaines sur une pluralité de choix, sont susceptibles de diverger d’opinion en tout et de s’y tenir chacun avec la plus grande opiniâtreté. Bref, l’espèce est naturellement et suprêmement querelleuse, passionnée et divergente dans ses opinions.
Or, la nature n’a pas équipé les représentants de l’espèce d’un mécanisme inné de contrôle de la violence. L’espèce doit à sa liberté cette absence. L’agressivité humaine peut, en conséquence, non seulement recourir à la violence pour s’exprimer, mais celle-ci, ne bénéficiant d’aucun cran d’arrêt dans ses expressions, peut encore monter spontanément aux extrêmes de la lutte à mort. Le problème s’impose à l’attention d’une espèce grégaire : comment vivre ensemble sans s’entre-tuer ? La solution ne saurait être l’abolition des conflits, car leurs sources sont naturelles et intarissables. Elle consiste plutôt dans la réussite à laisser les conflits se développer jusqu’à leur conclusion sans recourir à la violence, sinon comme à une transgression. La solution est la résolution pacifique des conflits, ce qui établit la paix comme une fin de l’homme. Comment y réussir ? En instaurant la justice, en son sens aristotélicien de loi, de droit et d’équité. La fin du politique est la paix par la justice. La solution du problème soulève, à son tour, des problèmes d’effectuation : quels dispositifs mettre au point et quelles procédures suivre, pour que la justice soit respectée et la paix assurée ? Quelle que soit la réponse, elle fonde une distinction essentielle entre deux espaces. Sur l’un, des dispositifs et des procédures sont institués et fonctionnels. On conviendra de l’appeler « politie ». Au-delà et entre polities, tout conflit peut dégénérer en violence, faute de bénéficier des mêmes avantages. Appelons cet espace « transpolitie ». La politie est donc un espace de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle vers l’extérieur. Parvenus en ce point, nous retrouvons le pouvoir, car la question se pose de décider quelle combinaison de puissance, d’autorité et de direction est le plus appropriée à la fin du politique. Pour trouver une réponse plausible, il convient de générer, à partir de ses modes, une typologie des régimes du pouvoir en politie ou, plus simplement, des régimes politiques.
Typologie des régimes politiques
La typologie la plus simple, la plus directe et la plus réaliste à déduire du concept de pouvoir consiste en trois régimes fondamentaux, chacun appuyé fermement sur un mode dominant. La dominante s’impose, car les trois modes ne peuvent pas l’être à égalité. Leurs logiques respectives sont si étrangères l’une à l’autre, que, si les trois doivent être toujours combinés, ce ne peut être qu’en en subordonnant deux à la troisième. En conséquence, on est en droit de postuler en confiance un régime fondé sur la puissance : appelons-le « autocratie », par un choix lexical toujours arbitraire ; un deuxième appuyé sur l’autorité : le mot de « hiérocratie » devrait lui convenir ; le troisième soutenu par la direction : le terme de « démocratie » paraît inévitable. Le concept du pouvoir permet de prédire la nature et la rationalité intrinsèque de chaque régime. Il revient à l’histoire et à la sociologie de vérifier les prédictions et d’apporter toutes les nuances et déterminations des singularités qui composent la matière historique. Sans nous engager dans ces enquêtes concrètes, il pourrait encore se faire que, toujours au niveau conceptuel et au regard de la philosophie, chaque type puisse donner lieu à la déduction de sous-types bien différenciés, à soumettre également à enquêtes empiriques et scientifiques.
L’autocratie
L’autocratie retient la force comme dominante du régime et de l’exercice du pouvoir. Les dominants en ont le monopole, qu’ils imposent aux dominés par la peur et ce dans le cadre d’une politie. Trois questions au moins sont ainsi soulevées. La première porte sur les modalités de l’accès des autocrates à leur position. Le concept du pouvoir avance deux prédictions. L’une assigne à l’autocratie un point d’origine en forme de coup de force. Des dominants potentiels ont su accumuler assez de moyens de la force, pour s’emparer du pouvoir dans une politie. La concentration de la force a pu s’opérer à l’intérieur même de celle-ci ou bénéficier à des puissants extérieurs et à des conquérants. La seconde prédiction est déduite de la logique du pouvoir et révèle la possibilité que l’autocratie résulte d’une corruption des régimes hiérocratique ou démocratique. En anticipant sur des déductions à venir, il est permis d’affirmer qu’une telle évolution est plus facile et probable en hiérocratie qu’en démocratie, où elle est presque impossible.
Une deuxième question porte sur la conservation du pouvoir. Il est impossible de la faire reposer sur un consentement positif de la part des dominée apeurés. Le mode de la puissance est, de fondation, illégitime et contre nature, puisque sa conservation exige la perpétuation de la peur et donc la permanence de la force. Cette contrainte se heurte à deux difficultés. L’une en est le coût, car l’application constante et universelle de la force n’est pas gratuite. Or, une solution technique simple permet de réduire les coûts à presque rien. Le risque encouru par le pouvoir est un soulèvement généralisé des dominés. Celui-ci repose sur la coalition et l’organisation, qui ne sont pas gratuites, elles non plus. Il faut et il suffit aux dominants d’en rendre le coût prohibitif, en atomisant les dominés, avec pour objectif idéal une situation où aucun individu ne peut plus faire confiance à aucun autre, même au sein de la famille, du ménage, du couple. Au fur et à mesure que cet idéal se rapproche, la révolte est de plus en plus isolée et facile à réprimer : à la limite, il ne s’agit plus pour un révolté de gagner, mais de témoigner en martyr pour la liberté.
Mais, pour réussir cette opération et la perpétuer, les dominants doivent disposer d’un appareil de la force et de la violence, et donc armé avec le monopole des armes. Cet appareil, pour être efficace, exige une organisation, qui ne peut pas ne pas reposer sur une hiérarchie des pouvoirs internes. Celle-ci aboutit forcément à différencier des positions de pouvoir qui le concentrent et le contrôlent à l’intérieur de l’appareil. De ce fait, celui-ci distingue des puissants capables de menacer, par un coup de force, les puissants au pouvoir. Pour prévenir tout risque, ceux-ci n’ont qu’un recours : empêcher toute coalition entre les responsables de l’appareil. Le résultat peut être atteint par la rotation fréquente des titulaires, les purges arbitraires, les rivalités envieuses instillées, le soupçon réciproque. Si les dominants sont une équipe au départ, la même logique de contrôle s’impose à eux. Elle doit conduire à la domination d’un seul, qui a réussi à triompher de tous les autres, en les éliminant ou en les réduisant à l’impuissance. L’autocratie couronne normalement un autocrate.
La réponse à la troisième question, portant sur l’exercice du pouvoir, ouvre directement sur plusieurs sous-types, en fonction des objectifs visés. L’autocrate, bien installé au pouvoir, peut, en premier lieu, gérer la politie et ses habitants comme une propriété personnelle. Les anciens Grecs désignaient ce cas de figure par le mot de « despotisme », de despotès, le maître de maison. La gestion peut être purement égoïste, comme celle d’une grande exploitation ou d’une plantation, au rendement desquelles le propriétaire est uniquement intéressé. Elle pourrait être aussi bien altruiste, si le maître recherche sincèrement le bien de ses subordonnés. Ceux-ci n’ont pas voix au chapitre. Sa récompense pourrait être le sentiment intime de sa bénévolence gratuite. Cette attitude s’apparente à celle du paternalisme de certains capitalistes modernes. Le plus probable est une combinaison de bénévolence et d’intérêt personnel, avec une distinction entre la bénévolence d’inspiration éthique et la prévention avisée de la révolte des soumis.
Un sous-type diamétralement opposé est la « tyrannie », que les Grecs caractérisaient comme l’exercice du pouvoir pour assouvir la passion du pouvoir. Celui-ci n’est plus le moyen d’une fin, mais la fin elle-même. Comme toute confusion entre moyen et fin, la position est absurde du point de vue de la rationalité. Mais elle peut trouver un sens psychique intelligible, en recevant une finalité de substitution. L’exercice de pouvoir sert alors à entretenir la conviction d’occuper une position qui abolisse un sentiment d’insécurité et/ou d’infériorité. Au fond, le tyran aspire à se sentir un dieu échappant à la contingence de la condition humaine. Comme aucun humain n’est jamais un dieu, la stratégie ne gagne jamais entièrement, ce qui doit induire une surenchère dans l’exercice du pouvoir. Ainsi pourrait s’expliquer l’expérience courante des excès croissants de la tyrannie dans le sens de l’extravagance. Le pouvoir absolu peut corrompre absolument jusqu’à la folie, car il tombe victime de la logique des rendements décroissants propre aux addictions de toute nature.
Le despotisme et la tyrannie ne sauraient être qu’épisodiques, car on imagine difficilement qu’ils puissent devenir héréditaires ou se transmettre de manière à les installer dans la durée. Il n’en va pas de même avec un troisième sous-type, le « régime autoritaire » ou autoritarisme, fâcheusement nommé, car l’autorité comme mode n’y domine pas. Le régime repose sur un coup de force, et a porté au pouvoir une équipe, dont le propos ostensible est de l’exercer au service du bien commun. Les intérêts particuliers, de leur côté, sont abandonnés à la discrétion des particuliers. Chacun peut s’occuper à son gré de ses affaires, tant qu’il ne touche pas au pouvoir. La politique est le monopole des dominants. Le régime, dans ses expressions concrètes, peut balancer entre le despotisme dans sa version bénévolente et la tyrannie capricieuse. Il peut être assez habile, pour assurer à peu près le bien commun, prévenir des corruptions abusives et se perpétuer indéfiniment. Malgré tout, le pouvoir nu même efficace doit couvrir sa nudité, en courant à une idéologie. La plus probable devrait être l’exaltation de la politie et l’excitation de passions collectives. Le talon d’Achille de l’autoritarisme est double. D’un côté, il évite difficilement la corruption des dominants. ; Or celle-ci ne connaît pas de bornes, car l’avarice et la cupidité sont, elles aussi, soumises à la logique des rendements décroissants. D’autre part, les positions de pouvoir sont moins nombreuses que les ambitieux, ce qui doit entretenir, dans les rangs inférieurs de l’appareil du pouvoir, des ressentiments et des complots. Le régime devrait ponctuer sa pérennité de coups d’état et de révolutions de palais.
Retenons un quatrième et dernier sous-type : l’« idéocratie ». Elle se définit comme l’exercice monopolistique du pouvoir par une équipe porteuse d’une utopie et décidée à la réaliser par la mise en œuvre sans retenue de la force et de la violence. Une utopie est une variante de l’idéologie, caractérisée par une irrationalité constitutive, qui la condamne à ne jamais pouvoir être réalisée. Recourir à la force pour réaliser l’irréalisable impose mécaniquement une montée aux extrêmes de la terreur. L’idéocratie est terroriste par nature. D’autre part, une utopie politique est aussi totalitaire, non seulement au sens où elle exige un pouvoir total, mais aussi en ce que, du fait de la centralité du politique dans le dispositif humain, elle est conduite à se mêler de tout. Ces deux caractères du terrorisme et du totalitarisme distinguent foncièrement l’idéocratie de l’autoritarisme. Mais celui –ci est son attracteur, car la terreur ne peut pas être imposée indéfiniment sur le long terme et le totalitarisme révèle tôt ou tard son impuissance à bien gérer des affaires humaines trop complexes, pour s’accommoder de dispositifs et de procédures bureaucratiques centralisées. La lassitude et les échecs sont une incitation à maintenir, peut-être, l’utopie comme un slogan, mais à en abandonner la réalisation. Le régime devient autoritaire, et plus ou moins mafiosique en fonction de l’intensité de la corruption.
La hiérocratie
L’étymologie du mot dit l’essentiel : « hiéro- » fait référence au principe supérieur qui caractérise le mode de l’autorité, et « -cratie » exprime la puissance comme mode. La hiérocratie est donc, en substance, une combinaison d’autorité et de puissance, une liaison chimique impossible, selon les apparences. Mais l’oxymore s’évanouit, si l’on rappelle que le pouvoir combine généralement – toujours dans les régimes politiques – les trois modes. La question se pose lequel des deux, de l’autorité ou de la puissance, est dominant et lequel subordonné. Il est opportun, avant de se mettre en quête d’une réponse, d’examiner le cas d’un régime qui serait uniquement hiéro-sacré. La documentation empirique signale effectivement des « monarchies sacrées » dans le monde tribal. Mais, à y regarder de plus près, l’expression est trompeuse et malheureuse. Il ne s’agit jamais de régimes politiques à proprement parler, mais de symboles de l’identité ethnique incarnés dans des souverains pontifes et non des monarques. En effet, ces personnages sacrés n’exercent aucun pouvoir sur les affaires de la politie, mais sont plutôt des garants de la légitimité d’un ordre collectif, dont le pouvoir politique fait partie. L’analogue contemporain s’observe dans les « monarchies constitutionnelles », où le souverain règne sans gouverner. Ce sont des monarchies peut-être, non des hiérocraties au sens précis.
Celles-ci reposent à la fois sur l’autorité et la puissance. Laquelle est la dominante ? Il semble que ce doive être l’autorité, car elle confère la légitimité à un pouvoir, qui, par le fait, peut exercer la puissance que tout régime politique retient, pour assurer l’ordre intérieur et la sécurité extérieure. Mais c’est passer à côté de l’essentiel, à savoir la désignation effective de qui bénéficie de l’autorité légitimatrice. Il ne peut s’agir que de titulaires dans une succession, lignagère ou dynastiques, dont le fondateur est forcément exclu. Il faut bien que le tout premier de la lignée ait accédé au pouvoir dans une politie, avant de bénéficier de l’autorité qui l’habilite à la transmettre légitimement à ses successeurs. Le mode premier de la hiérocratie est la puissance, premier au sens chronologique. D’une manière ou d’une autre – le plus probablement par un coup de force ou après avoir triomphé de rivaux – le fondateur a pu concentrer assez de puissance, pour occuper la place et revendiquer l’appui de l’autorité, mais ensuite seulement. Les successeurs ne deviennent pas des souverains pontifes impuissants, ils conservent assez de la puissance originelle, pour mériter l’autorité qui légitime leur position. Le hiérocrate est un puissant investi d’autorité. Mais celle-ci n’existe dans les faits, que si les soumis à la puissance reconnaissent à la fois le principe supérieur et le vicariat de son représentant terrestre. Au final, la hiérocratie repose sur une puissance acceptée et reconnue comme une investiture conférée d’en haut par un principe à qui monopolise la force. La documentation disponible révèle des cas d’institutionnalisation de cette pratique. À la mort du titulaire, une compétition est organisée entre des héritiers qualifiés – ses fils en général – et le successeur légitime est celui qui survit après avoir tué tous les autres.
Le peuple des sujets peut à tout moment cesser de reconnaître le principe supérieur, le vicariat du souverain ou les deux. L’autorité disparaît et seule subsiste la puissance. L’événement révèle alors, si elle est assez grande pour conserver le pouvoir ou si un plus puissant fondera une nouvelle dynastie bénéficiant d’une autorité renouvelée. Ce dispositif se traduit dans la perception par les deux partis intéressés, les dominants et les dominés, d’un double contrat, qui introduit la direction par-dessus l’autorité et la puissance. Un premier contrat est une pure fiction, soutenue par le scénario d’un échange liant le principe et le puissant. Le premier permet au second de se revendiquer d’un vicariat d’en haut, en échange d’une vénération officielle et publique du principe. Celui-ci est censé être le titulaire absolu de tout pouvoir, qu’il consent à déléguer à qui le mérite. Le vicaire y gagne en retour la légitimité par la sacralisation de la puissance qu’il monopolise.
Un second contrat relie le puissant légitimé à ses sujets. Le vicaire reçoit du peuple la confirmation de son vicariat, dès lors que celui-ci le reconnaît. Pourquoi y consent-il, alors qu’il ne peut pas ignorer le rôle décisif de la puissance. Il ne l’ignore pas, car il peut à tout moment faire l’expérience de ce qu’il lui en coûte, s’il se révolte en ordre dispersé. Il s’incline, d’abord, parce qu’il ne peut pas faire autrement devant la puissance. Il le fait aussi, pour donner de bonnes raisons à sa lâcheté, en admettant la légitimité du vicaire. Celui-ci, de son côté, sait que sa légitimité repose sur une fiction et la crédulité et que sa puissance ne tiendrait pas devant une révolte générale et organisée. Il a donc intérêt à œuvrer le plus efficacement possible au bien commun de ses sujets. C’est la contrepartie de l’obéissance de ceux-ci : elle relève de la direction, implicitement ou explicitement selon les cas.
La hiérocratie est un alliage des trois modes du pouvoir, complexe et variable. Si l’on pose en mode de référence l’autorité, on fait émerger deux sous-types, selon qu’elle prend appui plutôt sur la puissance ou sur la direction. La logique du pouvoir nous enseigne que la puissance doit avoir la priorité, dès la mise en place d’une hiérocratie ou par une évolution subséquente. Il en a été conclu ci-dessus que la seule possibilité de contrôler ou retarder la prééminence de la puissance est d’opposer le pouvoir au pouvoir, non pas en le divisant ou en le séparant en départements autonomes, mais par des contre-pouvoirs extérieurs au politique. Les deux sous-types en reçoivent des caractérisations essentielles. Une variante de la hiérocratie incline à la puissance et à l’autocratie, faute de contre-pouvoirs non politiques opposés au pouvoir politique : appelons-la « absolue ». Une seconde variante incline à la direction et à la démocratie grâce à des contre-pouvoirs efficaces : baptisons-la de « tempérée ».
La hiérocratie absolue consiste, en substance, à légitimer une autocratie par une référence idéologique à un sacré, le plus probablement religieux. La religion victime de ce détournement du religieux au service du politique ne peut pas en sortir indemne, sinon doctrinalement, du moins par sa compromission avec un régime susceptible de perdre sa légitimité, si le peuple cesse d’adhérer au double contrat. L’occurrence la plus plausible et probable de ce développement fâcheux à la fois pour la hiérocratie et la religion devrait être un mouvement du rapport des forces dans la politie favorisant une évolution accentuée dans le sens de la tempérance et par-delà la hiérocratie dans la démocratie. En attendant, le sous-type absolu peut s’exprimer en nuances variées, en fonction du sous-type autocratique retenu. Des épisodes despotiques – au sens grec – et tyranniques sont possibles. Des accès idéocratiques ne sont pas impossibles, mais ils seraient si coûteux que des révoltes devraient y mettre fin. Le plus probable de loin est une inspiration autoritaire, car elle serait la plus économique. L’appareil du pouvoir hiérocratique, en effet, s’en arrogerait le monopole, en laissant le peuple s’autogérer à peu près librement, à condition de payer ses impôts et de ne pas se soulever. La condition de perpétuation de la hiérocratie autoritaire est l’absence de contre-pouvoirs hors du pouvoir, ce qui revient à dire que les élites dirigeantes s’identifient à l’appareil du pouvoir. Si ce n’est pas le cas au moment de la prise originelle du pouvoir, les élites autonomes héritées par le nouveau régime sont éliminées ou réduites à l’impuissance, tôt ou tard.
La hiérocratie tempérée mérite ce qualificatif en raison de la présence, au sein du peuple, de contre-pouvoirs à même de prévenir le régime de verser dans l’absolu. Pour que le système de jeu ainsi instauré favorise une tempérance stable et durable, les contre-pouvoirs doivent remplir deux conditions. L’une est de détenir les moyens d’assumer leur rôle, c’est-à-dire de maîtriser du pouvoir, du prestige et de la richesse en quantité suffisante. L’autre est de bénéficier de coûts de coalition limités entre centres autonomes. En termes de stratification sociale, les contre-pouvoirs ne peuvent être procurés que par les élites sociales, à la fois favorisées dans les trois biens rares, peu nombreux et participant du même monde. Le peuple n’a guère voix au chapitre, car il est soumis à la fois au pouvoir politique et à son appareil et aux contre-pouvoirs, puissants, prestigieux et enrichis par les prélèvements imposés à leurs fidèles. Ceux-ci occupent une position stratégique délicate. D’un côté, les élites les protègent des excès de pouvoir de l’appareil politique, mais, de l’autre, ils peuvent chercher un appui auprès de celui-ci contre des excès de la part des élites.
Un jeu complexe est ainsi mis en place, réunissant trois joueurs, le pouvoir politique, les contre-pouvoirs et le peuple. La simplification conceptuelle, par rapport aux réalités historiques, est extrême, mais elle permet de mettre en évidence la logique intrinsèque du système de jeu. Elle est dominée par l’absence définitive de toute position stable d’équilibre. Le pouvoir, en effet, suit obstinément sa logique de puissance dans le sens absolu et autoritaire. Les contre-pouvoirs, de leur côté, s’arc-boutent contre cette inclination, pour préserver leurs privilèges de pouvoir, de prestige et de richesse. Quant au peuple, il balance entre les deux, selon les différentiels d’excès infligés par l’un ou l’autre pouvoir, politique ou privé. Il se peut encore que le peuple se divise sur l’appréciation de sa condition et de son intérêt. Le régime tempéré de la hiérocratie en est rendu instable de fondation et doit donc évoluer vers un état stable. Le plus probable est le triomphe du pouvoir politique, car il peut mobiliser plus de ressources, diviser les élites et se concilier le peuple contre elles. Ces avantages sont des expressions concrètes de la prévalence conceptuelle de la puissance. Mais il n’est pas impossible, que des circonstances exceptionnelles favorisent une évolution dans le sens opposé de la direction et d’une tempérance plus grande encore. Sur cette voie, au-delà d’un certain seuil, franchi par un saut conceptuel et une logique politique nouvelle, la hiérocratie tempérée donne naissance à la démocratie.
La démocratie
Elle a pour mode dominant la direction, dont il résulte que le régime est mixte de fondation. Il a, d’abord et d’évidence, une dimension « démocratique », au sens étymologique du mot, qui enracine le pouvoir dans le « peuple », le démos. C’est une application politique du concept même de direction, qui fait des obéissants le point d’ancrage de toute relation de pouvoir. Celui-ci ne peut être actualisé hors de la virtualité que du consentement du peuple. Mais que faut-il entendre par le « peuple » ? Un premier malentendu principiel menace, si l’on ne prend pas une conscience explicite de deux interprétations antagonistes du mot. Il peut désigner, en premier lieu, une collection d’individus, ce que le sociologue appellerait volontiers une population, en l’occurrence de membres individuels d’une politie. L’équivalent autocratique du peuple ainsi entendu est la population des « asservis », qui deviennent, dans la hiérocratie, des « sujets ». Ou bien le mot désigne une collectivité, dans laquelle les individus se fondent et perdent leur individualité.
La démocratie, fondée sur la direction, n’admet que la collection d’acteurs, individuels et collectifs, et ignore le peuple comme collectif. En effet, c’est la politie qui représente le collectif réunissant en un acteur collectif les acteurs qui la peuplent. Ce sont eux qui ont la maîtrise de leur obéissance et sont les sources de tout pouvoir. Attribuer ces deux capacités à un collectif, suppose que celui-ci soit organisé en un acteur collectif qui se substituerait à la politie et laisserait en suspens la question de savoir à qui obéir et déléguer du pouvoir. Ce ne pourraient être que des responsables de l’organisation indispensable à la fondation du peuple comme acteur collectif unique dans la politie, car deux ou plusieurs peuples dans une politie sont conceptuellement exclus, puisqu’il y aurait deux ou plusieurs polities dans la même politie ! L’absurdité n’est pas seulement conceptuelle. Elle a des conséquences pratiques dans la corruption de la démocratie dans le sens autocratique. En effet, un mécanisme de substitution se met en marche, où des acteurs « représentent » des collectifs et se prétendent les sièges de la souveraineté. De substitution en substitution, un autocrate unique peut finir par représenter le peuple et monopoliser la souveraineté.
Un second malentendu doit être dissipé à propos de la dimension démocratique du régime. Convenons d’appeler « citoyens » les acteurs peuplant la politie et responsables souverains de toute relation de pouvoir. À ce titre et en tant que tels, tous les citoyens sont identiquement citoyens. Aucun ne l’est plus qu’aucun autre. Or, une inclination cognitive spontanée amène à confondre identité et égalité. Il en résulte que les identiques sont qualifiés d’égaux. Pourquoi pas, si ce n’était qu’une question de mots. Mais il se trouve que les citoyens sont aussi et par ailleurs les acteurs d’une société, qui est toujours peuplée d’inégaux en pouvoir, prestige et richesse, sauf, probablement, dans les bandes paléolithiques de cueilleurs exclusifs. La stratification sociale est une contrainte universelle, au moins depuis les débuts de la néolithisation. On peut plaider que l’identité des citoyens est d’autant mieux respectée qu’ils sont plus égaux par ailleurs, mais exiger de la démocratie que l’égalité soit effective revient à frapper d’illégitimité toute démocratie concrète, car les citoyens n’y sont jamais égaux, ce qui ne prévient pas leur identité comme siège du pouvoir et de toute délégation.
Qui est citoyen, est une question délicate, à un double titre. La plus difficile à résoudre est celle de l’appartenance à la politie. Du point de vue conceptuel, celle-ci est un ensemble d’acteurs organisés de manière à se réserver les plus grandes chances d’atteindre un objectif d’intérêt commun. Dont on déduit directement deux principes fondateurs. L’un stipule que l’entrée dans le groupe doit être subordonnée à la capacité de contribuer efficacement à l’objectif. Le second principe précise que seuls ceux qui appartiennent déjà au groupe peuvent apprécier la capacité. Autrement dit, le droit d’entrée est par nécessité une cooptation. L’objectif d’une politie est le bien commun, que nous avons défini comme la paix par la justice. Tout citoyen peut y contribuer, en se pliant à la logique du régime et en mettant en œuvre ce qui le distingue comme humain. Le postulat de l’identité des citoyens interdit de les distribuer sur une échelle de la densité humaine. En conséquence, il suffit d’être un humain pour devenir citoyen d’une politie. Ce serait un critère suffisant, si l’humanité entière était réunie en politie. Ce n’est pas le cas, puisqu’elle se trouve depuis les origines distribuée en une pluralité de polities. En conséquence, la cooptation est subordonnée à la circonscription de polities distinctes et à ceux qui s’y trouvent incorporés sans avoir été cooptés. Les données empiriques révèlent que la guerre est, pour l’essentiel, responsable tant de la circonscription que de l’incorporation. La cooptation ne peut être que seconde.
Une seconde question porte sur l’attribution effective de la citoyenneté. La réponse est ici plus immédiate, qui conduit à distinguer trois sous-types. Dans l’un, ce sont les bien-nés qui en bénéficient, c’est-à-dire les têtes de lignages aristocratiques. Un deuxième sous-type retient les riches comme titulaire de la souveraineté. Le troisième et dernier fait de tout membre de la politie un citoyen, sans considération de la naissance, de la fortune ni du genre. La philosophie politique grecque nommait les trois sous-types aristocratique, oligarchique et démocratique. Seul le dernier correspond à une démocratie proprement dite.
La dimension démocratique se développe nécessairement en une deuxième, que l’on aimerait pouvoir appeler « aristocratique », s’il était possible de n’en retenir que le sens étymologique – « les meilleurs » -, en scotomisant entièrement les acceptions imposées par des histoires politiques et sociales non démocratiques. La dimension naît de la contrainte naturelle, que tous les régimes de toutes les fins de l’homme définissent toujours des positions de pouvoir indispensables à leur effectivité et habilitant certains à donner des ordres à d’autres. La direction, avons-nous vu, est définie par le fait que ces positions ne peuvent avoir de titulaires légitimes que ceux désignés par les obéissants. Tout dirigeant n’est légitime qu’à la condition d’être un délégué des dirigés. Ceux-ci n’acceptent leur statut subordonné que par un calcul les convainquant que, en suivant les directives de compétents pour conduire des entreprises collectives au succès, ils maximisent leurs chances de connaître la « bonne vie », à laquelle aspire tout vivant. Ces compétents sont « les meilleurs » de la dimension aristocratique.
Le principe de la délégation s’applique à tous les ordres et à toutes les positions de pouvoir. Il s’agit d’une délégation par en bas et non par en haut, comme dans la hiérocratie. Elle est justifiée par un calcul toujours incertain, car le choix est toujours un pari risqué. C’est pourquoi la délégation démocratique ne peut être que circonscrite à des entreprises définies, temporaire selon les délais exigés pour leur réalisation et réversible en cas d’incompétence avérée. Le principe de la délégation par en bas doit souffrir deux exceptions. L’une est technique, imposée par l’exercice du pouvoir délégué. Il exige à peu près toujours et partout des collaborateurs, que seul le titulaire peut choisir de manière avisée et à qui il doit déléguer une participation à l’exercice de son pouvoir. Les collaborations techniques peuvent connaître la plus grande expansion et se développer en bureaucraties tentaculaires, complexes et autocentrées, dont le pouvoir très effectif finit par échapper au contrôle tant des délégués que des délégants. La seconde exception naît de ce qu’aucun enfant n’a jamais pu choisir ses parents et déléguer un couple à cette position de pouvoir sur lui. La conséquence de cette contrainte est que l’éducation des enfants exclut dans un premier temps la direction au bénéfice de la puissance et de l’autorité et que, en démocratie, elle repose sur l’ambition de remplacer peu à peu celles-ci par la direction et de conduire l’enfant à un état lui permettant d’assumer librement son métier humain.
Plusieurs techniques de délégation sont à la disposition de la démocratie. Dans l’ordre politique, l’élection tend à être privilégiée aux dépens du tirage au sort et de la cooptation. Pourtant, le tirage au sort pourrait être préféré, de manière à prévenir toute manipulation partisane, voire frauduleuse, à condition que le pool concerné par le tirage soit raisonnablement homogène en termes de compétences. La cooptation s’impose, quand les compétences sont si exclusives, que seuls des pairs compétents peuvent porter un jugement sur celles des candidats. C’est probablement dans l’ordre économique que le principe de la délégation est le mieux respecté. En effet, sur un marché réglé, tout acte d’achat d’un bien ou d’un service revient à entériner une délégation à son producteur. Plus un marché est libre, plus il est démocratique !
La troisième et dernière dimension de la démocratie est introduite et imposée par la logique de l’agir. Elle appellerait l’épithète de « monarchique », si son annexion historique par la hiérocratie ne l’interdisait. L’agir exige l’unité de direction à deux moments de son développement. Le premier est celui de la décision, qui doit trancher et imposer un choix unique par-dessus la diversité des opinions. Le second est celui de la continuité des efforts à travers les incertitudes et les obstacles. Chaque entreprise demande un chef unique, car la pluralité des décideurs infligerait l’indécision, la paralysie et l’inaction. Tout décideur ultime doit avoir la maîtrise de tous les moyens d’un pouvoir efficace, tels qu’ils sont spécifiés par l’entreprise concernée. Aussi bien, le régime démocratique n’est pas caractérisé par la faiblesse du pouvoir. En cas de nécessité et d’urgence, il peut conférer un pouvoir absolu à un délégué, comme le prévoyait à Rome l’institution de la « dictature », un pouvoir absolu confié à un sauveur présumé à titre circonscrit, temporaire et réversible avec reddition de comptes.
Ainsi, le régime démocratique est mixte de fondation, comme le soulignaient déjà Aristote, Cicéron, Thomas d’Aquin. C’est pourquoi le mot de « démocratie » est, en vérité, inadéquat. Et trompeur, car il peut donner lieu à des mésinterprétations variées, si l’on gomme les dimensions aristocratique et monarchique. Malheureusement, personne n’a jamais trouvé de terme congru à la mixité. Aristote désignait le régime mixte par le mot de « politeia-constitution », un choix qui n’a jamais réussi à s’imposer.
On plaidera que le régime mixte démocratique est le régime naturel de l’espèce, au sens où il est le plus ordonné à la nature humaine. En effet, celle-ci est entièrement surdéterminée par ce qui distingue l’espèce dans le règne vivant, à savoir des degrés génétiques de liberté tels qu’elle doit inventer son humanité en trouvant des solutions aux problèmes qu’elle lui pose. En d’autres termes, la nature humaine est un ensemble cohérent de virtualités appelant des actualisations culturelles variées. Les affinités électives entre nature humaine et démocratie sont originaires du même lieu conceptuel et ontologique, à savoir la liberté. La direction en est une expression et une confirmation, puisqu’elle reconnaît à l’acteur humain la liberté de choix dans ses obéissances. Mais la liberté se paye de la faillibilité. Celle-ci est logiquement impliquée, car, si les humains ne pouvaient pas faillir, ils seraient déterminés comme tout le vivant et ne seraient donc pas libres. Mais, si la faillibilité l’emportait systématiquement, l’espèce aurait été une aberration biologique et n’aurait jamais pu survivre et encore moins prospérer. On en déduit directement le mécanisme privilégié par l’espèce pour survivre de manière supportable, à savoir des explorations par essais, échecs, tris, cumulations, consolidations. On montre que la démocratie est le régime le plus approprié aux explorations ainsi définies. Contentons-nous d’en esquisser la démonstration à propos du politique et de sa fin, la paix par la justice.
La paix est la résolution des conflits sans recours à la violence, c’est-à-dire l’état des relations humaines maximisant la concorde et la coopération exigées par la grégarité exceptionnelle de l’espèce. Ce simple énoncé d’une vérité première suggère une méthode exploratoire, puisque des conflits doivent être conduits de l’opposition à l’accord. Le moyen est la justice, à prendre en son sens aristotélicien de loi, droit et équité. Or, chacune donne nécessairement lieu aux opinions les plus diverses et opposées, qu’il s’agit de résoudre en solutions acceptables et appropriées. La loi consiste dans la définition de règles du jeu à même de prévenir le plus possible les conflits par l’imposition de normes de comportement et de conduite. La faillibilité implique que les lois puissent être mauvaises. Les lois bonnes sont donc à l’état virtuel non écrit, dont les acteurs politiques doivent les tirer pour les poser actuellement. Mais personne ne sait d’un savoir assuré quelles elles sont. Chacun n’en a qu’une opinion incertaine et tous des opinions divergentes. La seule issue rationnelle hors de cette impasse est de définir un espace, sur lequel toutes les opinions puissent s’exprimer et se confronter, de manière à favoriser par approximations successives l’émergence de la solution la meilleure et d’une adhésion aussi grande que possible. Cet espace est l’espace public, sur lequel les citoyens se mettent en quête du bien commun en usant des libertés d’opinion, d’expression, d’initiative, d’association, que la direction et la démocratie leur garantissent. Le droit – ce qui revient à chacun en termes d’échanges, de distributions, de punitions et de redressements – et l’équité – l’application de la loi et du droit tenant compte des circonstances particulières – donnent de même lieu à divergences d’opinion, dont la seule solution rationnelle est exploratoire et repose sur les libertés et leur exercice actif.
Le bien commun est défini par un ensemble d’intérêts qui sont de l’intérêt de chaque membre de la politie. Mais chacun poursuit aussi des intérêts qui lui sont particuliers, dont il n’y a aucune raison qu’ils se plient à une harmonie spontanée. La seule issue est, à nouveau, de nature exploratoire et repose sur la garantie apportée par le régime mixte de direction à l’exercice des libertés. Certains intérêts particuliers sont collectifs, en ce qu’ils sont poursuivis par des acteurs collectifs, des entreprises économiques, des clubs sportifs, des institutions religieuses, des établissements d’enseignement, des laboratoires scientifiques… La solution est la définition d’espaces privés, soustraits à la violence et à la ruse par l’application de la loi, sur lesquels les compétitions puissent se dérouler pacifiquement à la recherche de solutions moyennes provisoires. Les marchés économiques en sont l’expression la plus fidèle dans un État de droit. D’autres intérêts, enfin, sont purement personnels, qui mobilisent les individus en quête de la félicité, à laquelle aspire naturellement tout être humain. En raison de la diversité infinie des naturels, des contraintes subies et des expériences vécues, la quête ne peut être qu’une exploration poursuivie tout au long de l’existence. Elle s’exerce sur un troisième et dernier espace, l’intime, qui, lui aussi, remplit d’autant mieux son office que le sujet est plus libre de dialoguer avec lui-même à la recherche d’une interprétation satisfaisante de ce qui doit le rendre heureux.
Au total, les problèmes adressés aux humains par leur liberté ontologique doivent trouver des solutions sur trois espaces distincts, public, privé et intime. En raison de la faillibilité impliquée par la liberté, les solutions sont plus ou moins satisfaisantes. Elles sont aussi plus ou moins soutenables dans le temps, car tous les paramètres de la condition humaine sont soumis à des changements perpétuels de valeur. Or, le dispositif fonctionne d’autant mieux qu’il est régi par un régime plus démocratique, et d’autant moins bien que le régime est plus autocratique. Le régime hiérocratique balance en position intermédiaire entre la tempérance plus appropriée et l’absolu plus compromis.
Admettons la naturalité objective du régime mixte démocratique. D’être naturel ne lui confère par, pour autant, le privilège d’être naturellement réalisé. Toutes les données empiriques révèlent, au contraire, son statut exceptionnel dans la matière historique. Le constat soulève deux questions de fond. L’une porte sur la réunion des conditions de possibilité de la démocratie, puisque son caractère naturel ne suffit pas à en imposer l’existence. Un corollaire demande, si ces conditions peuvent être réalisées par des efforts délibérés ou si les acteurs politiques doivent guetter leurs apparitions spontanées et fugitives. Les réponses relèvent de l’histoire et de la sociologie, non de la philosophie et de l’analyse conceptuelle. Celles-ci peuvent être, par contre, mobilisées pour une seconde question, à savoir comment une démocratie actuelle peut se prémunir contre les risques de subversion dans un sens autocratique. La direction, en effet, est guettée et menacée par la puissance. La réponse de principe, avons-nous vu, est dans l’opposition de contre-pouvoirs au pouvoir. Peut-on en cerner au moins les contours généraux, en les déduisant du concept de démocratie ? La réponse doit être cherchée sur les trois espaces de la démocratie.
Sur l’espace public, les contre-pouvoirs ne sauraient reposer sur la séparation des pouvoirs, puisque l’exécutif peut sans peine la tourner en faisant du législatif et du judiciaire des instruments serviles de sa puissance. Une autocratie n’a aucun mal à usurper toutes les apparences démocratiques, en les privant de leur substance authentique, jusques et y compris des élections régulières. Le seul contre-pouvoir efficace et indispensable est l’opposition, à condition qu’elle ait réussi à devenir une institution organique du régime. L’opposition, pour ce faire, ne doit pas être la collection de tous les opposants aux dirigeants portés au pouvoir par une majorité de citoyens, mais une équipe de dirigeants potentiels capables de prendre les rênes du pouvoir du jour au lendemain et de l’exercer avec compétence. Pour remplir cette condition, il faut qu’elle bénéficie de l’appui d’une minorité substantielle de citoyens, susceptible de devenir la majorité. La condition de possibilité de cette formule, la seule qui garantisse l’effectivité du contre-pouvoir, est que les deux équipes concurrentes soient d’accord sur les principes et les règles du jeu de la démocratie fidèle à sa définition conceptuelle. Sur ce fondement, les partages politiques doivent se dessiner à propos d’opinions différentes sur l’interprétation concrète du bien commun et de la manière de l’appliquer. La solution est d’autant plus efficace, que l’alternance est plus régulière, ce qui postule une fluidité suffisante des appuis civiques et une polarisation idéologique faible.
La contribution du privé à la perpétuation de la direction et de la démocratie est l’existence de centres de décision, à la fois indépendants du pouvoir public, capables de mobiliser des ressources suffisantes pour s’opposer à ses excès éventuels et bénéficiant de coûts de coalition faibles. Ces centres peuvent être de la plus grande diversité. Selon les stades et les sociétés, ce seront des lignages, des aristocraties, des paysanneries, des bourgeoisies, des corporations, des entreprises, des syndicats, des associations patriotiques… Bref, tout regroupement privé peut devenir un contre-pouvoir. Le concept de celui-ci n’en garantit la légitimité que s’il est mis en mouvement pour s’opposer aux abus du pouvoir et non pas pour empêcher ou en pervertir l’exercice. Les contre-pouvoirs ne doivent s’émouvoir et entrer en action que pour la défense éclairée des libertés et du bien commun. C’est pourquoi les émotions populaires spontanées peuvent être expliquées par des crises aiguës, mais difficilement justifiées, car elles s’opposent aux pouvoirs publics sans proposer de solution. Elles exercent une puissance insusceptible de soutenir une direction, mais favorable à une autocratisation.
L’intime, enfin, doit être mobilisé aussi. Il procure des contre-pouvoirs par deux canaux. L’un est la participation active et éclairée des citoyens au débat, à la vigilance et à la mobilisation politiques. Elle ne va pas de soi, car les citoyens en tant qu’acteurs privés et intimes ont leurs problèmes à gérer, car personne ne le fera à leur place. Il faut donc qu’ils réussissent à se convaincre que le bien commun est le bien de chacun, indispensable à la poursuite efficace des intérêts particuliers et personnels de chacun. Sans loi ni droit ni équité, la loi du plus fort l’emporte, la justice disparaît et la paix s’identifie à la répression efficace des révoltes. Comme l’engagement des citoyens exigé par la démocratie ne va pas de soi, la condition doit être dans la dépendance de facteurs historiques et sociologiques, dont le repérage échappe à la philosophie. L’autre canal ouvert à l’intime est la vocation de tribun, en prenant le mot au sens de la république romaine. Un tribun est un individu, qui, ému et mû par une révulsion spontanée de sa sensibilité, met son intelligence et sa volonté au service du bien commun. Dans son indignation, il dénonce les mauvaises lois, les entorses à la justice, les manquements à l’équité, mobilise les citoyens et active les centres privés de pouvoir, de manière à imposer les réformes qu’il juge opportunes. Il peut évidemment se tromper sur les diagnostics ou nourrir l’illusion idéologique, que la solution est dans la subversion de la démocratie au bénéfice de l’autocratie. C’est aux citoyens qu’il revient de faire le tri dans leur intime, en privé et sur la scène publique. Il demeure que sans le dévouement de tribuns, la démocratie court le risque de l’étiolement et de l’asthénie.
Conclusion
L’analyse conceptuelle du pouvoir n’a été qu’une esquisse. Elle suffit, pourtant, à mettre en évidence les deux usages qu’elle peut servir. Tous deux ont un point d’appui cognitif, mais des développements très différents. L’un est pratique et touche à l’éthique. Le point d’appui est ici la persuasion que l’on ne peut pas dire n’importe quoi et soutenir que toutes les positions sont relatives et affaires de choix subjectifs. Les concepts sont durs et têtus, en imposant l’objectivité infrangible du bien et du mal, du vrai et du faux, de l’utile et du nuisible. Même s’il est peu niable que l’établissement de l’objectivité en ces matières humaines n’est pas aussi facile à atteindre qu’en mathématique ou en physique, elle n’est pas impossible, au moins avec une approximation satisfaisante. À propos du pouvoir en général, on admettra difficilement qu’il est indifférent que l’on obéisse par peur ou par un calcul sensé. On se rangera avec tout autant de réticence à l’idée que tous les régimes de pouvoir, en particulier en politique, sont équivalentes et que Pol Pot est tout aussi légitime que le régime helvétique ! L’objectivité ne porte pas seulement sur les paires d’opposés, mais également sur leur nature respective. Si, comme il s’impose à des humains libres, la direction doit être au cœur de leurs régimes politiques, ceux-ci doivent fonder sur des principes objectifs des institutions appropriées. La position de Montesquieu est la bonne, qui défendait l’objectivité de « l’esprit des lois », c’est-à-dire des régimes politiques.
Le second développement est de nature scientifique. L’analyse conceptuelle du pouvoir a débouché à plusieurs reprises sur des questions, dont les réponses ne peuvent être procurées que par l’histoire et la sociologie. Celles-ci lui doivent leurs cahiers des charges en termes d’énigmes à résoudre. Pourquoi la néolithisation a-t-elle irrésistiblement imposé partout et presque sans exception des régimes hiérocratiques absolus ? Une réponse probable est le rôle décisif de la guerre, des conquêtes et des coalescences politiques. Comment expliquer que l’Europe ait fait exception, en retenant des hiérocraties tempérées ? Les héritages latins, barbares et féodaux ont dû y contribuer grandement. D’où vient que l’Europe et le Japon ont vécu des développements analogues sans entretenir de contacts ? Peut-être grâce à l’exclusivité d’aristocraties puissantes et de l’échec radical des Carolingiens et de Nara. Quelle est l’alternative politique la plus pressante aujourd’hui dans le monde ? À peu près sûrement entre des démocraties plus ou moins bien conformées et des régimes autoritaires d’orientations populistes. Et ainsi de suite, si on s’en tient au politique. Mais tous les ordres de l’humain recourent au pouvoir et à ses trois modes. Donc…
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